« Plus d’un, comme moi sans doute, écrivent pour n’avoir plus de visage. Ne me demandez pas qui je suis et ne me dites pas de rester le même : c’est une morale d’état-civil ; elle régit nos papiers. Qu’elle nous laisse libres quand il s’agit d’écrire » (Foucault, 1969, p. 28).
En tout lieu et en tout temps, nous faisons des aveux1, sans nous soucier du geste historique que nous reproduisons et sans nous méfier des vérités que nous dévoilons, ou des pouvoirs qui en sont à l’origine et qui désirent les exploiter. La réflexion explicite sur l’aveu intervient à un moment de l’œuvre de Foucault que nous comprenons comme une tentative pour prolonger la généalogie du sujet moderne, en déplaçant les analyses du Nous au Je. Il étudie la manière dont ce Je se constitue en relation avec des vérités et des pouvoirs2. Mais comment comprendre que notre subjectivité soit historiquement et culturellement déterminée par l’aveu ? Qu’est cet aveu qui nous est demandé dans la constitution même de nos expériences et de nos identités les plus intimes ? Enfin, sommes-nous condamnés à l’aveu ou, comme la citation ci-dessus de l’Archéologie du savoir le suggère, y a-t-il un jeu, ou une échappée possible, par rapport à cette contrainte et ce pouvoir ?
Foucault semble n’admettre ni de résistance sans réflexion sur l’aveu, ni d’aveu sans résistance à l’aveu. Pour démêler ces deux notions fondamentales, trois temps scandent cette étude : d’abord, l’importance de l’aveu dans la généalogie foucaldienne du sujet moderne, montrant à quel point l’aveu détermine et contrôle le rapport que nous entretenons avec nous-mêmes. Ensuite l’analyse de l’aveu, à l’entrecroisement de quatre concepts importants de Foucault : le sujet, le pouvoir, le discours et la vérité. Enfin, l’intégration de l’aveu dans une philosophie de la résistance comme l’est celle de Foucault.
Généalogie du sujet moderne : l’homme occidental, cette bête d’aveu
« L’homme, en Occident, est devenu une bête d’aveu » (Foucault, 1976, p. 79-80). Comment comprendre ce diagnostic généalogique ? La réflexion de Foucault sur l’aveu prend sens au sein d’une généalogie de la subjectivité moderne, qui retrace l’histoire de la formation et des transformations culturelles du « sujet ». Deux remarques préalables : d’abord, l’aveu, comme le sujet et comme toute chose, a présenté plusieurs visages au cours de l’histoire. Il fait l’objet d’une généalogie ; présupposer la fixité d’une de ses identités, comme la confession de ses fautes à un prêtre, reviendrait à s’interdire de saisir les glissements de sens et les filiations. Foucault suit le même principe méthodologique, sceptique ou nominaliste, à propos de la folie, de la délinquance ou de la sexualité. Ensuite, nous ne tentons pas, ce qui serait vain, de deviner ce que pourraient être Les aveux de la chair, mais de recouper – dans tous les sens du terme – plusieurs écrits de Foucault, qui donnent à voir, en un trait, l’importance de l’aveu dans notre propre généalogie, en distinguant trois périodes : antique, chrétienne et moderne.
