À travers les regards, on envoie des messages conscients et inconscients qui exercent une grande influence dans n’importe quelle situation. Ils font partie de cette communication cachée qui marque la perception mutuelle1.
Notre regard se pose sur bon nombre d’objets et de personnes au cours d’une journée. Il s’agit le plus souvent d’instants fugaces, éphémères, que nous oublions aussitôt. Le regard nous permet d’appréhender le monde et tient un rôle des plus important dans la construction de nos relations sociales. Propre à chaque individu et « irréductible à une sensorialité “naturelle” ou physiologique, [il est] une capacité acquise, inculquée, qui varie selon les époques et les positions sociales2 ». Il est, par conséquent, influencé par notre environnement, indépendamment de notre volonté, à moins qu’on le déconstruise nous-même. Le regard nous permet évidemment de voir, mais également de découvrir, de connaître, de reconnaître, de partager. En effet, d’après Daniel Marcelli,
le regard est le souffle, la respiration du cerveau. Il est l’organe psychique du sens et du partage avec l’autre des intentions et des émotions. Dans le monde animal, même chez les primates, on évite de croiser le regard, comme s’il y avait là un danger. L’être humain, en revanche, accepte de partager son regard. Le sens de sa vie procède nécessairement d’un partage. Plus on s’élève dans l’évolution des espèces, plus on partage les relations sociales3.
Lorsque ce regard nous est renvoyé, il se transforme en un contact visuel qui constitue un puissant moyen de communication. Il favorise le partage de nos expériences, de nos pensées, de nos opinions et même de nos pulsions, sans avoir à recourir à la parole. Lorsqu’un contact visuel s’établit, deux regards se rencontrent, s’analysent, se défient, se transforment ; ils produisent un changement, ou donnent naissance à une émotion. Nous appellerons cet instant « le point de contact ».
C’est par le prisme du contact visuel que nous analyserons les performances de quatre artistes contemporaines. Leurs œuvres se situent au croisement de l’intime et du public : elles mettent en jeu l’instant où le contact visuel est établi pour la première fois, entre le·la regardeur·euse et le·la regardé·e. En confrontant les démarches performantielles des années 1970 et des performances actuelles, nous chercherons à comprendre comment ces artistes envisagent le contact visuel et mobilisent ce point de contact au sein de leurs performances. Il s’agira de comparer l’évolution des modes d’interpellation et des stratégies de confrontation du regard utilisées pour déconstruire des normes, questionner les perceptions et inviter à la réflexion.
Pionnières du regard : l’émancipation artistique au féminin
En tant qu’artistes, les femmes ont eu à subir des conditions défavorables. Exclues des cours de nu dans les académies d’art, elles ont pâti des idéologies sociales leur enjoignant d’accomplir leur féminité plutôt que de nourrir une ambition professionnelle et de viser l’excellence4.
Pendant les années 1960 et 1970, une intense activité artistique se déploie parallèlement aux mouvements pour l’émancipation des femmes. Les artistes de cette époque se lancent dans des performances audacieuses, et revendiquent le droit de disposer de leur corps librement, en le mettant en scène. Parmi ces pionnières, des figures telles que VALIE EXPORT et ORLAN se distinguent en se confrontant de manière très directe au « male gaze » théorisé par Laura Mulvey, un regard masculin qui objectifie les femmes et leur corps, et qui a longtemps dominé et influencé l’art et la société en général.
Si ce médium [la performance] a pu servir de terrain aux revendications féministes, c’est que les femmes s’y trouvent à la fois actrices, créatrices et sujets. Le mode de visibilité et d’exposition de soi en jeu dans la performance permet de dessiner un espace en creux, où les femmes peuvent physiquement et conceptuellement se livrer à une remise en question de leur propre condition5.
D’après Juliette Bertron et Carole Halimi, les artistes femmes peuvent trouver en la pratique de la performance un terrain fertile d’exploration, un mode de visibilité et d’exposition de soi qui leur permet de se réapproprier leur corps et leur voix. Il s’agit d’un espace où leurs histoires peuvent être mises en avant et célébrées.
