Le moine est supposé mener une vie entièrement consacrée à Dieu : du matin au soir, il prie, il chante, il lit, il médite. Éventuellement, il travaille, dans un esprit de pénitence et de service. De toute manière, il n’est qu’un membre presque anonyme d’une communauté, au service de laquelle il s’est placé. Sa vie est détachée des passions, des envies, des désirs, si ce n’est le désir de Dieu. La seule émotion qui lui est permise, c’est celle qui le meut vers son créateur, l’émotion religieuse ; faisons bref : l’émotion mystique.
Cela, bien entendu, c’est de la théorie, ou plutôt un idéal. Le moine, ou la moniale, ou d’ailleurs aussi le chanoine régulier ou la chanoinesse régulière, est d’abord un être humain, et on peut penser que comme tous ses semblables il éprouve toutes sortes d’émotions. Sauf à admettre que la vie monastique puisse à ce point transformer l’être humain qu’elle parvienne à le priver de toute émotion autre que religieuse, il est probable que les religieux connaissent la peur, l’envie, le désir, la joie, le plaisir, le dégoût, la tristesse… Peut-être cependant ne les connaissent-ils pas comme tout le monde1.
Le premier problème, pour l’historien, est toutefois d’atteindre ces émotions. Si celles-ci s’expriment par des réactions physiques involontaires, par des gestes ou par des paroles, il leur est difficile de franchir la barrière de l’écrit. Non qu’elles soient absentes des textes que l’historien peut utiliser : comme on va le voir, on peut en trouver sans peine. Mais aux questions traditionnelles de la critique historique s’ajoute ici le fait que l’émotion est un facteur d’explication, un ressort narratif, tellement fréquemment utilisé par les chroniqueurs médiévaux que certains historiens médiévistes ont récemment remis en question sa pertinence2. À tort, sans doute, et c’est en tout cas ma conviction : de nos jours encore, alors que nous sommes formés depuis l’enfance à rationaliser nos réactions et à maîtriser nos émotions, combien de fois n’arrivons-nous pas à contrôler celles-ci ? Il me paraît peu probable que les médiévaux aient pu y parvenir systématiquement. À la décharge des médiévistes convaincus de l’importance du rituel et du self-control médiévaux, il faut noter qu’ils réagissaient aussi à la thèse de Norbert Elias, qui opposait de manière certainement exagérée un Moyen Âge brutal et incontrôlé à une époque moderne faite de civilisation, de retenue, de contrôle3. C’est d’ailleurs là sans doute un défi pour l’histoire médiévale dans les prochaines années : repenser la « rupture » entre le Moyen Âge et la Renaissance, ou la période moderne, en évitant autant de tomber dans le mythe d’un changement radical, que de succomber à l’illusion d’une histoire plane. Ce n’est cependant pas cette question que je voudrais traiter ici4.
Je voudrais ici chercher comment les émotions sont, éventuellement, présentées dans les sources. Celles-ci, on le sait, sont des filtres, des prismes, qui ne nous livrent qu’une vision partielle et déformée des faits, des croyances, des pratiques, des gestes… anciens. La plus grande partie des textes qui nous permettent d’étudier le Moyen Âge central a été produite, non seulement par des religieux, mais même dans un but religieux, afin d’assurer l’édification des moines et des chanoines, ou afin de renforcer leur mobilisation. Quelle image ces textes donnent-ils d’émotions que les religieux devraient ne pas connaître ? C’est à cette question que je m’attacherai. Avec modestie et discrétion : je vais simplement glaner quelques émotions et quelques idées à travers un choix subjectif de textes issus du monde monastique proprement dit, ou du monde des chanoines réguliers, au xiie-xiiie siècle. Sans autre prétention que celle d’attirer l’attention sur ce champ de recherche assez neuf5.
Récits historiographiques
Chroniques, annales, gesta abbatum… : commençons par interroger ces sources de nature historiographique, en nous penchant ici sur le cas des Gesta abbatum Sancti Bertini, les faits des abbés du monastère bénédictin de Saint-Bertin, à Saint-Omer. La deuxième partie de ces Gesta est due à Simon, dit de Gand : né dans les dernières décennies du xie siècle, il devint moine à Saint-Bertin, puis, en 1117, à Saint-Pierre de Gand ; élu en 1131 abbé de Saint-Bertin, il fut déposé en 1136 et se retira alors à Saint-Pierre de Gand jusque peu avant sa mort en 1147. Il écrivit une continuation aux Gesta rédigés vers 965 par le moine Folcuin, qui fut suivie peu après sa mort par d’autres continuations6. Retenons que Simon a connu, directement ou indirectement, les gens dont il parle ; que c’est un abbé, réformateur, attaché à la vie monastique.