Foucault souligne l’existence d’une pratique de l’aveu dès l’Antiquité. La tragédie Œdipe roi est relue par Foucault comme un procès judiciaire dans lequel la reconnaissance de la vérité constitue l’intrigue. Bien que la vérité soit d’abord prophétisée par les dieux (Apollon, Tirésias) et discutée par les rois (Jocaste, Œdipe), elle n’est acceptée par le chœur que suite à l’aveu final du berger qui reconnaît qu’il n’a pas tué l’enfant. La vérité est ensuite sanctionnée par un second aveu, celui d’Œdipe, comme inceste et parricide. L’existence de l’aveu se trouve chez Sophocle, mais aussi chez les Pythagoriciens (Les vers d’or l’attestent) et chez les Stoïciens, pour lesquels l’examen de conscience ne consiste pas à se purifier avant le contact nocturne avec les dieux, mais simplement à bien dormir et à mémoriser des principes moraux pour mieux agir plus tard. Il s’agit d’avouer ses erreurs à la fin de la journée pour ne pas se laisser déborder par tous les excès auxquels on a succombé : désirs d’honneurs, de gloire politique, de richesses etc. L’aveu antique, insiste Foucault, ainsi que l’examen de conscience fait à autrui (Sénèque, Lucilius ou Sénèque, Sérénus), demeure un indicateur de liberté, un bilan d’indépendance dans le gouvernement de soi-même. Mais l’aveu possède un poids aussi lourd dans l’histoire de la subjectivité en raison de ses problématisations chrétiennes. Foucault trouve l’origine de ce pouvoir qui requiert notre aveu dans le pouvoir pastoral :
Les techniques de la pastorale chrétienne concernant la direction de conscience, le soin des âmes, la cure des âmes, toutes ces pratiques qui vont de l’examen à la confession, en passant par l’aveu, ce rapport obligé de soi-même à soi-même en terme de vérité et de discours obligé, c’est cela, me semble-t-il, qui est l’un des points fondamentaux du pouvoir pastoral et qui est en fait un pouvoir individualisant (Foucault, 2001a, vol. 2, p. 549).
L’aveu n’est ni le christianisme, ni le pastorat ; il est, pour un temps, la forme privilégiée de ce pouvoir qui veut prendre en charge toute la conduite des hommes en vue de leur salut, en offrant au pasteur non seulement un savoir sur son troupeau mais aussi sur chaque brebis. Il faut distinguer trois étapes chrétiennes de l’aveu :
- Au 2e siècle, dans Le Pasteur d’Hermas par exemple, l’aveu se trouve sous la forme de la pénitence (ou exomologèse), perçue comme une possibilité unique de rattrapage dans la vie des baptisés pécheurs. La pénitence est un « statut général d’existence » (Foucault, 2012b, p. 19) : se coucher sous le sac et la cendre (pour mimer la mort), se vêtir de haillons, s’abandonner à la tristesse et aux gémissements, corriger ses membres fautifs, jeûner, prier et se rouler aux pieds des prêtres pour obtenir le pardon. La pénitence prend fin lors d’une réconciliation, rituel spectaculaire s’achevant par la réintégration du pénitent dans la communauté des chrétiens. Cette théâtralisation de soi-même (publicatio sui, selon les termes de Tertullien, dont s’arroge Foucault) consiste en une humiliation, à force de gémissements, de gestes et de cris. L’aveu, comme verbalisation continue de ses fautes, n’existe pas encore : le corps seul est mis en scène, pas le langage.
- Avec les institutions monastiques et l’étude des écrits de Cassien, les 4e et 5e siècles constituent la seconde période importante dans l’histoire de l’aveu chrétien. Foucault explique en substance que l’aveu, dans ces institutions cénobitiques, s’inscrit dans une relation d’obéissance à autrui, obéissance indéfinie, perpétuelle, totale, dont il souligne qu’elle est une vraie invention du christianisme, sans équivalent dans l’Antiquité philosophique. L’obéissance doit mener à la vertu de soumission, qui implique notamment, en tout lieu et en tout temps, de dire, d’avouer, de verbaliser ses fautes et ses désirs, d’énoncer à son supérieur ses mauvaises pensées. « L’aveu exhaustif et permanent » (Foucault, 2001a, vol. 2, p. 564) ou « exagoreugèse » est la contrepartie de la mortification de moi-même et de ma soumission à l’autre. Dans le christianisme, ce n’est plus le maître qui parle, en vertu d’une compétence qui guide le disciple, mais celui qui obéit, en vertu d’une obéissance et d’une incompétence toujours plus grandes. Il ne faut plus surveiller continûment ses actions, comme chez les Stoïciens, mais ses pensées : « nullas cogitationes celare (ne cacher aucune pensée) » (Cassien). La pensée, et non le corps, devient source de danger ; le problème repose sur l’origine, divine ou satanique, de chaque pensée. Pour faire ce tri essentiel, il faut avouer chacune de ses pensées parce que la lumière et la transparence sont interdites à Satan, ange déchu. L’aveu est cet acte qui produit le jour et évince la nuit (Foucault, 2012b, p. 149).
