« Trop, c’est trop ! » est le titre d’un séminaire conçu pour permettre la participation du plus grand nombre de membres de l’équipe ARCHE et pour agréger des collaborations extérieures, comme pour le présent numéro de Source(s). Les recherches ont en commun de partir de situations extrêmes1. Porté par l’axe « Autorité. Contrainte. Liberté. » ce thème a été développé à partir de 2015 et un premier résultat a été publié en 2017 dans le numéro 11 de la revue Source(s). Voilà donc, pour 2019, une deuxième brassée d’articles.
La thématique et les modalités permettent d’échanger, de s’écouter les uns les autres, de publier ensemble dans Source(s) ou de publier à part lorsque le séminaire sert d’incubateur à une étude et un texte2. Rappelons que le séminaire d’axe envisageait d’explorer en histoire et en histoire de l’Art les faits, discours et représentations intolérables, inacceptables, insupportables… Où sont les limites et pourquoi ? Que se passe-t-il concrètement quand elles sont atteintes et dépassées ? Que dit l’anormal de la norme ? En histoire3, l’insupportable s’inscrit dans le temps et quantité de choses réprouvées à une époque sont devenues tolérées plus tard, alors que d’autres ignorées, ou sues et tolérées, sont devenues interdites et ont été éventuellement punies de plus en plus durement. Il n’est pas facile de faire la balance mais, à notre époque, il semble que les cas intolérables dans l’espace public ont été multipliés jusqu’à susciter une impression de saturation, tant il y a des faits qui sont socialement réprouvés et/ou sanctionnés par le droit. Or, ce que l’on dit intolérable est vu et qualifié de mal absolu alors que se retourner vers le passé montre que la limite est toujours historiquement constituée et donc relative. Bien souvent les choses ne sont pas énoncées au préalable et c’est l’étude même des cas qui est révélatrice de l’acceptabilité d’une situation et de ce qui, au contraire, est radicalement inacceptable – ou en tout cas l’est à un moment donné. Une analyse fine devait aussi permettre de distinguer entre des transgressions qui sont évaluées plus ou moins gravement par l’ensemble de la société et même socialement diversifiées – intolérables pour les uns et acceptables par d’autres. Observer les actions est probablement plus pertinent que les discours, qui sont soit dépassés par les faits, soit trop avancés par rapport aux crispations anciennes. C’est ainsi la sanction même des faits qui exprime au cas par cas ce qu’il est tolérable de faire ou de dire dans l’espace public et aussi dans la sphère privée.
Le judiciaire se prête particulièrement à une telle approche. C’était le cas dans le numéro 11 de Source(s) avec les contributions d’Adrien Dubois sur le suicide comme instrument d’une vengeance ; Emmanuel Gérardin sur les limites du pardonnable dans les lettres du Prince ; Christophe Regina4 sur le seuil de tolérance à l’égard d’une religieuse maquerelle ; Hervé Piant sur la perception de plusieurs crimes extraordinaires ; Myriam Deniel-Ternant et Sarah Dumortier sur les curés délinquants ; et Antoine Follain sur le crime de bestialité avec un cas de la fin du xviiie siècle auquel faisait écho un autre du xvie siècle publié ailleurs, les deux encadrant le champ de recherche5. Le judiciaire est encore dominant dans le numéro double 14-15 de Source(s)– à l’exception du sujet et des sources de Laurent Ropp. C’est que la pratique ordinaire des historiens du judiciaire est d’utiliser des cas extraordinaires pour apprendre des choses sur l’ordinaire qui, lui, n’a aucune raison d’être documenté. Les crimes et les peines sont un puissant révélateur des valeurs d’une société.
Religion et justice devant l’inacceptable
Il revient maintenant au coordinateur de mettre en perspective les articles du second numéro de Source(s) consacré à la thématique des cas extrêmes. C’est ainsi que l’article remis par Anne Brogini, professeure d’histoire moderne à Nice dans la nouvelle Université Côte d’Azur, confronte des autorités chrétiennes à des chrétiens islamisés qui refusaient de revenir à la vraie foi. Le Saint-Office de Malte était donc confronté à des « irréductibles de l’apostasie6 » aux xvie et xviie siècles.
