« Une artisanale – et toujours en travail – histoire sociale des idées »

Entretien avec Ludovic Frobert, directeur de recherche au CNRS (UMR 5206 Triangle, ENS de Lyon), réalisé par Dominique Pinsolle.

  • “An artisanal —and still working— social history of ideas”

DOI : 10.57086/rhs.108

Texte

Ludovic Frobert travaille principalement sur le premier 19e siècle, et spécialement sur la naissance des premiers mouvements sociaux, ainsi que le surgissement parallèle des socialismes dits utopiques. Son dernier livre, Quelques lignes d’utopie. Pierre Leroux et la communauté des « imprimeux ». Boussac, 1844-1848 (Agone, 2023), se situe au croisement de l’histoire des idées et de l’histoire sociale. Le style y est plus littéraire que la production académique habituelle, sans rien enlever à la rigueur scientifique de la recherche. Cette manière d’écrire différemment l’histoire, à partir d’une expérience communautaire « utopique » typique du milieu du 19e siècle, soulève des questions fondamentales sur l’actualité de l’histoire sociale, les formes qu’elle peut prendre et les liens qu’elle peut tisser avec d’autres disciplines. Dans cet entretien, Ludovic Frobert revient sur ce qui l’a mené de l’économie vers une forme particulière d’histoire sociale, en insistant sur les lectures qui l’ont inspiré et les méthodes qu’il en a tirées.

Se focaliser sur un personnage ou un groupe peut sembler, a priori, incompatible avec l’histoire sociale, qu’on associe plus volontiers à des études quantitatives sur le temps long. Dans quelle mesure les trajectoires individuelles peuvent-elles être analysées sous l’angle de l’histoire sociale ?

On sait que l’histoire sociale classique, telle qu’elle a pu connaître un âge d’or dans les années 1960 et 1970, a par la suite été remise en cause et a connu une crise profonde. Toutefois, elle s’est adaptée et a beaucoup évolué jusqu’à nos jours. Plutôt qu’une éclipse, voire une extinction, je note que les spécialistes les plus pertinents évoquent aujourd’hui une métamorphose et un enrichissement. Je retiens les termes de Daniel Roche évoquant un « pluralisme dispersé1 » pour décrire la situation présente et l’expliquant par des raisons d’inscription et de trajectoire nationale des disciplines et de leurs sous-champs, tout aussi bien que par des raisons de sensibilité.

Je pense qu’il faut débuter par là. Et déjà expliquer que je ne suis pas historien de formation, mais économiste. Que l’économie que l’on m’a enseignée à Lyon dans les années 1980 était hétérodoxe, ne négligeant pas Marx, mais étant surtout très marquée par le courant institutionnaliste, et plus précisément celui du vieil institutionnalisme américain : il faut ici mentionner Veblen, Commons, Mitchell, soit un institutionnalisme économique revendiquant l’empreinte pragmatiste, celle de Peirce, James et surtout Dewey. Ces lectures m’ont fortement influencé, car elles m’étaient conseillées et surtout correspondaient à ma propre sensibilité. Dans une première phase de mes recherches, lorsque je suis entré au CNRS en 1995, j’ai constitué ma boîte à outils en travaillant des livres sur certaines figures tardives de cet institutionnalisme : John Kenneth Galbraith, Robert Heilbroner ou surtout – car là est l’influence bien plus nette encore – Albert Hirschman. Dans le livre que nous lui avons consacré avec mon collègue Cyrille Ferraton et dans lequel nous insistions sur l’importance de ses travaux pionniers sur le développement économique en Amérique latine, nous avons divisé la présentation en chapitres que baptisait chaque fois un verbe d’action : développer, opposer, espérer, franchir, subvertir (L’Enquête inachevée. Introduction à l’économie politique d’Albert Hirschman, PUF, 2003). Je cite souvent la phrase de l’article « Political Economics and Possibilism » (A Bias for Hope, 1971), dans laquelle Hirschman définit sa position : « la disposition fondamentale de mes écrits a été de repousser les limites de ce qui est ou est perçu comme possible, fût-ce au prix d’un affaiblissement de notre capacité, réelle ou supposée, à discerner ce qui est probable ». Donc, en un certain sens et pour le résumer en une formule, je suis un économiste hirschmanien essayant de faire de l’histoire des idées politiques et économiques.