- L’histoire de l’aveu chrétien subit ensuite une institutionnalisation progressive. Au 7e siècle, via les moines irlandais, les confessions tarifées (« les satisfactions ») apparaissent : le jeûne, le pèlerinage, le cilice – selon des types définis de fautes. En 1215, date-clé dans les écrits de Foucault, lors du 4e Concile de Latran, obligation est faite à tous les chrétiens de se confesser au moins une fois par an. La pénitence devient un sacrement et le prêtre, qui peut désormais absoudre lui-même les péchés, reconquiert les pouvoirs afférents à l’aveu, qui s’était laïcisé. Au milieu du 16e siècle, le Concile de Trente consacre le pouvoir pastoral du prêtre, en même temps que l’ensemble de la vie devient susceptible d’aveu (le premier confessionnal apparaît en 1516). L’objet central de cet aveu pénitentiel relatif au péché de concupiscence n’est plus la relation à l’autre mais le corps du sujet avouant, avec ses sensations, ses désirs, ses plaisirs et ses pensées. Ainsi la forme première de la sexualité avouable n’est plus la fornication, l’inceste ou le viol, mais la masturbation, toucher de mon corps par mon corps. Tout cet aveu du corps se perpétuera dans le filtrage de l’enfant masturbateur au sein des collèges de jésuites, plaçant ainsi Les Anormaux en face de Surveiller et punir : « on a, en face de l’anatomie politique du corps, une physiologie morale de la chair » (Foucault, 1999, p. 180).
Un mot sur la période « moderne », qui voit l’aveu glisser du religieux au politique. À partir du Moyen Âge, la monarchie cherche à s’imposer comme juge. On observe alors le passage d’un arbitrage entre deux adversaires à un arbitrage par tiers, soucieux d’une vérité démontrée. L’aveu est appelé par cette justice pénale non parce qu’il dit plus ou mieux la vérité, mais parce qu’il est à la frontière de l’ancienne procédure de justice (vérité-épreuve) et de la nouvelle (vérité-enquête). Pour le pouvoir souverain, « le criminel qui avoue vient jouer le rôle de vérité vivante » (Foucault, 1975, p. 48). L’aveu n’est pas tout à fait une preuve suffisante, comme d’ailleurs dans notre justice moderne, mais c’est la plus belle des preuves – « habemus optimum testem, confitentem reum » – parce qu’elle est affectée de la soumission d’un homme, dans un discours qui manifeste en même temps la vérité mise en jeu et le pouvoir qui mène le jeu. L’aveu est en même temps preuve et épreuve, d’où sa proximité avec la torture où l’accusé doit résister pour l’emporter : la vérité tutoie ainsi la victoire ou la défaite. L’aveu appartient au système des preuves légales fonctionnant par quantité de preuves pouvant s’additionner : demi-aveu, demi-preuve, demi-culpabilité et demi-punition sont possibles.
Aux 18e et 19e siècles, la torture et les preuves légales disparaissent du champ de l’aveu, qui conserve une place centrale dans la justice pénale parce qu’il est le symbole de l’autocorrection du criminel par la société tout entière : ce n’est plus le roi qui punit, mais la société, à laquelle le criminel appartient par « contrat ». Ainsi « nous avons besoin d’un accusé qui avoue » (Foucault, 2012b, p. 209). La société ne comprend plus le sens de punir quelqu’un sans le connaître. Or ce besoin social d’aveu est aussi un piège d’aveu : en l’absence de ce révélateur fondamental de vérité et de justice, d’autres instances sont appelées afin de traiter non plus l’acte mais l’acteur ; non plus le crime, mais la subjectivité criminelle. Le criminel doit avouer son action mais aussi l’être qu’il est pour agir ainsi.
