Penser la résistance avec Foucault

Foucault’s Concept of Resistance

DOI : 10.57086/strathese.240

Résumés

Pensant le rapport entre théorie et pratique, l’approche foucaldienne est irrémédiablement liée à une situation actuelle et elle saisit les figures de résistance aux différents caractères du savoir ou du pouvoir. Le sujet est englobé dans les effets de la société, mais il a la possibilité de réagir librement à partir de ces conditionnements. L’image d’une liberté est inévitablement présente dans cette pratique d’engagement, image non liée à un idéal mais une contre-conduite qui engage une résistance. Foucault développe cinq types de pratiques qui sont des formes multiples et diverses de la résistance : (1) La littérature apprend comment transgresser les totalisations d’un discours. (2) « L’intellectuel spécifique » a la tâche de réagir aux rapports existants entre savoir et pouvoir. (3) Le philosophe mène une contre-conduite pour dévoiler les exagérations du pouvoir dans le contexte qui le concerne. (4) « L’éthique minimale » du sujet qui contourne les jeux de vérité et affirme sa subjectivité en s’inventant lui-même, dans un rapport permanent aux relations de pouvoir. (5) Dans ses travaux tardifs, Foucault rend également possible une « autre » pratique philosophique, liée à la pratique.

In Foucault’s work, the relationship between theory and practice is elaborated in relation to a current situation never disconnected from the forms of knowledge and power. The subject is conditioned by the effects of society, but with the freedom to react against these social constraints. In Foucault’s work, resistance is linked to the image of liberty, which is not seen as an ideal but as a form of “practice”. Foucault observes five different forms of such practices of resistance: (1) A form of transgression linked to literature and individual subjectivity. (2) The image of a “specific intellectual”, knowing how to link theory and practice by acting against the connection between knowledge and power. (3) The philosopher who has the duty to take part in “immediate” actions and to limit the exaggerations of power. (4) Foucault’s attempt to adopt an original and emancipatory “philosophical ethos” challenging individuals to assume a continuing task of self-transformation, defined as “a minimal ethics”. (5) In his late works, Foucault also notes the possibility of practicing “another” philosophy, linked to practice.

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Mots-clés

Foucault, résistance, subjectivation, pratique, sujet, liberté

Keywords

Foucault, resistance, subjectivation, practice, subject, liberty

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Théorie et pratique sont inséparables chez Foucault. Selon lui, aucune théorie ne peut prétendre cerner la société dans sa totalité, ni atteindre l’exhaustivité. De la même manière, une pratique ne couvre qu’un aspect, un moment ou une partie de la société. La résistance avec Foucault s’envisage donc d’une façon non-globalisante, non-universelle et localement orientée.

On trouve chez Foucault cinq types de pratiques qui sont des formes de résistances : la transgression littéraire, la pratique de l’intellectuel spécifique, les formes multiples de contre-pouvoir, l’éthique minimale et la pratique de la philosophie « autrement ». Chacune d’elles requiert des conditions propres à sa survenue. Elles se différencient par leurs objectifs, leurs stratégies et leurs moyens ; aucune ne prétend couvrir la société dans sa totalité. Ces formes de résistances ne peuvent être ralliées au nom d’une lutte unique, ou d’une idéologie totalisante. Pourtant, il est possible de trouver des liens entre elles ; ces pratiques sont autant de parties co-construites et indispensables à toute société, même si leur somme ne fait jamais un. Elles possèdent les moyens de contrer un pouvoir, sous la forme de résistances locales et précises.

Ces diverses pratiques de résistance ne se comprennent qu’en rapport avec l’ensemble de la pensée foucaldienne, notamment ses concepts généraux de sujet et de liberté. C’est pourquoi nous introduisons ces deux concepts avant de passer en revue chacune des cinq formes de pratiques au sein d’un ensemble que nous appelons la résistance foucaldienne.

Le sujet résistant

Foucault s’inscrit dans la tradition critique qui ne part ni de la définition des conditions formelles déterminant ce que doit être le sujet dans une situation donnée, ni des normes qui doivent être les siennes, ni de son emplacement dans le réel et dans l’imaginaire, afin de le transformer en sujet légitime de tel ou tel type de connaissance.

Celui-ci [le sujet] n’est évidemment pas le même selon que la connaissance dont il s’agit a la forme de l’exégèse d’un texte sacré, d’une observation d’histoire naturelle ou de l’analyse du comportement d’un malade mental (Foucault, 2001b, p. 1451).

