L’histoire sociale constitue une forme d’évidence de l’historiographie. Organisée depuis le début du 20e siècle et les Annales comme un élément moteur de la recherche historique, l’histoire sociale s’est déployée, étendue, diversifiée, réfractée au gré des transformations successives du champ de l’histoire1. Originellement liée à l’histoire économique, elle a peu à peu été associée à l’histoire culturelle. Visant d’abord les mécanismes présidant à la structuration des groupes sociaux (par la maîtrise des relais de pouvoir, par les stratifications et les hiérarchies), les historien·nes du social se sont ensuite intéressé·es – notamment au cours des années 1970 – aux principes anthropologiques qui permettaient de rendre compte d’un ordre social donné. C’est ainsi que les représentations, le symbolique, la place du biologique ou encore les mythologies sous-jacentes ont été investis comme des éléments d’une histoire sociale2. Plus récemment, l’histoire globalisée a déplacé les interrogations vers une histoire sociale des circulations, des contacts et des écarts entre ensembles sociaux et culturels constitués3. Dans ce miroitement infini des prises méthodologiques et empiriques pour saisir historiquement les pratiques humaines les plus variées, l’histoire sociale a fini par constituer une sorte de fonds commun d’intelligibilité, une sorte de matrice évidente indéfiniment retravaillée4.
Il nous semble qu’il existe donc, dans l’espace historiographique tel qu’il se présente aujourd’hui, de la place pour une publication capable de restituer les traits perpétuellement singuliers d’une histoire sociale qui prend au sérieux les formes concrètes d’organisation des groupes humains dans les rapports de domination, de jeux de pouvoir, de principe de hiérarchie, de souci de classement. De l’histoire du genre5 à celle du travail6, de l’histoire des subaltern7 à celle des représentations8 (artistiques ou non), en passant par l’histoire des savoirs9, des idées10, des mobilisations politiques11, de la ruralité12, des consommations13, des médias14, des sociabilités15, de l’environnement16 ou des phénomènes urbains17, les thématiques sont nombreuses qui, toutes, prennent en charge des éléments saillants d’une historicité des façons de faire société. D’autres revues traitent de l’histoire sociale de manière directe (comme Le Mouvement social) ou de façon plus oblique (comme la Revue d’histoire du xixe siècle), mais elles sont chronologiquement centrées sur la période contemporaine et géographiquement sur l’Occident. La Revue d’histoire sociale entend embrasser l’ensemble des périodes historiques, ne pas se limiter aux époques les plus récentes et couvrir le plus large domaine géographique possible. Dans cette perspective il s’agira également d’interroger les effets d’échelle entre le local et le global. En outre, la Revue d’histoire sociale assumera une volonté de dialogue et d’échange avec d’autres disciplines (la sociologie, l’anthropologie, les sciences de l’éducation, la géographie, la philosophie, l’archéologie, la psychologie et même la littérature qui, désormais, offre à la question sociale de nombreuses prises).
La Revue d’histoire sociale se propose donc d’explorer et de publiciser les recherches qui, précisément, travaillent la matière sociale la plus large en portant une attention particulière aux rapports de force et aux jeux de domination. À la suite des travaux de Pierre Bourdieu, Michel Foucault, Gérard Noiriel, Arlette Farge, Madeleine Rebérioux, Edward P. Thompson, Eric Hobsbawm, Norbert Elias, Rolande Trempé, Carlo Ginzburg, nous souhaitons proposer une surface éditoriale qui singularise les apports de l’histoire sociale dans ses composantes les plus diverses et à toutes les époques de l’histoire.
Puisque cette histoire sociale interroge l’ordre social tel qu’il est ou a été, il s’agira de conduire, par-delà les nécessaires assises académiques, un travail de médiation et de popularisation en ouvrant la revue aux historien·nes du mouvement social, du syndicalisme, des pratiques populaires.
Ces différentes perspectives nous ont convaincus qu’une Revue d’histoire sociale était possible, sinon nécessaire. Les recherches sont actuellement nombreuses qui attestent de la vitalité du domaine. Les thèses des jeunes chercheur·euses ne délaissent pas, tant s’en faut, les questions d’histoire sociale. Il importe de donner le plus large écho à ces travaux prometteurs et importants.
Il s’agira, de numéro en numéro, d’explorer la profondeur et l’extrême diversité de la matière sociale en conservant à l’esprit l’exigence d’une compréhension fine des rapports sociaux dans leurs tensions et leurs hiérarchies. Patient travail donc d’une recomposition de ce qui a construit, à toutes les époques, les façons d’être, d’échanger, de parler, d’aimer, de manger, de travailler, de rêver… Labeur exaltant, néanmoins, car les archives bruissent toujours des voix du passé qui n’attendent qu’à remonter à la surface du temps pour redire, autrement, les combats et les espoirs, les engagements et les croyances, les manière de faire et les pratiques partagées.
