Produire la carte : représentations transfrontalières et interculturelles de l’Antiquité à nos jours

p. 297-319

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20-21 mai 2019 | Colloque
Org. R. Boulat, B. Furst, O. Kammerer

Prolongeant les journées d’études annuelles « Clio en cartes »1 et le projet Cartographie historique pour un atlas transfrontalier (CHAT)2, le colloque « Produire la carte : représentations transfrontalières et interculturelles de l’Antiquité à nos jours » entendait susciter discussions et réflexions sur les modalités de représentation cartographique des phénomènes transfrontaliers et interculturels. Il s’agissait donc d’encourager à penser la carte hors des frontières politiques, grâce à la définition de trois axes principaux de réflexion : le temps (quelle compatibilité de ces phénomènes interculturels avec les travaux de cartographie réalisés au cours de l’histoire ?), l’espace (quelles approches des phénomènes interculturels ou transfrontaliers selon les espaces d’études, de création et de diffusion des cartes ?) et la méthode (comment et pourquoi réaliser des cartes intégrant de tels phénomènes ?).

Les travaux de l’Atlas historique d’Alsace3 ont en effet montré que les frontières politiques actuelles, en particulier celle qui sépare la France de l’Allemagne le long du Rhin, sont souvent peu pertinentes pour les entreprises cartographiques portant sur des périodes antérieures ou des phénomènes culturels, sociaux, économiques ou encore environnementaux. Ces derniers dépassent fréquemment les logiques administratives qui président trop souvent aux choix d’échelles et d’espaces cartographiés. Or, qu’elles soient ou non intégrées dans un Système d’information géographique (SIG), les cartes permettent aussi de mettre en lumière des phénomènes, des structures et des organisations spatiales répondant à d’autres logiques que celles des territoires politiques. Par des choix et des contraintes techniques (échelles, projections), graphiques (figurés, simplifications) mais aussi intellectuelles, la carte donne autant à voir qu’elle laisse de côté, et, pour répondre à des besoins précis, elle fige sur le papier (ou l’écran) des contrastes, là où d’autres critères auraient pu laisser apparaître des continuités, et inversement.

Ce colloque s’est donc efforcé de contribuer à cette ample réflexion sur la démarche cartographique en s’interrogeant sur les modalités de représentation spatiale des phénomènes transfrontaliers d’une part et interculturels d’autre part. Les premiers renvoient inévitablement à la notion de frontière politique moderne, quasi-synonyme de limite et marquant une différenciation systématique entre les territoires qu’elle sépare et qu’elle unit à la fois. À l’inverse, les phénomènes interculturels invitent à considérer des frontières dynamiques car tout à la fois floues, mouvantes, poreuses et dont la coïncidence avec les limites politiques est loin d’être systématique.

Sur deux jours et en trois langues, vingt-huit participants issus de onze pays ont présenté leurs travaux et alimenté les débats autour de quatre grands thèmes. Le lundi 20 mai était consacré à la cartographie de systèmes nationaux, puis au rôle des cartes en contexte de confins ou de confrontations, tandis que la question des liens entre frontière et interculturalité, puis celle de la représentation des espaces transfrontaliers ont occupé le mardi 21 mai.

Cartographier des systèmes nationaux

Cartographier la frontière en temps de guerre

La cartographie militaire des frontières au xviiie siècle : une pratique spécifique

Grégoire Binois, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Les modalités concrètes de production de la carte, à la fois sur le terrain et dans l’atelier, ont été au cœur de cette communication, afin de saisir la spécificité de l’approche militaire de la frontière. Pour un militaire, la frontière n’est pas la ligne qui figure sur sa carte ; cartographier une frontière revient à cartographier un espace. Il faut donc réfléchir à l’étendue à donner à ce dernier, et aux modalités de sa mise en image. Il faut négocier avec les autorités adverses pour parcourir leurs terres, et à défaut trouver des palliatifs. Il faut enfin s’accorder sur les éléments qui doivent intégrer la carte et sur ceux qu’il convient d’ignorer. À partir de l’analyse des pratiques de terrain, du processus de production, l’intervenant a proposé une réflexion sur la spécificité de la cartographie militaire des frontières.

L’histoire de la cartographie des frontières du xviiie siècle s’arrête régulièrement sur un certain nombre de grandes réalisations : la cartographie de la frontière alpine par Bourcet dans les années 1740-1750 ; celle des côtes de Bretagne et des frontières de l’Est menées conjointement par les ingénieurs géographes militaires et les officiers du Génie dans les années 1770-1780 ; et enfin la cartographie des Aldudes réalisée dans les années 1780-1790 par l’armée et les Affaires Étrangères. Pourtant ces grandes réalisations, menées parfois conjointement avec les autorités étrangères, ne sont pas les seules à représenter des espaces frontaliers et à en figurer le tracé. D’autres « cartes des frontières » existent. Toutes ont la particularité de présenter un espace vaste : il ne s’agit pas tant de positionner des bornes, de placer une ligne, que de figurer un espace, une zone de belligérance. Parfois même, le trait frontalier est absent des cartes dites « de frontière ». Pour les militaires, cartographier la frontière ne revient donc pas à positionner précisément une ligne, mais à envisager un espace. En ce sens, cartographier la frontière n’a pas le même sens pour un militaire et pour un diplomate chargé de la détermination des limites. Ces deux projets peuvent se concilier mais demeurent différents. En période de conflit, le tracé frontalier n’a plus grand sens, même s’il conditionne les pratiques des cartographes eux- mêmes, parfois obligés de faire leurs levers en toute discrétion dans les territoires ennemis.

La construction cartographique de la frontière austro-ottomane à l’époque moderne

Benjamin Landais, université d’Avignon

La communication s’est interrogée sur les évolutions de la représentation cartographique de la frontière terrestre entre la Monarchie habsbourgeoise et l’Empire ottoman à l’époque moderne, en partant du constat qu’il existait un écart entre la matérialité cartographique de la frontière et sa réalité historique. La frontière linéaire des atlas contemporains est source de nombreux malentendus et anachronismes. Elle suggère à tort l’existence d’une conception territoriale de la souveraineté au xvie siècle, escamote le caractère composite de la Monarchie habsbourgeoise – Bohême, Hongrie et pays autrichiens sont alors co-gouvernés par les ordres – et échoue à montrer l’épaisseur de cette frontière militaire. Les cartes gravées et manuscrites de l’époque moderne font quant à elles un choix totalement différent : elles représentent un espace ouvert, où la frontière entre les possessions des Habsbourg et des Ottomans, lorsqu’elle est figurée, traverse un espace culturel cohérent. Les cartes de la Hongrie réalisées au xvie siècle sont rarement délimitées par une frontière linéaire : ce sont le cadre de la carte, la densité des toponymes et les éléments naturels (Save et Danube au sud, Carpates au nord et à l’est) qui bornent le territoire. La relative homogénéité du dessin ne doit néanmoins pas faire illusion. Si la représentation des espaces contrôlés par les forces habsbourgeoises est régulièrement révisée, celle de l’espace situé au-delà de la ligne de fortification ottomane reste figée dans une géographie humaniste qui mêle topographie médiévale et réminiscences antiques, découlant notamment d’une propagande impériale habsbourgeoise qui vise à nourrir l’imaginaire impérial de (re) conquête des terres infidèles.