Simon n’hésite pas à mettre en scène des émotions, d’ailleurs très diverses. Certaines sont attendues, comme le chagrin des moines à la mort de leur abbé. Le récit de l’enterrement de l’abbé Jean en 1095 est en ce sens très convenu : « Ô quelle douleur, quel gémissement, quels soupirs, quelles larmes nous causa ce jour lugubre Je ne me rappelle pas avoir jamais, ni nulle part, entendu des funérailles aussi tristes. Les gémissements étaient si extrêmes que la modulation de la psalmodie était gâchée par la confusion de la plainte, et celle-ci même par la douleur7 ».
De telles expressions relèvent clairement du topos dans l’historiographie monastique. Mais le recours, chez l’historien, au topos comme facteur explicatif est lui-même devenu un topos : le lieu commun n’arrive pas forcément de manière abstraite, absolue, in-sensée. Il peut, même quand il est commun, être signifiant8.
On le voit bien dans un autre exemple, relatif au même abbé Jean, et montrant l’amour des moines pour lui. Lorsque l’abbé Jean de Saint-Bertin était en voyage, son retour était attendu par les moines et les serviteurs avec un étonnant « désir d’amour9 ». Quoi de plus normal qu’un moine chroniqueur qui exalte l’affection de la communauté monastique pour son cher abbé ? Mais ici, l’expression utilisée est très rare : desiderium amoris, le désir d’amour. Sans verser dans des interprétations psychologisantes un peu faciles (s’agit-il d’un désir amoureux ?), on peut relever quand même que ce mélange d’amour et de désir, disons d’affection et d’attente, est rarement exprimé dans l’historiographie médiévale. Il est d’ailleurs qualifié de mirum, « étonnant, admirable », par Simon, qui souligne ainsi la rareté de ce sentiment. Et de fait, celui-ci n’est évoqué pour aucun autre des abbés de Saint-Bertin. Loin d’être un topos, cette phrase de Simon veut nous convaincre que l’abbé Jean, lorsqu’il était en déplacement, manquait vraiment à ses troupes.
Simon nous a aussi laissé un récit, simple mais très vivant et concret, de la réforme imposée à son abbaye par l’abbé Lambert (1095-1123)10. L’affaire éclata en 1101, quand Lambert, malade, annonça soudainement en chapitre qu’il interdisait désormais, conformément à la règle de saint Benoît, la propriété individuelle ou l’usage de serviteurs personnels. Or la motivation de Lambert était, d’après Simon, la crainte : gravement malade, en danger de mort, il appréhendait que Dieu ne lui reproche d’avoir laissé se perdre les âmes de ses moines ; en face de lui, les moines s’enflammèrent comme un feu de broussailles et l’insultèrent abondamment : même si Simon n’utilise pas de mot pour désigner leur réaction, ils étaient clairement dans la colère, on pourrait même dire dans la fureur11. Plus prosaïquement, ils remirent au lit le réformateur intempestif. La controverse se poursuivit, l’abbé cherchant à rattacher son monastère à Cluny et usant pour ce faire de toutes les ressources de son autorité. Les moines ne se laissèrent pas impressionner : ni la terreur, ni la crainte ne les détournaient de leur but. L’abbé en fut ému, voire choqué : commotus, dit Simon12, la commotio étant le mot le plus usité pour désigner ce que nous appelons une émotion13. Simon cite fréquemment la crainte, comme le font d’ailleurs beaucoup d’auteurs médiévaux : crainte de Dieu, crainte de la honte, crainte de la mort14. Et crainte de l’autorité… Mais inversement, l’autorité à son tour est souvent perturbée par l’opposition qu’elle rencontre : commota, on l’a vu. Turbata, « troublée », également15. Or ce sentiment de perturbation relève finalement lui aussi de la crainte. Qui semble bien être une émotion majeure, telle qu’elle apparaît dans les Gesta de SaintBertin.