La performance donne aux artistes femmes la possibilité de s’exprimer directement à travers leur propre corps. À l’aide de cette présence physique, elles ont la possibilité de partager leurs expériences et perspectives de manière immédiate et percutante. Cette visibilité corporelle apparaît comme un moyen puissant de communication qui transcende les barrières linguistiques et culturelles. Les artistes femmes peuvent ainsi utiliser la performance pour se connecter avec leur propre vécu, émotions et pensées, afin de les partager avec le public. Par conséquent, ce médium artistique met en lumière la diversité des expériences féminines. En permettant la création de zones d’empathie et de compréhension mutuelle, la performance devient un outil puissant pour défier les normes de genre et revendiquer l’autonomie et l’émancipation des femmes.
La performance constitue en conséquence un espace privilégié, à travers lequel je vais m’attacher à rendre compte du pouvoir saisissant du contact visuel employé au sein de leurs œuvres. En cet instant éphémère où le regard de l’artiste croise celui du·de la spectateur·rice, où se tissent des liens subtils entre le sujet et l’observateur·rice, une autre manière de regarder est proposée. Dans les performances des artistes citées dans cet article, le regard devient un outil de subversion, de confrontation et d’émancipation. Il s’agira d’analyser comment ces deux artistes le mobilisent, pour défier les conventions, transformer les perceptions et éveiller les consciences.
Waltraud Lehner Hollinger s’est fait connaître à Vienne en 1968 lorsqu’elle a pris le nom de VALIE EXPORT. Elle questionne notamment les codes et les représentations conventionnelles du corps de la femme, qu’elle cherche à déconstruire à travers des photographies et des performances telle que Tapp und Tastkino6 (1968-1971). Son action illustre avec force une confrontation directe au « male gaze » intériorisé par les spectateur·rices. En portant sur sa poitrine une boîte qui arbore l’inscription « mini cinéma » et munie d’un rideau de scène, l’artiste les invite à s’approcher et à palper ses seins pendant 33 secondes. Cette mise en scène cinématographique transforme sa peau en écran et métamorphose la boîte en une salle de cinéma où les spectateur·rices deviennent à leur tour les objets du voyeurisme. L’usage d’un mégaphone par le collaborateur de l’artiste, Peter Weibel, encourage activement la participation du public.
Tout au long de cette performance, VALIE EXPORT maintient un contact visuel direct avec les spectateur·rices. Ces dernier·ères, qui ne peuvent que toucher sa poitrine, sont privé·es du plaisir visuel qui accompagnerait cette action. L’artiste retourne leur propre regard vers les spectateur·rices, subvertissant ainsi le pouvoir du regard. Cette interruption délibérée du plaisir scopique7 – décrit par Laura Mulvey comme le plaisir voyeuriste du spectateur à regarder une femme en l’objectifiant – constitue une affirmation féministe audacieuse et une réflexion profonde sur le pouvoir de l’image et du cinéma. En effet, l’autrice souligne que le regard masculin, souvent apparent dans les œuvres cinématographiques, tend à réduire les femmes à des objets de désir. En renversant cette dynamique, VALIE EXPORT défie les conventions de représentation et invite à une remise en question de la vision traditionnelle du plaisir visuel. Au cœur de cette interaction se trouve donc un « point de contact », ce moment éphémère où le regard de l’artiste croise celui du·de la spectateur·rice, et où le geste tactile devient une expression de désir et de pouvoir.
Dans cette performance, le contact prend plusieurs formes. À la fois tactile et visuel, il crée un dialogue dynamique entre l’artiste et le·la spectateur·rice. Le contact tactile, d’une part, apparaît sous la forme d’une invitation au public à participer activement en palpant la poitrine de l’artiste. De cette manière, le·a spectateur·rice transforme son corps en un objet de désir et de fascination. Ce geste physique souligne la dimension provocatrice de la performance et invite à une réflexion sur le pouvoir du toucher dans la construction des relations de pouvoir et de désir. Un contact visuel est, d’autre part, notable. En maintenant un regard direct avec les spectateur·rices tout au long de l’action, VALIE EXPORT renverse le pouvoir traditionnel du regard masculin, en se plaçant dans une position d’autorité et de contrôle. Par ce regard soutenu, elle défie les attentes sociales et culturelles, et réaffirme son autonomie et sa puissance en tant qu’artiste, et que femme. À travers ces deux formes de contact, la performance de VALIE EXPORT devient un lieu de rencontre et d’échange, où les dynamiques de pouvoir et de genre sont remises en question et réinventées. En présentant son corps comme un outil et un objet de désir, l’artiste réaffirme le droit des femmes à disposer librement de leur corps. Elle illustre la manière dont les artistes femmes des années 1970 ont utilisé la performance pour défier les normes établies et subvertir les structures de pouvoir dans la société et dans le monde de l’art.
