« L’invariant, c’est le corps »

Entretien avec Lydie Bodiou, réalisé par Jérôme Lamy et Romain Roy le 20 décembre 2023

  • “The invariant is the body”

Texte

Le parcours de Lydie Bodiou fraie entre l’histoire sociale et l’anthropologie historique de l’Antiquité grecque. Cet entretien est l’occasion de revenir sur les grandes étapes de sa recherche. Le corps a constitué un foyer d’intenses questionnements historiens, renouvelés par l’exploration du très riche corpus hippocratique. La thématique du genre s’est imposée dans ses recherches en croisant notamment celle des violences faites aux femmes. Les problématiques contemporaines (sur le consentement et la multiplicité des atteintes violentes) ont nourri les problématiques de Lydie Bodiou, et le travail collectif n’a jamais cessé de constituer le creuset de ses recherches et de leurs renouvellements.

De quelle façon as-tu construit ton approche d’une histoire sociale de l’Antiquité grecque croisant l’anthropologie historique ? Quels ont été tes points d’appuis intellectuels, méthodologiques ?

Je suis une élève de Pierre Brulé, qui est spécialiste d’histoire religieuse et d’histoire sociale. La thèse de Pierre s’intitulait La Fille d’Athènes. La religion des filles à Athènes à l’époque classique : mythes, cultes et société1. Elle était centrée sur les questions religieuses, avec des questionnements d’ordre biologique. Pierre Brulé était lui-même l’élève de Pierre Lévêque. Il y a là une filiation autant qu’un héritage important. L’histoire religieuse ne m’ayant pas particulièrement intéressée, Pierre Brulé m’a proposé de travailler, pour ma thèse, sur un corpus qu’il avait identifié mais qu’il avait alors peu étudié, celui des médecins et des biologistes grecs. La manière de saisir cet ensemble de textes était particulière. L’intention que m’a proposée Pierre (qui lui-même a beaucoup travaillé sur les femmes grecques) était de faire une lecture biologique et sociale des femmes en étudiant la documentation des médecins se rattachant à la tradition hippocratique et le corpus aristotélicien.

J’ai soutenu ma thèse en 20002, en me situant précisément à l’intersection de l’histoire sociale et de l’histoire anthropologique, tout en effleurant les gender studies. Je n’étais alors pas consciente du basculement que ce dernier champ de recherche allait opérer, en particulier les impacts en histoire ancienne. L’enjeu de ma thèse était de trouver un opérateur qui permette d’éclairer les transformations biologiques du corps féminin. Le sang, ce liquide vital, a été cet opérateur dont j’ai suivi le cheminement qui rythme la vie des femmes : son apparition sous la forme des règles, son absence temporaire ou définitive (avant la puberté, grossesse et ménopause), sa spécificité dans l’explication de la reproduction.

À la même époque, Jérôme Wilgaux soutient sa thèse à Bordeaux-Montaigne sur l’inceste en Grèce ancienne, Jean-Baptiste Bonnard sur la paternité en Grèce ancienne, sous la direction de Pauline Schmitt-Pantel3. La question de la filiation, de sa reconnaissance, de la parenté, du biologique et de sa socialisation est alors cruciale en histoire ancienne. Et ce n’est pas un hasard si je cite le nom de Pauline Schmitt-Pantel, qui a aussi beaucoup œuvré tout au cours de sa carrière pour éclairer le féminin en articulant les dimensions multiples de l’analyse historique, avec engagement.

Le corpus hippocratique et les écrits zoologiques d’Aristote, dans une moindre mesure, étaient jusqu’alors étudiés par une chapelle de philologues et d’historiens de la médecine. Ces sources ne suscitaient que peu d’intérêt pour les historiens, alors qu’il s’agit pourtant d’une source abondante en quantité. Et précieuse aussi, car c’est un creuset fascinant et foisonnant d’histoire sociale quand on s’intéresse en particulier à l’histoire du corps, à son accès, aux rapports entre le médecin et ses malades, aux régimes de vie, à la santé, à l’environnement. Cette documentation est encore loin d’être épuisée. Les traités de la collection hippocratique bénéficient de nouvelles traductions, ce qui rend cette source largement accessible.

