Le sujet de ce séminaire, à première vue audacieux dans un milieu géographique moins ouvert que d’autres aux aventures maritimes, s’inscrit en réalité dans un axe depuis longtemps privilégié par la recherche des sciences historiques à Strasbourg. En effet, c’est à nouveau l’une des « formes » du voyage, pour reprendre le titre d’un ouvrage collectif1 paru ces dernières années, qui a engagé cette recherche. Celle-ci pour l’essentiel s’inscrit entre 1830 et 1970, définie depuis quelques témoignages pionniers autour des années 1830/1840 (ainsi Alexandre Dumas, qui raconta son tour de Sicile dans Le Speronare) jusqu’à 1969, année de la publication du récit de Bernard Moitessier qui fit rêver toute une génération, La longue route.
Au terme d’une année de réflexion s’imposent plusieurs axes pour structurer la recherche. Le premier est assurément la présence de la Grèce, à la fois source, guide et destination. La rame posée à côté de l’allégorie de l’Odyssée dans le tableau d’Ingres, L’Apothéose d’Homère (1827), en est le précoce emblème et continue à féconder les imaginaires, comme en témoignent bien des récits du xxe siècle, par exemple celui d’Isadora Duncan en route vers la Grèce : « nous voulions que notre traversée ressemblât autant que possible à celle d’Ulysse2 ». La revue Le Voyage en Grèce (1934-1939), dont la parution est liée aux traversées du Patris II, à la fois bateau-atelier et croisière savante, reflète la multiplicité des foyers de connaissance et de création que génère alors le départ vers la Grèce, de l’archéologie à l’art contemporain, en ses diverses expressions littéraires et plastiques.
Loisir de la modernité, la croisière hisse en nouvelle figure de proue celle de l’aventurière. Le tableau de l’artiste strasbourgeoise Marcelle Cahn, Femme et voilier (1926-1927, Strasbourg, Mamcs) reflète à la fin des années vingt cette émergence, dans le style syncopé du post-cubisme, à la fois sensuel et abstrait. Son sujet semble préfiguré, dans un autre style, par le tableau de Courbet, La Dame au podoscaphe, également appelé La moderne Amphitrite. La croisière est donc aussi le lieu d’une émancipation où s’inscrivent les noms d’Hermine de Saussure ou d’Ella Maillart à l’époque des voyages de Perlette ou de Bonita et ce deuxième axe, avec par exemple le récit d’Edith Wharton (The Cruise of the Vanadis, rédigé en 1887 et resté inédit), vient enrichir les recherches déjà conduites par l’équipe sur « Le voyage au féminin3 ».
Exploit sportif ou loisir mondain, à voile ou à vapeur, « pratique élitiste ou escapade sociale », pour reprendre les termes d’Éric Vibart, la croisière est donc étroitement associée au voyage des idées, des images et des formes, au croisement de courants intellectuels et artistiques qui tissent la complexité d’une époque. La liste est longue des ouvrages fondateurs, de Joseph Conrad à Herman Melville, de Jack London à Joshua Slocum, lus – souvent en mer – par ceux qui écriront à leur tour et qui rythment l’histoire de la croisière. Celle-cis’inscrit ainsi au cœur de l’évolution du monde contemporain, en affirmant aussi, dans ce dialogue avec la mer, des partis esthétiques qui dessinent un troisième axe. Décor de conversation piece chez James Tissot, qui aime placer ses personnages dans un paysage de gréements, l’embarcation devient modèle architectural, dans la répartition intérieure – comme l’écrit Roland Barthes, le bateau n’est-il pas aussi « chiffre de la clôture » et, par exemple chez Jules Verne, un « coin du feu » parfait ? – autant que dans l’esprit des façades ou la conception des structures. Le Corbusier choisit une allée de paquebot pour la couverture de son recueil d’essais Vers une architecture (1923), véritable manifeste tendu à la rencontre d’un monde nouveau.
L’année 2015 se propose d’explorer sous d’autres angles, en restant fidèle à la perspective interdisciplinaire, ces mythologies de la navigation.
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Année 2013-2014
17 décembre
Christine Peltre (Université de Strasbourg), La Croisière : horizons d’une recherche.
27 janvier
Sophie Basch (Université de Paris IV-Sorbonne), « Le Voyage en Grèce (1934-1939). Du périodique de tourisme à la revue artistique » : histoire d’un colloque et de sa publication.
17 février
Éric Vibart, Regards sur l’évolution de la croisière de plaisance 1880-2000 : d’une pratique élitiste à l’escapade sociale.
24 mars
Hervé Doucet (Université de Strasbourg), Rêve et rationalités. Le paquebot comme modèle architectural.
7 avril
Nicolas Bourguinat (Université de Strasbourg), La croisière du Vanadis : un voyage de jeunesse d’Edith Wharton en Méditerranée (1888).
28 avril
Cyril Lécosse (Université de Lausanne), Le peintre James Tissot (1836-1902) et quelques « yachtmen » de son temps.
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Année 2015
16 février
Vassiliki Lalagianni (Université du Péloponnèse), Itinéraires au féminin : la croisière de Perlette et de Bonita en mer Egée.
30 mars
Christine Peltre (Université de Strasbourg), Sous le signe de l’Amphisbène : Les navigations de Henri de Régnier (1904-1906).
20 avril
Gabriel Gee (Franklin University, Suisse), Les navires de croisière entre narcissisme et passages de civilisations (1880-1970).
27 mai
Irini Apostolou (Université nationale d'Athènes-Capodistriakon), Tradition et nouveauté de la croisière en Grèce fin de siècle.
15 juin
Tiphaine Larroque (Université de Strasbourg), Le bateau : un espace hétérotopique.
Nicolas Bourguinat (Université de Strasbourg), Dans les mers du Sud. Marins, yachtmen et touristes américains dans la mer des Caraïbes de 1850 à 1930.