Ce n’est qu’à la fin du xviie siècle que s’impose progressive- ment la représentation cartographique d’une frontière linéaire, séparant deux États. Une telle évolution ne suit toutefois ni le rythme de la redéfinition juridique des frontières internationales, ni celui des grandes entreprises étatiques de cartographie. Ce processus est avant tout lié à un changement dans les conditions techniques et le contexte commercial de production des cartes. Les principaux responsables de cette mutation sont les entreprises éditoriales du cartographe impérial Johann Baptist Homann (1664-1724) et le nouveau type d’articulation qui se met en place entre une cartographie de terrain produite pour l’administration militaire et une cartographie de cabinet destinée au public. La progression des armées et des négociations diplomatiques se traduisent immédiatement dans les espaces occupés par chaque puissance. Une couleur spécifique s’applique ainsi aux possessions habsbourgeoises et ottomanes, figurant pour la première fois l’étendue respective des deux États, plutôt que des entités politico-culturelles figées. Ce modèle s’impose en quelques décennies aux cartes de plus petite échelle, bien que ces dernières restent plus longtemps fidèles à une géographie humaniste.

Lorsque la carte crée le territoire : l’invention de l’Alsace-Lorraine

Benoît Vaillot, Institut universitaire européen, EHESS / Université de Strasbourg

Cette communication a porté sur « l’invention » de l’Alsace-Lorraine par la cartographie allemande à la fin du xixe siècle. Jamais, dans l’histoire, l’Alsace et la Lorraine n’ont été unies et personne n’avait même songé à les rassembler dans une entité propre avant la fin du xixe siècle. Mais en septembre 1870, en pleine guerre franco-prussienne, l’Alsace-Lorraine est pour la première fois nommée et grossièrement figurée sur une carte d’état-major prussienne du Rhin supérieur à l’échelle 1/666 666. Cette carte affiche les objectifs militaires prussiens : tout le territoire est entouré d’un trait au crayon rouge et placé sous les ordres d’un gouvernement général d’Alsace et de Lorraine. Des axes de communication y sont tracés en traits épais et de couleur foncée pour insister sur les relations transfrontalières qui existent entre l’Alsace-Lorraine et l’Allemagne du Sud. Le nouveau territoire ne correspond à aucune circonscription administrative ou entité passée et ne comprend qu’une partie réduite de la Lorraine. Celui-ci est officiellement cédé par la France au nouvel Empire allemand, moyennant quelques modifications, lors du traité de Francfort qui met fin à la guerre le 10 mai 1871.

En s’appuyant sur des sources variées – souvenirs de l’un des commissaires délimitateurs, archives de la commission de délimitation, délimitations antérieures réemployées par les autorités allemandes –, l’auteur a analysé les mécanismes et modalités ayant permis à une carte imprécise, aux objectifs militaires et politiques de créer l’Alsace-Lorraine. Alors même que son statut n’est pas encore fixé, les autorités allemandes rassemblent les archives concernant les délimitations frontalières entre la France et le Bade, la Bavière, le Luxembourg, la Prusse et la Suisse, dont certaines remontent au début du xixe siècle. Parallèlement, une commission internationale de délimitation, composée de militaires et d’ingénieurs géographes, œuvre à démarquer la nouvelle frontière franco-allemande. Les commissaires délimitateurs sont chargés de tracer à grande échelle la limite séparant la France de l’Alsace-Lorraine à partir de la carte de septembre 1870, qui a été annexée au traité de Francfort. De 1871 à 1877, ils produisent à cette fin pas moins d’un millier de cartes. C’est particulièrement le cas des commissaires allemands qui, de la même façon que lors des délimitations coloniales en Afrique ou en Asie, en profitent pour se renseigner sur les populations. Ces cartes, ensuite assemblées, produisent une carte à plus petite échelle, qui affirme la souveraineté allemande en Alsace-Lorraine et forge un territoire inédit.

Les cartes anciennes comme arguments de la définition des territoires nationaux contemporains

Cartography and constructivism in the India-China boundary dispute

Joe Thomas Karackattu, Indian Institute of Technology (Madras)

La frontière indo-chinoise est au cœur de l’un des conflits diplomatiques majeurs dans le domaine des relations politiques bilatérales contemporaines. À partir d’archives et de cartes, associées à des récits d’explorateurs et de voyageurs comme la Carte ethnographique et politique de l’Asie centrale de Ferdinand Grenard (1899), la communication s’est intéressée aux tentatives successives de définition des limites entre la Chine et l’Inde aux xixe et xxe siècles. Trois questions ont structuré cette présentation :

  • L’étude de l’évolution des lignes frontières au fil du temps révèle-t-elle des contradictions propres à chaque pays dans sa manière de représenter ce qu’il qualifie de limite « traditionnelle » ?

  • Les processus de décision qui ont respectivement conduit à la fixation des frontières dans les régions est et ouest sont-ils dissociés l’un de l’autre ?

  • L’étude des sources historiques, notamment cartographiques, fournit-elle des arguments en faveur d’un réexamen du tracé frontalier dans les secteurs ouest (la région de l’Aksai Chin) et est (Arunachal Pradesh) qui se dirigeait vers un compromis ?

L’approche constructiviste adoptée ici invitait à adapter la compréhension de l’acception des frontières : le récit irrédentiste actuel sur la frontière sino-indienne, insistant sur l’existence de « frontières traditionnelles », a en réalité évolué au fil des années. Cette revendication, d’un point de vue théorique, s’appuie finalement moins sur une notion de véracité ou de réalité, ou même de permanence des tracés, mais sur son ancrage dans un processus politique partagé de sélection des limites – parmi d’autres, celles-ci n’étaient manifestement pas immuables – qui, avec le temps, a conduit à les considérer comme acquises.

