Depuis la fin des années 1970, Michel Dreyfus demeure une figure connue et reconnue de l’histoire sociale, en particulier du monde du travail et des organismes structurant cette dimension sociale.
Passeur d’histoire, celui qui fut bibliothécaire conservateur à la BDIC, puis directeur de recherche au CNRS, a ouvert de nombreux chantiers historiographiques, qu’il s’agisse de l’histoire de la mutualité, de la coopération et plus largement de l’économie sociale, mais aussi des aspects moins connus du syndicalisme, notamment sa dimension réformiste. Fin connaisseur du communisme, Michel Dreyfus s’insère également dans les débats intellectuels du moment (à l’occasion de la publication du controversé Livre noir du Communisme, via la publication en retour du Siècle des communismes, ou en interpellant sa famille politique avec une étude des plus marquantes sur l’antisémitisme dans les courants constitutifs de la gauche. Dans une démarche critique, Michel Dreyfus est revenu récemment sur la figure souvent idolâtrée d’Hannah Arendt, dont l’œuvre demeure très discutable d’un point de vue historique. Cette diversité d’approches s’est traduite par la rédaction de 300 articles, et des dizaines d’ouvrages, coordination de dossier de revues ou d’ouvrages. À l’occasion de cet entretien, la Revue d’histoire sociale est d’ailleurs heureuse de donner l’accès à la bibliographie exhaustive de ce chercheur des plus prolixes. Retour sur un parcours des plus singuliers et des plus riches, mêlant un itinéraire individuel original et une exigence continue de développer une histoire sociale du monde du travail aujourd’hui en perte de vitesse, ouverte et accessible au public le plus large.
Peux-tu évoquer ton cheminement personnel ?
Je vais en parler, bien que ce soit un exercice auquel je ne me prête guère. Je crois cependant qu’il faut en dire quelques mots. Je me suis intéressé très jeune à l’histoire. Ma famille est apparentée à celle du capitaine Dreyfus, et dès l’âge de 10-11 ans, j’ai été plongé dans l’histoire de l’« affaire » ; je la connais très bien. Mes parents étaient de gauche, laïcs et opposés à la guerre en Algérie, à une époque où l’anticolonialisme était très minoritaire dans la société française. Tout ceci m’a profondément marqué. À mon arrivée à la Sorbonne, j’ai milité à l’extrême gauche, à la Jeunesse communiste révolutionnaire. J’en suis fort éloigné aujourd’hui, mais j’assume entièrement mon passé.
Qu’entends-tu quand tu évoques « ce passé que tu assumes » ?
Ma formation a contribué à mon engagement. Dans les années 1960, j’ai été fasciné par la figure de Léon Trotsky après avoir lu la grande biographie que lui a consacré Isaac Deutscher. Ce dernier souligne notamment, et je suis bien d’accord avec lui, la lucidité exceptionnelle de Trotsky sur le nazisme. Ses textes sur cette question me semblent toujours aussi remarquables et je regrette qu’ils soient restés sans effet. Trotsky a été un des rares à avoir compris la catastrophe que serait le nazisme, en particulier pour les juifs.
Je n’ai pas préparé l’agrégation d’histoire en raison de mon engagement militant. On milite ou on prépare ce concours, mais on ne fait pas les deux ; arrêter de militer était alors inconcevable. Puis, ayant réussi en 1969 le concours de l’École nationale de bibliothécaire (l’actuelle ENSSIB), je suis devenu bibliothécaire conservateur à la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (BDIC), l’actuelle Contemporaine. J’y ai travaillé dix ans et j’ai énormément appris.
Quelles dynamiques as-tu mises en œuvre à la BDIC ?
J’ai compris très vite le caractère exceptionnel de cet établissement, auquel je tiens à rendre hommage. J’ai notamment récupéré, grâce à mes contacts, de nombreuses archives de militants et d’organisations d’extrême gauche, notamment celles de la IVe Internationale, ainsi que les archives Spartacus, du militant socialiste d’extrême gauche René Lefeuvre (1902-1988). J’ai pu les faire entrer à la BDIC sans aucune difficulté car elle avait une longue expérience de ce genre de documents marginaux et parfois clandestins. Conservatrices et conservateurs de la BDIC savaient parfaitement que ces documents étaient ignorés par le dépôt légal de la Bibliothèque nationale : ils devaient donc être recueillis par la BDIC. Toute latitude m’a été laissée en la matière avec une grande largeur d’esprit. J’ai complété ma formation en écrivant, à partir des archives Spartacus, une thèse sur le socialisme de gauche en Europe, soutenue en 1978. J’avais arrêté de militer depuis quatre ans tout en restant très proche idéologiquement de l’extrême gauche, mais je me consacrais désormais à son histoire. J’ai été un des animateurs de la maison d’édition Études et documentation internationales (EDI) qui, sous la direction de Jean Risacher, publia dans la décennie 1970 de nombreux auteurs d’extrême gauche. En 1977, j’ai présenté la correspondance échangée entre Victor Serge et Léon Trotsky de 1936 à 1939. En 1978, j’ai été, avec l’historien Pierre Broué, un des fondateurs de l’Institut Léon Trotsky, qui se fixait pour objectif la publication de l’intégralité des écrits du grand révolutionnaire entre 1933 et 1940, et de mener des recherches sur le mouvement trotskyste. Dans le cadre de cet Institut, je suis parti travailler deux mois en 1980 sur les archives que Léon Trotsky avait confiées à la bibliothèque de Harvard à Boston (USA) et qui venaient d’être ouvertes aux chercheurs. J’ai quitté l’Institut Léon Trotsky quelques mois plus tard.
