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DOI : 10.57086/sources.390

p. 7-10

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En consacrant ce numéro à la place de l’individu dans les conflits, notre intention était d’essayer de rapprocher deux historiographies qui ont connu des renouvellements significatifs : l’étude de la conflictuosité comme dynamique sociale et culturelle d’une part1 et l’histoire de la guerre d’autre part. Pour articuler deux régimes de conflictualité (un régime ordinaire, social et local d’un côté, et de l’autre un régime extraordinaire, géopolitique et se jouant à des échelles plus vastes), se placer au niveau de l’individu revient à engager l’étude de plusieurs de leurs dynamiques communes et notamment de la manière dont les modalités de l’engagement individuel dans les conflits (ou de celle du désengagement) participent de leur intensité.

À l’heure des célébrations de commémoration du centenaire de la Première Guerre mondiale, les débats historiographiques autour du consentement, de la (les) culture(s) de guerre, ou de la « brutalisation » ne semblent plus aussi âpres que dans les deux premières décennies qui ont suivi la parution de l’ouvrage fondateur de George Mosse en 19902. Cependant, les termes dans lesquels ils ont structuré l’approche historique des faits guerriers pour la période contemporaine demeurent encore d’actualité. Tant les historiens liés à l’Historial de Péronne que ceux qui se sont opposés à eux sur la question du consentement à la guerre partagent des orientations historiographiques par delà leurs désaccords. Stéphane Audoin Rouzeau et Annette Becker entendaient proposer une « histoire d’en bas »3 de la guerre, partant de l’expérience du combat. Frédéric Rousseau, dans la Guerre censurée, affirmait aussi comme postulat fondateur la centralité de l’homme « au cœur de tout dispositif militaire4 ». Ce tournant n’a pas concerné que l’historiographie de la Première Guerre mondiale, même si celle-ci a certainement joué un rôle essentiel dans les déplacements de paradigme de l’historiographie du fait guerrier. Pour les périodes médiévales et modernes, l’intérêt ancien pour la culture de guerre5 et le renouveau de l’intérêt pour la bataille ont nourri la recherche d’un nouvel équilibre entre études des données matérielles (équipement, tactique) et étude des phénomènes de subjectivation (émotions, perceptions, représentations, récits)6.

Bien sûr l’intérêt pour l’individu dans les conflits militaires est ancien, mais un faisceau d’études nouvelles (H. Drévillon, L’individu et la guerre7, J. Le Gac, Vaincre sans gloire8) et la republication récente de la traduction du texte essentiel de John Keegan (The Face of Battle, 1976)9 – qu’on peut voir comme le point de basculement de l’histoire militaire contemporaine – signalent l’actualité historiographique en France du thème qui est celui qu’ont accepté d’affronter les auteurs qui ont contribué à ce dossier. Le débat historiographique autour de la Première Guerre mondiale avait aussi engagé un débat épistémologique implicite autour de l’accès à l’expérience combattante, notamment autour de la mobilisation des différentes formes de témoignage10. Il a aussi permis de redéployer la question de la place de l’individu dans les conflits au-delà des seules questions du consentement ou de la capacité à tenir, en déplaçant l’attention vers le statut du soldat, à la fois juridique et miliaire, les dynamiques d’autonomisation et de perte d’autonomie, les ressources linguistiques à disposition des combattants pour dire et vivre l’ordre militaire et l’expérience combattante, ou encore l’exceptionnalité de cette dernière. Se tourner vers l’individu pour étudier les conflits n’est pas donc pas simplement se situer méthodologiquement dans le cadre d’une micro-histoire, mais accepter que la perspective micro-historique a dans le cas de l’étude des conflits des enjeux spécifiques, en ce que l’histoire de la guerre engage de manière originale l’histoire de l’individuation.

