Hariulphe d’Oudenburg devant Innocent II. Un témoignage rare sur la cour pontificale au xiie siècle

DOI : 10.57086/sources.279

p. 83-87

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Nous n’avons conservé que de rares témoignages sur la cour pontificale avant le pontificat d’Innocent III (1198-1216). Beaucoup de questions que nous pouvons nous poser à ce sujet restent donc sans réponse : quels étaient les rapports entre le pape et les cardinaux ? Comment les visiteurs et demandeurs étaient-ils accueillis ? Comment les pétitions étaient-elles traitées ? Quelles réponses leur étaient apportées ?

C’est ce qui fait tout l’intérêt du témoignage, unique1, d’Hariulphe d’Oudenburg. Hariulphe, il est vrai, n’était pas n’importe qui2. Né vers 1060 en Ponthieu, entré très jeune, comme oblat, à l’abbaye de Saint-Riquier, il devint un auteur reconnu : on lui doit, entre autres, une chronique de son abbaye, le Chronicon Centulense, et un récit des miracles accomplis par saint Riquier3. Devenu en 1105 abbé du petit monastère bénédictin d’Oudenburg, en Flandre maritime, il écrivit une vie du fondateur de cette abbaye, le saint évêque de Soissons Arnoul, auparavant abbé de Saint-Médard dans cette même ville (mort en 1087)4.

En 1140, âgé d’environ 80 ans, Hariulphe gouvernait tranquillement son monastère quand éclata un coup de tonnerre : l’abbé de Saint-Médard de Soissons soutenait qu’Oudenburg ayant été fondé par un de ses prédécesseurs, ce monastère devait dépendre du sien. Il avait même obtenu une lettre d’Innocent II (1130-1143) en faveur de ses prétentions. Concrètement, cela risquait d’entraîner la rétrogradation d’Oudenburg au rang de prieuré ; et pour Hariulphe, la perte de son abbatiat.

Le vieil homme n’hésita pas. Dans le courant du mois d’août (ou de septembre ?) 1140, Hariulphe quitta son monastère d’Oudenburg pour se rendre à Rome. Et c’est de ce voyage que nous avons gardé un récit. Il est écrit à la troisième personne, mais la critique unanime en attribue la rédaction à Hariulphe. Rien n’exclut qu’il ait été rédigé par un moine qui l’aurait accompagné, mais peu importe : même si ce fut le cas, ce moine a sans doute été contrôlé de très près par l’abbé-écrivain.

Comme c’est souvent le cas pour les textes d’histoire locale au Moyen Âge, le récit d’Hariulphe n’est conservé que dans un manuscrit5. Écrit au xve siècle à Oudenburg, ce codex contient surtout la grande chronique d’Oudenburg écrite à cette période6, ainsi que quelques autres textes historiographiques. L’auteur du majus chronicon, un compilateur davantage qu’un auteur, a inséré le texte d’Hariulphe dans sa chronique. C’est donc grâce à un moine anonyme du xve siècle, soucieux de transmettre la mémoire de son monastère, que nous devons la préservation de ce document. Le titre de l’ouvrage est « Les actes d’Hariulphe, abbé de Saint-Pierre d’Oudenburg, contre l’abbé de Saint-Médard de Soissons à Rome en présence du pape Innocent et des cardinaux7 ». Mais comme toujours avec les manuscrits médiévaux, il est impossible de savoir si ce titre a été donné par Hariulphe lui-même, ou par un copiste postérieur.

Le récit d’Hariulphe a été publié pour la première fois par le chanoine Van de Putte, qui livre en 1843 les textes historiographiques d’Oudenburg8. Cette édition a été reprise dans la Patrologie latine9. L’édition de référence actuelle est due à Ernst Müller10, et a été rééditée en 2003 dans une publication un peu confidentielle, avec une introduction et une traduction néerlandaise11.