Ceux-ci présentent cependant aussi d’autres sentiments, d’autres émotions. Le moine peut-il être découragé ? Oui, mais il doit surmonter ce découragement. C’est ce que fait en 1152 l’abbé de Saint-Bertin Léon, alors qu’un incendie a ravagé son monastère : « arrivant à la vieillesse et espérant après tant de souffrances et d’efforts obtenir le repos qu’il avait mérité, il se voyait tomber dans un labyrinthe dont il ne pourrait sortir que s’il était guidé par le fil de Dieu. Cependant, ne perdant pas espoir dans l’adversité, tenant conseil avec ses amis et des hommes sages il voyait ce qu’il pouvait faire16 ». Même réaction de son lointain successeur Simon, qui, au cours du concile de Latran III en 1179, se mit en tête d’obtenir du pape un privilège confirmant à son abbaye le droit de percevoir la dîme sur les harengs. Quant à la réaction des habitants de Calais, elle fut extrêmement négative et hostile, puisqu’ils dirent même qu’ils préféraient mourir (melius velle mori) que de se soumettre à une telle nouveauté. L’abbé partit triste et presque désespéré (tristis et quasi desperans abscessit), mais il réagit et finalement obtint l’essentiel, c’est-à-dire l’appui comtal17.
L’abbé, ou un autre dignitaire, peut-il s’enorgueillir ? En principe non, bien entendu, mais cela arrivait, et même aux meilleurs. Le portrait de l’abbé Léon est globalement très positif, mais son auteur reconnaît, prudemment (ut quidam dicebant, « selon ce que disaient certains ») qu’il s’enorgueillissait plus qu’il n’aurait dû (plus equo gloriabatur) d’être chargé de nombreuses affaires, de conseiller les princes, c’est-à-dire en l’occurrence les comtes de Flandre, et d’être leur représentant auprès des rois18.
Le désir sexuel peut-il être évoqué ? C’est très rare, et sauf si l’auteur veut dresser le portrait d’un mauvais moine, il est indispensable que ce désir soit vaincu. C’est ainsi qu’Héribert, moine de Saint-Bertin avant d’en devenir l’abbé, résista à une situation pourtant bien tentante, lorsqu’une jeune fille qu’il avait rachetée s’offrit à lui « couchée sur son lit mais sous les draps ». En revanche, un peu plus tard, « alors que, pour je ne sais quelle raison, il était tenaillé par un désir charnel, il enleva tous ses vêtements et, vêtu seulement d’une chemise, il sortit, souffrant de l’intensité du froid de la nuit jusqu’à ce que le feu du désir sexuel fût éteint en lui19 ».
Les Gesta abbatum de Saint-Bertin, on a pu le constater, ont une dimension d’édification, et donc une perspective très moraliste. Or c’est, conjointement, un texte exceptionnellement riche en émotions variées et nuancées, en comparaison d’autres histoires monastiques. Les Gesta abbatum Sancti Germani Autissiodorensis, leurs homologues pour l’abbaye Saint-Germain d’Auxerre, rédigés vers 1290, se contentent de rares généralités très peu intéressantes pour notre propos20. Il en va de même du Chronicon Ebersheimense, la chronique de l’abbaye bénédictine d’Ebersheim, en Alsace, écrite dans les années 1160 et prolongée vers 123021, ou de la chronique de Saint-Pierre-le-Vif, de Sens du début du xiie siècle22. Si on passe aux textes hagiographiques, et plus précisément à la vie d’un saint abbé, comme la Vie d’Étienne, abbé cistercien d’Obazine en Limousin (mort en 1159 ; la Vita date d’environ 1166 pour le premier livre, d’environ 1180 pour les deux suivants), on trouve surtout des schémas bien connus : l’abbé inflexible, qui surveille, morigène et punit ses moines ; ceux-ci, qui craignent leur abbé, mais l’aiment et sont au comble de la désolation lorsqu’il meurt23.
