Au cours de la Seconde guerre carliste, entre 1872 et 1876, une solidarité internationale s’établit entre carlistes espagnols et légitimistes français qui recouvre de multiples facettes et vise à permettre le retour sur le trône espagnol du prétendant contre-révolutionnaire don Carlos de Bourbon et d’Autriche-Este1. Au cœur de la construction de cette aide transnationale des légitimistes aux carlistes, se trouvent des pratiques d’envoi vers l’Espagne de moyens de mener la lutte. Ces moyens s’organisent principalement autour de trois pôles, qui correspondent à des besoins vitaux des carlistes pour livrer la guerre : l’argent, les armes et les hommes. Ce sont ces derniers qui seront au cœur de cette contribution. Plus précisément, cet article s’intéresse à ceux qui partent en Espagne pour se battre, et laisse de côté les voyageurs partis visiter les zones tenues par les carlistes2 ou les agents contre-révolutionnaires en mission3.
Ces combattants qui rejoignent le champ de bataille dans les provinces basques ou dans la Catalogne intérieure relèvent de trois grandes catégories : un certain nombre d’entre eux, qu’ils soient français ou espagnols, sont enrôlés par des agents carlistes contre la promesse d’une compensation financière4 ; d’autres sont français et choisissent de venir en aide aux carlistes les armes à la main : ils appartiennent à la grande famille des volontaires internationaux dont la pérégrination est un trait majeur de l’internationalisme politique au xixe siècle5 ; les autres, enfin, sont des Espagnols qui rentrent dans leur pays d’origine pour défendre leurs idées : pour bon nombre d’entre eux, il s’agit de carlistes internés par les autorités françaises après être passés en France dans les années précédentes6.
Cet acheminement de volontaires, à l’instar des réseaux de financement du carlisme et de la contrebande d’armes en sa faveur, est éminemment dépendant de la situation à la frontière. L’aide internationale pro-carliste au cours du conflit de 1872-1876 permet à la contre-révolution espagnole de tenir l’effort de guerre contre un gouvernement central beaucoup plus puissant pendant quatre ans7. Or, le fonctionnement de cette solidarité n’est possible que grâce à la capacité des carlistes et de leurs alliés à garder ouverte la frontière entre la France et l’Espagne en désorganisant le contrôle des États sur cet espace stratégique. Que ce soit du côté basque ou du côté catalan, les carlistes et leurs alliés se sont donné les moyens de franchir la frontière malgré la répression étatique en ayant recours à un certain nombre de stratégies.
Il n’y a pas là de spécificité propre aux carlistes en guerre, hormis peut-être le contrôle de la frontière côté espagnol, qui constitue indéniablement un atout pour ces passages clandestins. Pour le reste, ces traversées des Pyrénées, outre qu’elles s’inscrivent dans une histoire de long terme8, sont partie prenante de réalités politiques structurantes de l’Europe contemporaine : qu’il s’agisse des volontaires armés transnationaux9, des exilés politiques chassés de leur pays10 ou encore des militants politiques acteurs de l’internationalisme du temps11, les déplacements clandestins et les traversées de frontière, notamment dans les zones de montagne difficilement contrôlables12, sont décisifs dans les circulations transnationales13.
Dans le cadre de la présente réflexion, on insistera sur les échelles auxquelles se déploient ces stratégies pour montrer que le franchissement de la frontière revêt différentes significations suivant l’échelle à laquelle on l’envisage14. Bien sûr, cela recouvre une réalité à l’échelle locale du terrain frontalier lui-même : comment, concrètement, passer cette ligne qui sépare les deux pays malgré la topographie imposée par un massif montagneux qui échappe encore, mais plus totalement, à l’emprise physique de l’État, matérialisée par la présence de ses agents sur la ligne frontière15 ? Mais cette réalité s’entend aussi à l’échelle départementale ou régionale : comment s’acheminer vers la frontière et sur quelles complicités s’appuyer ? La même question se pose à l’échelle nationale où des filières clandestines acheminent les volontaires depuis leur lieu de résidence ou d’internement vers le sud de la France, en particulier en leur fournissant de l’argent et des papiers.
