Athènes connut dans le dernier quart du ve siècle deux épisodes de guerre civile qui aboutirent à un renversement de la démocratie au profit d’un régime oligarchique qui dura peu de temps, mais marqua profondément les esprits. Le retour de la norme s’accompagna d’un souci de réformes marqué notamment par une révision et une réaffirmation des lois de la cité. Dans les deux cas, la démocratie avait été abolie par l’assemblée même qui aurait dû en être la gardienne, au terme, certes, dans le premier cas, de manœuvres d’éléments factieux1 qui exploitèrent la situation de détresse née des difficultés de la guerre, de la défaite et de l’occupation ennemie, dans le second2. Plus que le retour de la démocratie en 410, qui se fit sans qu’il y eût guerre civile3, c’est le renversement de l’oligarchie par les armes en 403 qui devint l’épisode de référence de l’histoire athénienne, en raison notamment du comportement aussi singulier qu’exemplaire des démocrates vainqueurs. Très vite leur modération dans la victoire, leur souci de rétablir la concorde, de recréer le tissu politique devinrent un objet d’admiration, y compris chez des auteurs dont les sympathies n’allaient pas de leur côté4.
Quoique, depuis Homère, la guerre civile fût jugée comme un état où ne saurait se plaire que celui qui était sans toit ni loi5, comme la mère de tous les maux, comme une nourrice de haine et une source de pauvreté6, le citoyen était cependant sommé de s’engager, car le refus de prendre parti était vu non point comme signe de sagesse, mais comme indifférence au sort de la patrie, comme un manque de piété envers la mère commune. Ce qui était partout l’usage pouvait même faire l’objet d’une loi, comme celle qui, à Athènes, était attribuée à Solon7. On constate cependant, à partir du ive siècle, qu’il n’y a plus de référence en contexte d’actualité à cette loi, alors que subsistent et sont même renouvelés les serments de défendre la démocratie et de mettre à mort tout individu qui chercherait à installer une tyrannie, comme le montre bien le décret d’Eucratès voté au lendemain de la défaite de Chéronée en 338 : ce texte qui concernait tout particulièrement le conseil de l’Aréopage fut gravé sur deux stèles, placées l’une à l’entrée du lieu de réunion de ce conseil, l’autre à l’assemblée. L’exemplaire qui a été retrouvé porte, comme en-tête, un relief représentant le couronnement du Peuple sous les traits d’un homme d’âge mûr assis, par la Démocratie, une jeune femme debout8. Cet oubli d’une règle due au Législateur par excellence pourrait s’expliquer par le discrédit du parti oligarchique à la suite de la tyrannie des Trente et la revendication par tous de la démocratie, même si le mot pouvait recouvrir des réalités différentes : la stasis comme opposition de deux factions était alors peu crédible, sauf en cas de circonstances exceptionnelles et le seul risque pour le régime venait d’un tyran qui était alors vu comme un individu isolé, sans ami9. Même si bon nombre des auteurs athéniens dont les œuvres nous sont parvenues n’étaient pas partisans de la démocratie telle qu’elle s’était constituée à Athènes, que ce soient les historiens Thucydide et Xénophon, le rhéteur Isocrate ou les philosophes Platon et Aristote10, l’identification de l’État athénien à la démocratie était un fait reconnu, entretenu par une histoire officielle, réactualisée en fonction des événements. Dans cette vision des choses11, les « bons citoyens » qui constituaient la très large majorité du corps civique avaient toujours défendu les droits du Peuple12 contre les tyrans. C’est ainsi que s’est élaborée une histoire officielle de la chute des Pisistratides qui marquait la naissance de la démocratie, même si le mot n’existait pas encore13, histoire que B. M. Lavelle a pu comparer à celle de la France entre 1940 et 1944 dans un ouvrage qui reprend le titre du célèbre film de Max Ophuls Le chagrin et la pitié14 : un siècle et plus après les faits, outre les plaisanteries des auteurs comiques15, il y avait lors des procès la mention des grands-pères ou des arrière-grands-pères résistants comme garants de civisme et la stigmatisation des ancêtres gardes du corps du tyran16. Les diverses dénominations du régime que connut Athènes en 404-403 sont révélatrices, du neutre « les Trente », renvoyant au nombre des membres de la commission chargés d’élaborer la nouvelle constitution, à « l’oligarchie », qui joue sur l’opposition avec la « démocratie ». En revanche, quoique certains des Trente, comme Théramène, aient été conscients de la dérive « tyrannique » du pouvoir17, le terme de tyrannie, qui a souvent été retenu par les Modernes, ne s’est pas imposé dans le discours athénien, sans doute parce que le terme évoque originellement un monarque18.