Règles et textes juridiques
Quant aux textes normatifs, par définition ils ne font guère de place aux émotions, a priori. La règle de saint Benoît n’utilise qu’une seule fois le champ sémantique de la commotio : lorsque le moine sent qu’un ancien est fâché (iratus vel commotus) contre lui, il doit se jeter à ses pieds jusqu’à ce qu’en le bénissant l’ancien montre que sa colère s’est apaisée (usque dum benedictione sanetur illa commotio)24. Cependant, Benoît n’ignore pas que le désir sexuel peut tarauder les moines, ou note la vanité de certains prieurs qui se comportent en seconds abbés, ainsi d’ailleurs que l’orgueil de tous ceux qui exercent une charge25.
Mais un autre texte sera plus utile pour nous : les décisions disciplinaires prises par le chapitre général de Cîteaux, et dont nous avons gardé de belles séries à partir surtout des années 1190. Prenons, au hasard, l’année 1199, au cours de laquelle le chapitre général rend 87 de ces décisions, soit générales, soit adressées à un religieux (généralement un abbé, responsable de son abbaye) en particulier. Plusieurs d’entre elles concernent, d’une manière ou d’une autre, des émotions. La première vise les moines qui auraient composé des rithmi, et qui seront exilés dans un autre monastère jusqu’à décision contraire du chapitre général : comme le suppose leur éditeur, Chrysogonus Waddell, une telle décision ne vise sans doute pas les auteurs de mauvaise poésie religieuse, mais ceux de poésie satirique ou licencieuse26. Une autre décision condamne les moines conspirateurs, ou plutôt renforce les peines qu’ils encourent. L’abbé de Bonnefont, sur la route du chapitre général, s’est comporté de manière incorrecte, s’est fait admettre sans raison dans les infirmeries, s’est montré exigeant en ce qui concerne la nourriture et la boisson. L’abbé de Morimond a pris la parole de manière indisciplinée devant le chapitre, de même que l’abbé de Breuil-Benoît, qui a parlé de façon incorrecte au précédent. L’entrée de femmes dans les monastères risque tellement de susciter de l’émoi, que c’est au roi de Hongrie que le chapitre général écrit pour lui demander d’empêcher cela. Dans le même genre, l’abbé de Rio Seco a chevauché un mois entier en compagnie d’une abbesse27. Comme on le voit, bien des comportements peu réguliers transparaissent dans les textes juridiques, lesquels nous apportent ainsi l’écho de telles envies ou affects hors la norme.
Les exempla
Depuis quelques décennies, les exempla sont devenus une source très utilisée par les médiévistes. Ce sont des recueils d’anecdotes destinées à nourrir la rédaction de sermons, afin de fixer l’attention sur une sorte de « storytelling », dans un cadre évidemment moralisateur. De nombreux ouvrages de ce genre ont été conservés, sous des formes et des titres divers. Le Collectaneum exemplorum et visionum Clarevallense est un texte de la fin du xiie siècle, conservé dans un unique manuscrit provenant de l’abbaye de Clairvaux. Comme les autres recueils d’exempla, il abonde en miracles, en récits avec des bons et des méchants, ces derniers étant immanquablement punis. Un de ces récits met en scène un monastère où les moines ont pris l’habitude de célébrer l’office des défunts en hâte et sans ordre (festinanter et confuse). Ils ont d’ailleurs la chance de ne pas être punis, mais de recevoir de leur abbé un sermon adéquat, contenant lui-même un exemplum28. Peu importe. Ce qui nous intéresse ici, ce sont ces moines qui visiblement n’ont pas la moindre envie de se consacrer comme ils le devraient à l’office des défunts. Orgueil, envie, colère, désir… : ils ont beaucoup d’autres choses en tête que la religion.
Car il y a des religieux qui expédient les offices avec beaucoup de légèreté. On songe au dom Balaguère (un ancien régulier ) des Trois Messes Basses d’Alphonse Daudet29. Pour s’en tenir au Moyen Âge, citons ce saisissant portrait de l’évêque d’Eichstätt Megingaud (991-1015), qui pestait sans cesse contre la longueur des offices et, en Carême, lorsqu’un seul repas par jour était autorisé, faisait chanter tierce à prime et none à tierce afin de pouvoir passer à table le plus tôt possible30 Mais on sort ici du cadre régulier. D’autres textes cependant mentionnent, éventuellement en creux, cette tentation d’aller trop vite, comme la Fundatio abbatiae de Valcellis lorsque son auteur évoque le fait que sous l’abbé Raoul, prototype du bon abbé, les offices étaient dits morose, c’est-à-dire « avec minutie », et que le sacristain n’avait pas la liberté de sonner les heures plus tôt ou plus tard, à son goût31.