Rappelons que « renégat » désignait celui qui était né dans la foi chrétienne et qui était devenu musulman de gré – c’était la pire attitude pour un chrétien – ou de force, ce qui rendait la « réconciliation » plus facile. Dans les deux cas, le chrétien avait fauté. Ses torts étaient d’autant plus forts que le chrétien était passé par un rituel de conversion comprenant la circoncision, l’adoption de la manière « maure » de se vêtir et d’un nom musulman, ainsi que la récitation en arabe d’une véritable profession de foi, complètement opposée à la foi chrétienne. Or selon le discours officiel de l’Église, la mort pour un chrétien était toujours préférable à l’apostasie. En renonçant à Dieu pour adorer Mahomet, tous avaient donc gravement fauté. D’où les procédures de réconciliation et la nécessité d’une punition. Le phénomène des renégats a été mis en valeur par Bartolomé Bennassar7 et recoupe celui de l’esclavage qui a aussi sa propre bibliographie8. Il a été le mieux étudié en Espagne puis en Italie. L’intérêt s’est porté sur les conversions sincères dans un sens et dans l’autre9 – avec des réflexions poussées jusqu’à l’époque contemporaine et immédiate, où l’une ou l’autre des deux religions réalise encore des conversions qui interrogent aux niveaux individuel et collectif.
Adossé à ces travaux, l’article d’Anne Brogini porte sur le petit nombre d’irréductibles qui constituaient aux xvie et xviie siècles un cas extrême de résistance. Spécialiste de la Méditerranée occidentale et de l’Ordre de Malte10, notre collègue montre comment l’Église s’efforçait de réintégrer tous les renégats en permettant aux apostats de soumettre à l’inquisiteur un récit conforme aux attentes. Sauf qu’avec certains, le processus de réintégration dans la chrétienté échouait. Un chrétien, un inquisiteur, pouvait-il entendre plus insupportable que la réponse du Gênois Pantaleone devenu « Ali de Tripoli » : « non seulement je ne veux pas revenir à la religion chrétienne, mais je veux vivre et mourir dans la religion musulmane » (1581) ? Ou que les mots d’Andronico de Chypre : « Même si je suis chrétien, né de parents chrétiens, je suis Turc et comme Turc je veux vivre et mourir » (1628) ? Ou encore ceux de Costantino de Leros, jugé comme relaps en 1612, qui déclare lors de son second procès être retourné de son plein gré en Barbarie et accuse l’inquisiteur de l’avoir réconcilié de force, alors qu’il a toujours voulu rester musulman ? Le plus souvent, les parties s’entendaient sur ce qu’il fallait dire et entendre. Mais le Saint-Office de Malte se heurtait de temps en temps à une résistance singulière et totalement inacceptable. D’où des peines sévères.
Le religieux est présent aussi dans la contribution de Laurent Ropp sur les mémorialistes et les violences religieuses dans la France du xvie siècle. Consacré de notre point de vue à une réflexion sur les seuils de tolérance – où situer le « trop » ? – son article répond aussi à des attentes des spécialistes des guerres de Religion. Ainsi, pour un tout récent colloque, Nicolas Le Roux a-t-il traité de « La tolérance à l’épreuve au temps d’Henri III » en introduisant sa communication par la citation « Plus [il y aura] de huguenots morts, moins nous en aurons et Dieu en soit loué11 ». La formule est choquante et pourtant elle venait du Roi lui-même, s’adressant au secrétaire d’État Villeroy en août 1586. Lors du même colloque, Barbara Diefendorf s’est intéressée à la manière de rendre compte de la violence des gens de sa confession contre les autres, en utilisant l’excuse très actuelle des « dommages collatéraux » dans une action militaire. Laurent Ropp a utilisé les écrits des mémorialistes pour s’interroger sur les violences dont les protestants (surtout) et les catholiques ont été victimes. Les tueries, parmi lesquelles bien sûr la ou plutôt les Saint-Barthélemy en août 1572, ont été plus souvent admises et comprises que condamnées. Certains auteurs se distinguèrent un peu12.