La victoire de la Gauche en 1981 a ouvert une nouvelle période. J’appartenais depuis plusieurs années à un petit groupe de bibliothécaires spécialisés en histoire ouvrière et sociale. Ce groupe était organisé autour de Colette Chambelland, bibliothécaire au Musée social. Fille du syndicaliste Maurice Chambelland, elle avait une très grande connaissance du mouvement syndical, dont elle recueillait les archives de certains de ses militants grâce à ses contacts ; je lui dois beaucoup. Notre groupe réfléchissait aux moyens de conserver les archives ouvrières. Les nombreuses divisions du mouvement ouvrier avaient entraîné la dispersion de ses archives ; c’est pourquoi il n’était pas possible de les regrouper dans un seul centre. Notre petit groupe a pu convaincre Jean-Pierre Chevènement, alors ministre de la Recherche, que ce n’était pas la solution. J’ai alors proposé d’établir une cartographie des centres d’archives et bibliothèques ouvrières existant en France, ce qui était infiniment moins onéreux que la création ex nihilo d’un grand centre, qui aurait eu les plus grandes difficultés à remplir sa mission. Ce projet a été accepté. Pour le mener à bien, j’ai été affecté en 1982 dans une unité du CNRS créée la même année, le GRECO 55 Travail et travailleurs, elle-même rattachée au Centre d’histoire du syndicalisme (CHS) dirigé par Antoine Prost.
Y a-t-il une évidence à collecter des archives ouvrières ?
Le GRECO 55 était dirigé par Madeleine Rebérioux, grande historienne du socialisme. En 1983, elle organisa un colloque sur l’histoire de la mutualité pour commémorer le premier Congrès des sociétés de secours mutuels, qui s’était tenu à Lyon un siècle plus tôt ; il y avait là une ouverture à un terrain de recherche alors très négligé. Dans le cadre de la préparation de ce colloque, Madeleine Rebérioux me demanda d’intervenir sur les archives de la mutualité. Je ne connaissais rien à ce mouvement et je n’étais pas le seul : il n’intéressait alors vraiment pas grand monde. Je m’étais jusqu’alors essentiellement consacré à l’histoire du communisme, à celle de ses oppositions de gauche, puis peu à peu à celle du socialisme que l’on commençait à étudier. J’ai fait ce que j’ai pu pour présenter les archives de la mutualité, et cette expérience m’a fait découvrir ce mouvement. Dès lors, je n’ai cessé de travailler sur son histoire, en élargissant peu à peu mes recherches au mouvement coopératif, puis à l’économie sociale, aujourd’hui économie sociale et solidaire (ESS). Mais en dépit de leur importance, ces mouvements étaient alors à peu près complètement ignorés par les chercheurs. L’histoire sociale doit pourtant prendre en compte celle des associations, des mouvements coopératifs et mutualistes, au même titre que celle du communisme, du socialisme et du syndicalisme.
La collecte rationnelle des archives ouvrières et sociales était difficile pour deux raisons. Tout d’abord, je l’ai déjà dit, la recherche privilégiait le communisme, le syndicalisme révolutionnaire, l’extrême gauche ; en revanche, l’histoire du réformisme – à commencer par celle de la SFIO et bien davantage celle de la coopération et de la mutualité – était à peu près inexistante, en dépit de quelques travaux. Ensuite, les professionnels de la documentation – archivistes et bibliothécaires – ignoraient les archives ouvrières. Entre le milieu des archivistes et celui des militants, le fossé était immense. Jean Cavignac fut le premier archiviste professionnel à vouloir le combler en 19771. Toutefois, jusqu’à l’arrivée de la gauche au pouvoir quatre ans plus tard, les archives ouvrières restèrent largement négligées et il fallut attendre la fin des années 1980 pour que leur collecte commence chez les archivistes professionnels, avec notamment le Centre des archives du monde du travail de Roubaix, inauguré en 1993.
Pour réaliser mon enquête sur les archives ouvrières, j’ai bénéficié du soutien du directeur général des Archives de France, Jean Favier. Il a demandé aux directeurs des Archives départementales de me fournir la liste des documents conservées par leurs services. J’ai pu ainsi effectuer un véritable tour de France – par courrier ou par la rencontre personnelle des directeurs d’archives – qui m’a permis de rassembler ces informations, notamment émanant de la police, sur les partis ouvriers et les syndicats. Il ne s’agissait nullement de regrouper les documents, mais de les repérer et d’en faire une présentation synthétique, à une époque où l’outil informatique n’existait pas. Cette collecte a été réalisée auprès des Archives nationales, de toutes les archives départementales et d’un grand nombre d’archives municipales. Je me suis également adressé à quelques centres d’archives militants, tel que celui de la CFDT créé en 1978 ou l’Institut d’histoire sociale (IHS) mis sur pied par la CGT quatre ans plus tard. Mon premier guide, recensant les centres parisiens, parut en 1983 ; le second, ceux de la France entière, en 1987. Dans ces publications d’une lecture austère mais utile, du moins je l’espère, je présentais l’ensemble des archives ouvrières et sociales que j’avais repérées dans l’Hexagone ainsi que dans les DOM-TOM. En conclusion, je m’efforçais de définir ce qu’était l’histoire sociale. La tâche était difficile, notamment parce que cette histoire était en train de s’élargir aux terrains du réformisme, du travail, de la protection sociale, des entreprises, et même, avec lenteur, à ceux de la coopération et de la mutualité.