Le vieux schéma de « l’aveu-imputation » se trouve supplanté par le nouveau schéma de « l’aveu-examen » conduit par la psychiatrie, véritable hygiène publique du corps social, qui doit moins identifier les infractions à la loi que la dangerosité du criminel. La psychanalyse et les sciences humaines n’empêchent pas, elles contribuent même à la croissance toujours plus significative de l’aveu depuis la Réforme, jusqu’aux journaux et aux radios libres où pullulent les récits de soi à la première personne. Plus la subjectivité occidentale se développe, plus elle s’attache à un aveu qui s’est étendu et multiplié, à tel point qu’avouer aujourd’hui paraît naturel, comme un point d’ancrage nécessaire à nos libertés et nos joies.
Qu’est-ce que l’aveu ? Un acte mêlant sujet, pouvoir, discours et vérité
Après le constat de l’apparente fatalité du contrôle de notre rapport à nous-mêmes par l’aveu, analysons l’aveu d’une manière plus logique qu’historique, afin d’esquisser la possibilité d’une résistance. L’aveu est un acte de vérité, une alêthurgie3 fonctionnant en présence d’un pouvoir. Le sujet est en même temps acteur, spectateur et objet (au sens d’une forme réfléchie) : « je produis la vérité d’une de mes identités à un autre » (Foucault, 2012a, p. 80). Je peux avouer ma faute, mon âge, mon amour, ma sexualité, ou ma souffrance : la présence des possessifs montre l’aveu comme un processus de pouvoir qui accole l’un à l’autre le sujet qui parle, le je, « sujet de l’énonciation » avec le sujet dont on parle, objectivé : « l’aveu est un rituel où le sujet qui parle coïncide avec le sujet de l’énoncé » (Foucault, 1976, p. 82). L’aveu se trouve ainsi au croisement des quatre domaines d’étude privilégiés par Foucault : sujet, pouvoir, discours et vérité.
- L’aveu ne fait pas connaître, au sens où il n’augmente pas la connaissance, où il n’est pas un progrès de la science ; on passe seulement d’un non-dit à un dit. En revanche, l’aveu engage l’intimité, l’honneur ou la dignité du sujet avouant : l’aveu est « coûteux » (Foucault, 2012b, p. 5)4. Dire « je t’aime », c’est vaincre les résistances de sa timidité, mais c’est aussi prendre le risque de l’humiliation, de l’éclat de rire.
- L’aveu doit être librement produit et non arraché par la violence ou la domination. Foucault prend l’exemple de l’Inquisition médiévale : l’aveu fait sous torture n’a aucune valeur s’il n’est pas répété en dehors de la torture. Par exemple, le sujet avouant avoue librement son amour ; ce qui signifie que le sujet s’engage, promet d’être ce qu’il dit être : amoureux, coupable, fou.
- L’aveu est soumission à un pouvoir qui peut être institutionnel (Inquisition, tribunal) ou non (la personne aimée, l’ami) : on n’avoue pas sans un autre qui exige, examine, punit, ou pardonne. « Je suis le sujet de ma vérité » a deux sens : je suis celui qui, actif, dit librement une vérité qui me concerne intimement et je suis celui qui, passif, est soumis à un pouvoir masqué qui m’arrache l’aveu et l’exploite à ses fins. L’aveu rejoint la thèse foucaldienne du pouvoir créateur et non uniquement négatif ou répressif. Le pouvoir nous domine et nous requiert en plus comme élément constituant, participant et désirant cette domination. En somme, « le pouvoir est aimable » (Foucault, 2001a, vol. 1, p. 1684) ; il dicte notre conduite pour nous amener à avouer notre vérité : l’aveu est la forme privilégiée qu’a trouvé le pouvoir pour se rendre désirable et aimable. J’accepte plus facilement de subir le pouvoir de l’autre lorsque je lui parle sincèrement sur moi. Le pouvoir de la société a de plus en plus besoin de notre discours de vérité sur nous-même pour nous gouverner : pour accroître son pouvoir, il doit accroître son savoir, qui passe par nos aveux5.
- L’aveu est un discours qui change la qualification de celui qui avoue : ici, dire c’est faire, mais surtout devenir un autre. Plus qu’une simple déclaration ou description de moi-même, c’est presque une parole performative6 au sens où, en m’avouant, je me désigne et me constitue comme sujet doté d’une certaine identité que je m’engage à respecter : ma folie à soigner, ma subjectivité criminelle à corriger, mon amour à cultiver. Le malade qui s’avoue comme fou commence déjà à guérir – c’est la scène du patient « douché » de Leuret qui ouvre Mal faire et dire vrai, qui était déjà le même de l’article L’eau et la folie de 1963 ; c’est encore le patient Pussin de Pinel dans Le pouvoir psychiatrique. Le sujet est transformé par son discours, qui le purifie ou le maudit.