Que penser, aussi, des moines pris de boisson ? Le Collectaneum met en scène un de ces moines, tellement imbibé de vin qu’il en perd l’esprit et a des visions terrifiantes ; consolé par la Vierge, il reviendra dans le droit chemin32. Le Collectaneum ne précise pas pourquoi ce moine s’était mis à boire, mais on peut supposer que cela lui permettait de supporter la vie monastique.
Un autre exemplum du Collectaneum concerne un moine qui se masturbait souvent en dormant, ce qui le troublait d’autant plus qu’il menait par ailleurs une vie irréprochable. Heureusement, ici aussi la sainte Vierge intervint, et assécha ses pollutions nocturnes33. La question de la masturbation est rarement évoquée, sans doute parce qu’elle était traitée dans la discrétion, mais parfois celle-ci n’était plus possible. Hildebert de Lavardin, évêque du Mans (1096-1125), puis archevêque de Tours (1125-1133), avait ainsi été contacté par un abbé dont un moine se masturbait en pleine prière34.
La littérature satirique ou critique
En dehors des recueils constitués ad hoc, de nombreux autres documents peuvent avoir recours aux exempla. Giraud de Barri, ou Giraldus Cambrensis (vers 1146-vers 1223), était un clerc séculier, qui toute sa vie rêva, en vain, de devenir évêque autocéphale de Saint David’s, au pays de Galles. Polygraphe très amer, il ne ménageait pas ses critiques à l’égard du clergé, y compris le monde monastique. Et il appuya, par exemple dans son Gemma Ecclesiastica, ses critiques sur des faits, en tout cas des exempla, peu à l’honneur du clergé régulier. Il consacre notamment un passage à la concupiscence, évoquant le cas d’une religieuse de l’abbaye mixte de Sempringham, qui avoua à l’abbé Gilbert, alors qu’il était déjà vieux, l’envie qu’elle avait de lui : Gilbert, après un long sermon contre la concupiscence, se dénuda entièrement en plein chapitre dans l’espoir, justifié, que voir son corps horrible, maigre, plein de rides et à la peau rugueuse, refroidirait les ardeurs de la nonnette. L’abbé Enatus, ou Enoc, de Strata Florida, qui avait fondé vers 1170 une abbaye de moniales (il réunit plusieurs jeunes filles, en tout cas), se distingua surtout par ses capacités de séduction, engrossa plusieurs religieuses et finit par s’enfuir avec l’une d’elles (avant, Dieu merci, de revenir pénitent dans un monastère masculin)35. D’une manière générale, le monde de Giraud de Barri est riche en moines et moniales amoureux, comme cette moniale qui, ayant vu un clerc par la fenêtre, en tombe complètement amoureuse et ne pense du coup plus qu’à lui36.
Autobiographie et sentiment
Mais c’est dans les récits autobiographiques que les sentiments s’expriment le plus aisément. Reprenons certains des textes que nous avons déjà vus. Simon de Gand, après avoir raconté le rattachement de l’abbaye de Saint-Bertin à celle de Cluny, explique que de nombreux moines, hostiles à cette réforme, quittèrent l’abbaye, voire le monde régulier, et moururent dans le siècle.
« Quelle douleur », s’exclame-t-il (proh dolor ). Et il continue : « que personne ne soit heurté que cela m’ait touché », car, dit-il, la discorde entre les moines a mis bien des âmes en danger et désolé bien des églises37. Cet aveu, d’avoir été touché, au sens émotionnel du terme, est très rare et permis ici par cette intrusion du « moi » dans un récit.
Cette question du « moi » est de fait essentielle pour notre propos. Ici aussi il y a une théorie, ancienne, celle de Jacob Burkhardt, pour qui la conscience de l’individu, du « moi », apparaît à la Renaissance38. Depuis quelques décennies cette thèse a suscité de nombreux travaux chez les médiévistes, certains l’acceptant assez largement, d’autres au contraire la contestant nettement. Parmi ces derniers, on trouve notamment une spécialiste des émotions39 : l’histoire des émotions et l’histoire du « moi », assez logiquement en fin de compte, se côtoient de près.