Oublier pour reconstruire
La tyrannie des Trente a été marquée par sa violence extrême, selon les critères du temps : en effet, comme dans les guerres contre des étrangers, on ne mit à mort que les hommes en âge de porter les armes, et l’interdit de soumettre des citoyens à la torture fut respecté19. Les Trente mirent à mort mille cinq cents citoyens et c’est alors que le mode d’exécution par la ciguë se diffusa pour des raisons pratiques : relativement rapide, économe en personnel, il n’était pas sanglant et avait un aspect de suicide déculpabilisant pour ceux qui l’ordonnaient et honorable pour le condamné, à la différence des modes d’exécution employés auparavant comme le supplice de la planche ou la précipitation dans le Barathre.
Le régime montra cependant toute sa perversité dans la façon avec laquelle ses chefs associèrent à leurs crimes les Trois Mille, les seuls vrais citoyens, dont la liste fut longtemps secrète, avant de se révéler d’une grande variabilité, ce qui provoqua un sentiment d’incertitude peu favorable à l’action chez des hommes qui n’étaient pas des démocrates convaincus20. Pour cela, ils utilisèrent la procédure de la prise de corps, qui existait dans le cas de flagrant délit de vol, et firent de leurs concitoyens des sbires ayant mission de procéder à l’arrestation de leurs futures victimes : c’est ainsi que Socrate fut chargé avec quatre autres citoyens de s’emparer de la personne de Léôn de Salamine, un homme respecté de tous. Socrate, seul, n’obtempéra point ; il ne lui arriva rien21. Certes, Critias avait été de ses familiers, mais le point est digne de mention et peut être rapproché de faits plus récents où le choix fait par des soldats de s’abstenir des actions criminelles qu’on leur commandait ne fut suivi d’aucune sanction22. Cette volonté de compromettre les Athéniens modérés fut particulièrement manifeste lors de l’exécution des citoyens qui habitaient Éleusis et Salamine : lorsque les Trente virent que le mouvement de résistance démocratique gagnait en force, ils décidèrent de se ménager un refuge, procédèrent à l’arrestation de tous les citoyens présents en ces deux lieux et firent voter par l’assemblée leur mise à mort, afin d’empêcher, pensaient-ils, toute réconciliation future23. Le premier échec moral des Trente correspondit à leur défaite lors de la bataille de Mounychie au Pirée : si les démocrates prirent les armes des vaincus — ils en manquaient —, ils ne dépouillèrent pas les morts de leurs vêtements24. L’espoir d’une réconciliation au lendemain du combat avorta à cause de l’intransigeance des oligarques, aussi bien de celle des Trente réfugiés à Éleusis que des Dix, devenus les nouveaux chefs de la Ville, qui lancèrent un double appel à Sparte, en accusant les démocrates installés au Pirée d’atteintes au traité de paix25. Ces derniers furent sauvés par leur énergie, le sens politique et stratégique de leur principal chef Thrasybule, mais aussi par les conflits internes à Sparte qui opposaient l’ambitieux général Lysandre au roi Pausanias. Celui-ci, quoiqu’il fût vainqueur des démocrates qui avaient repoussé ses troupes dans un premier temps, joua un rôle décisif dans les négociations qui aboutirent à la réconciliation entre les factions26.
L’accord juré à l’agora et à l’acropole devant les dieux protecteurs de la cité reposait sur un oubli du passé — les citoyens jurèrent de ne pas se souvenir à l’avenir des maux (mè mnèsikakhsein), une expression euphémique —, une amnistie générale dont n’étaient exclus que ceux qui avaient tué de leur propre main et les principaux magistrats, à savoir les Trente et leurs successeurs les Dix, les Onze, chargés de la prison et des exécutions, et les dix gouverneurs du Pirée, les premiers relevant alors de la procédure normale des procès de meurtre devant l’Aréopage, les autres pouvant se soumettre à la procédure de reddition de comptes (euthynai)27, dont relevaient les magistrats. Un temps était laissé aux oligarques qui le souhaitaient pour quitter la ville et s’installer à Éleusis28.