Penses-tu que les archives ouvrières aient pleinement droit de cité aujourd’hui ?
J’étais bien conscient du fait que mon travail n’était qu’un point de départ : on continuait en effet et on continue encore à trouver des archives. Elles étaient très éparpillées. Un centre d’archives unique pour toute la France n’étant pas envisageable, la seule solution était et reste encore une étroite collaboration entre les différents centres ; ce constat relève du simple bon sens. Un projet d’informatisation de mon Guide des sources a été envisagé par la suite, mais il n’a pas abouti. On le sait, l’informatique est devenue aujourd’hui un outil indispensable aux archivistes et aux bibliothécaires. Mon travail a été poursuivi et approfondi à partir de 2001 par le Collectif des centres de documentation en histoire ouvrière et sociale (CODHOS)2, dont les vingt ans ont été célébrés en 2022. Enfin, j’ai également été aidé par les liens que j’entretenais depuis 1976 avec l’International Association of Labour History Institutions (IALHI)3 : cette organisation avait des objectifs similaires aux miens à l’échelle européenne. Elle organisait son congrès annuel – et le fait toujours –, ce qui permettait des rencontres, des débats, et créait une dynamique qui encourageait à aller encore plus loin.
Et pourtant, on constate que les travaux portant sur ces questions sont rares.
Cela s’explique très facilement. Partons d’une évidence : il n’y a pas de recherche sans archives. Ensuite, l’histoire sociale amène à s’intéresser aux milieux – les militants, les organisations – qui ont produit ces archives. L’historien doit entretenir des rapports avec ces milieux tout en conservant son esprit critique. Il lui faut saisir la mentalité de ces militants et de ces organisations tout en conservant une certaine distance critique à leur égard. Sur un autre plan, mon expérience à la BDIC m’a permis de constater le fossé existant alors entre les conservateurs et les chercheurs. Pour résumer de façon un peu schématique, les chercheurs exerçaient des métiers nobles et valorisants, alors que les conservateurs étaient considérés comme des tâcherons besogneux. Certains archivistes, conservatrices et conservateurs ont pourtant mené à bien des recherches remarquables. Inversement, un certain nombre d’historiennes et d’historiens ont pris des initiatives très intéressantes en matière d’archives ; d’autres, en revanche, ne considèrent les archives que sous l’angle de ce qu’elles peuvent leur apporter. Mais une telle vision est réductrice : les archives sont un sujet passionnant et complexe, car elles relèvent des rapports humains. Cette dimension est mieux prise en compte aujourd’hui par la recherche, mais le combat pour les archives ouvrières reste toujours à mener.
Tu as aussi écrit sur l’histoire de l’émigration italienne. Pourquoi t’es-tu intéressé à ce sujet ?
En 1983, j’ai été un des créateurs du Centre d’étude et de documentation sur l’émigration italienne (CEDEI), dirigé par Pierre Milza. J’y ai travaillé avec Antonio Bechelloni, Alberto Cabella, Robert Paris, le directeur de la Maison d’Italie Aldo Vitale. Marie-Claude Blanc-Chaleard et Éric Vial vinrent bientôt nous rejoindre. J’ai été associé au CEDEI parce que j’avais été également responsable de la section italienne à la BDIC. Le CEDEI se fixait deux objectifs : la recherche de la documentation sur l’émigration italienne en France et son étude. Il a publié une revue, La Trace, et organisé plusieurs colloques, d’abord sur des émigrés politiques, tels que Piero Gobetti et Silvio Trentin. Travaillant sur l’émigration italienne en France des années 1920 à la décennie 1960, nous nous sommes bientôt rendu compte que la recherche s’intéressait surtout aux émigrés « politiques » mais qu’elle délaissait les émigrés « économiques », ceux qui venaient en France pour trouver du travail. Elle se focalisait sur ceux qui étaient les plus en vue, ceux qui avaient laissé des traces, alors qu’elle accordait peu d’attention à ceux qui n’avaient pas « parlé ». Les choses ont beaucoup changé depuis, la recherche a profondément évolué et le CEDEI également. J’avais succédé à Pierre Milza à sa tête en 1995 et je l’ai présidé jusqu’en 2007. Je me suis rendu compte alors que je ne pouvais mener de front des sujets par trop différents, et nous avons décidé de mettre fin au CEDEI. La recherche sur les archives de l’émigration italienne m’a permis aussi de lancer l’idée, puis de suivre la réalisation d’un répertoire général des sources relatives aux étrangers arrivés en France, réalisé dans le cadre d’une collaboration entre l’Association Génériques, aujourd’hui dissoute, et les Archives de France.