Kartographische Darstellungen des Mittelalters in Südosteuropa als Ausdruck regionaler Nationalhistoriographien

Nedim Rabić, université de Sarajevo

En dépit de son caractère multi-ethnique et de son rôle dans l’histoire de l’Europe en général, l’Europe du Sud-Est, à l’époque médiévale, a surtout intéressé les historiographies nationales. Depuis l’émergence des mouvements nationaux modernes, ces territoires ont été au cœur d’historiographies critiques mais aussi de représentations fantasmées, presque mythiques. Aussi, après la Seconde Guerre mondiale, un programme de recherche a été mis sur pied, mais s’est montré largement dépendant des courants politiques, du contexte économique et des pouvoirs en place. La représentation cartographique de ces États médiévaux, à l’apogée de leur expansion territoriale, est devenue un argument en faveur de nouvelles revendications hégémoniques, notamment dans les années 1990.

Cette contribution s’est attachée à comparer les différentes représentations d’un même espace médiéval en s’interrogeant sur les motifs de ces différences, parfois particulièrement marquées selon la nationalité, le lieu d’exercice ou l’affiliation de leurs auteurs. Elle s’est par la suite intéressée à la confrontation entre ces représentations politiques et la diversité culturelle, linguistique et religieuse des Balkans, en questionnant la pertinence des termes de « croisements », « ponts » ou « zones de contacts » que l’on confère volontiers à ces espaces.

Cartes, confins et confrontations

Tracer des frontières politiques dans des espaces résistants

Méandres du Rhin – Tracer la frontière entre la France et le pays de Bade

Jean-Luc Arnaud, CNRS TELEMME

Jusqu’au début des années 1920, le long du Rhin, la France et le pays de Bade (puis l’Allemagne) étaient séparés par une double ligne frontière. La limite de souveraineté suivait le thalweg du fleuve et était révisée chaque année, tandis que les limites des bans communaux étaient fixes. Ainsi, au gré des divagations du Rhin, des propriétés publiques françaises pouvaient se trouver en territoire allemand et inversement. Les communes conservaient cependant sur ces propriétés des droits d’intérêts locaux et la possibilité de les faire fructifier sans être soumises à la réglementation douanière. En d’autres termes, le double partage de l’espace était conforté par un partage des droits, entre le pouvoir des États et les prérogatives municipales.

Les modalités de « matérialisation » sur le terrain puis de cartographie, en fonction du statut des documents concernés (plans cadastraux, cartes militaires à grande échelle, cartes d’ingénieurs à moyenne échelle, etc.), de cette double frontière a été au cœur de cette communication. Face à la divagation du Rhin et confrontés aux décalages temporels (temps du fleuve, qui change d’année en année, temps, plus long, de la réalisation de la carte), les agents chargés de la délimitation ont été contraints de mettre en place un système complexe et astucieux de lignes et de points de repère placés sur la « terre ferme ». Ce procédé, de détermination « à distance » de la ligne frontière, constitue un exemple unique en son genre. Dans un souci de rationalisation des limites définies par la commission Noblat, de nouvelles bornes sont placées sur le Rhin, associées à des bornes supplémentaires, sur ses rives, dont les lignes de visées servent à retrouver les bornes disparues au gré des changements du cours. Alors que les trois temps de création de la frontière placent normalement les cartes particulières comme étape finale, postérieures à la fixation de la limite globale et de sa matérialisation, le processus de délimitation entre la France et le Bade au xixe siècle fait l’inverse : la carte à grande échelle sert de point de départ, préalable au placement des bornes.

L’espace transfrontalier du canton du Tessin et de la Lombardie par les reconnaissances des ingénieurs géographes de l’époque napoléonienne (1796-1814)

Valentina De Santi, Università della Svizzera italiana, Archivio del Moderno

La célèbre étude de Henri Berthaut en 1902 sur les travaux des ingénieurs géographes constitue une source inépuisable sur les vicissitudes auxquelles était soumis ce corps tout en mettant en lumière la continuité des pratiques de voyages et d’enquêtes de terrain de ces cartographes. Dès le xviiie siècle et jusqu’à la Restauration, ceux-ci agissent au sein d’un vaste théâtre d’action, arpentant chemins et territoires de l’Europe, de la Russie, de l’Égypte et du Nord-Amérique, etc. Comme déjà mis en lumière par d’autres publications, l’étude des pratiques et matériaux produits par ce groupe professionnel est au cœur de questionnements multiples relevant autant de l’histoire de l’art, de l’histoire des sciences que d’histoire politique et administrative. À cet égard, la démarche cartographique contribue à fabriquer un espace dont les confins et les frontières représentent l’un de ses caractères constitutifs.

Prenant comme cas d’étude l’aire du Milanais et du canton du Tessin à l’époque napoléonienne, l’auteur a examiné les reconnaissances et mémoires réalisés par les ingénieurs géographes militaires, et aujourd’hui conservés au Service Historique de la Défense, pour illustrer la perception de cet espace transfrontalier au moment de la construction des espaces nationaux promus par la Révolution Française, tant en Italie – création de la République Cisalpine, puis Royaume d’Italie (1805-1814) – qu’en Suisse – création de la République Helvétique. L’exemple du Tessin, canton italophone de la Suisse situé sur le versant méridional, et des voyages effectués par les ingénieurs militaires a permis de s’intéresser à la notion de frontière tout en questionnant la place des Alpes et des routes qui vont de la France à la Lombardie dans le processus de fabrication et de perception de cet espace transfrontalier.

Confrontation des représentations spatiales dans des empires et espaces coloniaux

Making Monsters, Maps and Empire : How Conquest-Period Spanish and Aztecs Encoded Myth in the Cartography of the Basin of Mexico

Kathryn Florence, Concordia University (Montréal)

À première vue, la cartographie et la mythologie ne semblent pas avoir de lien. Pourtant, les frontières entre les deux sont plus floues qu’il n’y paraît. D’une part, à la fin du xve siècle et au xvie siècle, explorateurs et colons rapportent du Nouveau Monde des récits de flore merveilleuse, de paysages irréels habités par des monstres surprenants. D’autre part, plusieurs groupes ethniques appartenant à la Triple alliance aztèque se sont également attachés à mettre en récit leur propre arrivée dans le Mexique central, dépeignant, eux aussi, une terra incognita peuplée de bêtes fantastiques. Leurs codices cartographiaient ainsi leur itinéraire tout en octroyant une caution divine à leur pouvoir.