C’est en 1964 que ORLAN accouche « d’elle m’aime8 ». L’artiste française se distingue par son utilisation de la performance et de son propre corps comme moyen d’expression artistique. Elle explore les représentations de l’art, des genres et de la sexualité, tout en interrogeant son identité et sa propre apparence à travers un processus continu de « sculpture de soi ». En 1977, ORLAN orchestre un coup ambitieux lors de la foire d’art contemporain de Paris, où elle n’est pas officiellement invitée à exposer. Malgré cela, elle réussit en effet à introduire son installation intitulée Le Baiser de l’artiste (1977) (fig. 1) au cœur du Grand Palais et y performe pendant toute une journée. Le dispositif est composé d’une photographie grandeur nature qui la représente en Madone, devant laquelle les spectateur·rices peuvent allumer un cierge, ainsi que d’une performance. Placée devant une sculpture présentant son buste nu, agrémenté d’une ouverture – qui permet d’insérer une pièce – ornée des phrases « Le baiser de l’artiste » et « Merci », ORLAN propose des « baisers à vendre » aux visiteur·euses. C’est ainsi qu’elle a déconstruit et questionné le rôle et la représentation du corps dans notre société.
En embrassant les participant·es, hommes ou femmes, qui glissent une pièce dans le distributeur, l’artiste scande des phrases telles que « 5 Fr le baiser de l’artiste, une œuvre conceptuelle et charnelle pas chère, une œuvre à la portée de toutes les bourses ! » ; « Ne vous censurez pas, 5 Fr, 5 Fr, 5 Fr, un vrai baiser d’artiste, un vrai de vrai, service soigné. Vous conviendra. Qui n’a pas son petit baiser ? 5 Fr, 5 Fr, ce n’est pas cher, venez déguster le baiser de l’artiste !9 ». Le baiser dure le temps d’un extrait d’une symphonie de Bach, et prend fin dès qu’une sirène retentit. Tout au long de cette rencontre, ORLAN maintient un contact visuel avec les participant·es, et renforce ainsi l’intensité de l’expérience et la portée de son propos. Pour ORLAN, cette performance représentait « une réflexion sur la position de l’art et de l’artiste, [ainsi que sur] le corps de la femme à l’heure actuelle et dans la société10 ».
Par cette incitation à participer, ORLAN dépeint les stéréotypes auxquels les femmes sont souvent confrontées et les représentations extrêmes et opposées qu’elles peinent à dépasser : celle de la sainte et celle de la prostituée. L’artiste les met habilement en scène, et complète leur présence par les inscriptions « Sainte-ORLAN » et « ORLAN-CORPS » en lettres blanches visibles de part et d’autre de l’installation. Sur le devant est indiqué « Le Baiser de l’Artiste », en lettres chromées, « avec une chaîne aluminium comme pour enchaîner les deux images, les deux stéréotypes de femmes11 ».
En entretenant un contact visuel avec les participant·es, ORLAN exprime son désir de créer une connexion intime et profonde avec eux·elles, tout en les invitant sérieusement à réfléchir à ces clichés. À travers cette performance, l’artiste rejoint les revendications du mouvement féministe alors en plein essor. ORLAN dénonce ces archétypes réducteurs imposés aux femmes, et cherche à promouvoir une vision davantage émancipée et inclusive du corps féminin. D’après Maria Bonnafous-Boucher, « pour devenir soi, ORLAN a dû “se mettre hors de soi”, faire sienne l’inquiétante étrangeté de la représentation des femmes dans le christianisme dont Marie (mère) et Marie-Madeleine (prostituée) sont la métonymie12 ». En effet, c’est dans le but de les dépasser, de nouer avec sa « nature profonde », son « vrai moi », qu’elle a expérimenté, avec humour, ces représentations. Cette action signifie que ORLAN a dans un premier temps choisi de se rapprocher de ces stéréotypes, pour trouver l’identité féminine qui pourrait exister en dehors de ces derniers : son identité.