Je dirais donc qu’en termes de positionnement, je me situe plus dans le champ (lui-même de libre pâture) de l’histoire intellectuelle que dans celui de l’histoire sociale. Mais le fait d’avoir été largement influencé par l’approche d’Hirschman, de bricoler mes enquêtes à partir des outils qu’il propose ou que son approche invite à essayer, m’a conduit à risquer une artisanale – et toujours en travail – histoire sociale des idées. Sociale car, sans même parler de l’indispensable pluridisciplinarité, la dimension économique y demeure incontournable (bien que différemment mobilisée que dans l’histoire sociale traditionnelle), la question de la conflictualité tout autant (mais là encore différemment) et enfin se repose ici la question de l’acteur et/dans l’histoire. Et là, je rejoins votre première question : effectivement, en raison de sa conception propre, l’histoire sociale traditionnelle a plutôt favorisé le quantitatif, le macroscopique et le temps long. Toutefois, on voit bien que si l’on opte plutôt pour une approche « possibiliste » de l’histoire valorisant la créativité des acteurs – notamment dans l’évènement et son surgissement –, on peut aussi choisir d’observer le social à d’autres échelles plus microscopiques de temps et d’espace, et y trouver des éléments peut-être tout autant signifiants.

L’histoire sociale est très liée, dans l’historiographie, à l’histoire économique. Or, vous avez aussi beaucoup écrit sur la pensée économique notamment. L’histoire sociale est-elle, selon vous, forcément « économique et sociale » ? Comment ces deux dimensions peuvent-elles être articulées aujourd’hui de manière novatrice ?

Là encore, ce sont d’abord des histoires de trajectoires. Il se trouve que mon tout premier travail de recherche en 1989, un mémoire de DEA, portait sur François Simiand. De là, j’en ai tiré mon premier livre, sorti en 2000 chez l’éditeur Economica. Bien sûr, aujourd’hui je l’écrirais différemment et sans doute avec plus de précautions et de vérifications. Toutefois, je pense que je conserverais trois des enseignements centraux de cette première contribution. D’abord, l’envergure du travail de Simiand et l’importance du personnage dans l’histoire des sciences sociales en France. Il suffit ici de mentionner ses théories des fluctuations longues (les phases A et B) et courtes, son analyse des « économies d’échanges complexes » ou encore sa très riche théorie de la monnaie, « réalité sociale » ; ou encore d’évoquer sa postérité avec l’École des Annales et, justement, la grande histoire sociale et sérielle à la Labrousse. Ensuite, l’intérêt de cet « empirisme intégral », qu’il synthétise en 1922 dans Statistique et expérience et dont il exhibe la pratique dans le volume 1 de Le Salaire, l’évolution sociale et la monnaie (1932). Difficile, d’ailleurs, de ne pas faire un rapprochement avec la vogue actuelle des différentes approches expérimentales en économie, même si bien sûr les modalités (et la technicité, voire la sophistication) diffèrent. Et pourtant, à la lecture des textes de Simiand, l’impression constante s’impose que, malgré ce positivisme intégral revendiqué, son œuvre est totalement perméable à des influences doctrinales, voire personnelles. Pour reprendre les catégories de Heilbroner, sa vision ne cesse de colorer (et pas seulement orienter initialement) ses analyses. Enfin, et j’en viens ici plus directement à votre question, le cœur du travail de Simiand se situe dans le régime de conflictualité entre patrons et ouvriers, qu’il décèle au tournant 1900 dès sa thèse de doctorat sur le salaire des ouvriers des mines de charbon en France. Ce régime, il le complexifie dans ses travaux ultérieurs pour chaque fois signifier que, dans les sociétés avancées, l’économie, singulièrement (et chez lui presque providentiellement), produit du social et même du politique dans une proportion très importante. Alors, pour généraliser et pour répondre enfin à votre question, je dirais que l’histoire est ici « économique et sociale » car j’ai cherché ce qui chez certains auteurs faisait que l’économique produisait, sous conditions, du politique, c’est-à-dire du lien, du sens, de la cohésion. Je l’ai cherché d’abord chez certains philosophes du tournant 1900 ayant décidé de travailler en priorité la matière économique, Simiand donc, mais aussi Élie Halévy, et puis plus tard dans toute cette génération de socialistes (et communistes) dits « utopistes ». Ou du moins certains d’entre eux, ceux qui justement proposaient des réponses originales – et très variées ! – à cette question du fondement économique du social/politique. Par exemple, Jules Leroux, le cadet turbulent de Pierre Leroux, celui qui réoriente la doctrine « communioniste » de l’école de Boussac vers l’économie (et non, comme chez Pierre, la seule haute philosophie) et qui finalement, vers 1838, a cette formule assez incroyable pour qualifier spécifiquement l’économie : « fréquentation, conversation, société humaine » (dans son entrée « Sully » de l’Encyclopédie nouvelle). C’est en accordant un maximum de crédit d’intelligence à ce type de formule et en cherchant à en démêler le sens, que j’ai avancé dans la recherche de cette part « économique et sociale » de l’histoire.