Bien que ces deux entreprises relèvent indéniablement de deux traditions différentes, les Européens et les Méso-américains ont chacun ménagé une place au monstrueux, sur le bord de leurs cartes. Cette pratique renseigne cependant davantage sur les utilisateurs des cartes que sur les peuples qu’ils représentent. Les acteurs de la colonisation européenne de l’Amérique (conquistadors, colons et prêtres) ont ainsi enveloppé d’un mythe la réalité des habitants de l’Amérique, les dépeignant comme de sanglants cannibales, des primitifs ignorants ou des âmes à sauver. À l’inverse, les Nahua les utilisent pour légitimer leur droit à gouverner, en valorisant leurs exploits antérieurs. Ce faisant, les cartes occultent le fait que les rencontres vont dans les deux sens. La comparaison de trois cartes du Mexique central a ainsi permis de montrer comment deux civilisations ont eu recours aux mythes dans leur pratique de la cartographie pour légitimer leurs pratiques et en quoi les cartes elles-mêmes révèlent des idéologies socio-politiques. La cartographie était l’un des moyens utilisés pour bâtir des empires en Amérique : créer des cartes contribuait à créer un monde. En étudiant l’évolution des cartes au cours des conquêtes, en comparant les pratiques et les cartes elles-mêmes, il est possible de discerner le processus de transformation organique des phénomènes historiques en mythes.

Grenzen am Amazonas. Verflechtungen religiöser, politischer und ethnographischer Räume in jesuitischen Missionskarten des 17. und 18. Jahrhunderts

Irina Pawlowsky, université de Tübingen

Au début de l’époque moderne, l’Amazonie représentait un espace dans lequel les conflits entre pouvoirs politiques et ordres missionnaires concurrents étaient fréquents lors de l’établissement des frontières. Les jésuites, dont les travaux cartographiques ont été au centre de cette communication, ont joué un rôle clé à cet égard. Diverses cartes de missionnaires jésuites de la « mission Maynas » en Haute-Amazonie ont ainsi permis d’appréhender les modalités de la construction cartographique de frontières qui, selon l’auteur, étaient fondées non sur de simples accords juridiques ou politiques, mais créées par l’enchevêtrement de diverses conceptions de l’espace : séculier ou religieux, administratif ou ethnographique, administratif, religieux ou ethnographique.

L’auteur a d’abord examiné l’interaction des concepts spatiaux politiques et religieux (par exemple, à travers l’utilisation de symboles de domination et d’iconographie chrétienne) avant d’évoquer la représentation des territoires autochtones qui pour- raient parfois permettre de qualifier certaines régions de zones frontalières. Sur les cartes de mission, ces zones étaient souvent peu délimitées, les lignes frontalières étaient délibérément maintenues ouvertes, pour insister sur le caractère inachevé des entreprises missionnaires et coloniales. Ce faisant, cette contribution a permis de mettre en lumière la complexité et la diversité des modalités de construction et de définition des frontières en Amazonie, qui dépassent de loin une définition simplement politique des empires coloniaux.

A Gendered Land: English Perceptions of Sixteenth Century Ireland

Tara S. Rider, Stony Brook University (New York), School of Marine and Atmospheric Studies

Dès le moment où le paysage est investi par des populations, il revêt une pluralité de sens, souvent rattachés à un sentiment d’appartenance. L’Irlande du xvie siècle représente un cas particulier, dans lequel le paysage et l’identité culturelle paraissent particulièrement entremêlés, allant jusqu’à constituer une unique entité dans l’esprit des Anglais à cette époque, et que complique la question des peuples irlandais eux-mêmes. Dans les discours et les cartes sur l’Irlande, les tropes opposant sauvagerie et civilisation, mais aussi féminité et masculinité s’imposent en effet rapidement.

De fait, les descriptions du territoire irlandais au xvie siècle attribuent volontiers une personnalité à la géographie même de l’Irlande : les collines, les montagnes ou les lacs ne sont pas que des entités physiques mais contribuent à définir le pays, si bien que cette personnalité se reflèterait dans la culture irlandaise et dans les habitants eux-mêmes. La « féminité » de l’Irlande justifiait, pour les Anglais, leurs prétentions de conquête et de colonisation. En attribuant au paysage une dimension genrée, féminine, allant de pair avec des caractéristiques telles que la passivité et l’émotion, l’Angleterre des Tudor estimait que la colonisation « améliorait » l’Irlande. Sa féminité légitimait ainsi sa subordination.

Par ailleurs, le caractère sauvage (wilderness) de l’Irlande semblait incarner, aux yeux des conquérants, l’exact opposé du paysage anglais. Alors que l’Angleterre pouvait être considérée comme un jardin idéal, les terres fertiles de l’Irlande apparaissaient aux Anglais comme un paradis sauvage qui ne demandait qu’à être cultivé mais était gâché par la barbarie de ses habitants. L’enjeu était donc pour eux de civiliser le territoire en transformant cette wilderness en jardin ordonné et cultivable. La colonisation et l’instauration de la civilisation qui s’ensuivraient ne pourraient venir que d’un aménagement de l’île, qui passerait par un travail d’enquête et de cartographie. En explorant la manière dont le caractère d’une nation peut être déterminé et cartographié à partir d’une approche géographique, la communication a montré que l’entreprise coloniale a contribué à façonner non seulement l’Irlande, mais aussi l’Angleterre. L’intersection de la géographie et du genre en Irlande montre comment la terre et les populations ont été sujettes à des pratiques coloniales à la fois sur le plan psychologique et sur le plan physique : la seule manière, pour les Anglais, de dominer les Irlandais était de maîtriser la terre qui reflétait leur identité.

Frontières et interculturalité

Cartographier des phénomènes interculturels en contexte transfrontalier

Politische Kooperation und ihre Karten. Zur Praxis der grenzüberschreitenden Kartographie

Ulla Connor, université du Luxembourg, IPSE

En Europe, la coopération politique entre régions voisines s’est institutionnalisée ces dernières années. Les politiques régionales, l’aménagement du territoire, l’administration des différents pays sont marqués par une coopération qui vise à développer et mettre en œuvre des projets transfrontaliers. Or cette coopération a rapidement été liée au développement de cartes transfrontalières créées par des professionnels spécialement recrutés à cet effet. Le mandat politique de dépassement des frontières par la coopération va de pair avec la production d’un espace transfrontalier matérialisé par les cartes.

La communication s’est donc attachée à montrer en quoi ces cartes constituent un espace généralement perçu à la fois comme discontinu (car séparé par des frontières nationales) mais aussi, à d’autres égards, comme continu et uniforme. L’auteur a notamment insisté sur leurs principales caractéristiques : réduction à un format adapté à leur usage, de l’affiche au logo ; esthétique qui montre davantage les territoires comme des puzzles qui s’assemblent plutôt comme des entités qui se recouvrent les unes les autres ; volonté de tenir compte des attentes du public (cartes « conviviales ») et, ambition de donner à voir des cartes qui respectent les principes implicites de ce qui entend être une « bonne » cartographie des régions transfrontalières.