Le texte d’Hariulphe n’est pas en soi un récit de voyage : il commence à l’arrivée d’Hariulphe à Rome, et se termine quand l’abbé prend congé du pape. Nous ne saurons donc rien de l’itinéraire suivi, du temps de parcours, des éventuels incidents en cours de route… Nous savons simplement qu’Hariulphe consacra sa première journée romaine à faire ses dévotions à Saint-Pierre du Vatican. Le lendemain il passait aux choses sérieuses. Mais il était impossible d’aller directement voir le pape. Hariulphe, nanti d’une recommandation de son ordinaire, l’évêque de Noyon et Tournai Simon de Vermandois, s’adressa à l’archichancelier Aimeric12, lui demandant ses conseils et son intercession. Aimeric, selon le récit d’Hariulphe, commença par le mettre en garde de manière formelle et sévère : il ne devait surtout pas procéder en faisant des cadeaux, il fallait qu’on sache que contrairement aux rumeurs, la justice pontificale était gratuite et impartiale13 !

Aimeric conduisit ensuite Hariulphe devant le pape. Celui-ci siégeait en consistoire, entouré de cardinaux et de nobles. Hariulphe se jeta à ses pieds, avant de lui donner ses lettres d’introduction : elles émanaient de deux grandes personnalités ecclésiastiques, l’évêque de Noyon-Tournai, et Bernard de Clairvaux. Hariulphe espérait un traitement rapide de son affaire. Ce ne fut pas le cas. Au contraire, le pape – peut-être il est vrai occupé par des affaires plus importantes – le fit attendre, et Hariulphe s’inquiéta du coût que représenterait pour lui le séjour à Rome. Il fut rassuré sur ce point : Innocent II prendrait en charge ses frais.

Ce n’est qu’après neuf jours qu’Innocent II eut le temps d’écouter la plainte d’Hariulphe. Celui-ci présenta son problème, longuement. Il commença par une parabole, dont il donna ensuite la clé. Surtout, il donna lecture de la lettre pontificale que, disait-il, l’abbé de Saint-Médard avait obtenue frauduleusement du pape, en lui mentant sur la nature des relations entre Oudenburg et Saint-Médard. Enfin, il raconta l’histoire de son monastère, et présenta à l’appui de ses dires deux chartes épiscopales.

Innocent II prit un jour de réflexion, et ce fut donc le lendemain que le chancelier Aimeric annonça son verdict : la désignation de trois juges délégués par le pape, chargés d’éclaircir l’affaire. Cette décision fut présentée à Hariulphe comme une faveur, puisque cela signifiait que l’affaire serait traitée en Flandre et qu’il ne devrait pas revenir à Rome. Hariulphe, très déçu que le pape ne tranchât pas séance tenante en sa faveur, engagea alors un long marchandage avec le pape pour influer sur le choix des juges, mais comme il multipliait les réticences, Innocent II finit par lui imposer son choix.

Qu’advint-il ensuite de cette querelle ? Aucun document en lien avec celle-ci n’a été conservé, ni dans les archives d’Oudenburg, ni dans celles de Saint-Médard de Soissons. Oudenburg, en tout cas, sauvegarda son indépendance, comme en témoigne la bulle donnée le 31 décembre 1156 par le pape Adrien IV, qui prenait l’abbaye d’Oudenburg sous sa protection et en confirmait les possessions14. Hariulphe, quant à lui, mourut le 19 avril 1143, à Oudenburg.

Comme Hariulphe est reparti de Rome visiblement très déçu de ne pas avoir obtenu de privilège pontifical, les historiens ont jusqu’à présent considéré comme lui qu’il n’avait pas obtenu gain de cause. En réalité, s’il n’a pas remporté une victoire complète, il a du moins obtenu un assez large succès, puisque la décision d’Innocent II était de confier la querelle à l’examen de juges délégués si, et seulement si, l’abbé de Saint-Médard relançait la querelle. Peut-être celui-ci a-t-il tout simplement renoncé, l’affaire s’annonçant plus complexe et coûteuse que prévu ?