Le sujet doit avant tout déterminer son mode de « subjectivation ». Cette position requiert de s’intéresser à l’objet, de saisir les situations dans lesquelles celui-ci peut se transformer en compréhension, comment le problématiser en objet de connaissance, ou encore la procédure de découpage à laquelle il obéit. Il s’agit de « déterminer son mode d’objectivation, qui lui non plus n’est pas le même selon le type de savoir dont il s’agit » (ibid.).

Foucault ne conçoit pas le sujet comme une forme universelle et abstraite ; il s’efforce d’articuler, dans des contextes historiques bien déterminés, la relation de soi à autrui et la relation de soi à soi. La subjectivité n’est jamais déconnectée des formes du lien social et, plus précisément, des formes de pouvoir qui s’exercent à travers ces différentes formes de lien social. Il ne se donne pas une théorie du sujet préalable. Il explore comment le sujet se constitue lui-même au travers de pratiques telles que les pratiques de pouvoir et d’objectivation de soi, les jeux de vérité (concept qui évoque chez lui la production de sens ‒ Foucault, 2001b, p. 1451). Le sujet n’est pas une « substance », mais une « forme » (Foucault, 2001b, p. 1538) ; cette forme est susceptible de variations, non seulement d’un contexte socio-historique à l’autre mais, également, pour un même individu, en fonction des sphères d’activité qu’il fréquente et de la nature des rapports aux autres qui s’y instaurent. « Vous n’avez pas à vous-même le même type de rapports lorsque vous vous constituez comme sujet politique qui va voter ou qui prend la parole dans une assemblée et lorsque vous cherchez à réaliser votre désir dans une relation sexuelle » (ibid.).

La métaphore du « pli ou plissement du social » de Bernard Lahire éclaire la théorisation de Foucault. Le pli indique « une modalité particulière d’existence du monde social : le social en sa forme incorporée, individualisée » (Lahire, 2005, p. 120). Si l’on se représente l’espace social dans toutes ses dimensions (économiques, politiques, culturelles, religieuses, familiales, sexuelles, etc.) sous la forme d’une feuille de papier, chaque individu est comparable à une feuille froissée. L’individu est le produit d’opérations de plissement ou d’intériorisation et il se caractérise par la pluralité des logiques sociales qu’il a intériorisées (ibid.). La métaphore du pli donne immédiatement à penser que le « dedans » (le mental, le psychique, le subjectif ou le cognitif) est un « dehors » (formes de vie sociales, institutions, groupes sociaux) à l’état plié. Cette analogie fait comprendre que les individus n’ont aucune sortie possible du tissu social : les fibres qui se croisent et forment chaque individu de manière relativement singulière sont les composantes du tissu social. L’« intérieur » est l’« extérieur » froissé, ou plié ; il n’a aucune primauté ou antériorité, ni aucune spécificité. Comprendre l’« intérieur » passe par l’étude la plus fine, la plus circonstanciée et la plus systématique possible de l’« extérieur » et vice-versa (ibid., p. 121). L’intérieur et l’extérieur ne sont pas séparés l’un de l’autre : le sujet existe en tant qu’il est marqué par la vie sociale qui le détermine jusque dans sa singularité.

Guillaume Le Blanc accentue aussi cet aspect chez Foucault : comment penser le marquage social à l’origine de la fabrication du sujet ? Partir de la remise en cause de la distinction entre intérieur et extérieur, mais sans oublier la force des sentiments sociaux qui apparaissent sous des états d’émotion et de passion et jouent un rôle considérable dans leur complémentarité. Le Blanc les nomme « affections sociales » : d’un côté des formations sociales, de l’autre des sentiments d’amitié, de tendresse, d’attachement, d’amour, de piété, permettant au sujet d’éviter une séparation totale et absolue.

« Les affections sociales peuvent très bien se renouveler mais elles restent la forme permanente par laquelle tout sujet est marqué du fait de son appartenance au monde social » (Le Blanc, 2006)1. Le sujet, en tant que « forme » et non en tant que « substance », est inséparable de ses liens sociaux (Foucault, 2001b, p. 267, 927, 1051). Il est limité par sa propre société, mais il existe des chemins qui le mènent vers la résistance, dans une tentative d’affranchissement. Chez Foucault, le sujet est pensé comme un être qui dépasse ses limites ; l’analyse est un moyen de réaliser ce possible dépassement.