- L’aveu met en jeu une certaine vérité7. Mais c’est moins le contenu de vérité que l’effet de vérité qui importe, moins la vérité que le dire-vrai, la véri-diction, le Wahr-sagen de Nietzsche, le jeu de vrai et de faux dans lequel j’engage ma subjectivité dans un rapport avec d’autres forces. Foucault l’appelle un « régime de vérité », c’est-à-dire la contrainte du vrai en dehors même du contenu de vérité. Comme Nietzsche, Foucault insiste sur la source illogique de la logique, et sur l’importance de notre croyance morale en la vérité : « ce donc, du “c’est vrai, donc je m’incline” ; “c’est vrai, donc je suis lié”, ce donc n’est pas un donc logique » mais un « “tu dois” interne à la vérité » (Foucault, 2012a, p. 94-95). Foucault s’intéresse moins à ce qui est vrai ou faux qu’au fait qu’il y ait du vrai et du faux : tout jeu de vérité est un événement singulier, en décalage, surimposé stratégiquement à un certain réel. Le discours n’est plus envisagé comme contenu de vérité mais dans sa matérialité, sa singularité ou son événementialité8. S’intéresser à la force du vrai, à la politique de la vérité, à la volonté de savoir, requiert le passage d’une vérité métaphysique, scientifique, démonstrative, dans laquelle l’homme est toujours en droit, à une vérité anti-métaphysique, tragique, « vérité-foudre » (Foucault, 2003, p. 237), qui a son lieu, son kairos, son messager et sa violence. De ce point de vue, l’aveu est une preuve, une vérité démontrée, constatée et vérifiée mais aussi une épreuve, un événement soumis aux forces et à l’issue incertaine.
Résistances à l’aveu – « car aucun être ne veut livrer son âme » (Marcel Proust)
Pour conclure, donnons quelques pistes pour échapper à la fatalité apparente de l’aveu ou de ses pouvoirs. On peut imaginer ne pas avouer, garder le silence ou retarder l’échéance, faire de faux aveux ou des aveux approchants, des aveux autres, de manière à rendre le pouvoir impatient ou fou, comme Proust devient jaloux d’Albertine dans la Recherche : le jaloux est fou d’aveux et n’en finit plus d’avouer son besoin d’aveu. Mais il ne faut pas oublier que la résistance chez Foucault est toujours susceptible d’être reprise par le pouvoir – comme Marcel faisant d’Albertine sa prisonnière. On peut mettre en évidence une résistance passive, comme « reste » plus que comme activité, dans le phénomène de la possession des religieuses, qui émerge au cœur de l’aveu chrétien. Le corps de la possédée est le théâtre où gronde la bataille permanente entre la lumière du confesseur et l’obscurité du démon, lutte dont la convulsion est la forme visible, avec ses tremblements et ses secousses : « la chair convulsive est […] le corps hérissé contre ce droit d’examen, hérissé contre cette obligation de l’aveu exhaustif. C’est le corps qui oppose à la règle du discours complet soit le mutisme, soit le cri » (Foucault, 1999, p. 198). C’est aussi la folie qui ne peut pas, qui ne veut pas avouer, comme cette patiente de Leuret9 ; folie inavouable sur laquelle glisse sans prise le pouvoir psychiatrique, contraint dans un ironique renversement à avouer son échec à faire avouer.