Pourquoi la recherche a-t-elle mis tant de temps à s’intéresser aux mouvements réformistes moins en vue ? Est-ce encore le cas aujourd’hui ?
Il faut d’abord rappeler que tout historien est fils de son temps. À la fin des années 1970, le Parti communiste français était très puissant dans la vie politique, ce qui avait des conséquences, en particulier dans le monde universitaire. Lors de l’élection présidentielle de 1981, Georges Marchais obtint 15,8 % des suffrages ; le PCF en recueillait alors en moyenne 20 à 22 % aux élections précédentes ; ces 15,8 % ont été considérés à l’époque comme un décrochage spectaculaire. Le poids du PCF dans la société était considérable, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui, à l’heure où l’ensemble de la gauche traverse une crise profonde. Mais qui pouvait le prévoir alors ? J’ai publié trois livres, d’abord sur les dissidences du PCF (1990), puis sur l’Europe des socialistes (1991) et enfin sur l’histoire de la CGT, écrite à l’occasion de son centenaire. Mais je m’investissais de plus en plus alors dans l’histoire de la mutualité. J’étais encouragé en cela par Antoine Prost, toujours directeur du Centre d’histoire du syndicalisme. En 1997, j’ai soutenu sous sa direction une habilitation à diriger les recherches (HDR), portant sur les relations entre mutualité et syndicalisme, du Second Empire aux débuts de la Ve République ; j’en ai tiré un livre quatre ans plus tard.
À mon avis, l’histoire sociale de notre pays s’est trop longtemps consacrée – et elle le fait encore parfois – aux mouvements hauts en couleur, aux épisodes spectaculaires et souvent dramatiques. Elle a examiné l’histoire au prisme des conflits qui ont certes existé, mais en sous-estimant largement le réformisme et la négociation qui ont eu aussi leur importance. L’un et l’autre restaient largement à redécouvrir au début des années 1980. Selon la conception historique alors dominante, les avancées sociales avaient été obtenues par la lutte et seulement par elle. Dans cette optique étaient mis en avant la révolte des Canuts, 1848, la Commune, la Révolution russe, le Front populaire, la Résistance et la Libération. Dans cette vision, une place majeure était accordée aux débats idéologiques, d’abord au sein du mouvement communiste, alors que le PCF amorçait pourtant son déclin et que l’implosion du « camp socialiste » allait survenir bientôt en 1989-1991. L’histoire sociale privilégiait le conflit à la réforme et à la gestion du social, deux objets d’étude qui semblaient sans intérêt. L’histoire sociale était essentiellement pensée en termes d’affrontements et de combats, mais la négociation et le compromis n’y avaient pas leur place. De plus, la majorité des historiens s’intéressaient d’abord au politique, mais bien peu au social ; au sein du politique, ils étaient davantage attirés par le coup d’éclat que par la réforme. La prise de position d’Émile Zola durant l’affaire Dreyfus a fait, à juste titre, l’objet des exégèses les plus fouillées. Mais aucun historien n’a remarqué qu’elle est, à quelques semaines près, contemporaine de deux lois fondamentales dans l’histoire de la protection sociale de notre pays : la Charte de la mutualité et la loi sur les accidents du travail (1er et 9 avril 1898).
Les syndicalistes, d’abord ceux de la CGT, étaient nécessairement imprégnés par cet état d’esprit, comme le montre cet exemple pris dans le domaine de la protection sociale. Au début des années 2000, le Comité d’entreprise du CNRS me demanda un article sur la création de la « Sécu ». Je l’expliquai par la conjonction du concours de circonstances exceptionnel de la Libération avec la réforme qui avait précédé la Sécu de 1930, les Assurances sociales. Ma présentation remettait en cause l’idée selon laquelle, la Sécurité sociale aurait été « une grande conquête ouvrière » selon les syndicalistes. Que la « Sécu » ait été un immense progrès est indiscutable mais elle n’a pas été obtenue par des luttes ; le sociologue Henri Hatzfeld avait été le premier à le démontrer en 19714, mais dans une grande indifférence qui devait durer plusieurs décennies. Mon article a suscité de nombreux débats parmi les responsables CGT du Comité d’entreprise. La CGT a beaucoup évolué depuis. Elle a reconnu l’importance du réformisme, et même l’existence des « heures sombres » du syndicalisme pendant la Seconde Guerre mondiale. Les mentalités changent donc, mais lentement. Et l’idée répandue chez les universitaires et chez les syndicalistes, selon laquelle les progrès sont obtenus seulement par la lutte, est loin d’avoir complètement disparu aujourd’hui.
Quel est l’état de la recherche sur l’histoire du mutualisme et de la coopération ?
L’histoire du mouvement syndical a fait l’objet de très nombreux travaux. Mais ceux consacrés la CGT – un millier5 – sont bien plus nombreux que ceux portant sur la CFDT et plus encore sur FO. La mémoire et le souvenir ont un poids très différent dans ces trois organisations et ce facteur contribue à expliquer ces disparités.