Dès lors, franchir la frontière pour aller se battre en Espagne est un processus qui s’entend selon différentes acceptions, dans une perspective multiscalaire16. Ce faisant, ce sont des acteurs et des répertoires d’action multiples qui sont mobilisés pour rendre possible le franchissement. Ces espaces sociaux engagés dans l’acheminement de combattants ne conçoivent d’ailleurs pas leur action selon des termes identiques : quand les responsables de filières clandestines ont une conception réticulaire de l’organisation de la solidarité pro-carliste, pour les soutiens de don Carlos dans le voisinage de la frontière, il s’agit plutôt de s’assurer le contrôle minimal d’un territoire transfrontalier17. Ces considérations théoriques recoupent des préoccupations très concrètes des soutiens du carlisme, ce qui suppose aussi d’observer la mise en relation de ces espaces sociaux et d’acteurs qui n’agissent pas selon les mêmes motivations ni selon les mêmes modalités.
On commencera donc par présenter quelques filières d’acheminement clandestines en mettant en valeur l’importance de l’interconnaissance et de la trace écrite dans la structuration réticulaire de ces filières. Ensuite, on passera en revue quelques-unes des structures et des stratégies qui permettent aux acteurs locaux de l’espace frontalier de garantir le franchissement clandestin de la frontière. Enfin, on s’arrêtera sur un récit de volontaire particulièrement détaillé pour mettre en valeur la connexion des échelles du politique qui se joue dans cette organisation multiscalaire de l’acheminement de combattants en Espagne.
Vers la frontière : les ressources de la clandestinité
Partir combattre en Espagne en faveur des carlistes suppose de disposer de trois ressources : de l’argent pour payer le voyage, des papiers d’identité pour éviter la répression des autorités étatiques et des contacts sur le chemin pour être orienté. Le volontariat concerne principalement deux publics : un public français composé de légitimistes plutôt aisés qui partent défendre leurs idées ; un public espagnol composé de carlistes réfugiés et internés en France, le plus souvent sans le sou et disposant d’un capital socio-culturel ne leur permettant pas de se rendre en Espagne par leurs propres moyens18. Ce sont surtout ces derniers qui ont recours à des filières clandestines pour se rendre à la frontière – on laisse de côté le cas des enrôlés qui posent des problèmes spécifiques même s’ils empruntent des chemins similaires.
Ces réfugiés internés en France bénéficient, comme le prévoit la loi, de subsides versés par les autorités de la ville d’internement19. Moyennant la promesse d’abandonner le combat, ils peuvent même voir leur rapatriement vers leur pays d’origine financé par la France, à travers un trajet imposé par les autorités et mentionné sur le passeport. Le réfugié doit pointer auprès des maires des différentes villes de son itinéraire, qui lui fournissent les secours nécessaires à l’étape suivante de son voyage. C’est massivement le cas à la fin de la guerre, comme l’illustre le passeport de Juan Esquerré, un Catalan de Lérida qui, à la mi-février 1876, rentre chez lui depuis Périgueux où il était interné et se voit contraint de passer par seize points de passage successifs jusqu’à Perpignan20. Ces rapatriements concernent des centaines de combattants après l’indulto du mois de mars 1876, une grâce octroyée par les autorités espagnoles qui autorise les soldats carlistes réfugiés en France à rentrer en Espagne, moyennant une reconnaissance du pouvoir d’Alphonse XII21. Côté basque, les retours sont organisés par les autorités françaises en coordination avec les consuls espagnols et tournent autour de deux carrefours : Bordeaux et Bayonne22.
Pour ceux qui aspirent à rejoindre l’armée de don Carlos et à quitter clandestinement la France, l’affaire est beaucoup plus complexe. En fuyant de leur ville d’internement, ils cessent de recevoir les subsides que le gouvernement leur verse. Exilés dans un pays que la plupart ne connaissent pas et dont peu maîtrisent la langue, les carlistes en partance pour le champ de bataille se trouvent d’abord confrontés au manque de moyens indispensables pour le voyage. Dès lors, leur entreprise dépend entièrement des largesses des soutiens français du carlisme, comme en atteste la correspondance d’Olivier Le Gonidec du Traissan, noble nantais qui avait participé à la défense de Rome contre l’unification italienne dans les années 1860 et qui se reconvertit dans l’aide au carlisme à partir de 187223.