La volonté de réconciliation conduisit les démocrates à prendre des décisions qui parfois n’étaient pas à leur avantage : ainsi, deux des principaux chefs, Thrasybule et Anytos, ce dernier étant plus connu pour son rôle d’accusateur de Socrate, renoncèrent à revendiquer leurs biens fonciers qui avaient été confisqués et étaient devenus la propriété d’autres citoyens29. Le régime démocratique remboursa l’emprunt contracté auprès des Lacédémoniens par les Dix30. Cette décision, qui fit débat sur le moment, étonna par la suite31, mais elle assurait l’unité de la cité et celle de son histoire : dire qu’Athènes durant les mois du gouvernement des Trente n’était plus à Athènes, mais qu’elle était avec Thrasybule à Thèbes — chez d’anciens ennemis qui avaient bien ravagé le territoire de l’Attique pendant la guerre qui venait de s’achever —, puis à Phylè et enfin au Pirée, ne convenait pas au principe de réconciliation mis en avant. Ce remboursement avait un autre avantage, il enlevait aux Spartiates un motif d’intervention dans les affaires athéniennes.
Malgré la force du discours de Thrasybule à l’assemblée32, l’accord n’aurait pu se faire sans l’action du démocrate Archinos qui força le destin, en avançant le terme laissé aux oligarques pour quitter Athènes, les contraignant ainsi à partager la cité avec les démocrates, et en arrêtant, puis en faisant condamner à mort sans jugement, un démocrate qui voulait rappeler le passé33. S’il manifestait ainsi ses qualités d’homme d’État, il n’en violait pas moins la loi par cet exemple qui ne pouvait être qu’unique. C’est pourquoi il le fit suivre d’une proposition de loi instaurant l’exception d’irrecevabilité (paragraphè) qui pouvait être opposée par l’accusé, qui parlait alors en premier : si le jury le suivait, l’accusateur était condamné à une amende ; dans le cas contraire, l’accusé payait l’amende et faisait face au procès34.
Les ruses de la mémoire
Un certain nombre de discours prononcés devant le Conseil ou le tribunal populaire de l’Héliée témoignent de la difficulté qu’il y eut à oublier le passé, à vivre dans la même cité, à partager les mêmes responsabilités politiques, à participer aux mêmes cérémonies cultuelles que ceux qui avaient été des ennemis. Le ressentiment était évidemment plus fort du côté des démocrates dont certains avaient du mal à accepter de devoir être modérés dans la victoire. Il fallait trouver le moyen de satisfaire une revendication de justice, qui tenait parfois du désir de vengeance, sans violer les dispositions de l’amnistie.
À une exception près, celle du Contre Ératosthène de Lysias, qu’il prononça lui-même, les textes qui nous sont parvenus ont tous été écrits par des logographes, ces professionnels de l’écriture, ce qui explique qu’un même auteur ait pu rédiger des textes d’accusation ou de défense. On peut seulement supposer qu’un homme qui avait perdu son frère sous les Trente, comme Lysias, n’aurait pas travaillé pour un oligarque coupable de crimes.
Comme il était très rare de pouvoir accuser un homme qui avait tué de sa propre main, puisque les victimes étaient mortes par ingestion létale de ciguë ou avaient été tuées au combat, l’accusateur, pour éviter une exception en irrecevabilité, ne pouvait d’ordinaire intervenir que dans deux situations, celle de la reddition de comptes des magistrats en fonction sous les Trente et celle de l’examen préliminaire des magistrats et conseillers, ainsi que de leurs éventuels suppléants35. S’il n’y eut qu’une occasion de reddition de comptes, sous l’archontat d’Euclide, au début de l’été 403, les examens préliminaires servirent longtemps d’exutoire à certains démocrates mécontents de la façon dont la cité avait tiré un trait sur le passé.