Par essence, l’histoire sociale entretient des liens privilégiés avec l’économie, mais aussi avec la sociologie, au point qu’on parle parfois de « socio-histoire ». Quel regard portez-vous sur le lien entre l’histoire sociale et l’interdisciplinarité ? Comment, plus particulièrement, intégrez-vous dans votre travail les développements théoriques d’un anthropologue comme Tim Ingold ?

Travaillant plutôt dans le domaine de l’histoire des idées économiques, je me suis surtout instruit initialement des champs de l’histoire intellectuelle et de l’histoire des sciences. J’étais impressionné par les articles de George Canguilhem, et tout autant par l’adaptation qu’en faisait par exemple Jean-Claude Perrot au domaine de l’économie politique. Par la suite, j’ai essayé constamment, dans cette ligne, de me tenir au courant des avancées : par exemple, celles proposées récemment par la nouvelle histoire des idées politiques. L’attention forte portée à la pluralité des contextes pour cerner les intentions propres des auteurs, l’importance accordée aux textes longtemps considérés comme secondaires, mineurs, insignifiants et puis, bien sûr, l’affirmation que les idées politiques sont également travaillées et améliorées dans des domaines autres que le strict politique, tous ces aspects venaient en résonance avec ma façon de procéder et me permettaient d’améliorer mes enquêtes.