Je connais bien la thèse de Pierre-Benoît Roumagnou, pour avoir été rapporteur et membre de son jury13. J’avais alors repéré ce crime passé presque inaperçu dans un territoire où il n’aurait pas dû échapper aux regards croisés de plusieurs juridictions seigneuriales et royales. D’où ma commande et sa contribution : « Qui trop embrasse mal étreint. Le maillage judiciaire dans les environs de Paris mis en échec au xviiie siècle ». L’homicide commis par un certain Mazaudon est dévoilé lorsqu’il fait appel au pardon du Roi, alors que personne n’avait procédé contre lui. Voilà bien un cas extrême, éventuellement révélateur des failles d’un système. Mais les conclusions de Pierre-Benoît Roumagnou sont différentes : la négligence fut tout à fait extraordinaire au regard du bon fonctionnement ordinaire de la justice autour de Paris.
Fabrice Mauclair14 présente deux cas de fauteurs de troubles, dont la marquise de la Rochebousseau objectivement coupable de meurtre, de rébellion, accusée avec ses serviteurs de s’être opposée à des officiers de justice et à la maréchaussée et d’avoir tiré sur des personnes avec l’intention de tuer, ce qui est effectivement arrivé. Elle fut pourtant pardonnée par des lettres de grâce ! Le procédé étonne au xviiie siècle, et pourtant nous venons de l’évoquer pour Mazaudon, et rien qu’entre 1738 et 1751 dans le registre du bailliage de Gray – deuxième partie du présent numéro de Source(s) – on en trouve deux exemples ! Poncelin, magistrat à Gray, s’est empressé de solliciter un pardon pour son fils, l’a obtenu et a pris ses collègues de vitesse en arrêtant la procédure avant qu’un jugement ne soit prononcé – à moins que ses collègues n’aient conspiré avec lui pour ne pas aboutir trop vite à une sentence afflictive et déshonorante. Un autre meurtrier, d’Orival, a pris ses distances, a été jugé par contumace et est revenu faire enregistrer ses lettres de pardon en se constituant prisonnier. Dans l’article d’Adèle Delaporte aussi, parmi les anciens crimes de Claude de Tance, figure la rémission d’un homicide, avant que ses crimes de trop ne viennent à la connaissance de la justice15.
Faut-il s’en étonner ? L’usage du pardon paraît spécifique de la première modernité16. Mais ce n’est pas exact. Il faut (re)lire notre collègue Reynald Abad17. En 2011, il faisait remarquer avec raison que le pardon au xviiie siècle était méconnu, et même des historiens ! Au contraire les médiévistes ont fait grand usage des lettres de rémission – par défaut d’autres sources, proprement judiciaires – et aussi les historiens de la première modernité, souvent pour la même raison : le manque de sources. En revanche, l’abondance des archives judiciaires des années 1700 a fait oublier que la monarchie pratiquait toujours le pardon et l’Ordonnance criminelle de 1670 avait consacré tout un chapitre à la grâce judiciaire. Le problème pour le xviiie siècle est l’absence de recueils. Reynald Abad n’a pas utilisé l’équivalent des collections médiévales de lettres, du fait de la destruction des archives de la Grande chancellerie. Il a dû passer par les avis rendus aux chanceliers par les procureurs généraux du parlement de Paris18. Son corpus comprend plus de 1 500 avis rien que pour le ressort de ce parlement. Malheureusement il ne permet pas de connaître le résultat final – qu’a fait le Roi de ces avis ? Selon les comptes de Reynald Abad, environ 40% des avis étaient favorables au pardon et 60% des avis étaient défavorables pour des lettres « d’avant jugement » (comme pour Poncelin à Gray). Quand il s’agissait de corriger un jugement (comme pour d’Orival à Gray), 20% des avis étaient favorables et près de 80% étaient défavorables19. Il y avait des différences par crimes, avec 60% d’avis défavorables pour les homicides qui étaient de loin les cas les plus nombreux – et bien sûr la grande majorité des meurtriers n’avait pas pu être autorisée à solliciter des lettres. Le pardon restait l’exception20. Il est donc assez extraordinaire qu’à Gray pour une quinzaine d’homicides en 1738-1751 nous ayons deux meurtriers pardonnés !