Les personnalités les moins impliquées dans les exactions du régime oligarchique profitèrent de la possibilité de rendre les comptes de leurs magistratures selon l’usage36 : parmi eux, Rhinôn, l’un des Dix qui avait joué un rôle important dans les négociations préludant à la réconciliation37 et Ératosthène. En effet, ce ne peut-être qu’à cette occasion que Lysias l’accusa d’avoir été à l’origine de la mort de son frère Polémarque38. La modération dont l’oligarque avait fait preuve, quoiqu’il fût membre des Trente, ses liens avec Théramène que sa mort avait quasiment transformé en héros de la démocratie, avaient dû l’inciter à se soumettre à cette procédure. Si Lysias avait ému les juges dans sa première partie où il racontait avec talent la vie d’une famille de métèques bien intégrée et la fatale journée où, arrêté, il parvint à s’évader, tandis que son frère était exécuté, il ne put les convaincre du caractère criminel d’Ératosthène39, d’autant plus qu’il insista sur les liens de ce dernier avec Théramène40. Son seul argument était qu’Ératosthène avait rencontré Polémarque dans la rue et qu’il lui aurait été plus facile, à lui qui, de surcroît, prétendait s’être opposé à la mesure hostile aux métèques, de ne pas remplir sa mission qu’à Théognis et Pison, les auteurs de la proposition, qui l’avaient trouvé, lui Lysias, dans sa maison à table avec des hôtes41.
Un semblable échec fut sans doute le lot des accusateurs d’Agoratos, un personnage de bien moindre importance qui avait cherché à faire oublier son origine vraisemblablement servile dans une activité brouillonne entre 410 et 40342. Après le retour de la démocratie, la famille d’un certain Dionysiodôros, vraisemblablement un chef de contingent militaire (taxiarque), exécuté pour son opposition à la paix en 404, eut recours à la prise de corps contre Agoratos qui, arrêté, avait dénoncé leur parent et provoqué sa mort. La cause des accusateurs était mauvaise, car Agoratos avait rejoint les démocrates à Phylé et n’était donc pas un résistant de la dernière heure ; il n’avait pas tué la victime de sa main propre, il était donc couvert par l’amnistie ; enfin, la prise de corps était discutable en ce cas, même si le statut de métèque, d’un métèque qui avait de surcroît usurpé à un certain moment la citoyenneté, pouvait expliquer la procédure sommaire.
Les redditions de compte de l’été 403, les procès pour meurtre, souvent légalement discutables, ce qui explique les acquittements qui en furent souvent la conclusion, n’épuisèrent pas le ressentiment de certains démocrates. Les examens préliminaires permirent pendant près d’un quart de siècle de ressortir le passé des futurs conseillers et magistrats. Ils servaient prioritairement à établir si la personne désignée par le sort ou élue répondait bien aux critères de citoyenneté et d’âge exigés et se passaient sous la forme d’un questionnaire auquel la personne concernée répondait en fournissant des témoins. La séance était ouverte et n’importe quel citoyen jouissant de ses droits pouvait intervenir comme accusateur. Ce qui donnait lieu un procès s’achevant ou non par l’invalidation de l’accusé et la nécessité de recourir à un suppléant.
Le premier discours conservé relatif à cet examen nous est parvenu incomplet et sous un titre qui ne correspond pas à son contenu. Pour un citoyen accusé de menées contre la démocratie est en effet un discours que Lysias écrivit vers 400 pour un modéré dont le seul tort, à l’entendre, aurait été d’être resté dans la Ville avec les oligarques : « [il s’est] conduit comme l’aurait fait le meilleur des citoyens du Pirée, s’il était resté dans la Ville »43. Il n’avait pas exercé de magistrature ni fait partie du Conseil sous les Trente ; d’abord favorable au régime oligarchique, il devint un modéré, mais ne manifesta jamais une opposition qui aurait conduit à son bannissement. Ce personnage terne de bon citoyen, bon soldat, qui s’était donné pour principes de « ne pas convoiter le bien des autres, sous l’oligarchie, et, sous la démocratie, [de] dépenser le [s]ien pour [le Peuple] de bon cœur »44, fut sans doute accusé pour des raisons d’inimitié personnelle et sa nomination à une fonction que nous ignorons ne dut point être invalidée45.