Avec Dominique Frère et Véronique Mehl, vous avez codirigé un ouvrage sur les parfums et les odeurs4. Quels ont été vos partis pris heuristiques ?

Dans cet ouvrage, nous avons abordé (entre autres, car le projet porté par Dominique Frère avait une forte orientation archéologique), du point de vue de l’histoire sociale, une anthropologie de l’olfaction. Les sens révèlent des identités, ils mettent au jour des statuts. En entrant par la question des différences sociales articulées aux odeurs, nous avons entrepris d’explorer une thématique qui, pour l’époque moderne et contemporaine, avait été défrichée par Alain Corbin. Dans Le Miasme et la jonquille5, l’historien avait proposé une clé de lecture anthropologique pour comprendre l’évolution des sensibilités et des émotions qui leur étaient associées. Pour l’histoire antique, l’enjeu était de parvenir, par les odeurs et les parfums, à révéler le divin, à distinguer le genre, à pointer les altérités. Jean-Pierre Vernant avait élaboré une échelle de perfections des corps, une classification qui hiérarchise le « sur-corps » des dieux immortels, celui des mortels, déficient, marqué par la dégradation, et celui des animaux soumis à leurs besoins. L’odeur est un moyen de signaler des appartenances différentes : elle peut, pour la période antique, discriminer ou distinguer. En affichant la virilité entretenue, l’effort de soi au gymnase, oint d’huile d’olive, elle marque la qualité de citoyen. Les parfums sont aussi particulièrement associés aux femmes, décrites depuis la création de Pandora comme particulièrement sensibles aux artifices, au futile, au doux, au clinquant et à l’excès. À travers les effluves, il est possible de lire les identités, de discerner des lignes de fracture dans le corps social, de saisir des exclusives, en bref, de comprendre la sociabilité des castes.

Une grande partie de tes recherches s’organise autour du corps : le saccage somatique6, le sang7, les parures8 ou encore les gestes9. Quelles ont été tes problématiques lorsque tu as abordé l’histoire grecque du corps, de ses mouvements comme de ses tourments ?

Le travail sur le corps s’inscrit dans la même articulation de l’histoire sociale et de l’histoire anthropologique. De mon point de vue, le corps est et restera l’invariant. J’ai appris cela grâce aux lectures éclairant les différentes manières de considérer le corps féminin, chez Yvonne Verdier10, Françoise Héritier et Nicole Loraux11. Je reste encore émerveillée par ce qu’on peut puiser dans les travaux de Nicole Loraux. Je pense par exemple à son formidable ouvrage, Façons tragiques de tuer une femme12, paru en 1985 ou à son article « La gloire et la mort d’une femme », édité dans la revue Sorcières : les femmes vivent, en 197913, mais aussi Les Expériences de Tirésias. Le féminin et l’homme grec14.

Une équipe de recherche a été constituée à l’Université Rennes 2 par Pierre Brulé en prenant le corps dans l’Antiquité comme objet d’étude principal. Beaucoup d’entre nous travaillaient déjà sur le corps, d’autres s’y sont engagés : Francis Prost, Véronique Mehl, Jérôme Wilgaux (probablement le plus anthropologue d’entre nous), Jacques Ouhlen, Christophe Vendries et d’autres encore… Nous sommes restés liés, toujours autour de la question du corps. Il faut dire qu’il y avait tellement de domaines à défricher… Je me dis encore aujourd’hui : « Comment ai-je fait pour ne pas voir avant les corps dans Homère ? Comment n’a-t-on pas vu plus tôt que c’est sur le corps que reposent les identités, les destinées, les statuts, l’altérité absolue entre un dieu et un mortel, entre un grec et un barbare ? » Cela avait été abordé bien entendu, mais pas directement par l’entrée corporelle. C’est aussi pour cela que j’ai entrepris, avec d’autres, de travailler sur les parures. En effet, les parfums prenaient place dans un système plus vaste de pratiques et de représentations qui incluaient non seulement les vêtements, mais également tous les artifices du corps. Les ornementations corporelles fournissaient des signes pour éclairer la société grecque et comprendre comment les individus se comprenaient, s’identifiaient, opéraient des hiérarchies à travers ces indices.