La recherche sur le mouvement mutualiste était très limitée au début des années 1980. Bernard Gibaud fut un pionnier en ce domaine6 et je lui dois beaucoup. La principale composante de la mutualité est la Fédération nationale de la mutualité française (FNMF), créée en 1902, sept ans après la CGT. Avec quelque 3,5 millions d’adhérents en 1914, ses forces étaient alors dix fois supérieures à celles de la CGT. De 1902 à 1921, son premier président fut Léopold Mabilleau, dont le parcours présente à ses débuts des analogies avec celui de Jean Jaurès, son contemporain. À la tête de la FNMF, il organisa notamment jusqu’en 1914, avec la bénédiction des plus hautes autorités de l’État, de grandes manifestations de plusieurs dizaines de milliers de mutualistes à Paris et dans toute la France. Son nom est pourtant totalement ignoré des mutualistes aujourd’hui. Cette situation s’explique par deux raisons : le peu d’intérêt des universitaires pour l’histoire de la mutualité et le fait que sa mémoire occupe chez les mutualistes une place infiniment moindre que chez les syndicalistes. Ces derniers – d’abord ceux de la CGT – vivent dans la filiation de la Commune, du Front populaire et de la Libération. De leur côté, les mutualistes se désintéressent complètement de leur histoire en raison d’une culture spécifique, empreinte de modestie et de discrétion. De plus, bien que la FNMF ait toujours proclamé sa neutralité politique, elle a commis l’erreur de soutenir Vichy et la Charte du travail jusqu’en 1943 : les mutualistes ont été tétanisés par cet épisode durant plus d’un demi-siècle.
Il fallait donc retrouver les archives de la Mutualité pour en écrire l’histoire. Le colloque de 1983 organisé par Madeleine Rebérioux créa une dynamique, que consolida l’intérêt pour l’histoire de René Teulade, alors président de la FNMF. Il créa à la FNMF un centre d’archives auquel j’ai collaboré pendant plusieurs années et une collection, « Patrimoine », qui publia une quinzaine d’ouvrages historiques. Les progrès furent réels mais se heurtèrent à de nombreux obstacles. Au début des années 1990, à la recherche des archives de la Mutualité parisienne, je fus brutalement éconduit par un de ses responsables. J’eus beau expliquer ma démarche d’historien, rien n’y fit : le poids de la culpabilité était trop lourd et il n’était pas question de remuer ce passé.
Pourtant, l’historien n’est pas là pour juger mais pour comprendre et faire comprendre. Le soutien de la FNMF à la Charte du travail est loin de résumer l’histoire de la mutualité durant les années sombres. Mon regret, quand je dirigeais des thèses, est de ne pas être parvenu à convaincre un grand nombre d’étudiants à se consacrer à l’histoire de la mutualité : ayant malgré tout repéré un certain nombre d’archives, j’avais plusieurs sujets à proposer. De nombreux mutualistes furent maires, présidents de conseils départementaux et responsables politiques (députés et sénateurs). Leurs parcours sont complètement méconnus, à commencer par le Dictionnaire des parlementaires. J’ai cherché à mettre en œuvre un Maitron des mutualistes, sans oublier qu’ils ont eu peu de rapports avec le mouvement ouvrier jusqu’à l’entre-deux guerres. Mais j’ai dû y renoncer en raison de l’énormité de la tâche et de l’absence de chercheurs qui m’auraient épaulé dans cette aventure. J’ai pu néanmoins retracer en 2005 la biographie d’une centaine de responsables mutualistes, mais il faudrait aller bien plus loin dans cette voie.
Le mouvement coopératif est un autre mastodonte, tout aussi méconnu, dont il était également nécessaire de s’occuper. Sa composante principale, la Fédération nationale des coopératives de consommation (FNCC) a eu une importance analogue à celle de la FNMF. En 1923, le coopérateur Jean Gaumont avait publié une remarquable histoire de la coopération de consommation7 mais il fallut attendre le milieu de la décennie 1960 pour que lui succède un ouvrage de dimension bien plus modeste. À la fin des années 1980, André Gueslin écrivit un vaste tableau de l’histoire de l’économie sociale – coopération et mutualité – au 19e siècle8. Dans son sillage, j’ai présenté en 2017 une synthèse de cette histoire au 20e siècle. Mais je suis le premier à dire qu’elle reste à approfondir sur des questions essentielles, telles que la coopération pendant la Seconde Guerre, son poids économique, ses Fédérations en Lorraine, dans le Nord et en Normandie.
Je collaborais au Maitron depuis la fin des années 1970, et j’y ai rédigé de très nombreuses notices. Ce dictionnaire est une source incontournable pour suivre le parcours des anarchistes, des socialistes, des communistes et des syndicalistes. En 1995, j’ai publié, avec le soutien de la Caisse centrale d’activités sociales (CCAS) d’EDF, un Dictionnaire des syndicalistes électriciens-gaziers. Les archives de l’Internationale communiste étaient devenues accessibles depuis l’implosion de l’URSS quatre ans plus tôt. Aussi il a été possible, toujours dans le cadre du Maitron, de réaliser en 2001 un Dictionnaire biographique de l’Internationale communiste, auquel j’ai participé. Quelques années plus tôt, j’avais été un des maîtres d’œuvre du Siècle des communismes. Cet ouvrage s’opposait au Livre noir du communisme, pour qui ce courant politique se définissait essentiellement par son emprise criminogène. Notre livre démontrait au contraire que le communisme présentait une réalité infiniment plus complexe en raison de son extraordinaire diversité et de son ambivalence due à son développement inégal dans des sociétés très différentes : il n’y avait pas un seul communisme mais plusieurs communismes extrêmement variés.