Dans le cas de Philôn46 que le sort désigna en 398 pour être conseiller, l’accusation fut celle de manque de civisme. On lui reprocha de s’être tenu à l’écart du conflit entre les démocrates et les oligarques, sans qu’il fût fait d’ailleurs allusion à la loi attribuée à Solon47 : banni de la Ville avec ceux qui n’avaient pas été jugés dignes de faire partie des Trois Mille, au lieu d’aller au Pirée ou de participer à la résistance à l’étranger, il avait vécu à la campagne avant de s’installer à Ôrôpos, à la frontière de l’Attique, au moment précisément de la « descente » au Pirée des hommes de Phylé. Choisir de vivre à l’étranger comme métèque, alors que la patrie vit des heures difficiles, a toujours été considéré comme un crime par l’opinion athénienne48. Circonstance aggravante, Philôn utilisa Ôrôpos comme base pour des opérations de pillage dans la campagne de l’Attique pendant la période qui s’écoula entre le combat de Mounychie et la réconciliation des deux partis, alors qu’il prétendait avoir été empêché de rejoindre les combattants du Pirée par une infirmité49. Le chef d’accusation est ainsi passé d’incivisme à brigandage, ce qui relevait de la peine de mort en cas de flagrant délit. Pour achever son portrait de l’accusé en « indigne du nom de citoyen », l’accusateur le peint en mauvais fils, puisqu’il déclare que sa mère avait donné de l’argent pour son enterrement à un homme avec qui elle n’avait aucun lien de parenté, faute de pouvoir compter sur son fils50. Il annonce ainsi l’orientation que l’examen préliminaire connut au cours du ive siècle quand le thème de la moralité privée comme signe de la moralité publique prit une place de plus en plus importante51. Le cas de Philôn s’oppose à celui de l’invalide soumis à un autre examen, celui qui lui permettait de toucher son indemnité : ce dernier rappelle en effet que, sous les Trente, il se trouvait en exil à Chalkis avec les démocrates, alors qu’il aurait pu tranquillement jouir de ses droits politiques à Athènes52.
Le Pour Mantithéos, prononcé vers 392-390, montre que les passions sont encore vives plus de dix ans après les événements : désigné par le sort pour être conseiller, Mantithéos fut accusé d’avoir servi comme cavalier sous les Trente. L’homme à la moralité privée et publique irréprochable avait de quoi irriter : il continuait de porter les cheveux longs des jeunes aristocrates laconophiles53 et, pendant la guerre de Corinthe en 394, son zèle le poussa à demander l’envoi au front de son bataillon sans tirage au sort54. On peut comprendre alors que ses détracteurs aient utilisé son inscription parmi les cavaliers sous la démocratie55 pour lui reprocher des actes hostiles aux démocrates sous le régime oligarchique56. L’argument qu’opposa Mantithéos — il ne figurait pas parmi ceux qui durent rembourser l’indemnité de cavalier57 — a du poids, même si, comme le remarque L. Gernet, l’accusé laisse dans l’ombre certains points, comme ses activités sous les Dix58. L’alibi, solide, que lui avait fourni son père en l’envoyant auprès de Satyros, le dynaste du Pont, ne valait que pour la période qui s’étendait entre les mois précédant la défaite d’Aigos-Potamos et la veille de la chute des Trente, puisqu’il reconnaît être rentré cinq jours avant la « descente » au Pirée des hommes de Phylé59.
