Interférence et faux-contact : d’une étincelle naît la création

Comment l’intermédiaire devient une excroissance indépendante de la main du tatoueur

  • Interference and false contact: from a spark of light comes creation. How the intermediary becomes an independent outgrowth of tattooist’s hand

DOI : 10.57086/radar.800

Abstracts

Sur les réseaux, des vidéos montrent des tatouages peu ordinaires : imprimante 3D, drone, cactus ou même un lève-palette sont les nouveaux outils de tatoueurs expérimentaux tels que Rixard ou le collectif français KondéSansDents. Ils bousculent les conventions du tatouage lors de performances artistiques, ils rompent ainsi avec les standards du studio traditionnel. Pourquoi cette rupture avec le tatouage conventionnel pour une pratique qui peut paraître imprudente ? En sortant des studios pour des performances, ces artistes de l’aiguille mêlent humour, expérimentation et dédramatisation. Les frontières entre le tatouage et d’autres formes artistiques sont effacées, mettant en avant le mouvement d’objets plutôt que de la main de l’artiste. Inspirés par Fluxus ou l’artiste Rebecca Horn, ils rejettent l’académisme pour une pratique spontanée, défiant ainsi le caractère indélébile du tatouage. Cette contrainte créative, provoquée par l’utilisation d’intermédiaire, engendre des interactions surprenantes qui stimulent une réinvention de cette pratique ancestrale.

On the networks, videos show unusual tattoos: 3D printer, drone, cactus or even a forklift are the new tools of experimental tattoo artists such as Rixard or French collective KondéSansDents. They shake up the conventions of tattooing in artistic performances, breaking with the standards of the traditional studio. Why this break with conventional tattooing for a practice that may seem reckless? By leaving the studio for performances, these needle artists combine humor, experimentation and dedramatization. The boundaries between tattooing and other art forms are blurred, highlighting the movement of objects rather than the artist's hand. Inspired by Fluxus and artist Rebecca Horn, they reject academicism for a spontaneous practice, challenging the indelible nature of tattooing. This creative constraint, provoked by the use of intermediaries, generates surprising interactions that stimulate a reinvention of this ancestral practice.

Outline

Text

Une machine à tatouer accrochée à un fil, ce dernier suspendu au bout d’un bâton, le tout tenu par un jeune homme perché sur un balcon : en juin 2020, certains Angevins purent tomber sur cette scène incongrue. Le duo des KondéSansDents avait encore frappé avec une nouvelle performance-tatouage (vidéo 1). Leur lieu de prédilection ? Les rues de leur ville.

Vidéo 1. KondéSansDents, Performance tattoo (2020)

Permalink: https://www.instagram.com/p/CB6S4HwC8LF/

Allongé sur une table de massage, le tatoué souffre en public. Pendant plusieurs minutes, il subit les aller-retour de la machine, qui se balance au gré du vent, maintenue par le tatoueur perché trois mètres au-dessus des têtes des passants intrigués. Quand le tatouage sort des studios, comme c’est ici le cas, on parle d’Action Tattoo. Il s’agit d’une pratique dans laquelle l’acte de tatouer est central. Dans un milieu où le motif final prend le dessus, le tatouage à la manière des KondéSansDents relève de la performance artistique. L’Action Tattoo se développe en dehors des salons de tatouage, dans des espaces communs, souvent publics, et met en relation divers acteurs·rices. Dans ce type de dispositif, le contact entre la machine à tatouer, outil, voire excroissance de la main du tatoueur, et la peau du tatoué se trouve perturbé par des multiples agents, qui prennent la forme d’objets spécifiques, de contraintes physiques ou d’éléments environnementaux. Comme en attestent ses posts sur Instagram, l’artiste espagnol Rixard utilise, dans ses « performances-tatouages », des objets insolites. Qu’il s’agisse de drones, de lève-palettes ou encore de cactus, ces éléments variés deviennent alors des intermédiaires entre le tatoueur et le tatoué. Le contact avec la peau y est troublé ; nous ne sommes plus dans la précision et la délicatesse habituellement attendues durant une séance de tatouage. Si la douleur ne peut être évitée, elle n’est pas volontaire lorsque l’on se fait tatouer : c’est un dommage collatéral. Ce contact douloureux provoque comme des électrochocs qui, à leur tour, en raison produisent sur la peau des lignes coupées et saccadées. Dans la démarche expérimentale de l’Action Tattoo, le contact entre la machine et la peau diffère du tatouage classique1 par son utilisation de l’objet qui tatoue et le motif obtenu. Les artistes transgressent les normes esthétiques du tatouage. L’introduction volontaire d’objets perturbant le lien entre tatoueur·euse et tatoué·e apparaît comme un acte fort et créateur.