On y trouve une lettre en date du 27 août 1874 adressée au comte par le baron de Gijón, dans laquelle ce dernier demande des fonds à Le Gonidec en lui présentant sa situation. Envoyé en mission avec quatre autres officiers par don Carlos pour surveiller l’acheminement par le territoire français de canons destinés aux troupes madrilènes, ils ont été arrêtés à Sète et internés à Lille, d’où ils se sont échappés. Grâce à leurs économies, ils sont parvenus jusqu’à Blois, d’où ils ne peuvent partir sans argent, ce qui motive la demande du baron, qui rappelle à Le Gonidec sa bonté lors de sa précédente évasion en 1873. La lettre insiste lourdement sur la nécessité de reprendre le combat aux côtés de don Carlos au nom de la lutte contre la révolution. De façon très révélatrice, le baron souligne les risques encourus par lui et ses compagnons et prie Le Gonidec de lui répondre en adressant sa lettre à Monsieur Alferez, poste restante à Blois. Cette précaution pour déjouer la répression des autorités souligne le rôle joué par le secret et la dissimulation dans l’acheminement des combattants vers l’Espagne.
Ces pratiques de l’illégalité, que l’on retrouve à toutes les échelles, se matérialisent principalement dans l’émission de faux papiers à destination des internés désireux de rejoindre l’Espagne. Ces faux papiers sont en effet indispensables pour échapper à une nouvelle arrestation, dans un contexte où le contrôle des déplacements des personnes devient un enjeu pour les États dans l’affirmation de leur emprise sur la population24. À cet égard, les années 1870 constituent un tournant dans la signification des papiers d’identité. Dès lors, les contre-révolutionnaires français mettent en place, dans plusieurs endroits, des fabriques de faux papiers, en particulier grâce aux complicités dont ils bénéficient dans l’appareil d’État et au sein du réseau consulaire.
Un homme semble particulièrement investi dans cette fourniture de faux papiers : il s’agit de M. Raymond, un négociant de Toulouse à la tête du comité carliste de la ville25. Frère du commandant de la gendarmerie de Pau, qui est déplacé par le préfet au cours de la guerre en raison de ses agissements, M. Raymond est un agent de propagande très actif et a trempé dans le trafic d’armes au début de la guerre. Sa principale activité consiste à recevoir chez lui les carlistes se rendant en Espagne et à leur fournir des fonds, des papiers et des lettres de recommandation26. Le consul espagnol dans cette ville, Juan Lagaillarde, pourtant investi dans la lutte contre l’insurrection, est quant à lui menacé de destitution à l’automne 1874 pour avoir fourni des papiers aux chefs carlistes internés en France27. Toulouse apparaît ainsi comme un maillon central dans ces filières d’acheminement, entre l’échelon national de l’aide au carlisme et l’échelon local, à l’instar de Bordeaux. Là encore, les permanences avec les années 1830 sont remarquables28 et illustrent la structuration sur le temps long d’une région frontalière au sud d’une ligne Bordeaux-Toulouse-Montpellier.
Faire parvenir les combattants à la frontière suppose en effet de leur tracer un itinéraire sûr au cours duquel ils pourront compter sur l’aide de tel ou tel agent de la cause dans les différentes villes qu’ils traversent, qui leur fournira, à l’instar de M. Raymond, protection et moyens de subsistance, mais aussi conseils et recommandations pour les étapes suivantes. Cette organisation réticulaire, ce système perlé de solidarités locales met au cœur du fonctionnement de l’aide au carlisme le rôle de l’interconnaissance et donc, in fine, de la confiance. Ce système constitue aussi un garde-fou pour garantir le sérieux des volontaires en puissance. Les sources en donnent plusieurs exemples.
Le cas le plus frappant relève de l’espace catalan et non de l’espace basque. Le 18 juin 1875, le consul d’Espagne à Perpignan reçoit la soumission des frères Victoriano et Nicolas Alcoya, fils d’un commandant carliste, qui s’étaient évadés de Lille29. Surpris qu’ils soient parvenus si loin, le consul leur demande de lui indiquer leur trajet. Les deux frères expliquent alors s’être rendus à Paris auprès de Carlos Algarra, un réfugié carliste installé dans la capitale depuis 1839 et devenu l’un des principaux relais du carlisme en France30. Celui-ci leur remet de l’argent et une lettre pour le secrétaire de l’archevêché d’Orléans. À leur arrivée dans cette deuxième ville, ils apprennent la mort de ce correspondant et sont renvoyés à Lille. Ils empruntent alors un autre réseau, dirigé par les frères Benítez Caballero, internés à Lille et à Paris. Juan Benítez Caballero les envoie à son frère Carlos, à Paris. Ce dernier s’était fait connaître l’année précédente en fondant un journal en français et en espagnol dans les Basses-Pyrénées, La Voix de la Patrie, dont le but était de renforcer les liens entre carlistes et légitimistes31.