Voilà pour le général. Ensuite, les emprunts et usages, y compris de cette pluridisciplinarité que vous évoquez comme centrale en histoire sociale, dépendent des évènements propres à chaque chantier de recherche, mais aussi des affinités constantes chez chacun d’entre nous, par exemple Tim Ingold. En écrivant Quelques lignes d’utopie. Pierre Leroux et la communauté des « imprimeux » (Boussac 1844-1848), je voulais écrire une histoire répondant aux mots merveilleux de George Sand : « Voilà comment les utopies se réalisent. C’est toujours autrement et mieux » (lettre à Charles Poncy, 1844). Dès lors retracer comment, ensemble, ces hommes et ces femmes de Boussac, assumant l’égalité des intelligences et des facultés, dans leurs idées et dans leurs pratiques, ont tenté d’habiter et surtout de créer, de faire l’utopie. Les thèses d’Ingold s’imposaient ici comme outils privilégiés pour raconter l’histoire de ce taillis d’idées et de pratiques qui ont rendu possible, en quelques mesures, l’utopie de la communauté de Boussac. Je me suis instruit non seulement de ce qu’Ingold avait raconté sur l’histoire des lignes (providentiel en outre pour moi qui écrivais sur des typographes !), mais surtout sur la signification du « faire ». Chez Ingold, j’ai donc pioché plus encore dans son livre Faire. Anthropologie, archéologie, art et architecture2 que dans Une brève histoire des lignes3 (je dois ajouter que les articles que Pierre Macherey consacre à Ingold m’ont aussi beaucoup éclairé). Mais cet emprunt, qui m’a permis d’écrire cette histoire de cette manière, venait, en aval, de la lecture de Richard Sennett et de son livre The Craftsman4, qui se termine par un rapprochement lumineux entre les savoirs artisans et le pragmatisme. Et Ingold lui-même, dans ce qu’il raconte sur l’attention et que schématisent ses idées sur la ligne en promenade, trace une ligne (notamment sur la question de l’enseignement), entre son approche et le pragmatisme. Enfin, ces façons de glaner librement chez Ingold ou Sennett (et en parallèle chez des pragmatistes comme Richard Shusterman ou encore Hans Joas) venaient aussi de cette matière que j’avais travaillée auparavant en m’intéressant aux canuts (les tisseurs en soie de Lyon)5, à leur extraordinaire journal, L’Écho de la fabrique6 ou à l’itinéraire édifiant de l’un d’entre eux, le prud’homme tisseur Pierre Charnier, le « Solitaire du ravin »7.

Longtemps marquée par le marxisme, l’histoire (économique et) sociale semble s’être ouverte à une multiplicité de cadres théoriques, dans lesquels les historiennes et les historiens vont piocher, au gré de leurs envies et de leurs besoins. Quelle place a, selon vous, la théorie de la lutte des classes dans l’histoire sociale aujourd’hui ? S’agit-il d’une théorie dépassée, d’une théorie parmi d’autres, ou d’une théorie dont on ne peut pas, malgré tout, faire abstraction ?