Des enquêtes de terrain dans le domaine de la coopération politique transfrontalière ont ainsi permis de montrer que les cartes s’ancrent dans une dimension historique double : d’une part, l’héritage culturel que nécessite la lecture de la carte, et qui doit de facto être commun, et d’autre part le processus qui a conduit à l’émergence des États-nations et donc à une uniformisation de la lecture spatiale du monde. Inversement, les cartes elles-mêmes s’inscrivent dans l’histoire en devenant le support de décisions, d’actions, de récits communs. Elles permettent de rendre tangible, définissable un espace complexe, et ce faisant, le transforment. Elles orientent l’action en facilitant la visualisation homogénéisée de données spatiales souvent hétérogènes car produites par des administrations différentes. En d’autres termes, dans ce contexte transfrontalier, les actions produisent des cartes, et ces cartes influencent les actions.

Cartographier les enjeux culturels et politiques dans le Rhin supérieur dans l’Entre-deux-guerres

Nicolas Le Moigne, Lycée Michel-de-Montaigne (Mulhouse)

Cette communication s’est appuyée sur la carte « Le Rhin supérieur : un enjeu culturel et politique dans l’Entre-deux-guerres » produite pour l’Atlas historique du Rhin supérieur4. Elle s’est donc attachée à retracer les problèmes de méthode liés à la transposition cartographique, ainsi que les solutions mises en œuvre, en insistant sur les choix nécessaires pour transformer un ensemble de données historiques en figurés cartographiques. Ce cas d’étude a permis de mettre en valeur le fait que la carte n’est pas un simple support, mais un vecteur qui oriente les problématiques que l’historien veut y matérialiser – le meilleur exemple étant celui de l’autonomisme alsacien, dont la mise en carte a permis de montrer le caractère de dynamique transfrontalière, alors qu’il est traditionnellement perçu à travers un prisme franco-alsacien. La légende de la carte gravite autour de trois axes : les liens culturels de part et d’autre du Rhin, le contexte des revendications régionales, et la montée des tensions internationales. La contribution a montré comment la production de la carte a conduit à des choix dans la « mise en histoire » de ces enjeux.

Ces derniers concernaient les éléments qui montraient, d’une part, le phénomène identitaire alsacien (mouvements de jeunes, maisons d’édition, etc.) et d’autre part les vecteurs de l’influence culturelle allemande qui perdure malgré le rattachement à la France en 1918. La cartographie se heurte notamment à la superposition d’échelles différentes, recourt à l’implicite et est contrainte au compromis, indispensable pour représenter des enjeux, tels que le dialecte germanique, sous leur forme la plus apte à être mise en carte, mais pas nécessairement la plus importante historiquement. Les enjeux politiques régionaux, fortement liés à l’autonomisme alsacien, constituent un second volet de la carte et révèlent la difficulté à appréhender la chronologie en termes cartographiques, au point de devoir abandonner la représentation de certains résultats électoraux pour mieux en lire d’autres. Ils montrent aussi l’ambiguïté des figurés ponctuels pour représenter l’ampleur ou la récurrence de certaines manifestations. Le Rhin supérieur est enfin le théâtre des velléités de réconciliation franco-allemande, puis de la montée des périls dans les années Trente. Le parti pris a été, sur ce thème, de montrer la juxtaposition d’un espace d’affrontement et d’un espace de circulation, recourant à un figuré linéaire qui traduit les fortifications allemandes, françaises et suisses. Le résultat cartographique attire ici l’attention sur les hiérarchies visuelles entre les figurés, dans la mesure où l’œil attache plus d’importance à des lignes qui semblent embrasser tout l’espace représenté qu’à des figurés ponctuels qui semblent traduire des réalités sporadiques et isolées. La question qui se pose dès lors est celle de la part qu’il revient d’attribuer à la représentation visuelle, et à la réalité des faits, dans la représentation mentale d’une situation historique.

La presse dans le Rhin supérieur au tournant des xviiie et xixe siècles à l’épreuve de la carte : approches méthodologiques

Anaïs Nagel, université de Strasbourg5

Le tournant des xviiie et xixe siècles – qualifié de « Sattelzeit » (époque charnière) par Reinhart Koselleck – constitue une époque propice à l’étude des imprimés et plus particulièrement de la presse : croissance exponentielle du nombre de titres grâce à la liberté d’expression conférée par la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, répression ponctuelle, censure impériale, mutations socio-politiques majeures, professionnalisation du monde de l’édition et du journalisme. Les dynamiques transfrontalières qui marquent le Rhin supérieur ont alors contribué à un phénomène d’acculturation et d’hybridation des cultures politiques individuelles et collectives, ainsi qu’à des formes d’autonomisation et de prises de distance liées à l’émergence d’identités nationales et régionales. L’enjeu était de s’appuyer sur la cartographie de différents phénomènes pour se détacher des catégories préexistantes et de s’affranchir des cadres nationaux, permettant ainsi de penser le rôle des journaux dans la construction d’une culture politique à l’âge des révolutions.

La cartographie des lieux d’édition de près de soixante-dix périodiques et des lieux de créations de journaux fait apparaître un contraste entre un espace français centré sur Strasbourg et un espace germanique multipolaire en dépit de la prédominance de Mayence. À l’échelle locale, la carte des lieux d’éditions strasbourgeois montre la concentration des éditeurs dans le centre-ville, mais des travaux complémentaires seront nécessaires pour approfondir l’analyse spatiale. Un travail de cartographie des espaces couverts par l’information et des réseaux de correspondants permet également de mettre en valeur des dynamiques transfrontalières. Bien qu’elle ne permette pas de représenter certains phénomènes comme celui de l’acculturation ou des idées véhiculées par la presse, la cartographie permet d’ancrer dans le territoire les transferts d’informations et de savoirs souvent présentés de manière abstraite, ainsi que de repérer les mobilités des différents acteurs qui participent de la vie des journaux. Si certains éléments ont pu être cartographiés (pôles éditoriaux, lieux d’édition), des dépouillements de sources et récoltes de données doivent encore être menés avant de pouvoir proposer des cartes.

La construction de régions métropolitaines transfrontalières en Europe occidentale. Une analyse des discontinuités par cartes interprétatives en ligne

Pauline Pupier, université d’Artois

En Europe occidentale, les régions métropolitaines transfrontalières sont marquées par une double organisation spatiale due à la métropolisation et au régime des frontières internes de l’Union européenne. La frontière présente alors une spatialité complexe qui va de la ligne de démarcation, à la bande frontalière, frontière zone ou frontière marche. Dans son processus de construction politique, une région métropolitaine transfrontalière peut donc jouer sur ces deux dynamiques spatiales du métropolitain et du transfrontalier pour définir son périmètre. Or, celles-ci peuvent interagir de façon contradictoire ou synergique. En sus de réflexions théoriques et du cadre de recherche sur lesquels repose le travail de thèse de l’auteur, cette communication a fourni de premiers éléments quant à une méthodologie de cartographie interprétative en ligne.