Carlos Benítez Caballero les envoie à Toulouse avec des vivres, du vin et de l’argent. C’est dans cette ville que se produit l’articulation entre réseau national et réseau local. Leur contact toulousain, le curé Bruguera, les envoie à Perpignan auprès du libraire Léon de Saint-Martory, acteur éminent de l’aide au carlisme dans les Pyrénées Orientales32. Le libraire les recommande à son meilleur agent, un guide spécialisé dans le passage d’officiers carlistes, Nicolas Villa, résident à Prats-de-Mollo. Il leur fournit aussi une lettre destinée à un certain Vaquer, qui dirige la douane carliste de Camprodon.
Cette dernière lettre souligne bien le rôle de l’interconnaissance et de l’écrit dans cette solidarité politique transnationale. Saint-Martory appuie en effet sa recommandation sur celle que lui a envoyée Bruguera, la reconnaissance dont bénéficient ces deux hommes dans le champ de l’aide au carlisme venant appuyer la demande faite de leur laisser passer la frontière malgré leur absence de papiers. L’ultime étape du voyage des deux carlistes montre qu’un certain nombre de processus à l’œuvre à l’échelle nationale se retrouvent à l’échelle locale. Pour autant, elle fait également apparaître des spécificités liées au territoire frontalier, cette frontière épaisse évoquée par Sabine Dullin dans un autre contexte géographique33.
À la frontière : logiques transfrontalières
Pour partie, la proximité de la frontière ne change pas les structures d’acheminement de combattants. En particulier, il continue de reposer sur des réseaux plus ou moins formalisés de personnes soutenant la cause dans une ville, qui se chargent de fournir aux volontaires des recommandations et des informations relatives à la suite de leur voyage, et le cas échéant des papiers et de l’argent. De la même façon, les sources continuent de ne mentionner que des acteurs masculins, qu’il s’agisse des voyageurs, de leurs soutiens ou des passeurs. Si la présence très majoritaire d’hommes n’est pas une réelle surprise pour le xixe siècle, l’absence totale de femmes étonne davantage et correspond peut-être à une invisibilisation des actrices dans les sources, un phénomène fréquent34. De plus amples recherches pourront contribuer à mettre en lumière la place des femmes dans ces circulations clandestines.
Une différence réside en tout cas dans le raccourcissement des distances effectuées à chaque étape, comme l’illustre le cas des frères Alcoya : après un trajet Paris-Toulouse et une étape Toulouse-Perpignan, la fin de leur voyage aurait consisté en deux étapes Perpignan-Prats-de-Mollo puis Prats-de-Mollo-Camprodon, qui correspondent à des déplacements d’une amplitude géographique bien moindre.
Dans le département des Basses-Pyrénées, on constate une organisation relativement similaire, articulée autour de la ville de Bayonne et de son comité carliste. S’il existe un grand nombre de filières mineures et de traversées individuelles de la frontière, la filière gérée par le vicomte Laurent-Alphonse de Barrès du Molard, membre du Comité carliste de Bayonne, est la plus importante à l’échelle nationale : la plupart des volontaires sont adressés au vicomte, quel que soit leur parcours auparavant35. Cela s’explique par la place centrale occupée par le Comité carliste de Bayonne dans l’aide française au carlisme36. En lien avec l’état-major de don Carlos, ses membres font office de courroie de transmission entre le carlisme et ses soutiens internationaux. Chacun des membres remplit des fonctions précises en lien avec ses compétences et ses intérêts. Dans le cas du vicomte, âgé de près de soixante-dix ans, la responsabilité des filières de combattants a à voir avec son expérience passée, puisqu’il a lui-même pris les armes en faveur du carlisme lors de la première guerre civile qui a déchiré l’Espagne entre 1833 et 184037.
C’est l’adresse de son bureau au 19 rue Lormand, où se trouve le siège du comité carliste, qu’ont sur eux les dix carlistes évadés de leur lieu d’internement et arrêtés dans le quartier Saint-Esprit, celui de la gare, en décembre 187538. C’est vers ce même bureau que se dirigeaient les quatre carlistes arrêtés dans le train quelques semaines plus tôt sans billet et amenés au consulat de Bayonne, où ils expliquent qu’ils doivent recevoir la somme pour payer leur billet en se présentant au vicomte de Barrès39. Francisco Hernando, un journaliste madri-lène qui s’engage dans l’armée carliste en 1873, raconte dans ses souvenirs que, dès le début de la guerre, et avant même la création du comité carliste, une Junte de la Frontière remplissait des fonctions similaires40.