Lorsqu’en 1936, à la Société française de philosophie, dans la discussion à la suite de sa conférence « L’Ère des tyrannies », on interrogeait Élie Halévy sur les raisons pour lesquelles, jeune, il n’avait pas été socialiste, il répondit : « C’est que je suis né cinq ou six ans trop tôt ». C’était là saluer, certes avec esprit, l’importance du contexte historique et dans son cas le fait que, formé autour de 1890, il avait échappé de quelques courtes années à la vague d’un socialisme normalien contemporain de l’affaire Dreyfus. L’enseignement vaut ici pour tous. Dans nos années fin du 20e siècle/tout début du 21e siècle, le paradigme marxiste était en net recul, et avec lui la théorie brute de la lutte des classes. Vous le savez, le tournant en sciences sociales orientait les chercheurs vers les usages originaux du pragmatisme, en un temps où, après tout, la gauche démocrate ne se portait pas si mal (faut-il rappeler qu’en 2010 encore, le Parti socialiste et ses alliés détenaient alors en France la grande majorité des pouvoirs : législatif, exécutif, régions). Le pragmatisme permettait notamment d’aborder sous un autre angle la question de la conflictualité sociale. Nullement alors un hasard si, paru en 2009 (et réédité en 2017 avec une si belle maquette par l’éditeur-artisan Libel), mon livre Les Canuts ou la démocratie turbulente (1831-1834) portait en exergue la phrase provocatrice, mais là encore pleine d’esprit, d’Albert Hirschman : « Que Dieu nous rende la lutte des classes ! » (tirée de son article-manifeste, « Social Conflicts as Pillars of Democratic Market Society », 1994). La remarque n’est nullement un éloge de l’antagonisme et une stigmatisation du consensus. C’était plutôt une invitation à enquêter sur ce qui est à exploiter entre ces extrêmes, ce que permettent peut-être d’expérimenter de façon privilégiée les conflits sociaux, conflits divisibles à la différence des conflits ethniques, de castes, de races, ou religieux, ces derniers conflits non divisibles dont la résolution ne peut être que la soumission ou l’annihilation de l’autre. C’est de ses études classiques sur le développement économique, notamment en Amérique Latine, qu’Hirschman a tiré cette connaissance des conditions fragiles, presque cristallines, et pourtant cruciales de l’apprentissage du compromis politique grâce aux conflits sociaux. Conditions fragiles et constamment évolutives en matière d’équilibration des rapports de pouvoir et indissolublement de richesses entre acteurs, de délibération, de participation, de prise de parole, de garanties : cela pour faire continûment progresser l’apprentissage du compromis. Car sinon, il n’y a que peu ou pas d’alternative, hors la guerre ou la dictature, ou les deux. Cet enseignement, je l’ai appliqué à l’histoire ancienne des insurrections de Lyon (1831-1834), en m’intéressant à la conciliation, au cœur du fonctionnement des prud’hommes, si importants dans la régulation de la Grande Fabrique (et qu’avait étudiés Alain Cottereau avec des outils comparables), à l’apparition du mutuellisme des chefs d’ateliers, au souffle que portait le journal des canuts, L’Écho de la fabrique. Dans ce livre, finalement, la violence des deux insurrections, la révolte, est largement passée sous silence. En 2023, sans doute écrirais-je un livre un peu différent. D’ailleurs, dans Quelques lignes d’utopie, on aperçoit que mon récit entend et écoute au final un homme comme Jules Leroux, qui se réclamait du peuple des Abel, les dominés, les humiliés, les révoltés. Il se réclamait du peuple, « le peuple qui souffre, sent et connaît », écrira-t-il. À l’irénisme de son frère Pierre Leroux, tout en continuant à imaginer un monde possible que régiraient la justice et même l’amour, Jules finira par opposer « la guerre, la révolution ». « J’appelle la bataille, j’appelle l’étincelle électrique », finira-t-il par écrire à Pierre.

L’histoire sociale est aussi celle de choix de société et de modèles sociaux qui s’imposent au détriment d’autres. On peut penser, par exemple, au capitalisme, au libéralisme économique ou encore à la mondialisation. Or, le risque de relire l’histoire de manière téléologique, en considérant que ce qui est devait être, est toujours important dans la recherche historique. Vos travaux ne sont-ils pas aussi une réaction à l’impression actuelle que le champ des possibles est verrouillé et que les alternatives appartiennent au passé ? En travaillant, par exemple, sur le premier socialisme et les expériences qui en ont découlé, ne montrez-vous pas que l’histoire sociale peut aussi servir à restituer la richesse des expériences du côté des « vaincus » ?