Les deux personnages de Fabrice Mauclair relèvent d’un type qualifié de « méchant noble » et l’auteur rappelle l’étude d’autres cas, comme La Forest d’Armaillé (1734-1806), seigneur angevin présenté par Annie Antoine : « Un grand seigneur méchant homme21 ». Pour d’Armaillé, c’est la Révolution qui a fait ressortir les attentats commis par le tyran contre, entre autres : Rattier, ancien curé, appelé au château de Craon pour son ministère et une fois entre les murs, battu et fouetté ; Foucher, aubergiste mort des suites d’un coup de fusil ; Frin, marchand de fil à Laval, grièvement blessé à coups d’épée ; d’Aigremont de la Courtière, piétiné par le cheval du sieur d’Armaillé ; Mottais, pris pour braconnage et mort des suites de mauvais traitements. D’autres actes moins graves sont révélateurs d’un caractère ombrageux et d’un exercice particulier de la justice seigneuriale, comme lorsqu’un manant, arrêté par la haute justice pour avoir coupé des bruyères dans une parcelle vague, a été battu et tondu ras comme les plantes. Plus ordinaire : lors du procès en 1789, la communauté d’habitants est revenue sur une féodalité « vexatoire » et injuste, et sur l’appropriation de communaux22. Le seigneur, avec ses gens ou sa bande, avait aussi exercé des violences gratuites, comme dans l’affaire Frin qui remontait à 1765 et dont la victime réapparaît en 1789. D’Armaillé avait poussé sa femme à obtenir une séparation de corps (1782), menait une vie dissolue et était poursuivi par ses créanciers. Il n’avait cependant jamais atteint les limites de son pouvoir et ses crimes, étouffés un à un, ne lui ont été reprochés de nouveau qu’à l’été 1789. L’article d’Annie Antoine s’arrêtait là, car il n’y a pas eu de suites judiciaires en Anjou. Le marquis d’Armaillé quitta la province et rejoignit son hôtel parisien en janvier 1790. En son absence, son château de Craon fut dévasté et pillé, mais non par les habitants : par des troupes nationales d’abord, puis par l’armée catholique et royale (1793) et enfin par les soldats républicains (1794) ! Le marquis ne fut inquiété qu’en raison de la loi des suspects du 17 septembre 1793, et donc jamais pour ses anciens crimes. Il fut incarcéré en 1794, échappa à la guillotine et fut libéré le 12 octobre 1794. La mort le prit en 1806, sans jamais avoir été puni par la justice humaine.