Le Dictionnaire du corps dans l’Antiquité, que j’ai codirigé avec Véronique Mehl en 201915, rassemble et organise plus de vingt années de recherches. Nous avons saisi, grâce à de nombreux contributeurs et contributrices, le corps par de multiples entrées : les apparences, le biologique, les statuts. Il importe de questionner tous les objets qui équipent le somatique, qui le marquent, l’altèrent aussi. La fabrication des outils qui soutiennent le corps, de même que toutes les formes de marquage (tatouages, cicatrices, temps, maladies…) sont un moyen de retrouver des statuts sociaux : émergent ainsi les déficiences, les personnes dont le corps n’est pas conforme aux normes attendues, défaille, vieillit. Les propriétés sociales d’une anatomie sont multiples. C’est ainsi que pour les prostitués (hommes et femmes) par exemple, le corps est d’abord leur capacité à se vendre ; pour cela il doit être pour cela transformé, magnifié, rendu désirable par des artifices répondant aux attentes des clients, c’est aussi un corps qui doit résister, au temps, à une sexualité subie, aux coups, aux privations et violences diverses, aux excès divers lors des banquets. De leur corps, de ses performances, de sa résistance, de ses « capabilités » dépend la survie de ces hommes et de ces femmes. On retrouve ici l’écheveau des problématiques médicales, du soin de soi, des violences et des altérations, de l’effort et des régimes alimentaires… Du corps comme medium, comme instrument.

On se demande, en te lisant, si la lecture de Michel Foucault t’a orientée dans l’histoire du corps et de la sexualité ?

Je n’ai pas été influencée tant que ça par Michel Foucault. Étudiante, j’ai lu l’Histoire de la sexualité16. Il faut se souvenir qu’à l’époque, nous avions peu de choses dans l’outillage francophone pour comprendre les propositions de Foucault, si bien que sa lecture n’a pas comblé mes attentes d’historienne de l’Antiquité. Je ne l’ai sans doute pas lu au bon moment. Les travaux de Sandra Bohringer m’ont réconciliée avec Foucault, et avec l’histoire des sexualités anciennes particulièrement. Ses analyses et les pistes qu’elle emprunte sont d’une folle richesse. D’une certaine façon, elle a ramené Foucault au premier plan grâce à une analyse fine et contextualisée des sources, parce que c’est une helléniste.

C’est davantage le Foucault de la violence qui m’a intéressée. C’est à nouveau par le corps que j’ai saisi l’importance des tensions et des agonistiques. Mon approche des phénomènes violents a d’abord été pluridisciplinaire. J’ai en particulier travaillé avec des juristes, des sociologues, des médecins légistes, des psychologues… Cette confrontation et ce partage étaient particulièrement féconds. Une nouvelle fois, l’invariant de nos intérêts, notre commun, c’est le corps. Il s’agissait de prendre en compte, dans les enquêtes historiennes, le fait que la question des violences n’est pas strictement liée aux atteintes corporelles. Dans l’Antiquité en particulier, les agressions étaient protéiformes. Les travaux actuels renouvelés sur la guerre dans l’Antiquité, sur les techniques, sur les atteintes corporelles, sont particulièrement stimulants. Catherine Baroin pour la période romaine, mais aussi Pascal Payen17, Jean-Christophe Couvenhes et d’autres encore récemment, ont montré que les corps des soldats pouvaient par exemple porter les traces de violence reflétant alors la lâcheté du combattant lorsque les stigmates sont dans le dos18. Faillir, afficher ses déficiences et ses défaillances sur et par le corps, éclaire l’Antiquité autrement. La perception des différentes formes de la violence et la manière qu’avait l’historiographie d’éclater ce thème mettaient au jour des déflagrations d’ordres différents. Ainsi, pour les psychologues, très clairement, la violence ne se résume pas à l’effraction des corps. C’est pour tenir compte de ces approches variées que nous avons parlé des « corps en lambeaux » dans le livre collectif paru en 2016, à propos des violences sexuelles19 : c’était un moyen d’embrasser toutes les dimensions de la violence. Mais le corpus hippocratique révèle d’autres formes de violence, avec des catégorisations spécifiques. Je me suis, par exemple, rendu compte de l’importance du temps et de la durée. J’avais analysé les gestes invasifs des médecins, leur brutalité. Cependant, je n’avais pas pris en compte, par exemple, la durée des prescriptions et des soins : ce sont parfois des médications qui se prolongent plusieurs semaines à subir diverses thérapies, des diètes, des saignées ou des applications diverses. Peu à peu, les catégorisations des traitements et des violences faites aux corps qui leur étaient associées se sont colorées d’autres critères.