Par-delà les similitudes, le cas de Bayonne et de son comité carliste illustre bien les spécificités de la zone frontalière dans l’acheminement des combattants, et le rôle d’interface joué par cette ville entre échelle nationale et échelle locale. On peut relever cette « rupture de charge41 » à plusieurs niveaux. Sans doute l’approche sociologique est-elle la plus parlante. En effet, les filières clandestines organisées au niveau national reposent sur des réseaux d’interconnaissance entre des carlistes installés de longue date en France et des contre-révolutionnaires français engagés dans l’aide au carlisme. En somme, ces réseaux sont constitués par des individus appartenant plutôt à des classes sociales privilégiées et à des espaces sociaux fondés sur la proximité politique.
La définition de la frontière comme territoire peut à l’inverse se faire, dans le cas de l’aide pro-carliste, par l’observation de la sociologie des acteurs impliqués dans les filières d’acheminement. L’arrivée à proximité de la frontière signifie en effet l’entrée en scène d’acteurs issus des catégories populaires et dont les motivations politiques apparaissent moins évidemment. C’est d’ailleurs ce qui conduit traditionnellement à les ranger dans la catégorie des bandits sociaux42 : il s’agit des passeurs, des contrebandiers, des hors-la-loi pour lesquels le franchissement illégal de la frontière constitue une activité professionnelle et relève de compétences et de savoirs sociaux qu’ils mettent au service des carlistes et de leurs alliés au cours de la guerre43.
La lecture des comptes de la Junte de la Frontière, la structure ayant précédé le Comité carliste de Bayonne dans l’organisation de l’aide au carlisme, met au jour l’importance de ces acteurs de l’illégalité transfrontalière. Son trésorier, Joachim Dubrocq, qui appartient ensuite au Comité, a tenu un relevé scrupuleux des dépenses et des recettes de la Junte ; les comptes allant de décembre 1872 à mai 1873, soit au tout début de la guerre, nous sont parvenus44. Le 1er février 1873, le voiturier d’Itxassou reçoit ainsi 23 francs pour des services de transport. Le 22, Teillery, du même village d’Itxassou, est payé 622 francs pour avoir guidé en Espagne des officiers carlistes et avoir, du même coup, transporté de l’autre côté de la frontière des effets militaires et des munitions : il n’y a pas loin de la fonction de passeur à celle de contrebandier. Le 11 mars, Charles Gaudin reçoit plus de 300 francs pour le passage d’officiers et de soldats en Espagne. Le 20 avril, Dubrocq loue à Darrigrand pour 77 francs une voiture destinée au passage du général Gamundi et d’autres officiers. Teillery reçoit encore plus de trois cents francs en deux fois au mois de mai pour les mêmes services.
L’arrivée dans la zone frontalière suppose donc une transformation dans les répertoires d’action et dans les stratégies qui implique le recours à des hommes connaissant bien le terrain. Des contre-révolutionnaires issus de cette même zone frontalière se chargent de connecter l’échelle nationale gérée par les légitimistes et les carlistes à une échelle locale dépendante des populations frontalières. En effet, ces passeurs et ces contrebandiers ont une connaissance des points de passage d’un pays à l’autre indispensable à la traversée illégale de la frontière, c’est-à-dire à l’évitement des forces de l’ordre chargées de contrôler les circulations entre les deux pays. Cela signifie, concrètement, que le transport jusque-là assuré par chemin de fer se fait à partir de Bayonne à pied ou à cheval. Cela implique aussi des pratiques de dissimulation et de clandestinité beaucoup plus recherchées, et l’assimilation par les volontaires en transit de savoirs sociaux portés par les acteurs locaux. D’une organisation de l’acheminement en réseaux, on passe à une structuration territoriale, fondée sur la connaissance du terrain et de ses ressources, le tout à une échelle beaucoup plus grande. Le passage des combattants en Espagne s’inscrit alors aussi dans une généalogie de long terme de franchissements illégaux de la frontière, qui remonte en amont à la période moderne et s’étend en aval jusqu’aux circulations de combattants de l’ETA entre France et Espagne45.