En effet, comment la frontière peut-elle être une ressource de construction régionale ? Quelles recompositions spatiales accompagnent la construction d’une région métropolitaine transfrontalière ? Quel périmètre, quelles discontinuités se recomposent finalement dans une région métropolitaine transfrontalière ? Ces interrogations ont vocation à spatialiser les représentations du débat sur les régions métropolitaines transfrontalières alors que ce titre est soit brandi comme un label en Europe occidentale, soit débattu dans des études fonctionnelles. Les résultats d’une enquête en ligne avec cartes interprétatives de l’Eurorégion Transmanche et du Rhin supérieur proposent une analyse cartographique de la spatialité (trans)frontalière perçue par les acteurs locaux. Ils révèlent des Eurorégions à géométrie variable, marquées par une forte polarité dans la Manche et une bipolarité dans le Rhin supérieur. La finalité est de s’avancer sur la place des régions métropolitaines transfrontalières comme objet géographique et politique dans les recompositions scalaires en Europe occidentale.

La cartographie, un outil décisionnel pour la cogestion de l’espace transfrontalier Aplahoué (Bénin) - Tohoun (Togo)

Éric A. M. Tchibozo, Apollinaire C. Agbon, université d’Abomey-Calavi

Malgré leur potentiel, les espaces transfrontaliers de l’Afrique de l’Ouest posent des problèmes de gestion. Au Bénin, les espaces frontaliers jouent un rôle de pivot dans l’intégration régionale en ce qu’ils représentent des lieux de brassage culturel, d’échange et d’interconnexion entre les pays et populations de l’Afrique de l’Ouest. Cependant, la frontière bénino-togolaise n’a pas fait l’objet de nombreux travaux, encore moins fondés sur une analyse spatiale. La communication a donc présenté les résultats d’une étude visant à évaluer les possibilités d’une cogestion de l’espace transfrontalier Aplahoué (Bénin) - Tohoun (Togo), caractérisé par son éloignement des capitales nationales où se concentrent les processus de modernisation et par un sentiment des populations d’être à la périphérie voire d’être abandonnées.

À partir d’une approche géographique reposant sur la cartographie à l’aide d’un SIG et les enquêtes sociales, les résultats obtenus mettent en exergue aussi bien les contraintes organisationnelles de la cogestion que les obstacles au développement de l’espace étudié. Les déterminants de la cogestion sont humains, physiques et dépendent également de l’utilisation du sol. Ce dernier facteur s’exprime par des niveaux variés (faible 23 %, moyenne 71 % et forte 6 %). L’espace cartographié présente des enjeux territoriaux, économiques et socio-politiques (consolidation de la solidarité nationale, rapprochement des peuples divisés et intégration régionale) ainsi que des solutions aux problèmes fonciers, d’infrastructure, de sécurité et d’assainissement qui peuvent être valorisés à travers la réalisation d’une carte décisionnelle. Cette dernière permet de projeter l’espace transfrontalier d’étude dans une intégration sous-régionale (UEMOA). Pour rendre cette cogestion opérationnelle sur les plans institutionnel, législatif, technique et financier, des pôles de développement sont créés mais nécessitent que les acteurs concernés se les approprient. Dans cette perspective, la carte constitue un outil intégré d’aide à la décision pour la gestion et l’aménagement de l’espace frontalier Aplahoué-Tohoun dans une démarche participative avec les populations et les autorités locales.

Les espaces transfrontaliers de la carte au musée

Espaces partagés : quand la carte efface la frontière

Eine Karte erstellen : Die Visualisierung der Botennetze der Universität von Paris im Spätmittelalter

Martina Hacke, Heinrich-Heine-Universität Düsseldorf

Le projet de cartographie des messagers des nations de l’université de Paris au Moyen Âge présente un certain nombre de défis techniques et méthodologiques, plus encore pour un·e historien·ne sans formation en cartographie. Reposant sur des listes de noms et de juridictions géographiques des messagers enregistrés, ce projet permet de spatialiser des réseaux de communications transfrontaliers. Véritable exercice de cartographie historique appliqué à la recherche, cette contribution a permis de revenir sur un certain nombre d’enjeux récurrents de la pratique. Le choix du fond de carte (le découpage diocésain) notamment révèle l’enjeu de représenter des territoires avec justesse malgré leur évolution au fil du temps, et leur différence avec les provinces universitaires qui correspondent en réalité davantage aux territoires des messagers. Par ailleurs, les frontières politiques ne sont pas à négliger, car elles pouvaient également avoir une influence sur l’organisation des messagers. Néanmoins, la prise en compte des très petits territoires à l’échelle européenne et de leur évolution pose question, tout comme le géo-référencement hétérogène des cartes existantes susceptibles de servir de base de travail. En dépit des limites et des tâtonnements, les cartes résultant de ce travail exploratoire révèlent une organisation spatiale originale des messagers des nations, donnant à voir des territoires qui ne recouvrent ni les découpages ecclésiastiques ni les frontières politiques.

De la banane bleue à la grappe européenne, en passant par le poisson rouge et die rote Krake, comment (se) représente-t-on une Europe rhénane fantasmée ?

Vincent Moriniaux, université Paris-Sorbonne

La communication s’est proposé d’analyser les conditions historiques et scientifiques de l’émergence puis de l’évolution des représentations cartographiques schématiques de l’Europe rhénane depuis les années 1980. Tout commence avec la « mégalopole européenne » du géographe pédagogue et féru de cartographie Roger Brunet. Miroir sur le vieux continent de la Megalopolis états-unienne de Jean Gottmann, puis rapidement réifiée sous l’appellation de « banane bleue » par les politiques et les journalistes, la « mégalopole européenne » a très vite suscité à la fois des critiques parmi la communauté scientifique et de l’admiration parmi les politiques et les équipes de pédagogues auteurs de manuels scolaires.

Les uns ont remis en cause les critères qui sous-tendaient la schématisation, d’autres ont exploité l’image à leur profit au risque d’en dévoyer le sens (les politiques), d’autres encore ont proposé, sur des bases plus ou moins sérieuses, d’autres images, tout aussi évocatrices (le poisson rouge, la pieuvre rouge – die rote Krake –, la grappe), et désireuses de suggérer d’autres organisations spatiales de l’Europe, sans jamais parvenir à détrôner la banane initiale. Le panorama analytique proposé par l’auteur a ainsi posé la question du rapport de la carte à la réalité, et de la responsabilité du cartographe, mais aussi celle de l’influence dans toutes les sphères de la société des images plus ou moins fantasmées des régions transfrontalières qui uniraient, au cœur de l’Europe communautaire, les ennemis d’hier.