Les recherches que tu as engagées sur les féminicides résonnent avec les réflexions contemporaines en même temps qu’elles étendent très largement la chronologie de l’histoire de la domination masculine.

Les questions qui ont trait au consentement, à l’accès au corps, à la visibilité, sont contemporaines. Elles ont permis de renouveler les problématiques de l’historiographie antique. C’est ainsi que les intrusions et les atteintes faites au corps sont devenues des interrogations essentielles. De cette façon, j’ai commencé à m’intéresser non plus seulement aux gestes, mais aux dispositifs d’interaction entre les médecins et les malades. Ce sont des choses que l’on ne peut saisir qu’à la deuxième ou à la troisième lecture. Les thématiques contemporaines sur les violences faites au corps font que nous ne sommes plus les mêmes et que nous posons de nouvelles questions aux textes antiques. Sur ce point, les échanges interdisciplinaires m’ont beaucoup nourrie.

Le colloque que nous avons organisé sur le féminicide a pour origine une demande de la députée socialiste Catherine Coutelle, alors présidente de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes de l’Assemblée nationale, qui travaillait sur le sujet avec Christiane Taubira, garde des Sceaux, car elles envisageaient alors la possibilité de faire figurer le féminicide dans la loi. Nous avons travaillé avec un petit groupe de psychologues, de juristes, de médecins légistes, d’associations… L’objectif était de faire une lecture pluridisciplinaire des violences faites aux femmes, leur continuum pouvant aller jusqu’à la mort d’une femme sous les coups de son mari ou compagnon. Nous nous sommes intéressés aux manières de porter atteinte aux corps des femmes, car elles diffèrent de celles infligées aux hommes. L’ouvrage édité en 1992 par Jill Radford et Diana E. H. Russell, Feminicide. The Politics of Woman Killing, avait ouvert la voie à ces nouvelles recherches20. Nous avons d’ailleurs, avec Frédéric Chauvaud, publié une partie des textes réunis dans ce livre collectif21, l’entièreté de la traduction est en cours de publication. L’ouvrage issu de notre colloque à l’Assemblée nationale mise sur le temps long, c’est d’ailleurs le premier ouvrage français sur le féminicide22. Je suis antiquisante, je veille à le rester et c’est à l’aune de ma période que j’ai appréhendé les violences faites aux femmes. Le féminicide est une notion contemporaine ; je suis extrêmement vigilante dans mes contributions, mais aussi à chaque fois que je prends la parole publiquement (la demande médiatique est forte sur le sujet), à rappeler que le féminicide ne se résumait pas, historiquement, au meurtre conjugal. Par exemple il existe des pratiques d’élimination préférentielle des filles à la naissance qui sont très anciennes et qui s’intègrent complètement dans les dispositifs criminels visant spécifiquement les femmes.

De quelle façon les textes de Judith Butler ont-ils nourri ta réflexion d’historienne de l’Antiquité ?