En abordant le travail de Foucault comme une critique des rationalisations, nous voyons beaucoup plus clairement le lien entre le sujet de la résistance et ses propres limites. Traiter la rationalisation de la société ou de la culture d’une manière globale et totale n’est pas envisageable ; il n’est pas question d’analyser la rationalité, mais des rationalités spécifiques. Le processus de rationalisation s’analyse dans plusieurs domaines, chacun renvoyant à une expérience singulière telle la folie, la maladie, la mort, le crime, la sexualité, le pouvoir, etc. De la même manière, le sujet n’étant pas limité par la rationalité, mais par des rationalités, ses voies de résistances sont diverses : des rationalités multiples demandent des stratégies multiples de résistance.

L’approche critique foucaldienne implique des rapports entre la théorie et la pratique, et elle saisit principalement les figures des résistances aux différentes formes de pouvoir. Elle considère la résistance comme un repère qui permet de concevoir le lieu d’inscription des formes de pouvoir, leurs points d’application et les méthodes qu’elles utilisent.

Une liberté non-idéalisée pour le sujet résistant

Derrière les conditionnements du sujet, l’image de la liberté n’est pas renvoyée à un idéal, mais elle dépend d’une forme de « pratique » qui représente l’enjeu majeur de tout savoir : la liberté est une contre-conduite qui engage une résistance. La pratique de la liberté affirme l’existence d’un nouveau mode de liaison entre théorie et pratique ; Foucault cherche les actions à accomplir pour libérer le sujet des conditions qui pèsent sur sa constitution. Cette pratique passe par une intervention qui fait émerger des questionnements ou des problématisations qui se situent au sein d’une liberté de pensée.

La pensée pense sa propre histoire (passé), mais pour se libérer de ce qu’elle pense (présent) et pouvoir enfin « penser autrement » (futur) (Deleuze, 1986, p. 127).

Dès Les mots et les choses, la pensée critique de Foucault se distingue du sociologisme. La liberté est un problème qu’il ne peut oublier : les gens réagissent de manière différente à une même situation. Le sujet n’est pas constituant, il est constitué, comme son objet ; il n’en est pas moins libre de réagir grâce à sa liberté et de prendre du recul grâce à sa pensée. Il n’y a pas d’impératif inconditionnel chez Foucault, moral, esthétique ou philosophique ; tout est conditionné, lié aux rapports qui se nouent à partir de la pratique, des conflits qui définissent autant de terrains de la réalité, entre la lutte et la vérité. Pour Foucault, il est inconcevable qu’un savant prenne la parole à partir de la seule décision subjective ; la pensée n’a de sens qu’inscrite au sein d’un problème. Ce privilège de la pratique sur la théorie produit un style singulier et il rend la pratique indispensable aux usages qui résultent d’une pensée ou d’une théorie ; chaque question doit être problématisée. Foucault consacre ses analyses à localiser le double champ de contact où se noue la manière de conduire les individus et la manière dont ils se conduisent. Il soutient les efforts de ceux qui ne veulent pas être gouvernés ; il veut valoriser, encourager et défendre la faculté de « se déprendre de soi » et de « penser autrement ».

Nous voyons à présent ces pratiques comme autant de représentations du sujet foucaldien, qui n’est pas un sujet universel mais un sujet multiple, pouvant agir librement contre toutes les formes d’objectivation. La société, par différentes formes de rationalisation, englobe le sujet ; mais le sujet peut également résister par autant de formes, pratiquant alors sa propre liberté.

Résistance et transgression littéraire

Foucault s’est consacré au début à l’analyse de la littérature, qui appartient au même « textile » que toutes les formes culturelles puisque la littérature utilise le langage qui est donné dans une culture. Néanmoins, il s’intéresse à l’écrivain français de la fin du 18e siècle Roussel, précisément parce qu’il utilise une forme de langage qui n’est pas fortement liée aux autres configurations de la pensée dans la culture de son époque. Dans l’œuvre de Roussel, Foucault s’intéresse aux thèmes du « hasard », du « disparate ». Foucault admire chez lui « le refus de la fantaisie pure », au profit « d’une dimension complexe » : chez Roussel, un cas (une situation réelle) complexe et compliqué est toujours essentiellement réel, un réel qui déborde, excède, est désordonné et sort de la « nature » ; c’est le contraire du « rêve » et du « fantastique », correspondant à des « bizarreries de l’imagination ».