Ce sont donc trois nouveaux cas de nobles indignes qui sont présentés par Fabrice Mauclair et Adèle Delaporte. Le premier compare Marie-Madeleine de Vassé et Antoine Dupré sieur de la Carte. La marquise « toujours déguisée en homme et toujours armée » s’oppose à des parents le 14 juin 1725 dans le château de Coulaine, dont la possession est discutée. Refusant l’entrée à des huissiers et cavaliers de la maréchaussée de Chinon, avec « quatre fusils […] chargés de chacun trois balles pour tuer ceux qui seraient assez hardis et voudraient y entrer », elle et ses gens fusillent ceux qui ont pénétré dans la cour et touchent deux hommes, dont l’un décède. Quant à Antoine Dupré sieur de la Carte, c’est un criminel d’habitude en même temps que… sous-officier de la maréchaussée ! Ses crimes et méfaits sont restés quasiment tous impunis23. Le sieur de la Carte a utilisé habilement les failles de la justice pour lui échapper, sans remporter ses procès mais sans les perdre non plus. En 1732 quand même, il est déclaré « convaincu d’avoir assassiné de guet-apens Jean Lebreton d’un coup de fusil chargé à balles » et condamné à la roue, mais par contumace puisqu’il s’est mis à temps à l’abri. À son retour au pays dès 1733, il n’est pas inquiété sans que l’on sache comment il a accommodé son affaire. Au contraire, la marquise de la Rochebousseau a utilisé deux moyens coordonnés parfaitement légaux : faire attirer la cause par le Parlement, par faveur, pour éviter la justice tourangelle et pour gagner du temps ; puis, comme on l’a vu plus haut, obtenir des lettres de pardon. Fabrice Mauclair conclut : « en recourant à la grâce, l’ordre était restauré et la société pacifiée. »
Adèle Delaporte présente une variante de la figure du noble dont les excès sont hors du contrôle social. De plus, son cas permet de passer du criminel singulier à « toute une famille [dont] l’honneur [est] bafoué », ce qui constitue « les rebondissements des crimes de Claude de Tance » sur l’ensemble de sa descendance. Nous avons aussi avec cet article un exemple extrême de crime de mœurs, entre un père et sa fille, crime « insupportable et inadmissible au xviiie siècle en France, à savoir l’inceste en ligne directe ». Il est remarquable que ce crime soit demeuré invisible, non-dit, « tapi dans l’ombre d’autres crimes et d’autres délits sexuels » (en 1719) jusqu’à ce qu’un rebondissement et une procédure du Tribunal des maréchaux ne révèle ce crime suprême (en 1739). Comme les autres nobles criminels étudiés, Claude de Tance avait été condamné à mort24 avant commutation par arrêt du Parlement en galères à perpétuité. Conformément au cahier des charges de « Trop, c’est trop ! » Adèle Delaporte étudie à partir de ce cas « les perceptions et les représentations de l’honneur, de la morale et de la vertu propres à […] cette noblesse de second rang […] C’est donc un véritable manifeste de l’honneur nobiliaire qui est exposé ici » à partir d’un cas particulier.
Attaquant la justice de plusieurs côtés à la fois, les article publiés dans le présent numéro de Sources(s) montrent de quoi elle se satisfait au xviiie siècle et ce n’est pas nécessairement une peine capitale, mais la cessation du trouble social et moral, de quelque manière que ce soit, y compris la lassitude et l’oubli. L’image terrible de la justice d’Ancien Régime est ainsi contrebalancée par les moyens qui pouvaient être utilisés, même par les pires criminels : saboter l’information en influençant ou subornant des témoins, s’absenter et ignorer les décrets de justice et si l’on a été capturé « briser ses prisons », et toujours jouer sur le temps, transiger avec les parties dans le dos des juges ou avec leur accord, gêner et influencer la justice en faisant rédiger un factum offert au public… À la fin la justice prononce une peine capitale. Mais beaucoup sont exécutées en effigie, comme pour le sieur de la Carte condamné « par effigie en un tableau qui sera attaché à une roue par l’exécuteur de la haute justice ». C’est la même chose pour la plupart des condamnés du bailliage de Gray, et de même à Vaucouleurs où Hervé Piant a noté dans sa thèse que sur onze sentences de mort prononcées, deux ont été effectives, quatre annulées en appel et cinq exécutées en effigie, ce qu’il a appelé « la pratique de la modération25 ». Consulté sur ce point, Hervé Piant, membre associé de notre axe « Autorité. Contrainte. Liberté. », trouve le phénomène tellement important, avec si peu de vrais pendus, que cela devait être en grande partie volontaire. D’un point de vue pratique, c’était explicable par les lenteurs dans la procédure et par l’impéritie des prisons d’Ancien régime, mais pour lui, autant d’exécutions factices et de fuites sans poursuites, ne peuvent pas ne pas relever d’une volonté, plus ou moins consciente, de ne pas punir excessivement26.