Représentation systémique transfrontalière : un modèle par la mobilité

Thomas Waroux, université de Mons

De la marche à pied à l’automobile, l’évolution des territoires peut s’exposer selon la succession des systèmes de transport. Ce rapport a été démontré par la méthode de représentation systémique proposée par l’auteur et appliquée à des territoires transfrontaliers. Si des projets de coopérations et d’échanges transfrontaliers s’opèrent dans des contextes métropolitains, une rupture importante aux frontières des territoires transfrontaliers « d’entre-deux » peut être constatée. La recherche s’est appuyée sur les théories systémiques qui permettent de développer la compréhension et la perception des phénomènes urbains transfrontaliers, notamment pour le territoire transfrontalier de Mons-Valenciennes.

Le modèle systémique a conduit à l’expérimentation de différentes représentations sur vingt cas d’étude et modèles urbains selon leurs systèmes de transport. Ces représentations s’accompagnent d’une recherche d’informations géographiques et de données transposables afin de construire une base de données dans un Système d’Information Géographique transfrontalier et d’en dégager le rapport entre ville, territoire et mobilité transfrontalière. En résultent des représentations en « cartes de chaleur » du territoire transfrontalier de Mons-Valenciennes fondées non sur une organisation politique et administrative mais sur les caractéristiques de mobilité en fonction de trois périodes : la ville pédestre traditionnelle (avant 1860), la ville des transports en commun (de 1860 à 1960) et la ville à dépendance automobile (de 1960 à nos jours).

L’invention du territoire par la carte dans la Transylvanie multiculturelle

Catherine Roth, université de Haute-Alsace

La Transylvanie est un territoire où cultures et État n’ont jamais coïncidé, puisque plusieurs nationalités y cohabitent : Roumains, Hongrois, Allemands, Roms, Juifs (considérés comme une nationalité depuis le xixe siècle), Arméniens, Serbes, etc. La carte de l’Empire austro-hongrois était en général trilingue (hongrois, allemand et roumain). À la fin du xixe siècle, la modernisation de l’Empire entraîne une perte de pouvoir et d’influence de la minorité saxonne germanophone, qui, dans le même temps, fonde un club de montagne, le Club Carpatique Transylvain (Siebenbürgischer Karpatenverein ou SKV), dont l’une des missions fondamentales est la publication de cartes. Le SKV édite ainsi des cartes non seulement des Carpates, mais aussi des villes et des plaines. Il cartographie en réalité le territoire juridique que les Saxons viennent de perdre. Les cartes de randonnée sont le seul support sur lequel ils peuvent encore représenter leur territoire selon la méthode impériale. Ils réinventent ainsi, au sens de l’invention de tradition, leur territoire d’autogestion perdu et développent, par ce biais, un discours identitaire assez visible pour eux-mêmes, tout en restant tolérable pour le pouvoir hongrois. Ils ne sont pas les seuls : chaque nationalité produit sa propre carte de Transylvanie par le biais de son club de montagne, et on pourrait presque penser qu’il s’agit de trois territoires différents.

La communication est revenue sur la postérité de ces pratiques, largement conditionnées par le contexte politique. Après la Seconde Guerre mondiale, le SKV est exproprié par l’État communiste et ses cartes sont interdites sous peine de prison. Après 1990, et surtout dans les années 2000, des cartes de montagne multilingues sont à nouveau publiées, mais la méthode varie selon que l’éditeur est roumain ou hongrois : dans le premier cas, seuls les noms communs (légendes, commentaires) sont multilingues, à l’usage des touristes ; dans le second, les noms propres (montagnes, fleuves et localités), sont dans les trois langues historiques, hongrois, roumain et allemand. L’entreprise vise implicitement à rétablir le passé hongrois de la Transylvanie. Quelle que soit l’époque ou la population concernée, la carte ne fait pas que donner à voir, elle crée également le territoire.

La médiatisation des cartes, du musée au site internet

Cartography and Forced Migration : A Contemporary Collecting Project at the UK National Maritime Museum

Megan Barford, National Maritime Museum, Greenwich

Un projet récent du National Maritime Museum (Royaume-Uni) vise à rassembler des cartes en lien avec le voyage de réfugiés. Ce projet est fondé sur un constat inhérent à l’histoire de la cartographie et considère les cartes comme des objets délicats à définir : ils masquent et révèlent à la fois, ils facilitent certaines capacités d’action tout en en empêchant d’autres, ils sont conçus et fabriqués dans des contextes variés et sont souvent le fruit d’un travail collaboratif. Les cartes sont par ailleurs souvent associées à des textes et sont comprises, considérées voire appréhendées de manières diverses et variées mais toujours riches. Elles peuvent donc s’affirmer en tant qu’œuvres d’art, outils politiques, ressources techniques, objets de mémoire ou moyens de planification, sans que ces catégories soient mutuellement exclusives.

Plus spécifiquement, ce projet cherche à identifier et comprendre ces usages à travers des objets susceptibles de rejoindre les collections du musée. L’objectif est ainsi de renouveler les collections cartographiques d’un musée tout en prenant soin d’élaborer une politique patrimoniale qui réponde aux recherches actuelles sur la cartographie. La question des frontières et de leur franchissement, au cœur des mouvements migratoires, met en lumière de manière particulièrement évidente les multiples sens et usages des cartes. En s’intéressant à des cartes réalisées par des acteurs variés dans des conditions souvent très différentes, le projet facilite la compréhension des multiples modalités de représentation de la frontière, dans un contexte politique où celle-ci est souvent définie, justement, par son franchissement. Il explore aussi les différents modes d’utilisation des cartes dans des lieux frontières, allant parfois jusqu’à tirer parti du format pour les transformer en objets du quotidien. Ces aspects, et la constitution de collections qui en découle, posent la question de la médiation et de l’éducation : en s’appuyant sur elles, le National Maritime Museum peut ainsi confronter le public à ces enjeux, à la fois présents et futurs.