L’examen d’Évandros qui se déroula en 383/382 est le dernier cas connu où la question de l’action sous les Trente fût posée60. Évandros avait été tiré au sort pour être archonte suppléant, mais le titulaire de la charge, un certain Léodamas, avait été invalidé61. L’examen eut donc lieu dans une certaine précipitation, puisque c’était l’avant-dernier jour de l’année. L’accusateur, particulièrement combatif, est conscient de l’écoulement du temps et de la pression que peut exercer la nécessité d’avoir un archonte pour présider aux rites d’entrée en une nouvelle année, même s’il existe des précédents où les cérémonies furent accomplies par les autres membres du collège62. Il insiste sur le fait que l’accusé n’a pas les mains pures et qu’il ne peut donc pas participer à des actes rituels, ce qui laisserait entendre qu’il est homicide63, mais rien de précis n’est reproché à Évandros, sinon d’avoir été un partisan des Trente. Les crimes du régime oligarchique sont en fait devenus un topos rhétorique utilisé dans une vengeance personnelle par un ami de l’archonte invalidé qui, lui, avait fait partie des Quatre-Cents64. L’accusateur expose, avec une insistance singulière, que ni son père, ni lui n’ont eu part à l’oligarchie, l’un pour être mort en Sicile, près de dix ans avant 404, l’autre pour avoir été encore mineur à cette époque, et il déclare que ses ancêtres n’étaient pas des partisans des Pisistratides65 : le rapprochement des deux « tyrannies » est significatif d’une réécriture de l’histoire à un moment où les événements cessent d’avoir la pertinence du vécu. L’un des passages les plus étranges de ce discours est celui où l’accusateur évoque le scandale qu’il y aurait à ce que l’accusé, en vertu des prérogatives de sa charge, fût amené à juger du sort des épiclères (filles dépourvues de frères et chargées de transmettre les biens de la famille) et des orphelins « dont il [aurait] causé lui-même le deuil ». Vingt et un ans après la tyrannie des Trente, il était impossible que les victimes eussent des filles de quatorze ou quinze ans (âge au mariage des épiclères) ou des fils de dix-huit ans (âge de la majorité), dont l’archonte aurait à s’occuper. Les juges n’entendaient le discours qu’une fois, mais les commentateurs modernes ne semblent pas avoir souligné l’absurdité du propos66. L’acharnement de l’accusateur ou le souci d’avoir un magistrat pour commencer l’année conduisit à l’acquittement d’Évandros, qui est connu pour être l’archonte de 382/38167.
Après les années 380, la tyrannie des Trente cessa d’appartenir au passé d’hommes politiques encore actifs et à la mémoire personnelle des individus pour devenir de l’histoire. Les orateurs y puisèrent des exemples d’actes héroïques ou de crimes pour leurs discours politiques ou judiciaires, même s’ils confondaient parfois les oligarchies, comme Lycurgue qui met en relation avec la tyrannie des Trente le décret de Démophantos accordant l’impunité de celui qui tuerait un citoyen coupable d’avoir renversé la démocratie ou d’avoir exercé une magistrature sous un gouvernement oligarchique, alors que la mesure est une conséquence du coup d’État des Quatre-Cents68. La guerre civile trouva aussi sa place dans le discours de l’oraison funèbre à côté des guerres étrangères, même si les deux textes connus où elle est mentionnée ont un statut ambigu, que ce soit celui qui est attribué à Lysias, puisque, s’il est bien de lui, il fut écrit pour un citoyen, seul habilité à intervenir lors des funérailles d’État, ou celui que, dans le Ménéxène de Platon, Socrate prétend tenir d’Aspasie, doublement disqualifiée par ses qualités de femme et d’étrangère69. Dans les deux discours, en lien réel ou fictif avec la guerre de Corinthe, la situation de division est attribuée au malheur des temps70, la mauvaise fortune (dystychia) ou les malheurs (kaka) dont on jure de ne pas garder mémoire. Les Athéniens, qui, démocrates ou oligarques, parlaient cru quand ils exerçaient le pouvoir, jouaient de l’euphémisme, quand il s’agissait de réconciliation et d’avenir commun. Il est vrai que l’oraison funèbre est un genre qui gomme les divisions et présente une cité unanime dans la gloire et la douleur. Lorsque Lysias mentionne les étrangers venus au secours de la démocratie, il rappelle que la cité a honoré de la même façon tous les morts ; il ne pouvait pas en cette circonstance dire que le traitement des survivants et des orphelins n’avaient pas été le même71. Dans le troisième quart du ive siècle, quand d’autres oppositions dominèrent la vie politique, l’oligarchie des Trente et la lutte des démocrates contre elle faisaient l’objet d’une vulgate qui rendait les choix évidents. C’est ce qui explique les étonnements et les incompréhensions que manifeste le Pseudo-Aristote et qui se retrouvent chez les auteurs d’époque impériale. Les démocrates athéniens de 403 étaient peut-être moins généreux que les philosophes ne le pensèrent, mais ils avaient une vision réaliste des choses. Il fallut certes quelques années pour que passe ce passé violent, mais il finit par passer et céder la place à une histoire apaisée, certes quelque peu mensongère, puisque rien n’avait été fait pour entretenir la haine au sein de la communauté civique.