Cette organisation territoriale du passage de la frontière ne se limite pour autant pas à des traversées clandestines, par petits groupes et à pied sous la conduite d’un passeur, en empruntant les chemins muletiers non surveillés. Les carlistes et leurs alliés ont aussi su mettre en place des structures plus développées pour faciliter le passage d’un plus grand nombre d’hommes vers l’Espagne. L’exemple de la compagnie de voitures Legarralde éclaire bien le fonctionnement de ce type de structures46.
Legarralde est un entrepreneur de Messageries qui appartient aux Diligences de Hendaye à Pampelune et se concentre donc sur les traversées légales de la frontière. La guerre le conduit à orienter son activité vers le transport d’hommes en direction de la zone carliste, sans que l’on sache s’il s’agit là d’une position politique ou d’une adaptation aux circonstances. Quoi qu’il en soit, le cas de cette compagnie de voitures est loin d’être unique et plusieurs acteurs de la solidarité transnationale, en particulier des volontaires, racontent leur arrivée en voiture sur le sol espagnol47, ce qui souligne la capacité d’organisation des carlistes, qui parviennent à détourner à leur profit des transports en commun.
Cette réussite est due en partie à la situation concrète à la frontière. En effet, les vicissitudes militaires de la guerre font que les carlistes en viennent à contester aux autorités des deux pays le contrôle de la frontière, donc du territoire et de la souveraineté nationale en occupant des parties de la frontière franco-espagnole, qui deviennent autant de points de passage privilégiés pour les combattants, mais aussi pour les armes, l’argent ou l’équipement. Le point par lequel passent les voitures de la compagnie de Legarralde est au cœur d’une situation particulièrement complexe. Pour se rendre de Hendaye à Pampelune, il emprunte en effet le pont de Béhobie, du nom d’un village sur la rive française de la Bidassoa. La partie espagnole de ce pont est contrôlée par les troupes madrilènes.
Cependant, la route suit ensuite la rive de la Bidassoa côté espagnol jusqu’à arriver au lieu-dit La Puncha, à deux kilomètres de là, en face du village français de Biriatou. À La Puncha, les carlistes ont installé un poste de douane pour contrôler les entrées sur le territoire carliste, qui se font grâce à des gabarres qui traversent la rivière. C’est là que Legarralde dépose ses voyageurs, qui sont présentés comme tous pro-carlistes, avant de se rendre au pont de Béhobie pour faire traverser sa voiture et récupérer ses passagers à La Puncha. Selon les versions données par les archives citées supra, cette attitude résulterait soit d’un choix délibéré de Legarralde, en affaires avec les carlistes, soit de l’adaptation à un contexte beaucoup plus compliqué. En effet, selon certaines sources, à la suite de la publication d’un bando par le général carliste Cevallos, ordre est donné aux compagnies de voitures de déposer leurs voyageurs à La Puncha et de les récupérer à Biriatou après avoir passé le pont de Béhobie, sous peine de voir leurs diligences prises pour cible par les carlistes. Les détails de l’affaire manquent mais celle-ci montre bien comment le contrôle de la frontière et de ses points de passage a également constitué un enjeu pour les carlistes dans la guerre qu’ils menaient contre le gouvernement de Madrid.
Du réseau au territoire : la traversée de la frontière de Marie Étienne Péroz
On terminera cette réflexion par l’examen d’un cas individuel : il s’agit du récit publié par Marie Étienne Péroz, un officier de marine ayant connu une carrière mouvementée48, dans La Revue de Paris en 1905, où il relate son expérience de volontaire dans l’armée carliste, alors qu’il n’était qu’un adolescent49. Ce récit à trente ans de distance est particulièrement intéressant par la précision des informations qu’il donne, en particulier s’agissant des conditions concrètes du volontariat transnational. On s’attachera ici à examiner les différentes étapes du voyage de Péroz vers le champ de bataille espagnol pour montrer comment s’articulent les différentes échelles de traversée de la frontière examinées plus haut.
Le cas de Péroz présente une caractéristique initiale très intéressante : il n’est ni un carliste exilé en France, ni un contre-révolutionnaire français désireux d’aller se battre pour ses idées à l’étranger. Pour le dire d’un mot, Péroz décide de partir pour l’Espagne parce qu’il s’ennuie dans sa vie d’étudiant parisien et qu’il a envie d’aventures, ce que la guerre carliste, à la lecture des journaux, semble pouvoir lui offrir. En conséquence, lorsqu’il décide de partir, Péroz n’est inséré dans aucun réseau qui soit lié de près ou de loin avec l’aide française au carlisme. Son insertion dans cet ensemble fait donc problème.