J’ai lu Gender Trouble de Judith Butler, en anglais d’abord, sans en saisir d’emblée l’importance23. J’étais jeune et je n’étais pas alors assez aguerrie intellectuellement. Ce sont les polémiques qui ont suivi qui m’y ont fait revenir, pour mon plus grand bien. Le livre de Butler est une clé formidable pour saisir les spécificités de l’Antiquité, car les pistes qu’elle emprunte sont des outils qui aident à cerner la labilité antique. Par la suite, j’ai beaucoup lu les spécialistes du genre centrés sur la période contemporaine. Je pense en particulier à l’équipe de la revue Clio. Femmes, Genre, Histoire, Michelle Zancarini-Fournel24, Christine Bart25, Anne-Marie Sohn26, Yannick Ripa… Désormais, la référence au genre est indissociable de ma pratique d’historienne. De ce point de vue, les études sur le genre nous ont fourni d’indispensables outils pour appréhender les saillances du monde grec. La Grèce antique est aussi un laboratoire extraordinaire pour saisir l’altérité. Les travaux de Caroline Husquin sur le handicap dans l’Antiquité sont emblématiques de ce point de vue27. Les Grecs ont un dieu handicapé, Héphaïstos, qui est boiteux et qui compense cette défaillance corporelle par une maîtrise technique remarquable. Les mythes décrivent un panthéon intégrant toutes les possibilités de l’altérité et de la discrimination, de la nuance et de la dichotomie. C’est à ce point précis que les recherches actuelles en histoire sociale du corps rencontrent la question de l’agency et des capabilités. De ce point de vue, les travaux de Martha Nussbaum, même s’ils sont plutôt ancrés dans le domaine économique, m’intéressent particulièrement28. Cette autre manière de questionner l’histoire sociale des sociétés antiques est prometteuse, je crois.

Dans quelle direction orientes-tu tes recherches actuellement ?

Je travaille davantage actuellement sur les hommes – et pas uniquement sur le masculin ou le viril. L’ouvrage collectif dirigé par Jean-Pierre Vernant sur L’Homme grec déclinait ainsi les figures du citoyen, du soldat, du spectateur29… Il s’agissait de constituer un modèle. L’historiographie a prolongé cette analyse en ciblant notamment le soldat, ou, dans le domaine économique et social, les pauvres, les pirates, les paysans, les marchands, les clients. Le dossier des esclaves a été aussi retravaillé grâce à Paulin Ismard. Mais il reste une béance : l’homme biologique, souffrant ou en santé, dont on attend des performances corporelles sportives, guerrières ou simplement qu’il se perpétue.

Avec Véronique Mehl, nous préparons un Dictionnaire de l’homme grec qui devrait paraître aux Presses universitaires de Rennes. Il s’agit de reprendre à nouveaux frais : le guerrier, l’artisan, la peau, les orientaux, le traître, le mari, le parasite, le laid, le pirate… Il importe de reconsidérer l’homme dans la perspective du genre. Car que connaît-on des hommes grecs ? Peu, sinon à retenir des stéréotypes et des représentations dépassées. Des recherches ont été menées sur les actions, les statuts et les fonctions, mais rarement en considérant qu’ils étaient des individus typiquement masculins. L’homme ne se réduit pas au viril, au politique, à la guerre et à la domination sur les femmes et les esclaves, le masculin se construit certes dans des actions magnifiées, mais aussi par des déficiences et des fragilités. Si l’andreia (virilité) est un modèle pour les Grecs, elle ne réduit pas les hommes à des valeurs physiques, intellectuelles ou morales, d’autant que les femmes peuvent aussi en être pourvues. Il faut alors lire la différence des sexes comme une richesse, une complémentarité et non uniquement au prisme de la domination et de la distinction. Travailler sur les hommes de l’Antiquité grecque, c’est aussi poser la question de l’héritage. Sommes-nous des héritiers de cette masculinité construite par une certaine historiographie, accentuant la domination, la force et la violence des uns sur les autres ? Ou pouvons-nous dépasser cette lecture unilatérale de la domination masculine pour analyser avec subtilité ce que les sources nous apprennent ? Les hommes grecs sont des guerriers, des hommes politiques, des conquérants, des philosophes, mais ils ne sont pas tous des héros. Certains révèlent leurs failles, vivent la peur au ventre, se blessent et souffrent, ou encore sont soumis. Ils ont été des petits garçons, avec les attentes que l’on fait peser sur eux, des fils et des frères, des compagnons d’armes, des amants, des paysans rustres ou aisés, des bobos athéniens, etc. Les travaux que je mène actuellement, et particulièrement dans cet ouvrage, grâce aux multiples contributions, tentent d’éclairer comment les Grecs, que l’on présente souvent comme les chantres d’une virilité affichée mais surtout construite et vantée, sont peut-être aussi ordinaires, pas tous des héros mais des individus pétris de contradictions, moins lisses et bodybuildés que les statues de nos musées.

