Ce volume rassemble de courtes interventions publiques de l’éditeur Éric Hazan, disparu en 2024 : billets de blog, articles de journaux, interventions de colloques, les formats sont variés, les thèmes choisis également. Quelques lignes de force émergent de ce spicilège : la situation israélo-palestinienne, l’état de la gauche radicale et critique en France, le métier d’éditeur, la topographie politique de Paris et les évènements marquants de l’histoire révolutionnaire. Je proposerai ici de revenir sur ces trois derniers sujets, qui sont à même d’intéresser les historiens.
Les transformations récentes de l’édition (notamment la fusion des maisons indépendantes dans de grandes structures capitalistes) ont des conséquences désastreuses sur la production des livres. Hazan détaille, par le menu et de l’intérieur, l’acquisition des éditions Hazan par le groupe Hachette en 1997. Tout y passe dans la stratégie managériale duplice : provisionnement abusif, refus de mettre le fonds en avant (ce qui est pourtant l’atout d’un éditeur de livres d’art), dégradation des conditions de travail… En miroir de cet univers éditorial crépusculaire, Hazan rapporte quelques souvenirs de la librairie de François Maspero, La Joie de lire, cette « université sans cours ni maître » (p. 36) qui était un lieu de rencontres, d’échanges, de frictions.
Éric Hazan est un érudit politique de l’urbanisme parisien : les points névralgiques des révolutions qui ont secoué la capitale lui servent à cartographier la ville. Il détaille ainsi les plaques commémoratives de la rue Ramponeau : il souligne l’importance du salut mémoriel adressé aux résistants de la Ligue internationale contre l’antisémitisme, Raphaëlle Chelbluns et Étienne Raczymov, tous deux maquisards (p. 106). Nombre d’enfants de l’école Ramponeau ont été « déportés de 1942 à 1944 parce qu’ils étaient nés juifs, et exterminés dans les camps de la mort » (p. 107). Hazan rappelle que les logiques de discrimination, de refoulement, de rejet, encore à l’œuvre, nourrissent toujours le pire.
L’urbanisme n’est pas qu’un patrimoine. C’est aussi un foyer actif de mobilisations et de luttes. Ainsi, la destruction progressive de la rue de Belleville, en plein « embourgeoisement » (p. 117), a récemment repris : un espace en friche, juste devant les ateliers d’artistes de La Forge, était convoité par la mairie de Paris pour des opérations immobilières. Ce sont les grapheurs du quartier qui seront écartés. Le projet d’hôtel à la place de l’usine de métallerie Grésillon a mobilisé les habitants au point que les édiles semblent y avoir renoncé.
L’histoire révolutionnaire telle qu’Hazan en rend compte est tout entière inscrite dans des lieux parisiens saturés par les insurrections ou les vies marginales. Dans son évocation de Lissaragay, le Paris de la Commune est celui des barricades (les dernières sont rue Ramponeau), du drapeau rouge flottant sur l’Hôtel de Ville (p. 80), de la mort de Delescluze place du Château-d’Eau. De cette géographie libératrice émergent aussi des angles morts de l’histoire politique : l’absence de stratégie des communards, la difficulté à unir tous les révolutionnaires.
Si le territoire mémoriel de la Commune est bien balisé, celui des Communes à venir est davantage incertain : les places de la Bastille et de la République sont « trop usées par trop de défilés » (p. 95), l’Hôtel de Ville n’est même pas une option. Hazan opte pour « des lieux chargés d’histoire récente tels que la dalle d’Argenteuil ou la Cité des 4000 à La Courneuve » (p. 96).
Dans un beau texte sur les chiffonniers de Paris, Hazan raconte la progressive mise à l’écart de ceux qui ont alimenté l’industrie du papier au 18e siècle. Les transformations urbaines de Paris, les lois sur les ordures et l’émergence de la filière du bois pour le papier ont marginalisé ceux qui, sans appartenir au monde des ouvriers, partageaient leurs conditions de dominés.
Avec une écriture tranchante et une conviction politique intacte, Éric Hazan livre quelques fragments d’une histoire personnelle des élans révolutionnaires. Il ne cesse de faire le lien entre les épisodes anciens (sans jamais les mythifier comme le montre son beau texte sur Victor Serge), les soubresauts actuels et, surtout, les insurrections à venir.