Il y a cependant des récits bien davantage autobiographiques. Un texte exceptionnel est le récit de la Translation de sainte Monique, écrit dans le dernier tiers du xiie siècle par l’auteur même de cette translation, Gautier, chanoine régulier de l’abbaye d’Arrouaise, dans le diocèse d’Arras. Gautier est allé, en 1161-1162, d’Arrouaise à Ostie, et en a ramené le corps de sainte Monique, mère de saint Augustin. De ce voyage, il a laissé un long récit épique, très centré sur lui-même et sur les innombrables difficultés qu’il a rencontrées ainsi que sur les épreuves qu’il a surmontées : entre vol de reliques, kidnapping d’abbé, traquenard tendu par des sicaires de l’empereur, tempête et quasi-naufrage, il est vrai que les émotions n’ont pas manqué40. Il ne le cache d’ailleurs pas : Gautier, et son complice l’abbé d’Agaune
Rodolphe, sont tour à tour troublés et terrifiés (conturbati et conterriti), pleins de tristesse (tristitia et meror animi), d’abattement (mestitudo). Il est attristé (contristabar), craintif (timui), inquiet (trepidus) puis se calme (animequior factus)…
Malgré son heureuse arrivée à Arrouaise avec les reliques, Gautier se sent très mal : « J’avais été à ce point découragé par mes innombrables souffrances et avais été plongé dans un tel abattement que vivre ne me plaisait même plus » (Tribulationibus enim innumeris jam ita attritus eram et in tanta animi mestitudine corrueram, ut jam nec etiam vivere liberet). Rassurons-nous : Gautier, qui a ensuite écrit le récit de son voyage, ne s’est pas laissé mourir.
Mais la tentation a été présente41, et surtout Gautier, qui est quand même supposé célébrer la translation de sainte Monique (il serait d’autant mieux inspiré de se concentrer sur cette question qu’il est en train, en fait, d’inventer la sainteté de Monique) en parle sans fard ni détour. Certes, il le fait pour confirmer l’authenticité des reliques qu’il rapporte, selon un argument qu’il explique clairement : aurait-il accepté de subir tant d’épreuves s’il n’avait été convaincu de cette authenticité ? Mais même si cette évocation de la fatigue de vivre n’est pas gratuite, elle n’en est pas moins instructive. Elle témoigne, semble-t-il, de ce qui ne devait pas être loin d’une dépression, ce qui d’ailleurs n’avait rien d’anormal au moment où Gautier retrouve la routinière quiétude de la vie canoniale après un voyage long, très éprouvant mais aussi très exaltant42.
Un autre texte parle de cette fatigue de vivre. Déjà citée, la Fundatio abbatiae de Valcellis, qui raconte la vie de l’abbaye cistercienne de Vaucelles, près de Cambrai, sous le premier abbé, Raoul (1132-1151), est l’œuvre d’un moine âgé, probablement un certain Foulques de Cambrai, qui écrit semble-t-il de sa propre initiative, pour rappeler quel bon abbé fut Raoul, mais aussi plus simplement pour évoquer la vie monastique de sa jeunesse43. Foulques parle très peu de lui-même, et son œuvre n’est donc pas autobiographique au sens strict, mais il raconte ses souvenirs, ou les souvenirs des histoires qu’on lui a racontées. Il narre notamment l’histoire d’un moine, dans un monastère cistercien non identifié, qui étant tombé malade, fut admis à l’infirmerie. Mais comme sa maladie se prolongeait, il fut plongé dans une telle tristesse qu’il ne se souciait plus ni du culte divin, ni de sa propre âme, et prenait très mal toute remarque qu’on lui adressait à ce sujet44. Ici aussi, même si c’est pour des raisons différentes, il s’agit sans doute d’un cas, sinon de dépression proprement dite, à tout le moins de tendance dépressive. Pour utiliser le vocabulaire monastique, on parlera ici d’« acédie », terme technique utilisé dans le monde monastique pour désigner la perte de motivation pour la vie régulière4546.