Pour une histoire des rapports entre conflictuosité et guerre, l’étude des après-conflits offre un point d’observation idéal, de même qu’à l’inverse l’étude des sorties des conflits sociopolitiques s’est avérée d'une grande valeur heuristique pour comprendre la conflictualité sociale11. Les articles rassemblés dans ce dossier qui s’intéressent aux situations d’après-conflits les analysent notamment de ce point de vue. Deux questions ici circulent et travaillent les deux temps de la guerre et de l’après-guerre : celle de la reconfiguration de l’agency individuelle et celle de la manière dont la guerre mobilise mais aussi modifie et éventuellement déstabilise les grammaires de l’action individuelle. Notre parcours commence aux ve et ive siècles avant notre ère avec l’étude qu’Anne Jacquemin consacre à la mémoire de la guerre civile athénienne de 404-403. Elle signale l’injonction à l’engagement dans le conflit à laquelle l’individu-citoyen est confronté, la diversité des mises en causes des engagements individuels en fonction de circonstances politiques variables, malgré la décision initiale d’apaiser le conflit par l’amnistie, mais aussi la manière dont le passage du temps de la mémoire vécue à celui de l’histoire produit une relecture évidente et, finalement, lisse des parcours individuels, condition d’une histoire apaisée liée à une conception spécifique de la communauté civique. C’est aussi à une situation de guerre civile que s’intéresse l’étude que Benoît Léthenet consacre au capitaine armagnac Pierre II de Challes. Ce vassal du duc de Bourbon, à l’origine d’une série de coups de force dans le Mâconnais, apparaît comme un acteur individuel du marché de la guerre, mobilisant à son profit les opportunités offertes par la guerre mais dont l’action s’articule aussi à des opérations qui se jouent à une échelle plus macroscopique. La grammaire de ses actions évolue mais selon un principe permanent : la non-contradiction (et donc la nécessaire conciliation) entre l’intérêt égoïste et les normes imposées par la guerre. En même temps, l’étude de son cas signale déjà aussi une perte d’autonomie face au prince acteur principal de la guerre et dont les actions politiques et publiques qui accompagnent les opérations militaires sont au cœur des évolutions auxquelles Pierre de Challes doit s’adapter. C’est donc bien déjà une question d’agency individuelle qui se pose ici. Le même enjeu traverse l’étude que Christine Haynes consacre à l’expérience de l’occupation militaire en Alsace après 1815. Si un va-et-vient permanent entre violence et fraternisation régit les rapports entre militaires occupants et civils confrontés à l’occupation, et si, bien sûr, cette expérience varie socialement, la communauté de langage y apparaît comme centrale dans la manière dont se structurent ces expériences : violence et fraternisation vont plus loin là où le langage est commun entre occupants et occupés. Action et réactions individuelles s’en trouvent intensifiés. C’est encore le même type d’interrogation autour de l’intensité de l’action individuelle que l’on retrouve dans l’étude du cas de Prosper Baccuët par Nicolas Schaub. Baccuët, comme les autres artistes militaires, engagés dans une entreprise de représentation visuelle des territoires de la conquête coloniale, non seulement expérimente le terrain et ses résistances de manière subjective mais entend aussi affirmer, selon un ethos professionnel propre, une forme d’autonomie nécessaire à son auto-définition comme artiste, qui l’engage dans une résistance relative aux injonctions politiques des autorités au service desquelles il travaille. Le cas de Wilhelm Dinesen, un aristocrate danois, engagé dans la guerre franco-prussienne de 1870-1871, étudié ici par Gilles Vogt, signale pour sa part combien l’affirmation des grands récits nationaux convoque l’engagement individuel, même pour un volontaire qui se pense aussi comme un « combattant de la liberté ». Cette articulation des « grands » et des « petits » récits est au cœur de l’analyse que Ségolène Plyer propose des mémoires individuelles des expulsions consécutives à la Seconde Guerre mondiale. Elle montre la manière dont les récits individuels ont aussi une histoire et comment ils se détachent progressivement des grands récits nationaux exclusifs et normatifs – et ainsi les déconstruisent. Le caractère de rôle et de performance de l’assignation nationale apparaît alors dans toute son évidence. L’étude signale aussi l’importance pour la reconfiguration des récits des périodes anomiques où se réinstaure justement une véritable agency rendue possible par la déstabilisation des grammaires de l’action et du récit. Apparaît aussi en pleine lumière une question qu’on voit poindre dans plusieurs de ces études : l’importance pour l’historien de l’étude de l’articulation par les acteurs de chronologies individuelles et collectives.

La publication du journal de guerre de Matthias Weiskircher, soldat lorrain combattant dans les armées allemandes pendant la Première Guerre mondiale, proposée ici par Jean-Noël Grandhomme, vient compléter cet ensemble. Le document est original à plus d’un titre, il est un des rares témoignages directs de soldats originaires de la Lorraine annexée. Il présente le double intérêt d’avoir été écrit par un infirmier et de concerner à la fois le front occidental pour la première partie de la guerre puis les opérations dans les Balkans. Le témoignage individuel exorcise ici en permanence le risque de l’individualisme, critiquant tour à tour l’égoïsme d’un confrère, l’absence de souci des officiers pour les conditions de vie de leurs soldats, ou encore les trafics d’un garde-malade dans le train qui le ramène des Balkans. Les sentiments personnels ne trouvent d’ailleurs guère de place dans cet écrit du for privé. C’est bien à une dés-individuation du récit que le récit individuel peut aussi parfois donner accès.