Interroger le passé pose des questions contemporaines, sans idées préconçues, sans filtre déformant qui projetterait sur l’Antiquité un modèle ou un idéal. Regarder par-derrière ou de côté les statues des beaux Grecs aux proportions harmonieuses, chercher les autres corps, ceux moins conformes ou malmenés, les laids et les rabougris, c’est aussi interroger les injonctions qu’une société faisait peser sur les garçons, les pères ou les soldats, sur tous les hommes de la cité. C’est en portant le regard sur les représentations, la diversité des rôles sociaux et des statuts, les espaces du masculin et en observant quelques figures masculines connues que l’homme grec peut se dévoiler dans sa diversité. Cette histoire est encore à écrire.

Tu participes à beaucoup d’entreprises collectives. Considères-tu que ta pratique d’historienne se fonde sur les travaux en commun ?

Ma manière de faire de l’histoire tient compte à la fois de la filiation et du rapport au politique. Je suis très attentive aux filiations historiographiques et aux échanges contemporains. J’avais été particulièrement intéressée par l’ouvrage issu des échanges entre Daniel Cordier et Paulin Ismard30. Pour ma part, la référence première est toujours Pierre Brulé, qui a ouvert tant de portes et tracé des chemins à défricher et emprunter encore.

J’ai aussi cité Nicole Loraux, c’est une historienne avec laquelle j’entretiens cette filiation active et dont régulièrement je mesure combien ses réflexions sont bonnes à penser. Mais aussi Françoise Héritier, par exemple, que j’ai eu la chance de rencontrer (cela ne s’oublie pas !) et que je relis et écoute encore régulièrement. De façon générale, j’aborde la recherche en tenant compte des fidélités intellectuelles et des envies de travailler à plusieurs, comme dans les travaux que je mène au long cours avec Véronique Mehl, Dominique Frère ou encore l’historien contemporain Frédéric Chauvaud.

En ce qui concerne ma façon politique d’aborder l’histoire, je suis très engagée dans des entreprises collectives de recherche et de recherche-action, avec les acteurs sociaux et les associations (particulièrement dans le domaine des violences faites aux femmes), c’est une manière d’ancrer nos missions dans le service public et de rendre tangible le partage des connaissances à toutes et tous. Intellectuellement, les collectifs nous permettent de progresser : nous connaissons nos sources, mais on peut les lire autrement par des approches plurielles que l’on partage et qui nous bousculent.

Notes

1 Pierre Brulé, La Fille d’Athènes. La religion des filles à Athènes à l’époque classique : mythes, cultes et société, Paris, Les Belles Lettres, 1987.

2 Lydie Bodiou, Histoire du sang des femmes grecques. Filles, femmes, mères à l’époque classique d’après les écrits médicaux et biologiques, thèse de doctorat d’histoire, Rennes, Université Rennes 2, 2000.

3 Jean-Baptiste Bonnard, Le Complexe de Zeus. Représentations de la paternité en Grèce ancienne, Paris, Publications de la Sorbonne, 2004.

4 Lydie Bodiou, Dominique Frère, Véronique Mehl (dir.), Parfums et odeurs dans l’Antiquité, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008 ; Lydie Bodiou, Véronique Mehl, Odeurs antiques, Paris, Les Belles Lettres, 2011.

5 Alain Corbin, Le Miasme et la jonquille. L’odorat et l’imaginaire social, xviiie-xixe siècles, Paris, Aubier-Montaigne, 1982.

6 Lydie Bodiou, Véronique Mehl, Myriam Soria (dir.), Corps outragés, corps ravagés, de l’Antiquité au Moyen Âge, Turnhout, Brepols, 2011.

7 Lydie Bodiou, Véronique Mehl (dir.), L’Antiquité écarlate. Le sang des Anciens, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017.