À travers ces performances, le contact visuel établi avec les spectateur·rices ne se limite pas à une simple interaction mais devient un élément central de l’expression artistique et de l’œuvre elle-même. En confrontant directement le regard du public, VALIE EXPORT et ORLAN brisent les barrières traditionnelles entre l’observateur·rice et l’objet observé, et créent ainsi un espace de connexion profonde et d’intimité émotionnelle. La confrontation est un acte qui a pour objectif de faire ressortir la vérité. Il s’agit de mettre face à face et de faire s’affronter des personnes et des points de vue différents, pour mettre en évidence des rapports de ressemblance ou de différence sur lesquels fonder son opinion. Par leur participation, les spectateur·rices s’engagent dans un processus de partage au cours duquel ils·elles affrontent le regard de l’artiste : des expériences très différentes en résultent.
Le « point de contact » visuel revêtait donc une importance capitale dans ces deux performances réalisées dans les années 1970. Il symbolisait bien plus qu’une simple communication visuelle ; c’était le lieu où se nouaient les fils fragiles de la compréhension mutuelle, de la rébellion contre les normes oppressives et de la célébration de l’autonomie féminine. Bien que le contact physique ait également eu son importance au sein de ces œuvres, le contact visuel se révèle ici comme un vecteur puissant pour transmettre un message et susciter une réflexion, sans nécessiter de mots ni de gestes. Il n’est pas négligeable : il constitue un élément essentiel dans la compréhension des messages véhiculés par les artistes, sans toutefois être l’élément prédominant. En renversant les attentes et en revendiquant leur propre regard sur leur corps et leur art, ces artistes ont transformé le contact visuel en un acte de résistance et d’affirmation de soi.
Le contact visuel au service d’une réflexion sur le système de l’art
Si les actions de VALIE EXPORT et ORLAN sont engagées politiquement, et principalement produites en réaction au « male gaze », celles de Marina Abramovic et Carole Douillard aspirent à déconstruire un tout autre type de regard. Le regard qui m’intéresse à présent est celui porté sur l’art lui-même, tant sur son système que sur les œuvres, les artistes et leurs spectateur·rices.
Marina Abramovic se présente au public en 1973, au cours de sa performance Rhythm 0, et interroge d’emblée les relations entre un·e artiste et son public. Cette expérience, des plus extrêmes, va forger ses questionnements vis-à-vis des réactions des spectateur·rices face aux artistes, et à la violence. Ces thèmes se montreront ensuite centraux au sein de son travail. C’est à l’occasion d’une rétrospective retraçant sa carrière au MoMA à New York, que l’artiste présente une performance participative : The artist is present13 (2010). Le dispositif est simple : deux chaises, face à face, séparées par une table. L’artiste s’assoit d’un côté, et les spectateur·rices viennent à sa rencontre, par contact visuel uniquement, sans prononcer le moindre mot. Ils·elles sont amené·es à échanger, à partager un moment ensemble, dans le silence, en se fixant mutuellement droit dans les yeux, jusqu’à ce qu’ils·elles laissent leur place à quelqu’un d’autre. La durée d’une rencontre peut varier de deux minutes à plusieurs heures. Entre chaque rencontre, l’artiste s’octroie néanmoins une pause, un temps pour se recentrer, et ainsi mieux découvrir, et apprécier, la prochaine personne qui se présentera à elle. Tout au long de la performance, Marina Abramovic reste impassible, jusqu’à ce qu’elle reconnaisse un visage parmi ceux qui défilent. Un contact physique n’a été établi qu’à une seule occasion : sa rencontre avec Frank Uwe Laysiepen (Ulay), son ancien partenaire, à qui elle a tenu les mains avec une grande émotion.