Ce qui se dégage de l’ensemble de ces études n’est donc pas seulement l’irrémédiable complexité des parcours individuels dans les conflits, mais bien en réalité leur profonde historicité et l’importance au coeur de cette historicité de régimes de narrativité qui ne font pas que retranscrire les conditions sociales de l’énonciation de récits individuels mais où compte tout autant la variabilité de la force performative de ce même récit individuel et des mécanismes de son articulation avec les grands récits collectifs, dans les engagements et les accommodements individuels en situation de conflit.

1 Voir l’introduction par Frédéric Chauvaud du dossier que le GEHRICO (Université de Poitiers) a consacré à ce thème : La conflictuosité en histoire :

2 George Mosse, Fallen soldier. Reshaping the Memory of the World War, Oxford, Oxford University Press, 1990.

3 Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker, 14-18, retrouver la guerre, Paris, Gallimard, 2000, p. 24-25.

4 Frédéric Rousseau, La Guerre censurée. Une histoire des combattants européens de 14-18, Paris, Seuil, 1999, p. 25.

5 Franco Cardini, Quella antica festa crudele. Guerra e cultura della guerra dall’età feudale alla Grande Rivoluzione, Florence, Sansoni, 1982.

6 Hervé Drévillon, Batailles. Scènes de guerre de la Table ronde aux tranchées, Paris, Seuil, 2007 ; Olivier Chaline, La Bataille de la Montagne

7 Hervé Drévillon, L’individu et la guerre. Du chevalier Bayard au soldat inconnu, Paris, Belin, 2013.

8 Julie Le Gac, Vaincre sans gloire. Le corps expéditionnaire français en Italie (novembre 1942 – juillet 1944), Paris, Les Belles Lettres, 2013.

9 John Keegan, The Face of Battle. A Study of Azincourt, Waterloo and the Somme, Londres, Jonathan Cape, 1976 [Anatomie de la Bataille, Paris, Robert

10 Voir sur ce point les remarques d’Élise Julien, « À propos de l’historiographie française de la première guerre mondiale », Labyrinthe, 18, 2004/2

11 J. C. Caron (dir.), Entre violence et conciliation. La résolution des conflits sociopolitiques en Europe au xixe siècle, Rennes, Presses

Notes

1 Voir l’introduction par Frédéric Chauvaud du dossier que le GEHRICO (Université de Poitiers) a consacré à ce thème : La conflictuosité en histoire : quelques approches, Les Cahiers du GEHRICO, 3, 2002.

2 George Mosse, Fallen soldier. Reshaping the Memory of the World War, Oxford, Oxford University Press, 1990.

3 Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker, 14-18, retrouver la guerre, Paris, Gallimard, 2000, p. 24-25.

4 Frédéric Rousseau, La Guerre censurée. Une histoire des combattants européens de 14-18, Paris, Seuil, 1999, p. 25.

5 Franco Cardini, Quella antica festa crudele. Guerra e cultura della guerra dall’età feudale alla Grande Rivoluzione, Florence, Sansoni, 1982.

6 Hervé Drévillon, Batailles. Scènes de guerre de la Table ronde aux tranchées, Paris, Seuil, 2007 ; Olivier Chaline, La Bataille de la Montagne Blanche, Paris, Noésis, 1999.

7 Hervé Drévillon, L’individu et la guerre. Du chevalier Bayard au soldat inconnu, Paris, Belin, 2013.

8 Julie Le Gac, Vaincre sans gloire. Le corps expéditionnaire français en Italie (novembre 1942 – juillet 1944), Paris, Les Belles Lettres, 2013.

9 John Keegan, The Face of Battle. A Study of Azincourt, Waterloo and the Somme, Londres, Jonathan Cape, 1976 [Anatomie de la Bataille, Paris, Robert Laffont, 1993, rééd. Paris, Perrin, 2013].

10 Voir sur ce point les remarques d’Élise Julien, « À propos de l’historiographie française de la première guerre mondiale », Labyrinthe, 18, 2004/2, p. 53-68.

11 J. C. Caron (dir.), Entre violence et conciliation. La résolution des conflits sociopolitiques en Europe au xixe siècle, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008.

Citer cet article

Référence papier

Jean-Pascal Gay, « Présentation », Source(s) – Arts, Civilisation et Histoire de l’Europe, 4 | 2014, 7-10.

Référence électronique

Jean-Pascal Gay, « Présentation », Source(s) – Arts, Civilisation et Histoire de l’Europe [En ligne], 4 | 2014, mis en ligne le 20 octobre 2022, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/sources/index.php?id=390

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Jean-Pascal Gay

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