Le Maitron apporte des informations précieuses sur les coopérateurs parce que, du Second Empire aux années 1950, leur mouvement a été une des composantes du mouvement ouvrier, avec le parti et le syndicat. Mais si Jean Gaumont et un autre coopérateur, Gaston Prache, ont retracé dans le Maitron la biographie d’un certain nombre de coopérateurs, leur relève n’a pas été assurée. C’est pourquoi j’ai dirigé, dans le cadre du Maitron et avec le soutien du Crédit coopératif, un Dictionnaire biographique des coopérateurs, paru en 2005. De façon générale, en dépit de ses grands services, le Maitron reste marqué par une conception du mouvement ouvrier français qui, on le constate aujourd’hui, se modifie profondément pourtant à partir de la Libération avec la gestion par les syndicalistes des caisses de Sécurité sociale et des comités d’entreprise, dont certains très importants. Par ailleurs, le militantisme ne se limite pas à la gauche. Dans le cadre du Maitron, nous avions réfléchi à la notion d’engagement militant au milieu des années 1990. Depuis, ma découverte de l’histoire de la mutualité m’a fait comprendre que nombre de ses responsables, engagés politiquement au centre ou à droite, menaient également leur action de façon bénévole. Cette réalité ne permet plus de considérer le militantisme comme existant seulement au sein du mouvement ouvrier : l’histoire sociale nous apprend qu’il s’exerce dans des milieux très différents. J’ai quitté le Maitron en 2009.
Tes recherches plus récentes t’ont amené à travailler sur la figure d’un de tes aïeux, le capitaine Dreyfus, mais aussi à la question de l’antisémitisme à gauche. Quels furent les mobiles déclencheurs pour travailler ces questions, aux frontières de l’histoire familiale ?
Je suis effectivement apparenté à la famille du capitaine Dreyfus : mon grand-père maternel était un cousin de Lucie, née Hadamard, la femme du capitaine. Cette parenté a suscité un poids mémoriel considérable de l’affaire dans ma famille.
Ma mère m’a ouvert à cette histoire. Dans sa jeunesse, elle avait vu le capitaine – devenu lieutenant-colonel – Dreyfus dans quelques réunions familiales et elle en était restée marquée. Elle m’a fait lire les livres qui renouvelaient l’histoire de l’affaire Dreyfus, en particulier celui de Marcel Thomas, paru en 1963, suivi deux ans plus tard de celui d’Henri Guillemin. Mais en dépit de cette éducation, en dépit du fait que j’ai ensuite travaillé à des questions exactement contemporaines à l’affaire – la Charte de la Mutualité votée en avril 1898, trois mois après le « J’accuse » de Zola – je n’ai pas écrit une ligne sur elle avant 2006. C’est alors que j’ai été sollicité par un collègue et ami, Emmanuel Naquet. Organisant avec la Ligue des droits de l’homme un colloque à l’occasion du centenaire de la réhabilitation de Dreyfus, il me proposait d’y participer. J’ignore encore aujourd’hui ce qui m’est alors passé par la tête et je lui ai répondu positivement. Il me fallait donc trouver sur quoi j’allais intervenir.
Une petite décennie plus tôt, j’avais fait la connaissance de l’historienne Nadine Fresco. Elle écrivait alors un ouvrage sur Paul Rassinier9, l’inventeur du révisionnisme depuis les années 1950. Elle cherchait à comprendre pourquoi un homme issu de la gauche – c’était le cas de Rassinier – avait pu suivre un parcours aussi aberrant. Notre rencontre nous fut bénéfique à tous les deux. Je l’aidais à comprendre les méandres du cheminement politique complexe de Rassinier. Il avait brièvement appartenu au Parti communiste, puis avait rejoint le Parti socialiste SFIO, avant de s’engager dans la Résistance fin 1942, puis d’être déporté à Buchenwald l’année suivante. Il en revint en juin 1945 et se lança dans une nouvelle carrière politique au sein du Parti socialiste qui échoua devant son rival Pierre Dreyfus-Schmidt.