La question des seuils de tolérance est encore abordée par Gwénael Murphy à propos des violences conjugales aux xviie et xviiie siècles – seuil de tolérance pour les femmes qui finissent par demander une séparation de biens (surtout) et de corps (très rarement) ; et seuil de tolérance pour l’institution judiciaire, qui refuse, accommode ou accepte la demande et prononce un jugement de « désunion27 ». L’auteur s’interroge sur une possible « criminali-sation progressive des violences conjugales » à partir du milieu du xviiie siècle, relevant dans son corpus poitevin, en 1749 pour la première fois, « une séparation de biens accordée sous l’unique motif des sévices subis par l’épouse ». Autoriser une femme à quitter un mari débauché qui dilapidait leur bien, est entré dans les mœurs assez tôt. La prise en compte des violences physiques dans les procédures de séparations est une autre étape. En dehors des procédures de séparation, les violences conjugales restent peu criminalisées. Gwénael Murphy a pour l’heure retrouvé dans 35 liasses seulement quatre procès pour ce chef, dont « les violences extrêmes infligées par le marchand Barbot sur Marie Vivareaux à Poitiers (1788) ». Barbot est même emprisonné dès l’été 1787 pour tentative de meurtre et « lors du procès, six mois plus tard, vingt-deux témoins rapportent les multiples sévices endurés par Marie depuis trois ans ». Il est remarquable que « la plupart d’entre eux ont fait preuve d’une grande passivité », entendant et voyant les choses sans vraiment intervenir – ainsi Suzanne Trousseau affirme-t-elle « voir vu Barbot assommer sa femme et sa belle-mère à coups de poings en pleine rue ».
Le suicide et l’exemple du procès fait au corps mort du curé Bennenot
Le suicide a toujours été une rupture de l’ordre moral et social mais c’est loin d’être un évènement rare. On en trouve lors de toute collecte dans les archives judiciaires. Le sujet a fait réfléchir les philosophes antiques comme les modernes, il a été marqué par l’œuvre de l’Anglais Burton (1621)28 et il a été étudié par les sociologues puis par les historiens. L’étude de cas présentée par Élodie Lemaire, étudiante en master dont j’ai guidé l’article après avoir lu son mémoire de master I, est remarquable à cause de l’identité (un curé) et du moment (au xviie siècle, précisément en 1689) et de la région29. Il s’agissait de mettre en perspective le suicide et de parvenir, peut-être, à entrer « Dans la tête du curé Bennenot » – un prêtre d’élite, au vu de son parcours, qui n’aurait jamais dû commettre un pareil acte. « Trop, c’est trop ! ».
Les recherches rassemblées dans le présent numéro de Source(s) ont en commun de partir de situations extrêmes. Il y a de grands sujets possibles et des sujets plus petits ou plutôt des personnages moins considérables – un curé de campagne, un gentilhomme, des femmes du peuple – qui ouvrent sur de grands sujets de réflexion. C’est ainsi qu’une séance de l’axe « Autorité. Contrainte. Liberté. » combinée avec le séminaire commun des deux masters « Histoire et civilisations de l’Europe » et « Histoire des mondes germaniques », a interrogé en novembre 2019 les systèmes politiques mis sous tension par des dirigeants hors normes, turbulents, fantasques, caractériels, ineptes peut-être, mais parvenus au pouvoir et qui durant un temps ont causé des dégâts que d’autres ont dû rattraper – sauf que le dossier se complique quand l’on se rappelle que, dans l’histoire, nombre de dirigeants jugés excellents par la postérité ont été considérés de leur temps comme une calamité, voire un péril majeur, par au moins une partie de leurs contemporains. Les jugements ont pu être et sont encore souvent très opposés. Il n’est pas besoin de donner des noms, que l’on trouvera aussi bien dans la Vie des douze César de Suétone que sur Fox News et dans le Washington Post avec des points de vue plutôt contrastés30. Finalement, nombre de dirigeants ont été à la fois portés au pinacle et/ou jetés dans les poubelles de l’histoire. Notre regard s’est porté sur la résilience des systèmes et des peuples à certains règnes ou gouvernements. Le sujet mérite peut-être davantage qu’une seule séance de séminaire.