L’action, qui s’est déroulée pendant trois mois, est devenue la plus longue de sa carrière pour un total de 736 heures et 30 minutes, et a suscité un engouement particulier, avec près de 750 000 spectateur·rices, de tout âge et de tout horizon, venu·es assister à la performance. L’artiste a été sacralisée, l’acte ritualisé, l’espace théâtralisé. Marina Abramovic est apprêtée dans les moindres détails : coiffée et maquillée minutieusement, elle est vêtue d’une robe majestueuse qui glorifie sa présence. Elle inspire à la fois défiance, et intimidation.
Dans le bruit ambiant de la salle, le silence émanant de cette rencontre pousse le public à s’interroger sur son propre comportement de spectateur·rice. Les rôles du·de la spectateur·rice sont multiples, il·elle est : « à la fois observateur, participant et ultime récepteur d’une démarche artistique visant à le placer au centre de l’attention, à en faire à la fois le sujet et l’objet des regards suscités par la performance14 ». Finalement, c’est « vers lui-même que sera retourné son regard, que ce soit par l’intermédiaire de celui de l’artiste ou en se projetant dans celui des participants15 ». Le·a spectateur·rice expérimente ainsi un moment d’introspection, intime, à la vue de tous·tes.
Carole Douillard, quant à elle, s’intéresse aux relations entre le corps physique et le corps social, respectivement incarnés par elle-même ou un·e volontaire, dans le cadre de performances au cours desquelles le corps devient objet, et par le public, représentant un groupe social. En 2011, l’artiste réalise – ou plutôt orchestre – la performance Tenir debout16 à la Maison populaire de Montreuil. Au cours de cette action, la performeuse échange sa place avec la commissaire d’exposition, Raphaële Jeune, qui qualifie l’expérience de « simple et radicale17 ». Le protocole d’exposition exige un espace vide, au sein duquel la commissaire se tient debout, toute une journée, soit six heures interrompues par trois courtes pauses de dix minutes environ, au centre du White cube.
Raphaële Jeune se retrouve ainsi debout, face à l’entrée de l’espace d’exposition et d’une webcam, qui retransmet en direct. Immobile, elle regarde fixement devant elle, et ignore l’artiste. Peu avant qu’elle ne se mette en place, elles ont signé un contrat, qui est exposé sur le mur derrière elle. Il stipule les termes suivants : « Par le présent document, Raphaële Jeune, commissaire de l’exposition “Plutôt que rien : démontages” s’engage à réaliser la performance TENIR DEBOUT mise en œuvre par Carole Douillard, artiste invitée ce jour ». Le temps de l’exposition, les artistes ont été invité·es à présenter une œuvre par jour. En effet,
Raphaële a invité une cinquantaine d’artistes à intervenir dans tout l’espace d’exposition pour une journée. Une temporalité idéale pour la performance. Que fait-on d’une journée dans un white cube ? Je lui ai donc proposé de se tenir debout dans l’espace et le temps qu’elle soumettait aux artistes, de se placer elle-même au centre de son dispositif18.
Pendant ce temps, l’artiste s’assure quant à elle du confort de la performeuse, la prend en photographie, ou s’occupe de la logistique en coulisse.
C’est avec finesse que Carole Douillard a ainsi décortiqué l’essence même d’une exposition. Elle remet en question les rôles de chacun·e, et place le·a spectateur·rice à l’intérieur du système artistique. Les visiteur·euses se retrouvent face à une personne immobile, en position d’attente. Il est légitime pour eux·elles de s’interroger : va-t-il se produire quelque chose ? La performeuse est, quant à elle, projetée, non pas à la place de l’artiste, mais de l’œuvre elle-même. Elle a « l’impression tenace […] de vivre le temps de l’œuvre, et d’éprouver de l’intérieur le topos de l’exposition19 ». L’œuvre est alors constituée de la relation qui se tisse entre l’artiste et le·la spectateur·rice, de la réflexion qui est ainsi engendrée, sur la nature même d’une œuvre d’art.