Les histoires que je me suis plu à raconter sont souvent des histoires d’individus, ou de petits groupes, et des histoires par le bas. Cela rejoint encore bien des pans actuels de l’historiographie, notamment ceux portant sur les crises et les révolutions, sur tous les moments d’accélération parfois brutale de l’histoire, et abordés, par exemple, par la littérature qui se développe actuellement sur « protagonistes et évènements ». Pour le 19e siècle, c’est ce que propose par exemple Michèle Riot-Sarcey, en un récit global sur l’évènement et l’utopie. En ce qui me concerne, je l’aborde à partir d’une sorte d’axiologie historique privilégiant des cas singuliers, des trajectoires obscures, souvent accidentées, et les rêves bien réels qui pouvaient en sortir. Bien sûr, là encore, on pourrait associer cette démarche à des approches connues, par exemple « l’exceptionnel normal » dans l’exercice biographique que proposait une certaine microstoria. Mais ce qui frappe singulièrement concernant mes utopistes du 19e siècle, ce sont deux aspects. D’une part, la folle ambition, disons l’espoir, que portait leur sens du possible – « je rêve d’une autre société, pas davantage », autre expression magnifique de George Sand – ; d’autre part, leur inventivité concernant les traces à dégager et à suivre, même étroites, pouvant permettre de s’acheminer vers ce possible. Leur sens du possible transparaît dans les luxuriantes formules de l’idéal, formules radicales de justice sociale qu’on trouve chez eux, dès le tournant des années 1840. Trente-cinq ans avant la Critique du programme de Gotha, Constantin Pecqueur, qui se revendiquait utopiste, propose la formule « de chacun selon ses facultés, à chacun selon ses besoins » (formule bien distincte de celle des saint-simoniens orthodoxes à la Michel Chevalier). Les lerouxiens, quant à eux, posent « chacun par tous ou tous par chacun, au moyen de la science et de l’amour ». Dans un article, je m’étais efforcé de signaler que chez un homme comme Joseph Déjacque qui, en 1858, publie son Libertaire à New York, la formule aurait été « de chacun selon ses passions, à chacun selon ses besoins ». Bref, une nette extension du domaine du possible. D’un autre côté, ce qui frappe aussi, c’est qu’une fois posé cet indispensable modèle – « rien de plus capital à nos yeux que cette exploration de l’idéal et même de l’utopie » (Pecqueur) – ils/elles multiplient les expériences pour, en quelques mesures, réaliser cet idéal, créer ce « réel de l’utopie ». C’est là toute l’histoire des débuts des coopératives, mutuelles, associations, mais qu’il faut entendre avec l’ambition, l’espoir et l’envergure que cela portait alors : par exemple chez Pauline Roland, lorsque par vents défavorables, en 1849-1850, elle enquêtait sur le mouvement des associations d’artisans à Paris et réfléchissait à une union générale de toutes ces associations, mesurait sans doute le chemin encore à parcourir, les améliorations et adaptations à faire continûment, mais estimait que ce chemin existait bel et bien, que quelques avancées significatives venaient d’être réalisées et devaient donc être notées, saluées. Je citerai une nouvelle fois encore Jules Leroux qui, dans sa profession de foi pour sa candidature à la Législative (1849) en Creuse où il se réclamait du peuple, posait simplement :

Et je le veux, Citoyens,
Parce que cela est juste,
Parce que cela est possible.

Longtemps associée aux séries statistiques et à une étude austère des évolutions profondes des sociétés humaines, l’histoire sociale a parfois souffert d’une image un peu grise, loin des récits vivants et bouillonnants de l’histoire politique ou des biographies, qui ont connu un important renouveau à partir des années 1980. Comment, d’après vous, une nouvelle manière d’écrire l’histoire sociale peut-elle lui (re)donner de la vigueur et de l’entrain, et même l’ouvrir à un public dépassant le seul lectorat érudit ou académique ?