8 Lydie Bodiou, Florence Gherchanoc, Valérie Huet, Véronique Mehl (dir.), Parures et artifices : le corps exposé dans l’Antiquité, Paris, L’Harmattan, 2011.

9 Lydie Bodiou, Dominique Frère, Véronique Mehl (dir.), L’Expression des corps. Gestes, attitudes, regards dans l’iconographie antique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006.

10 Yvonne Verdier, Façons de dire, façons de faire. La laveuse, la couturière, la cuisinière, Paris, Gallimard, 1979.

11 Nicolas Loraux, Les Enfants d’Athéna. Idées athéniennes sur la citoyenneté et la division des sexes, Paris, Maspero, 1981.

12 Nicole Loraux, Façons tragiques de tuer une femme, Paris, Hachette, 1985.

13 Nicole Loraux, « La gloire et la mort d’une femme », Sorcières : les femmes vivent, no 18, 1979, p. 51-57.

14 Nicole Loraux, Les Expériences de Tirésias. Le féminin et l’homme grec, Paris, Gallimard, 1990.

15 Lydie Bodiou, Véronique Mehl (dir.), Dictionnaire du corps dans l’Antiquité, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019.

16 Michel Foucault, Histoire de la sexualité, t. I : La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976 ; t. II : L’Usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984 ; t. III : Le Souci de soi, Paris, Gallimard, 1984 ; t. IV : Les Aveux de la chair, Paris, Gallimard, 2018.

17 Pascal Payen, Les Revers de la guerre en Grèce ancienne, Paris, Belin, 2012.

18 Jean-Christophe Couvenhes, « De disciplina graecorum : les relations de violence entre les chefs militaires grecs et leurs soldats », dans Jean-Marie Bertrand (dir.), La Violence dans les mondes grec et romain, Paris, Publications de la Sorbonne, 2005, p. 431-454.

19 Frédéric Chauvaud, Lydie Bodiou, Myriam Soria, Ludovic Gaussot, Marie-José Grihom (dir.), Le Corps en lambeaux. Violences sexuelles et sexuées faites aux femmes, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016.

20 Jill Radford, Diana E. H. Russell (dir.), Femicide. The Politics of Woman Killing, New York, Twayne Publishers, 1992.

21 Jill Radford, Diana E. H. Russel, Nommer le féminicide, présentation de Lydie Bodiou et Frédéric Chauvaud, traduction de Bénédicte Fryd, Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Épures », 2023.

22 Lydie Bodiou, Frédéric Chauvaud, Ludovic Gaussot, Marie-José Grihom, Laurie Laufer, Beatriz Santos (dir.), On tue une femme. Le féminicide, histoire et actualités, Paris, Hermann, 2019.

23 Judith Butler, Gender Trouble. Feminism and the subversion of identity, New York, Routledge, 1990, traduction française de Cynthia Kraus : Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, Paris, La Découverte, 2005.

24 Michelle Zancarini-Fournel, Parcours de femmes. Réalités et représentations : Saint-Étienne, 1880-1950, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1993.

25 Christine Bard, Les Femmes dans la société française au 20e siècle, Paris, Armand Colin, 2001.

26 Anne-Marie Sohn, Chrysalides. Femmes dans la vie privée, xixe-xxe siècles, Paris, Publications de la Sorbonne, 1996, 2 vol.

27 Caroline Husquin, L’Intégrité du corps en question. Perceptions et représentations de l’atteinte physique dans la Rome antique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2020.

28 Martha C. Nussbaum, Capabilités. Comment créer les conditions d’un monde plus juste, Paris, Climats, 2012.

29 Jean-Pierre Vernant (dir.), L’Homme grec, Paris, Seuil, 1993.

30 Daniel Cordier, De l’Histoire à l’histoire, entretien avec Paulin Ismard, Paris, Gallimard, 2013.

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Citer cet article

Référence électronique

Lydie Bodiou, Jérôme Lamy et Romain Roy, « « L’invariant, c’est le corps » », Revue d’histoire sociale [En ligne], 1 | 2025, mis en ligne le 30 mai 2025, consulté le 03 décembre 2025. URL : https://www.ouvroir.fr/rhs/index.php?id=87

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Lydie Bodiou

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