Dans ses recherches littéraires de la décennie 1960, Foucault tente inlassablement de montrer la possibilité d’un dehors, d’une sortie du système, d’une échappatoire par rapport au totalisant. Il expose l’éventualité d’un contournement du discours qui prétend dire « tout ». Dans cette tentative littéraire, il y a la trace ou la place d’un espoir de liberté, liée à l’idée de transgression ; elle consiste à expérimenter une vie à la fois dedans et dehors, au passage « à la limite », afin de donner accès à une autre vérité ou de ré-ouvrir un horizon

Cette expérience de « transgression », cette recherche du « dehors » prend des formes complexes, se traduisant par différents thèmes ou concepts ; à travers la « transgression » à la manière de Bataille, ou à travers le « dehors » à la manière de Blanchot, on retrouve la recherche d’une sortie de la pensée binaire « raison et non-raison », de l’éloignement de la pensée qui nous a privés des possibilités de différence, d’une manière de voir qui rend la différence impossible, puisqu’elle « se voit contrainte à être réduite à l’altérité : non pas le différent, donc, mais l’autre du même ; non pas l’inassignable, mais le reconnaissable ; non pas la singularité, mais la dérivation » (Revel, 2005, p. 105). La transgression est un geste qui concerne la limite (Foucault, 2001a, p. 264). La transgression est pour Foucault une véritable résistance à l’ordre discursif ou rationnel. Mais, sans être le contraire de l’ordre discursif ou rationnel : elle en est à la fois la négation et l’effet, le double inversé – la transgression, confirmant la limite, s’efface d’elle-même, tout comme la limite, une fois transgressée, tend à disparaître (Foucault, 2001a, p. 265).

L’intellectuel spécifique et la résistance

La position de Foucault sur l’intellectuel est intelligible à partir des rapports entre la théorie et la pratique, mais aussi de la diversité des luttes imposées par les sociétés modernes, y compris les savants de notre ère ; les savants aussi ne sont pas appelés au nom d’une résistance, mais bien des résistances. Chacun agit en vue de sa propre spécialité. Il se passe ici la même chose : la théorie est locale, régionale, non totalisatrice, car la théorie ne correspond pas à une pratique ; elle devient elle-même une pratique pour lutter contre le pouvoir et pour le faire paraître là où il est le plus invisible et le plus dissimulé.

Selon Foucault, la vraie tâche politique dans une société moderne est la critique du jeu des institutions apparemment neutres et indépendantes, de manière à ce que la violence politique qui s’exerce au nom des « évidences » soit démasquée et qu’on puisse lutter contre elles. Le dévoilement de la domination sociale se fait par une interrogation approfondie du fonctionnement des pratiques, qui supposent des « évidences ». L’« intellectuel spécifique » a le rôle de dissoudre toutes les formes de vérité, de savoirs constitués, et de discréditer ce qui se présente comme évident. Foucault appelle cet intellectuel « spécifique », par opposition à l’intellectuel « universel » (Foucault, 2001b, p. 109). L’intellectuel foucaldien ne cherche plus l’« universel », l’« exemplaire », le « juste-et-le-vrai pour tous » ; il s’investit dans les secteurs déterminés et précis où il est situé soit par ses conditions de travail, soit par ses conditions de vie : logement, hôpital, asile, laboratoire, université, rapports familiaux ou sexuels, etc. (Foucault, 2001b, p. 113).

Une telle position peut prendre une signification générale, si le combat local mené par l’intellectuel a des conséquences et des implications qui ne sont pas purement professionnelles ou catégorielles. Une lutte spécifique peut fonctionner également au niveau global du régime de vérité d’une société donnée. Le travail du Groupe d’information sur les prisons (GIP) est un exemple. Mené par Foucault, ce groupe a conduit une enquête qui n’est pas « sociologique ». Elle s’intéresse aux conditions de vie des détenus en France, afin d’informer le grand public. Le GIP souhaite avant tout donner la parole à ceux qui ont une expérience de la prison, mais pas pour que des chercheurs (Foucault compris) les aident à « prendre conscience ». Comme il le précise, les prisonniers n’ont pas besoin qu’on leur dise ce qu’ils doivent faire, mais qu’on les laisse être les sujets de « leurs propres expériences » et de « leur propre parole » (Foucault, 2001b, p. 115).