Il y a là plusieurs choses, comme le signale votre question. On constate aujourd’hui un large mouvement et un renouvellement concernant l’écriture de l’histoire, y compris de l’histoire sociale. Une histoire qui expérimente alors des registres d’écritures différents, qui parfois tente d’intégrer de façon plus ou moins subtile l’historien, ses interrogations, ses doutes, ses démarches, dans l’histoire qu’il raconte, qui tente enfin des supports et modes d’expositions originaux. Et presque symétriquement, on observe aussi une interrogation dans la littérature contemporaine afin que l’histoire, le social, le politique infusent de façon neuve la narration. C’est une tendance que l’on observe par exemple dans la faveur accordée actuellement à la littérature dite de « non-fiction ». Ce n’est bien sûr pas un hasard que ce double mouvement. Il témoigne de biais d’un temps où l’on doit combattre à la fois l’impression double et en partie contradictoire que les idées et leurs expressions ne comptent pas vraiment dans un monde de faits et expertises, et que si elles comptent en quelque mesure, il ne faut pas les chercher en priorité là où on a longtemps cru qu’elles avaient leur domaine élu (disons les Gauches en toutes leurs variétés historiques, géographiques, culturelles, etc.), mais dans le camp d’en face. Dans ce contexte, il se trouve que j’ai choisi de travailler sur des épisodes et des figures qui ont certes été précocement et souvent violemment exposées aux premières argumentations et rhétoriques réactionnaires (pour reprendre une nouvelle fois les catégories d’Hirschman), mais qui ont fermement cru en l’idéal et dans sa capacité différentielle à définir et frayer des possibles autres que celui que leur décrivaient comme sans alternative les hérauts des ploutocraties de leur temps. C’est cet espoir et ce savoir que l’on tente alors de retrouver et étudier dans le cadre de nos travaux académiques ; mais aussi de rappeler et transmettre à un public plus large que l’on imagine alors, et cela en empruntant des manières d’écrire différentes. Il faut alors s’attacher aux faits, aux évènements, aux réalisations, tout en racontant cette aventure des idées, des rêves, des projets. Il faut à la fois ne pas taire les incertitudes, les souffrances, certains échecs, mais également éclairer tout le versant positif de cette histoire. C’est ce qu’artisanalement et assez aléatoirement j’ai cherché à faire dans un assez acrobatique roman-vrai (Des Républicains ou le roman-vrai des Raspail, Libel, 2019). Ou encore, dans ce récit sur la communauté de Boussac, les Leroux et les « imprimeux », sorti chez Agone en novembre 2023, où j’ai placé en exergue ces mots à retenir de Natalie Zemon Davis :

L’étude du passé nous offre des ressources morales tout autant que des outils pour la compréhension critique. Aussi noire que soit l’époque, aussi immense qu’y soit la cruauté, certains éléments contraires, de bonté et de bienveillance émergent. Quelles que soient la morosité et les contraintes de la situation, certaines formes d’improvisation et d’adaptation se manifestent. Quoi qu’il arrive, les gens continuent à raconter des histoires et à les léguer à l’avenir. Aussi immobile et désespéré que puisse paraître le présent, le passé nous rappelle que le changement est possible. Au moins, les choses peuvent être différentes. Le passé est une source inépuisable d’intérêt, voire d’espoir.8

Notes

1 Daniel Roche, « Histoire des idées, histoire sociale : l’exemple français », Revue d’histoire moderne & contemporaine, vol. 59-4, no 5, 2012, p. 9-28, ici p. 12. Voir également François Jarrige, « Discontinue et fragmentée ? Un état des lieux de l’histoire sociale de la France contemporaine », Histoire, économie & société, 2012/2, p. 45-59. Retour au texte

2 Tim Ingold, Faire. Anthropologie, archéologie, art et architecture, traduction par Hervé Gosselin et Hicham-Stéphane Afeissa, Bellevaux, Éditions Dehors, 2017. Retour au texte

3 Id., Une brève histoire des lignes, traduction par Sophie Renaut, Bruxelles, Zones sensibles, 2011. Retour au texte

4 Richard Sennett, The Craftsman, New Haven, Yale University Press, 2008. Retour au texte

5 Ludovic Frobert, Les Canuts ou la démocratie turbulente. Lyon, 1831-1834, Lyon, Tallandier, 2009. Retour au texte

6 Id. (dir.), L’Écho de la fabrique. Naissance de la presse ouvrière, Lyon, ENS Éditions, 2010. Retour au texte

7 Ludovic Frobert, George Sheridan, Le Solitaire du ravin. Pierre Charnier (1795-1857), canut lyonnais et prud’homme tisseur, Lyon, ENS Éditions, 2014. Retour au texte

8 « A Life of Learning », Charles Homer Haskins Lecture, 1997, American Council of Learned Societies, Occasional Paper, no 39, p. 15-16. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Ludovic Frobert et Dominique Pinsolle, « « Une artisanale – et toujours en travail – histoire sociale des idées » », Revue d’histoire sociale [En ligne], 1 | 2025, mis en ligne le 30 mai 2025, consulté le 03 décembre 2025. URL : https://www.ouvroir.fr/rhs/index.php?id=108

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Ludovic Frobert

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