Quel était le but d’Hariulphe en écrivant son récit ? Il ne le dit pas, et contrairement aux usages, il n’a pas écrit de préface (à moins que celle-ci ait été omise par le chroniqueur du xve siècle). On peut imaginer qu’il voulait surtout laisser à ses successeurs, à côté des chartes qui permettent de démontrer l’indépendance de son abbaye, un texte explicatif. Mais il aime aussi à parler de lui, comme le montrent les deux épitaphes qu’il a lui-même composées (c’est certain pour la première, probable pour la seconde)15. Il est d’ailleurs constamment mis en valeur dans le texte, qui montre un abbé soutenant énergiquement sa cause, et n’hésitant pas à adresser des reproches au pape. Hariulphe, historien, était sans doute soucieux de la trace qu’il laisserait dans l’histoire, et ce voyage à Rome, ainsi que le relatif succès obtenu, étaient en quelque sorte le couronnement de sa carrière.

Mais l’insistance que met Hariulphe, dès le début de son récit, à souligner la gratuité et l’impartialité de la justice pontificale conduit à se demander s’il ne s’agissait pas aussi d’un texte de propagande : le cardinal-chancelier Aimeric comme Innocent II, du reste, demandent à Hariulphe de rendre témoignage de la qualité de la justice romaine, et c’est peut-être bien à cela qu’Hariulphe s’est attaché. Il nous montre d’ailleurs un souverain pontife accueillant et bienveillant. Il ne faudrait cependant pas exagérer cette volonté de propagande, ou du moins ses effets : la pauvreté de la tradition manuscrite suggère que le texte n’est jamais sorti des murs d’Oudenburg, à l’intérieur desquels il n’a guère eu de succès.

Le fait qu’Hariulphe s’exprime à la troisième personne n’empêche pas de classer son récit dans le groupe des textes dont les auteurs, au xiie siècle, parlent d’eux-mêmes et se mettent en scène. On sait qu’il y a des liens, de ce point de vue, entre les récits de voyage et l’expression de soi16. C’est le cas au demeurant dans d’autres relations de voyages à la curie pontificale, comme celui de Gautier d’Arrouaise en 1161-116217 ou celui d’Ulger, évêque d’Angers, en 113618. Le texte d’Hariulphe est cependant différent, en ce qu’il est presque entièrement écrit au discours direct19. Cette succession de dialogues ne laisse guère de place pour l’expression des émotions, elle aussi liée à l’expression de soi. Mais même dans ce discours direct, l’abbé n’hésite pas à se dire gêné par ce qu’il y a de faux dans les lettres pontificales, ou prend un malin plaisir à présenter un Innocent II choqué par sa franchise et sa rudesse.

Le récit d’Hariulphe est, on s’en convaincra sans difficulté en en lisant la traduction, un texte très précieux, utile pour la connaissance de la curie pontificale, mais aussi pour de nombreux autres aspects. Il est étonnant, en ce sens, qu’il n’ait été jusqu’à présent traduit qu’en néerlandais.

Notes

1 Sur l’exceptionnelle valeur de ce témoignage pour la connaissance de la justice pontificale au xiie siècle, voir Ian S. Robinson, The Papacy, 1073-1198. Continuity and Innovation, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, p. 189-193 ; Patrick Zutschi, « The Roman curia and papal jurisdiction in the twelfth and thirteenth centuries », dans Cristina Andenna et alii (éd.), Die Ordnung der Kommunikation und die Kommunikation der Ordnungen, t. 2, Stuttgart, Steiner, 2013, p. 213-227. Return to text

2 Sur Hariulphe, voir Nicolas Huyghebaert, « Abbaye de Saint-Pierre à Oudenburg », dans Monasticon Belge, t. III, Province de Flandre-Occidentale, fasc. 1, Liège, Centre national de recherche d’histoire religieuse, 1960, p. 49-85, aux p. 59-60 <http://www.narrative-sources.be/result_auteur_nl.php?auteur_id=453>, vérifié le 09/03/2017]. Return to text

3 Ferdinand Lot, Hariulf. Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier (ve siècle – 1104), Paris, Picard (Collection de textes pour servir à l’étude et à l’enseignement de l’histoire, 17), 1894. Return to text

4 Acta sanctorum, Aug., III, 1737, p. 229-259. Return to text

5 Bruges, Bibliothèque du Grand Séminaire, ms. 127/5. Return to text

6 Ferdinand Van de Putte, Chronique du monastère d’Oudenburg, de l’ordre de Saint-Benoît, Gand, C. Annoot-Braeckman (Recueil de chroniques, chartes et autres documents concernant l’histoire et les antiquités de la Flandre-Occidentale, 1ère série : Chroniques des monastères de Flandre, 5), 1843, p. 1-81. Return to text