La pratique de l’intellectuel spécifique, au sens de Foucault, peut résoudre le problème de l’unification entre la science et l’engagement politico-social, puisque le rôle de l’intellectuel n’est pas de créer des connaissances, mais d’opérer un « travail de sape ».

Formes multiples de contre-pouvoirs et résistance

Foucault définit l’exercice du pouvoir comme une action sur les actions des autres ; en conséquence « la liberté » est un élément inéluctable de cette action, puisqu’il caractérise le pouvoir par le gouvernement des hommes par les hommes. Le pouvoir s’exerce sur des sujets libres, dans le sens où les sujets individuels ou collectifs ont devant eux un champ d’éventualités où peuvent prendre place plusieurs alternatives, conduites, réactions et une variété de modes de comportements. Là où il n’y a pas d’éventualités et où les déterminations sont complètes, il n’y a pas non plus de relations de pouvoir. On ne peut affirmer que la liberté disparaît partout où le pouvoir s’exerce, car il n’y a pas de relation d’opposition absolue entre pouvoir et liberté. Il n’y a pas non plus un rapport d’exclusion, mais un jeu complexe, dans lequel la liberté est la condition même de l’existence du pouvoir (Foucault, 2001b, p. 1056-1057).

La résistance ne vient pas de l’extérieur du pouvoir : elle lui ressemble, parce qu’elle en assume les caractéristiques, ce qui ne signifie pas qu’elle soit la même chose. Il n’y a pas d’antériorité logique ou chronologique de la résistance, le couple « résistance et pouvoir » est différent du couple « libération et domination » et la résistance doit présenter les mêmes caractéristiques que le pouvoir. Le rapport entre les relations de pouvoir et les stratégies de résistance n’est plus réductible à un schéma dialectique ; la résistance n’est pas antérieure au pouvoir qu’elle contre. Ce rapport se trouve au milieu des multiples actions, où chaque action est surimposée sur l’autre, de sorte qu’il y a des interactions à l’infini ; ce qui permet d’être à la fois dans la résistance et dans le pouvoir, et ce rapport se revitalise de ce processus de « relationnalité ». La relation de la résistance au pouvoir n’est pas expliquée par une position de prise de pouvoir par les forces de résistance, puisque entre eux, il n’y a pas de situation de face-à-face ; en conséquence, il n’y a pas de situation dans laquelle « la résistance » aboutisse à une prise de pouvoir par un « résistant » qui exerce ensuite le pouvoir comme ses prédécesseurs.

Foucault préserve l’hétérogénéité et il souligne l’inventivité propre aux relations de pouvoir, comme aux résistances qu’elles suscitent. Il montre que le principal enjeu de la lutte réside exactement dans la constitution de sujets définis par leurs manières de gouverner, d’être gouvernés ou de se gouverner pour ne pas l’être. Il tente de caractériser ce que peuvent avoir en commun les différentes formes actuelles de résistance au « pouvoir » : ces luttes sont, selon lui, des luttes « transversales », ayant pour objet « les effets de pouvoir en tant que tels » ; ce sont des luttes « immédiates » qui ne visent pas « l’ennemi numéro un » ; elles « mettent en question le statut de l’individu », ainsi que la référence « au savoir, à la compétence et à la qualification ». Ce sont des luttes qui ne visent pas la « domination », telle que Bourdieu s’efforçait de la figurer, ni des luttes contre « l’exploitation » qui prenait la place centrale dans l’entreprise de Marx ; ce sont de nouvelles luttes afin de combattre tout ce qui lie le sujet à lui-même et assure ainsi sa soumission aux autres. En conséquence, résister contre le pouvoir ne demande pas une saisie de la totalité.

L’éthique minimale : résister en s’inventant soi-même

Il existe pour Foucault une forme d’intégrité éthique et intellectuelle que nous appelons « l’éthique minimale foucaldienne ». Cette ontologie critique n’est ni une théorie, ni une doctrine, ni même une accumulation de savoir ; il faut la concevoir comme une attitude, un ethos, où la critique de ce que nous sommes est à la fois analyse historique des limites qui nous sont posées et épreuve de leur franchissement possible. Cette attitude a surtout été développée dans son article Was ist Aufklärung ? publié en 1978, et dans quelques interviews de la même époque.