Correspondances
On l’a vu tout au long de cette petite étude, les sentiments, les émotions, les affects, étaient bel et bien présents dans la vie des réguliers. Mais au fond, faut-il s’en étonner ? Il eût suffi d’ouvrir la correspondance du plus emblématique des moines du xiie siècle, Bernard de Clairvaux, et de lire la première de ses lettres, adressée à son neveu Robert – qui a quitté Clairvaux pour Cluny, et qui a donc trahi son oncle –, pour tomber sur de ces expressions pleines d’émotion, si conformes à la personnalité de Bernard47 :
Assez et plus qu’assez, j’ai espéré, très cher fils Robert, que peut-être la pitié de Dieu daignerait visiter par elle-même ton âme, et, à travers toi, la mienne, en t’inspirant à toi une componction salutaire, et à moi la joie de ton salut. Mais, parce que, jusqu’à présent, je me vois frustré dans mon attente (Ps. 118, 116), je ne veux plus cacher ma douleur, ni réprimer mon anxiété ni dissimuler ma tristesse. De là vient que, contrairement aux règles de la justice, je suis contraint, blessé, de rappeler celui qui m’a blessé ; méprisé, de rechercher celui qui m’a méprisé ; injurié, de faire satisfaction devant celui qui m’a injurié ; de supplier enfin celui qui aurait dû me supplier. Il est vrai qu’une excessive douleur ne délibère pas, n’a pas de vergogne, ne consulte pas la raison, ne redoute pas l’offense à sa dignité, n’obtempère pas à la loi, n’admet pas le jugement, ignore la mesure et le bon ordre48 […].
On le voit, Bernard ne lésine pas sur les émotions pour faire pression sur son neveu. De nombreuses autres lettres de Bernard témoigneraient d’ailleurs sans difficulté du caractère émotif, et parfois même éruptif, de leur auteur.
Un autre moine de grand renom, Anselme, abbé du Bec avant d’être archevêque de Canterbury, mentionne lui aussi des émotions dans sa correspondance. Il adresse ainsi une lettre à son prieuré cathédral (puisqu’à Canterbury le chapitre cathédral est constitué de moines, vivant selon la règle de saint Benoît) pour reprocher aux religieux leur attitude : « Que cessent chez vous les bavardages, que disparaisse toute critique, que soit étouffé tout murmure, que s’éteigne l’impatience, que s’évanouisse la recherche de ce qui est inutile, que soit expulsée l’oisiveté, que soit annihilé tout grognement, que soient évacuées l’indignation et, pour chaque offense, l’inconvenante émotion de l’esprit, que soit éliminée la négligence, et exterminée la jalousie49 ». Anselme parle surtout du fait que chez ses moines gronde le mécontentement. C’est à un ensemble d’émotions négatives qu’il fait allusion.
En fin de compte, c’est ce qui ressort le plus de cette petite enquête : les émotions évoquées, lorsqu’elles ne le sont pas dans un cadre convenu (la douleur éprouvée à la mort de l’abbé, père du monastère ; la joie de retrouver un père lors de l’élection d’un nouvel abbé, par exemple), sont des émotions négatives, ou du moins perçues comme telles ; des émotions interdites, funestes, qu’il faut, d’une manière ou d’une autre, combattre.
Faut-il se contenter d’un tel bilan : la morale monastique interdit les émotions ; et comme il n’est guère possible de les éradiquer, elle essaiera en tout cas de convaincre qu’elles sont mauvaises ? Je ne le crois pas. Car in fine ce qui me paraît le plus intéressant, ce sont ces quelques mentions très personnelles que l’on peut trouver ici ou là, chez Simon de Saint-Bertin,
Foulques de Cambrai ou Gautier d’Arrouaise, par exemple. Et Bernard de Clairvaux. Et si l’enquête mérite d’être prolongée c’est bien là : dans l’expression de ces émotions très personnelles, qui sont passées, d’une manière ou d’une autre, entre les mailles du filet de la bien-pensance.
Quant au genre d’émotions et d’affects qui touchaient les moines médiévaux, on relève, sans surprise, la colère, la confiance, l’envie, la tristesse… Il est toujours amusant, et guère difficile, de relever les textes qui montrent les religieux aux prises avec le démon de la chair. Mais le plus intéressant, me semble-t-il, et c’est là aussi que l’enquête pourrait se poursuivre, c’est le sujet de l’acédie et, plus généralement, ce que j’appellerais la dépression monastique50.