7 Incipiunt gesta Hariulfi abbatis Sancti Petri Aldemborgensis contra abbatem Sancti Medardi Suessionensis Rome in presencia Innocentii pape et cardinalium. Return to text

8 F. Van de Putte, Chronique d’Oudenburg…, op. cit., p. 51-64. Return to text

9 Patrologia latina, t. 174, col. 1544-1554. Return to text

10 Ernst Müller, « Der Bericht des Abtes Hariulphe von Oudenburg über seine Prozessverhandlungen an der römischen Kurie im Jahre 1141 », Neues Archiv der Gesellschaft für ältere Geschichtskunde, t. 48, 1930, p. 97-115. Return to text

11 Roel Vander Plaetse, Hariulf. Pleidooi voor Oudenburg, Turnhout, Brepols, 2003 (fascicule publié à l’occasion du 50e anniversaire de la collection Corpus Christianorum). Return to text

12 Aimeric, cardinal-diacre de Sainte-Marie-Nouvelle, chancelier pontifical de 1123 au 28 mai 1141. Voir Werner Maleczek, « Das Kardinalkollegium unter Innozenz II. und Anaklet II. », Archivum historiae pontificiae, t. 19, 1981, p. 27-78, ici p. 28-34. Return to text

13 Pour un point de vue très différent, voir le témoignage quasiment contemporain (1142) d’Hériman de Tournai, Liber de restauratione ecclesie Sancti Martini Tornacensis, §. 114 (= Continuatio §. 23) éd. R. B. C. Huygens, Turnhout, Brepols (Corpus Christianorum. Continuatio Mediaevalis, 236), 2010, p. 183-185. Return to text

14 Johannes Ramackers, Papsturkunden in den Niederlanden, Berlin, Weidmannsche Buchhandlung, 1934, n° 82, p. 209 (= JL 10231). Return to text

15 F. Lot, Hariulf…, p. 330. Voir aussi Patrologia Latina, t. 174, col. 1366 et 1564. Return to text

16 Voir par exemple Damien Coulon et Christine Gadrat-Ouerfelli (dir.), Le voyage entre quête individuelle et description du monde (actes du colloque de Strasbourg et Aix-en-Provence, 2014), Aix-en-Provence, à paraître. Return to text

17 Voir Benoît-Michel Tock, « Une translation autobiographique au xiie siècle : Gautier d’Arrouaise et la Translatio sanctae Monicae », à paraître dans D. Coulon et C. Gadrat-Ouerfelli, Le voyage entre quête individuelle…, op. cit. Édition et traduction, Id., « La Translatio sanctae Monicae (BHL 6001), le culte de sainte Monique et le culte du “moi” au xiie siècle », à paraître dans Analecta Bollandiana. Return to text

18 Recueil des Historiens des Gaules et de la France, t. 15, p. 384-388 et Patrologia Latina, t. 180, 1649-1654. Voir à ce sujet Dietrich Lohrmann, « En consistoire avec le pape Innocent II. La relation d’Ulger, évêque d’Angers (début 1136) », Revue d’histoire de l’Église de France, n° 96, 2010, p. 277-288. Return to text

19 Présentation étendue de cet aspect par Thomas Haye, Lateinische Oralität. Gelehrte Sprache in der mündlichen Kommunikation des hohen und späten Mittelalters, Berlin et New York, De Gruyter, 2005, p. 83-94. Return to text

References

Bibliographical reference

Benoît-Michel Tock, « Hariulphe d’Oudenburg devant Innocent II. Un témoignage rare sur la cour pontificale au xiie siècle », Source(s) – Arts, Civilisation et Histoire de l’Europe, 10 | 2017, 83-87.

Electronic reference

Benoît-Michel Tock, « Hariulphe d’Oudenburg devant Innocent II. Un témoignage rare sur la cour pontificale au xiie siècle », Source(s) – Arts, Civilisation et Histoire de l’Europe [Online], 10 | 2017, Online since 20 octobre 2022, connection on 09 décembre 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/sources/index.php?id=279

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