Pour être mis en contact avec une filière d’acheminement, Péroz se rend chez l’homme qui, sur la scène médiatique, fait figure de principal défenseur en France de la cause carliste : Louis Veuillot, directeur du journal catholique intransigeant L’Univers50. Comme Péroz l’indique lui-même : « Je pensai qu’il devait être en relations avec les hauts personnages du parti51 ». C’est donc par un personnage médiatique que Péroz tente de s’insérer dans les réseaux pro-carlistes, manœuvre qui fonctionne puisque, après un rapide examen de sa détermination, le journaliste lui fournit une lettre de recommandation.
Par cette lettre, il est mis en contact avec un personnage déjà croisé et qui fait office de tête de pont de la solidarité pro-carliste dans la capitale : Carlos Algarra, publicitaire qui réside rue Blanche. Il est à la fois en lien avec les principaux responsables carlistes et avec les promoteurs de la solidarité pro-carliste en France, ce qui lui confère un rôle de pivot dans la connexion entre l’espace français et l’espace espagnol. De fait, à l’échelle nationale française et à l’échelle locale de la frontière, il convient d’ajouter, dans la réflexion sur l’articulation spatiale du politique, une échelle nationale espagnole puisque les volontaires, une fois la frontière traversée, doivent se rendre au quartier général de don Carlos. Les deux lettres de recommandation fournies par Carlos de Algarra sont révélatrices de cette triple articulation : une lettre est destinée au vicomte de Barrès qui, depuis Bayonne, doit mettre Péroz en lien avec des passeurs ; une autre à Rafael Tristany, chef d’état-major de l’armée carliste au quartier général de Tolosa, où doit finalement arriver Péroz.
La suite du voyage de Péroz s’effectue assez classiquement par le train de Paris à Bayonne, signe de l’importance prise par les chemins de fer dans les déplacements de l’époque et du rôle crucial joué par la gare de Bayonne dans les circulations politiques pro-carlistes depuis la France. Arrivé à Bayonne, Péroz se rend auprès du vicomte de Barrès. Le nom n’est pas donné explicitement et certains détails ne cadrent pas, qui semblent indiquer que Péroz mélange dans son souvenir le vicomte de Barrès avec un autre promoteur de la solidarité pro-carliste dans les Basses-Pyrénées, qui ne résidait pas à Bayonne : le comte de Barraute52. Dans son récit, il souligne l’importance du comité carliste de la ville dans l’organisation de l’aide au carlisme tant au niveau national qu’au niveau transfrontalier.
Le vicomte de Barrès remet à Péroz un laissez-passer qui doit lui permettre de traverser la frontière puis de se présenter aux autorités carlistes. Mais son aide ne se limite pas à cette seule fourniture de faux papiers : il lui indique aussi un certain nombre de choses à savoir concernant la guerre carliste et l’organisation de l’armée. C’est lui qui oriente le jeune homme vers un passeur, en l’occurrence Goicoechea, un contrebandier de Béhobie qui transporte des armes tout au long de la guerre à travers la frontière53. Il lui donne enfin des indications pour la fin du voyage : après s’être présenté au poste carliste à la frontière, il doit se rendre à Andoain, d’où il prendra le train pour Tolosa.
Péroz se rend à Hendaye, où il cherche un guide pour se rendre à Béhobie. Celui qui le prend en charge s’avère être un des employés du contrebandier Goicoechea, ce qui rappelle aussi l’organisation de véritables associations de passeurs et de contrebandiers dans les Pyrénées de la Seconde guerre carliste54. Espagnol d’Oyarzun, José Ibiturré, l’employé de Goicoechea, avait combattu au début de la guerre dans la bande du curé Santa Cruz, réputée pour sa cruauté, et s’était reconverti dans le passage clandestin d’hommes et de marchandises vers l’Espagne. L’organisation transfrontalière de la région pyrénéenne dans la deuxième moitié du xixe siècle, où un Espagnol trouve du travail du côté français de la frontière, apparaît également ici.