La question du contact visuel est également déconcertante pour Raphaële Jeune, qui s’interroge :
Comment tenir debout pour personne (lorsque le centre d’art est vide) ou en regardant quelqu’un (ce qui serait une forme d’adresse et appellerait une réponse à laquelle je ne pourrais donner suite) ? Alors j’ai trouvé un subterfuge, presque inconsciemment, regarder l’œil de la mémoire ou l’œil de ceux que je ne vois pas et qui ne peuvent m’interpeller20.
Elle explique que « peu à peu [son] regard a trouvé sa place sur le mur du fond : naturellement, il trace une verticale entre la webcam et la caméra sur pied placée en contrebas, et circule tranquillement de l’une à l’autre, s’arrêtant parfois au milieu, sans [qu’elle n’y] mette une quelconque volonté21 ». Cette remarque de Raphaële Jeune reflète la manière dont elle s’est progressivement approprié le dispositif. Elle met en lumière la complexité de son expérience artistique. Son regard, qui oscille entre la webcam et la caméra, suggère une forme d’interaction et de contact à distance avec l’espace d’exposition, les potentiels visiteur·euses ainsi que les spectateur·rices en ligne.
La commissaire-performeuse est en quelque sorte exhibée, son corps est posé face aux spectateur·rices, invité·es à « prendre le temps de [le regarder], de porter une profonde attention à cette présence humaine22 ». Nous revenons ainsi à la question du regard, au sens scopique, et entrons dans une dynamique de pouvoir. L’absence de retour du regard aux spectateur·rices par la performeuse contribue ici à la mise en place d’une forme de domination.
En observant ces performances, on constate que les motivations de Marina Abramovic et Carole Douillard sont très différentes de celles de VALIE EXPORT et ORLAN. Le contact visuel mobilisé à travers leurs œuvres n’a plus seulement cette fonction politique et dénonciatrice, mais semble être mis au service d’une réflexion sur le système même de l’art. Le point de contact, visuel, a moins pour vocation de transmettre un message précis et unique qu’à inviter à une réflexion, propre à chaque spectateur·rice. On peut également noter que toute interaction physique est exclue. C’est la notion de présence qui est étudiée, le lien émotionnel entre regardeur·euse et regardé·e. Il s’agit d’une mise en abyme, d’une réflexivité autour des enjeux et des paramètres qui régissent l’art. Les questions suivantes sont ainsi posées : qu’est-ce que l’art, l’œuvre, l’artiste ? Quel pouvoir possède-t-il·elle ?
D’une manière générale, ce type de contact visuel, lorsqu’il est associé à l’art de la performance, crée une connexion unique entre les spectateur·rices et les artistes. Il permet la mise en place d’une expérience immersive qui les invite à la réflexion.
Au sein d’un monde où le regard masculin continue d’exercer une influence prépondérante dans le domaine des arts et de la culture, ces performances offrent une alternative puissante. En mettant en lumière le pouvoir du regard, VALIE EXPORT et ORLAN réinterprètent les normes établies et défient les conventions sociales. Elles nous invitent alors à réfléchir profondément à la condition des femmes, à la place et au rôle de l’art ainsi que des artistes au sein de notre société contemporaine.
L’une des caractéristiques les plus frappantes commune à ces performances est leur capacité à créer un « point de contact » entre l’œuvre et le·la spectateur·rice, soit l’instant où le regard des membres du public est confronté à une réalité nouvelle et souvent dérangeante. Ce point de contact va au-delà de la simple interaction visuelle ; il éveille les sens, suscite des émotions et incite à la réflexion.
Ces performances ne s’inscrivent pas seulement dans le domaine artistique, mais deviennent également des vecteurs de dialogue et de changement social. Elles nous rappellent que le regard, artistique, ou quelque autre qu’il soit, possède un pouvoir transformateur, capable de remodeler nos perspectives et de façonner de nouvelles réalités pour l’avenir. En nous confrontant à nos propres perceptions et en nous invitant à remettre en question les normes établies, ces quatre œuvres ouvrent la voie à un dialogue essentiel sur l’égalité des sexes, la représentation des femmes, les enjeux et les implications globales de l’art dans la société contemporaine.