Il est intéressant pour Foucault qu’un philosophe s’aperçoive que sa réflexion enracine le présent dans sa situation historique. Il s’appuie sur l’œuvre de Baudelaire et en tire trois conclusions :

  1. L’ethos philosophique est décrit comme une « attitude limite », il n’est pas une conduite de rejet. Foucault ne cherche pas l’alternative du « dehors et du dedans » ; il se positionne aux frontières. La critique est bien l’analyse des limites et la réflexion par rapport à celles-ci (Foucault, 2001b, p. 1393).
  2. Cette attitude historico-critique est une attitude expérimentale qui ouvre un domaine d’enquêtes historiques en se mettant à l’épreuve de la réalité et de l’actualité. Cette ontologie historique de nous-mêmes ne peut prétendre être globale et radicale (ibid.).
  3. Ce genre d’enquêtes, ou d’épreuves partielles et locales, ne se laisse pas déterminer par des structures plus générales, dont on risque de n’avoir ni la conscience, ni la maîtrise (ibid.).

S’appuyant sur Baudelaire, l’ethos foucaldien est la compétence d’affronter avec héroïsme et lucidité les crises qui englobent le sujet ; il s’agit aussi d’une attitude ironique, d’un abandon du sérieux traditionnel, qui s’accompagne cependant d’un engagement actif dans les préoccupations du présent. Cette ironie évite d’attribuer à la vérité un statut particulier, elle est la garantie d’un engagement sérieux et Foucault appelle cette attitude « la maturité ». Elle implique des pratiques qui offrent la possibilité d’un nouveau mode d’action. Cette maturité est le critère fondamental de la « nouvelle éthique », qu’il faudrait tenter de mettre en œuvre avec le minimum de domination (Foucault, 2001b, p. 1545).

Résister en pratiquant la philosophie autrement

À la fin de sa vie, Foucault dénonce la position inconfortable de la philosophie : les caractéristiques de son discours sont insuffisantes pour garantir sa vérité et sa conception du vrai est tombée en désuétude ; elle doit rechercher une alternative. La notion de « souci de soi-même », qui signifie le fait de s’occuper de soi-même ou de se préoccuper de soi-même, devient le point de repère (Foucault, 2001c, p. 9), avec une autre notion qui a agencé les rapports entre sujet et vérité dans la philosophie occidentale : « connais-toi toi-même ». Dans l’histoire de la pensée occidentale, « connais-toi toi-même » serait l’expression créatrice des rapports entre sujet et vérité. La question posée par Foucault est comment le « souci de soi-même » se dégage des vestiges du « connais-toi toi-même ».

Foucault émet un doute capital : la connaissance de soi est l’impératif de la seule modernité, alors que l’Antiquité a conçu cet impératif comme un « souci de soi ». L’objectif est de nous rendre « exotiques » à l’Antiquité, en mettant en lumière le décalage entre le « connais-toi toi-même » moderne et celui de l’Antiquité. Pour la philosophie moderne, l’expérience n’est que l’élément de confirmation de la connaissance, tandis que pour la philosophie antique, l’expérience est l’endroit d’une transformation partagée de la vérité et du sujet ; Socrate, avant d’être l’homme du « connais-toi toi-même », est l’homme du « souci de soi » (Foucault, 2009, p. 6).

Avec « connais-toi toi-même », la philosophie s’interroge, non pas sur ce qui est vrai et sur ce qui est faux, « mais sur ce qui fait qu’il y a et qu’il peut y avoir du vrai et du faux, et que l’on peut ou que l’on ne peut pas départager le vrai du faux » (Foucault, 2001c, p. 16). La philosophie est la forme de pensée « qui s’interroge sur ce qui permet au sujet d’avoir accès à la vérité, la forme de pensée qui tente de déterminer les conditions et les limites de l’accès du sujet à la vérité » (ibid.).

Avec le « souci de soi », philosopher prépare à un ordre qui considère l’ensemble de la vie comme une épreuve. L’ascétique et l’ensemble des exercices qui sont à notre disposition nous préparent en permanence à cette vie qui ne sera jamais, et jusqu’au bout, qu’une vie d’épreuve, au sens où cette vie sera une épreuve (Foucault, 2001c, p. 464). Le souci de soi apparaît comme une composante d’un thème plus général : se donner une tekhnê (un art de vivre). L’ascèse philosophique, qui est différente de l’ascèse chrétienne, est conçue comme une manière de former le sujet de la connaissance vraie comme un « sujet d’action droite ». En se formant à la fois comme sujet de connaissance vraie et comme sujet d’action droite, le philosophe se donne comme corrélatif de soi-même un monde perçu, reconnu et pratiqué comme épreuve ; le réel est pensé comme la localité de l’expérience de soi et l’opportunité de l’épreuve de soi.