Lors d’une de nos rencontres, Nadine Fresco attira mon attention sur Maurice Dommanget, cet instituteur d’extrême gauche qui avait éduqué des générations de militants avec ses nombreux ouvrages. Il représentait pour moi le modèle du militant irréprochable. Sa mise en cause par Nadine Fresco suscita chez moi surprise et indignation. Elle me fit alors découvrir un article que Maurice Dommanget avait publié dans la revue L’École émancipée, à la mort de Rassinier en 1967, dans lequel il déplorait vivement cette disparition. Pourtant Rassinier défendait le révisionnisme depuis plus d’une décennie et entretenait des liens avec l’extrême droite en France et en Allemagne. La découverte de ses rapports avait provoqué trois ans plus tôt son exclusion de la Fédération anarchiste qu’il avait rejoint au début des années 1950, après avoir été chassé du Parti socialiste. Il était plus que probable que Maurice Dommanget ait été au courant de cette exclusion. Je fus abasourdi par la découverte de cet article, qui dénotait pour le moins une complaisance étonnante de Maurice Dommanget à l’égard de Rassinier. Nadine Fresco me dit alors textuellement ces mots dont je me souviens encore : « Toi qui connais si bien l’histoire de la gauche, tu devrais écrire un livre sur l’antisémitisme à gauche ! »
Étant pris alors par d’autres recherches, je ne pouvais m’engager dans cette voie. Mais, je me suis souvenu de la suggestion de Nadine Fresco quand Emmanuel Naquet m’a sollicité en 2006. Je lui ai néanmoins formulé une réserve : si je ne trouvais rien sur l’antisémitisme à gauche, je n’interviendrais pas au colloque de la LDH. Hélas, j’ai trouvé et même beaucoup trop ! Ma communication fut l’ébauche de mon livre sur l’antisémitisme à gauche, dont l’écriture me prit trois ans. Je n’aurais pas été auparavant capable de le mener à bien parce qu’il remettait en question trop d’idées reçues pour que j’ose me lancer dans cette aventure. J’admirais profondément – et je l’admire toujours – Madeleine Rebérioux, connaisseuse hors pair de l’histoire du socialisme. En 1987, elle avait publié dans la revue Mil neuf cent, un article détaillé sur la Revue socialiste, la principale revue socialiste française de 1885 à 1914. Elle y avait relevé quelques dérapages antisémites, mais elle les jugeait secondaires. J’ai voulu en avoir le cœur net et j’ai dépouillé la Revue socialiste en totalité. Or, jusqu’aux débuts de l’affaire Dreyfus, on y trouve de nombreux articles antisémites. Madeleine Rebérioux ne les avait pas vus, sans doute parce qu’elle ne voulait pas les voir. L’idée que l’antisémitisme avait pu infecter aussi la gauche était alors incongrue, même si quelques chercheurs commençaient à aborder cette question. Je suis néanmoins le premier à en avoir écrit la synthèse sur deux siècles.
Mon livre paru en 2009 a été bien accueilli, mais les choses ont bien changé depuis : l’antisémitisme à gauche suscite aujourd’hui de nombreux débats. Je suis revenu sur cette question dans un petit livre que j’ai dirigé : il est paru en 2022, au lendemain de l’invasion de l’Ukraine et pour cette raison est passé inaperçu. J’y ai relevé la multiplication de dérapages antisémites à l’extrême gauche et l’indifférence de la gauche devant cette situation depuis une grande décennie. Je l’ai expliqué par plusieurs raisons. Tout d’abord, depuis l’affaire Dreyfus, l’immense majorité de la gauche a pris la défense des juifs : il est donc impensable pour une personne de gauche d’être antisémite. Cette bonne conscience est malheureusement démentie par de nombreuses déclarations et prises de position parfois inconscientes, formulées aussi dans un discours subliminal. Entre également en ligne de compte la focalisation de l’extrême gauche sur le conflit israélo-palestinien et la question maintes fois débattue du rapport entre sionisme et antisémitisme. L’attaque du Hamas contre Israël le 7 octobre 2023 a ouvert une nouvelle période de cette histoire, dont il est impossible de prévoir toutes les conséquences.
Pourquoi avoir travaillé sur la figure d’Hannah Arendt ?
J’avais découvert la pensée d’Hannah Arendt lorsque j’avais codirigé Le Siècle des communismes, réponse au Livre noir du Communisme. J’avais réfléchi alors sur la notion de totalitarisme, ce qui m’avait amené à lire Les Origines du totalitarisme. Ce livre m’avait choqué car il mettait sur le même plan la Russie stalinienne et l’Allemagne hitlérienne, sans jamais s’interroger sur leurs idéologies diamétralement opposées, sans jamais prendre en compte leurs immenses différences sociales : pour un historien, l’examen des différences est pourtant aussi nécessaire que celui des analogies. Puis le philosophe Emmanuel Faye publia en 2016 un livre essentiel consacré à l’influence de Martin Heidegger sur la pensée d’Hannah Arendt10. Ce livre m’a conduit à relire Les Origines du totalitarisme, et en particulier le premier tome consacré à l’histoire de l’antisémitisme. J’ai alors pris conscience que, impressionné par la réputation d’Hannah Arendt, j’avais complètement manqué d’esprit critique à la première lecture de cet ouvrage. Rarissimes étaient alors les historiens qui s’y intéressaient, et c’est encore le cas aujourd’hui. Or, cet ouvrage multiplie les erreurs historiques, tout en assenant de nombreuses contre-vérités sans la moindre démonstration. Il repose très largement sur des sources d’extrême droite et nazies, je dis bien nazies, tout en falsifiant la pensée de certains juifs : ainsi, il présente Joseph Reinach – dreyfusard qui a joué un rôle capital dans l’affaire et écrit un ouvrage de référence sur son histoire – comme un admirateur des antisémites. En revanche, Hannah Arendt ignore ce que disent les juifs d’eux-mêmes. Son ouvrage se termine par un tableau de l’affaire Dreyfus parsemé d’erreurs et de clichés antisémites, qu’elle considère comme la répétition générale du nazisme : est-il besoin d’ajouter que, au-delà de leurs immenses différences, les deux se sont terminés de façon diamétralement opposée ? Enfin, Hannah Arendt est également muette sur la progression de l’antisémitisme en Allemagne durant la Grande Guerre, dans les années 1920, puis sous le nazisme.