Grenzüberschreitende Kartographie in landeskundlicher Perspektive. Präsentation und Vermittlung des digitalen Kartenangebots in LEO-BW

Andreas Neuburger, Landesarchiv Baden-Württemberg

La simplification de l’espace politique de l’Allemagne, et notamment du Bade-Wurtemberg, depuis le Moyen Âge, s’est accompagnée d’une évolution des modalités de représentation de l’espace qui demeurent toutefois variées, dépendant des objectifs, des thèmes abordés et de l’échelle concernée. Mise en ligne en 2012, la plate-forme LEO-BW6 est un système d’information à caractère historique qui vise à centraliser et à médiatiser cette diversité visuelle mais aussi textuelle de la géographie de l’Allemagne du Sud-Ouest. Dans la base de données, des liens sémantiques permettent de rattacher chaque objet historique référencé à un lieu. Outre les textes et les photos, la plate-forme héberge également des cartes dont les plus anciennes remontent à l’époque moderne, et vont jusqu’à l’Atlas historique du Bade-Wurtemberg (1972-1988). Ces cartes sont géo-référencées et intégrées dans un Web-SIG, ce qui permet d’en rendre la consultation interactive.

La communication est ainsi revenue sur le fonctionnement de LEO-BW, en insistant sur la dimension spatiale de la plate-forme et en particulier sur les fonctionnalités liées aux cartes anciennes géo-référencées. L’auteur a également présenté les possibilités d’utilisation de ces cartes anciennes, notamment auprès d’utilisateurs peu au fait de ces outils numériques de cartographie, et les apports de la plate-forme à la connaissance de l’organisation spatiale et de son évolution. Ce genre de médiatisation demeure néanmoins un parti-pris : en intégrant les cartes anciennes à un Web-SIG, des pertes d’information sont inévitables. Outre une généralisation du traitement, le format numérique géo-référencé conduit à une exploitation des cartes sans tenir compte de leur contexte de production et de diffusion originel.

Die Darstellung von geografischen Räumen in Ausstellungen

Rahel Ohlberg, Universität Würzburg

À l’instar de la communication précédente, cette contribution est revenue sur la multiplicité des formes, la pluralité de sens et d’usage et la diversité des espaces représentés sur les cartes anciennes, en insistant sur leur portée politique et leur rôle dans la définition des frontières. Malgré leur graphisme souvent plaisant à l’œil, la portée de ces cartes est souvent difficile à appréhender par les non-spécialistes : la complexité des informations à hiérarchiser, des barrières linguistiques et/ou certains choix graphiques et typographiques compliquent la lecture de la carte, sans compter les risques d’anachronismes lorsque la carte ancienne est commentée hors de son contexte ou remplacée par des cartes contemporaines didactiques représentant une situation historique avec une sémiologie graphique actuelle (frontière ligne là où elle était zonale, par exemple).

L’auteur est ainsi revenu sur la nécessité pour les conservateurs de musées de tenir compte de la totalité des enjeux des cartes historiques lorsqu’elles figurent dans une exposition. Puisque toute carte est un modèle, elle simplifie et écarte des informations au profit d’autres données, et le conservateur doit considérer, pour chaque carte, ce qu’il est nécessaire de figurer et par quelles informations la carte doit être complétée, d’autant que les cartes historiques répondent à d’autres codes, normes et utilisations que les cartes contemporaines. Les conditions de conservation et de présentation doivent également être prises en compte, ainsi que les connaissances préalables des visiteurs. Enfin, la transposition d’informations géographiques de cartes anciennes à des cartes didactiques contemporaines présente de nombreux écueils. Pour toutes ces raisons, la présentation classique de cartes « suspendues » à un mur est à éviter au profit d’autres modes de valorisation : cartes interactives, supports originaux (à même le sol, par exemple), éléments textuels d’explication en superposition ou en juxtaposition, etc. La contribution a ainsi conclu sur la nécessité d’expliquer les cartes de manière succincte, en hiérarchisant l’information et en la mettant en contexte par une muséographie originale et/ou par le recours au numérique.

 

Outre les fructueux débats au sein de chaque session, les participants au colloque ont pu confronter leurs propres représentations du transfrontalier et de l’interculturalité à la réalité du terrain lors d’une visite de Bâle le 22 mai. Organisée par Odile Kammerer (CRÉSAT) et Bernard Reitel (université d’Artois), la sortie a été consacrée aux liens transfrontaliers de la ville suisse avec ses voisins. Le matin, une conférence de Jonas Kupferschmid, chef de projet d’AggloBasel, a permis de présenter le double projet transfrontalier de mobilité qu’élaborent élus et techniciens alsaciens, suisses et badois. La suite de la sortie a filé cette thématique de la mobilité : installations portuaires et trafic fluvial, chemins de fer transfrontaliers, développement urbain, traversée du Rhin par les bacs et les ponts ont été évoqués avec une perspective tantôt géographique, tantôt historique par Odile Kammerer, Bernard Reitel et l’historien bâlois Claudius Sieber-Lehmann (université de Bâle).

1 Les Actes du CRÉSAT, 11 (2014), p. 107-111 ; Les Actes du CRÉSAT, 12 (2015), p. 147-153 ; Les Actes du CRÉSAT, 13 (2016), p. 147-155 ; Les Actes du

2 Les Actes du CRESAT, 14 (2017), p 165-168.

3 Odile Kammerer (dir.), Atlas historique d’Alsace [En ligne : http://www.atlas.historique.alsace.uha.fr/].

4 Odile Kammerer (dir.), Atlas historique transfrontalier du Rhin supérieur, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, à paraître en 2019.

5 L’auteur étant empêchée, la présentation a été lue par Jean-Baptiste Ortlieb, université de Strasbourg.

6 Plate-forme LEA-BW : https://www.leo-bw.de.

Notes

1 Les Actes du CRÉSAT, 11 (2014), p. 107-111 ; Les Actes du CRÉSAT, 12 (2015), p. 147-153 ; Les Actes du CRÉSAT, 13 (2016), p. 147-155 ; Les Actes du CRÉSAT, 14 (2017), p. 121-131 ; Les Actes du CRÉSAT, 15 (2018), p. 245-251.

2 Les Actes du CRESAT, 14 (2017), p 165-168.

3 Odile Kammerer (dir.), Atlas historique d’Alsace [En ligne : http://www.atlas.historique.alsace.uha.fr/].

4 Odile Kammerer (dir.), Atlas historique transfrontalier du Rhin supérieur, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, à paraître en 2019.

5 L’auteur étant empêchée, la présentation a été lue par Jean-Baptiste Ortlieb, université de Strasbourg.

6 Plate-forme LEA-BW : https://www.leo-bw.de.

Citer cet article

Référence papier

« Produire la carte : représentations transfrontalières et interculturelles de l’Antiquité à nos jours », Revue du Rhin supérieur, 1 | 2019, 297-319.

Référence électronique

« Produire la carte : représentations transfrontalières et interculturelles de l’Antiquité à nos jours », Revue du Rhin supérieur [En ligne], 1 | 2019, mis en ligne le 01 novembre 2019, consulté le 20 avril 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/rrs/index.php?id=115

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