Conclusion

Les cinq formes de pratiques foucaldiennes qui ont été brièvement explorées, nous enseignent que de multiples formes de résistances sont présentes dans l’ensemble de l’œuvre de Foucault, mais qu’elles ne sont les parties ni d’un tout, ni d’un programme de résistance : si nous pouvons les relier entre elles, chacune répond à une problématique propre et, en aucun cas, à une problématique universelle et globale. Toutefois, l’intelligibilité de cette diversité n’est possible qu’en passant par la conception foucaldienne du sujet et sa perception de la liberté : dans ces contextes, des résistances multiples et diverses sont possibles.

Foucault est un penseur sceptique qui ne croit qu’à la vérité des faits singuliers, en aucun cas à celle d’une transcendance fondatrice, la vérité des idées générales, des systèmes dogmatiques et des anthropologies philosophiques. Il est le penseur de la dispersion et de la singularité, qui déterminent à la fois le mode de subjectivation et le mode d’objectivation d’un sujet. Le sujet et la société ne s’opposent pas l’un à l’autre ; le sujet est entouré par sa propre société, mais il a les moyens d’agir librement à partir des contraintes que la société lui a imposées. Le social s’individualise, mais il existe également des voies pour parvenir à son « plaisir » ; il y a un mode de production de soi et un mode de production du social.

Pour Foucault, la liberté n’est ni une libération ni un processus d’émancipation orienté vers une fin ; elle n’est pas non plus la propriété d’un individu. La liberté humaine telle qu’elle se lit dans son œuvre, au lieu de reposer sur un quelconque fondement métaphysique, devient possible dans des espérances différentes via diverses résistances. Cette diversité commence dans son œuvre par la transgression littéraire, qui ouvre la possibilité à un sujet de dépasser ses propres limites liées au langage. Ce parcours divers et singulier passe aussi par l’intellectuel spécifique qui fait « un travail de sape », contre les certitudes personnelles et sociétales ; l’intellectuel, à partir de sa connaissance, mène une lutte contre un savoir totalisant et unificateur. Comme le pouvoir n’a pas un centre, mais joue sur des relations interminablement variées, le philosophe doit envisager des formes diverses pour contredire le pouvoir, sans oublier ses apports positifs et inspirants. La pratique de la liberté, sous la forme du rapport à soi, peut et doit être un cheminement de la politique vers une éthique qui s’articule avec les modifications créatrices des formes de la subjectivité et qui accepte le défi d’une véritable invention de soi. Pratiquer la liberté comme éthique est ainsi pensable, à la fois dans la théorie et dans la pratique.

Foucault a mené un authentique travail de formulation de la résistance sous forme de diverses stratégies ; il ne faut pas y rechercher un projet unitaire ou linéaire. Cette recherche de la diversité obéit à un souci précis et à une volonté explicite de ne pas oublier les « différences ». L’approche foucaldienne, profondément originale par l’implication de rapports entre la théorie et la pratique, saisit les différentes figures de résistances. La résistance est possible sous des formes multiples. Le sujet résistant doit continuer à inventer de nouveaux modes de résistances, pour qu’ils puissent répondre aux nouvelles conditions. Inventer à résister ou s’inventer pour résister demeure une tâche infinie.

1 Guillaume Le Blanc voit des ressemblances entre les analyses d’Althusser, Foucault et Butler : selon lui, elles peuvent toutes être lues comme l’

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Notes

1 Guillaume Le Blanc voit des ressemblances entre les analyses d’Althusser, Foucault et Butler : selon lui, elles peuvent toutes être lues comme l’amorce d’une réponse à cette question (Le Blanc, 2006).

Citer cet article

Référence électronique

Kaveh Dastoreh, « Penser la résistance avec Foucault », Strathèse [En ligne], 3 | 2016, mis en ligne le 01 janvier 2016, consulté le 24 avril 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/strathese/index.php?id=240

Auteur

Kaveh Dastoreh

UMR 8137 Centre de Recherche Sens, Éthique et Société (CERSES)

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