Le masochisme est une forme de résistance active à l’aveu, puisque le masochiste ne rentre pas dans le jeu de l’apophantique10 qui lui demande d’avouer : il résiste à dire le vrai et demeure dans un autre jeu, ce jeu de la vérité-foudre qui n’est qu’une épreuve de force, de souffrance et de plaisir (Foucault, 2011, p. 84). Une autre forme est le refus volontaire ou le détournement de l’aveu, dont Béasse11 offre un bel exemple. Béasse n’a pas d’identité, de lieu de vie, de profession, de maître, de famille : rien à avouer, aveu inexploitable. Cet aveu de néant se transforme en néant d’aveu et en contre-aveu, en révélant l’injustice du pouvoir bourgeois et de sa loi : résistance, indiscipline du langage et de la liberté, contre laquelle achoppe la stratégie de contrôle du pouvoir disciplinaire. De même, cette esclave marron de la Réunion, qui donne plusieurs noms à ses interrogateurs, s’exprime dans un langage incompréhensible et n’avoue finalement rien d’elle-même, excepté peut-être, entre les mots ou galimatias, que le travail et les mauvaises conditions des maîtres blancs sont à l’origine de son marronnage (Jauze, 2012, p. 77-78).
Un exemple littéraire pourrait être qualifié de résistance « de zèle » à l’aveu. Que l’aveu relève d’une stratégie, Rousseau s’en convainc dans ses Confessions, où l’aveu s’y fait tellement à l’excès qu’en avouant trop, Rousseau renverse la fonction de l’aveu et provoque non plus la soumission du Je, mais sa glorification – procédé dont Nietzsche n’est pas loin dans Ecce Homo. Il s’agit de trop avouer, pour ne pas être asservi par l’aveu : « je n’ai qu’une chose à craindre dans cette entreprise : ce n’est pas de trop dire ou de dire des mensonges, mais c’est de ne pas tout dire et de taire des vérités » (Rousseau, 1973, Livre 4, p. 230). Il s’agit de faire d’une faute (l’abandon de ses enfants) un crime inexpiable, d’un mensonge enfantin (l’accusation de Marion pour le vol du ruban de Mlle Pontal) le début des ténèbres, le premier pas dans le mal. Dans cette hyperbole permanente, il s’agit de renverser l’adversaire, de gagner une bataille, de s’attirer les faveurs des juges et de sa conscience. Rousseau avoue tellement que son juge-lecteur est désarmé : s’il condamne un tel aveu de franchise, un tel portrait de nature, il n’est pas digne d’un juge, et un homme à « étouffer ».
Que la trompette du Jugement dernier sonne quand elle voudra, je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement : « Voilà ce que j’ai fait, ce que j’ai pensé, ce que je fus. J’ai dit le bien et le mal avec la même franchise » […]. Je me suis montré tel que je fus ; méprisable et vil quand je l’ai été, bon, généreux, sublime, quand je l’ai été : j’ai dévoilé mon intérieur tel que tu l’as vu toi-même (Rousseau, 1973, Livre 1, p. 33-34).
En avouant trop, Rousseau se fait juge, a déjà jugé, et le lecteur n’intervient dans les derniers livres que pour l’aider à trouver les premières causes de sa tragique destinée. Le lecteur, devenu enquêteur au service de l’accusé, ne peut plus le condamner : il est devenu son disciple, son élève dans la voie de vérité. Les Confessions de Rousseau, comme le Mémoire de Pierre Rivière, ou l’aveu d’ignorance de Socrate (modèle d’anti-aveu en même temps que d’aveu-foudre) renverse l’aveu en parrhêsia, cette parole du maître de vérité affrontant courageusement les préjugés, ou cette parole du faible osant dire au fort son injustice.
L’aveu n’est donc pas une fatalité ; il n’est, généalogiquement parlant, qu’un mécanisme contingent, mais croissant, qui n’a cessé – et ne doit pas cesser – d’affronter des résistances de toutes sortes – passives ou actives, littéraires ou politiques, anarchiques ou organisées –, dans un jeu ouvert à la reprise et à la déprise. Les travaux de Foucault offrent quelques outils – comme l’usage parrhêsiastique du discours – afin de résister à cette forme de pouvoir qui n’est ni nécessaire, ni enviable, mais qui piège, ou menace, notre libre gouvernement de nous-même. Il en va d’abord de nous-même, au sens éthique, si ce n’est de se faire sans aveu ou « hétérotopique » en déplaçant toujours son identité, du moins d’avouer le moins mal possible, de dire le moins de vérité possible à un pouvoir et à son inavouable besoin d’aveux.