Lisant ce livre en historien et non en philosophe que je ne suis pas, j’ai donc pris conscience de toutes ces lacunes. Hannah Arendt multiplie les affirmations les plus fantaisistes et malmène l’histoire en ne retenant que ce qui peut conforter ses idées. Aussi j’ai estimé qu’un travail historique critique devait être réalisé sur ce premier tome. Il était exclu bien évidemment de reprocher à Hannah Arendt son ignorance, à la fin des années 1940, de faits qui devaient être connus bien plus tard. C’est pourquoi j’ai contextualisé mon livre en rappelant ce qu’Hannah Arendt pouvait connaître quand elle a écrit Sur l’antisémitisme.
Comment expliquer qu’une intellectuelle lue et relue puisse affirmer des choses aberrantes et dans le même temps bénéficie d’une réception sans critiques ?
Mon livre a été bien accueilli par les historiens, mais il demeure ignoré par les philosophes : il est en effet impensable de s’attaquer à leur idole. Ainsi, la prestigieuse revue Les Cahiers de l’Herne a publié en 2021, un peu avant la sortie de mon ouvrage, un numéro consacré à Hannah Arendt, dénué de toute critique à son égard. Dans un état d’esprit analogue Le Monde des livres a fait le silence sur mon livre.
Cette situation s’explique par le véritable culte que confère à Hannah Arendt sa théorie du totalitarisme, et je l’explique dans mon livre. La notion de totalitarisme connaît son heure de gloire aux États-Unis entre 1950 et 1954, dans le contexte de la guerre froide. Elle bénéficie également durant cette décennie d’une grande audience en Allemagne de l’Ouest, en raison de la crainte profonde qu’y inspire le communisme. De plus, elle constitue un excellent moyen d’occulter le passé nazi et les compromissions de la majorité des élites politiques et intellectuelles allemandes avec ce régime. Puis la réception de la notion de totalitarisme évolue avec lenteur aux États-Unis et en Allemagne en raison du développement de la coexistence pacifique ; cette phase de son histoire s’achève dans ces deux pays au début des années 1960. Une nouvelle période s’ouvre au contraire en France à partir de la décennie suivante. À la différence des États-Unis et de l’Allemagne, mais comme en Italie, la notion de totalitarisme n’y a rencontré jusqu’alors qu’une audience limitée en raison de la puissance des partis communistes et de la forte influence intellectuelle du marxisme. De plus, la découverte en France de la pensée d’Hannah Arendt dans la seconde moitié de la décennie 1970 coïncide avec l’émergence de l’idéologie antitotalitaire, nourrie alors par la dénonciation du goulag exercée par Alexandre Soljenitsyne. La découverte du goulag est contemporaine de celle de l’antitotalitarisme en France. À gauche, l’idéologie antitotalitaire dénonce le marxisme, le communisme et contribue largement au succès d’Hannah Arendt chez les intellectuels. Deux décennies plus tard, l’implosion des démocraties populaires puis de l’Union soviétique renforcent encore l’idéologie antitotalitaire, dont Hannah Arendt peut apparaître comme une pionnière. Son parcours renforce son aura. Juive, elle a fui le nazisme en 1933, s’est réfugiée en France avant de pouvoir gagner les États-Unis en 1941. Enfin, elle est une des très rares femmes à y avoir accédé à une carrière universitaire. Je laisse à d’autres le soin de juger la validité de son œuvre. Je me demande toutefois s’il est possible d’élaborer une philosophie valable à partir d’une conception si discutable de l’histoire. Et je suggère qu’un historien s’engage dans un travail analogue au mien sur les deux autres tomes des Origines du totalitarisme.
Selon toi, quel est l’avenir de l’histoire sociale ?
Je suis évidemment influencé par l’ensemble de mon expérience professionnelle. L’histoire sociale telle qu’on la concevait dans les années 1970 et 1980 a beaucoup évolué depuis, en s’ouvrant à des questions beaucoup plus larges. Je serais bien présomptueux de les traiter ici. Je conclus juste par une remarque. Jusqu’à la fin des années 1990, l’histoire sociale s’est consacrée à la redécouverte d’un passé qui semblait annonciateur d’un futur meilleur. En d’autres termes, elle semblait s’inscrire dans une vision du monde où la notion de progrès avait une importance capitale. Est-ce toujours le cas aujourd’hui ? On peut en douter en raison de la crise profonde de la gauche en France, en Europe et dans le monde. Le socialisme, pris au sens large, s’est développé principalement sur le vieux continent depuis la fin du 19e siècle11. Quel sera son avenir dans les prochaines décennies ?