Une fois parvenu auprès de Goicoechea et après lui avoir remis la lettre de recommandation, Péroz est confié à Ibiturré pour la suite du voyage dont les étapes sont définies par Goicoechea : Lastaola, un point de passage à proximité de Béhobie, où se trouve une douane carliste55, puis Oyarzun et enfin Andoain. Pour se rendre à la douane carliste, Péroz et son guide empruntent pour autant le pont de Béhobie dont il a déjà été question, et qui est tenu par les forces de l’ordre des deux pays. Le passage se fait sans encombres car le guide sait dissimuler le but de leur voyage. Une fois en Espagne, les deux hommes quittent la route pour s’engager vers le poste de Lastaola, plus à l’est. Là encore, l’interconnaissance joue à plein, au niveau local cette fois, puisque le chef du poste connaît Ibiturré pour avoir combattu avec lui dans la bande du curé Santa Cruz. Plus que la lettre du vicomte de Barrès, c’est sans doute cette sociabilité guerrière qui détermine le bon accueil qui est fait à Péroz. La suite du voyage, par Oyarzun puis Andoain présente moins d’intérêt et Péroz l’évoque d’ailleurs plus brièvement.
Conclusion
On voit donc la complexité de l’organisation socio-politique transfrontalière qui permet l’acheminement de combattants depuis la France vers l’Espagne pour s’engager dans l’armée carliste. Cette organisation est d’autant plus complexe qu’il s’agit d’une organisation sans structure globale, qui repose sur des réseaux de confiance et d’interconnaissance et sur des cellules locales dans la zone frontalière qui organisent parfois l’aide au carlisme à grande échelle. L’autre élément qui explique la complexité de cette organisation tient à son caractère multiscalaire, c’est-à-dire à son déploiement dans des espaces différents, la connexion entre deux échelles étant assurée par des individus qui jouent le rôle de pivots entre espaces sociaux et échelles du politique.
Les opérations qui permettent la traversée de la frontière tiennent à plusieurs répertoires d’actions différents. On y retrouve des pratiques traditionnelles de traversées illégales de la frontière qui réinscrivent l’épisode des circulations pro-carlistes dans une histoire plus longue de maintien d’une frontière ouverte. On se trouve également en présence de pratiques politiques typiques de la politisation au xixe siècle, avec des formes d’organisation partisanes rudimentaires, mais aussi des pratiques internationalistes qui montrent que l’Espagne de l’époque est insérée dans les dynamiques politiques du temps. Mais ce qui est sans doute encore plus frappant, c’est d’observer l’hybridation permanente entre ces deux répertoires d’action, le politique et l’illégal. Le recours à l’illégalité devient une stratégie pour mener le combat politique et ses acteurs sortent du même coup du banditisme social apolitique auquel l'historiographie les a trop longtemps cantonnés.
Dès lors, et la relative efficacité de ces filières d’acheminement clandestines face à la répression des États le prouve aussi, le passage de la frontière est aussi un lieu pour interroger la naissance de l’État-nation libéral au xixe siècle, traditionnellement présentée comme hégémonique et inéluctable. Ces carlistes, ces légitimistes, ces passeurs, ces contrebandiers qui déploient des stratégies et des formes d’organisation du politique complexes ne sont-ils pas tout aussi modernes, c’est-à-dire tout aussi capables d’adapter leur combat et leur vision du monde aux défis du temps ? Qu’on l’interroge par l’internationalisme politique ou par le maintien d’un tissu socio-politique transfrontalier chez les populations pyrénéennes, la frontière franco-espagnole, et les frontières en général, sont peut-être le lieu où la naissance du monde contemporain se révèle plus complexe et plus riche que ne le laissent penser les récits hégémoniques de la construction de l’État-nation.
Les traversées clandestines de la frontière franco-espagnole par les carlistes pendant la guerre de 1872-1876 témoignent aussi de l’intensité des circulations transnationales dans l’Europe du xixe siècle et au-delà, qu’il s’agisse de pérégrinations politiques, militaires ou encore économiques56. Outre le fait que cette guerre n’est pas la seule au cours de laquelle les carlistes profitent de la frontière franco-espagnole pour mettre en place des stratégies politiques et militaires complexes, des militants issus d’autres cultures politiques font de même à la même époque57, avant que la guerre civile de 1936-1939 et la résistance au franquisme ne réactivent ces filières au xxe siècle58. C’est aussi le cas sur d’autres frontières, terrestres ou maritimes59, ce qui invite à multiplier les croisements et les approches comparées, pour restituer toute la complexité de ces espaces au point de vue politique60.