Cette intrusion intentionnelle d’un objet intermédiaire génère une série d’interférences multiples et créatrices, ce qui ajoute une dimension unique à l’expérience du tatouage. L’Action Tattoo s’étend dans un espace urbain qui offre aux tatoueur·euses une toile vierge de création, sans limite institutionnelle. Cet espace ouvert à l’expression libre résonne tout à la fois avec les manifestations, les protestations et la pratique de l’art urbain : graffiti, collage, pochoir. Par conséquent, il embrasse la spontanéité naissante de cet environnement. Les artistes prennent directement en compte l’espace et ses composantes, en tant qu’agents à part entière du processus de création. La confrontation avec des paramètres inattendus liés à l’environnement public ou à l’instabilité des outils utilisés et la remise en question de l’aspect indélébile de la pratique traditionnelle du tatouage confèrent une dimension nouvelle à cette forme d’expression artistique. Comment les imprévus peuvent-ils devenir des catalyseurs de créativité ? Comment la relation tatoueur·euse-tatoué·e se transforme-t-elle en une expérience interactive et dynamique ? Nous verrons que ces intermédiaires deviennent des prothèses artistiques, des outils permettant d’augmenter, diversifier ou modifier le geste de la main. Le contact n’étant plus direct, la présence de ces prothèses « intermédiaires » oblige les acteur·rices de la performance à modifier leur relation de confiance, leur responsabilité et leur engagement, en laissant une place au hasard et à l’imprévu. C’est la raison pour laquelle nous pouvons parler de « faux-contact ». En se rendant dans un salon de tatouage, et dans la mesure où la peau devient une toile accueillant un motif indélébile, on exige du tatoueur une grande précision et un certain professionnalisme. En salon, la main du tatoueur et la machine ne forment qu’un : le point de contact avec la peau du tatoué est précis et contrôlé, chaque geste est maîtrisé. Or, dans l’espace urbain cette précision se perd volontairement : le contact avec la peau devient hasardeux, comme si le geste de piquer la peau ne dépendait plus du tatoueur mais des éléments intermédiaires. Le fait que les intermédiaires deviennent les créateurs du tatouage donne l’impression d’un faux-contact entre le tatoueur et le tatoué. Lorsque la machine rencontre la peau, le contact parfois violent produit des étincelles qui s’encrent sur le corps du tatoué. Cette utilisation d’outils donne à réfléchir sur la manière dont le tatoueur se libère de sa responsabilité et de son implication dans le résultat final du tatouage, sur la façon dont les interférences produisent un tatouage unique, une retranscription d’une expérience inoubliable. Dans les pages suivantes, il s’agira d’expliquer comment l’objet prothétique, en tant qu’agent d’interférence, devient un élément clé dans la redéfinition de la pratique du tatouage et comment il apporte une richesse inédite à cette forme d’art ancestrale. Dans un premier temps, il sera nécessaire d’analyser cette utilisation de prothèses intermédiaires dans l’Action Tattoo. Il s’agira ensuite d’observer les effets produits sur le tatouage et la manière dont l’utilisation de prothèses et la présence d’interférences produites par l’environnement agissent sur le contact même entre le tatoueur et le tatoué. 

L’utilisation d’outils comme excroissance de l’artiste

Pratique relativement récente, l’Action Tattoo se montre comme une réponse face à l’institution du tatouage, face à ses règles et son enfermement dans une pratique devenue illustrative. Les principaux acteurs de ce mouvement revendiquent un désir de liberté, une envie de sortir des frontières classiques des styles existants, une volonté de nouveauté. Ainsi, ces nouveaux tatoueurs, pour la plupart issus d’une formation artistique, se nourrissent mutuellement de cette intention de déranger, de questionner et de perturber la technique du tatouage. En cherchant à reprendre place au sein de la pratique du tatouage, les artistes de l’Action Tattoo quittent les studios pour sortir dans l’espace public. Cet acte amène les artistes à développer une pratique pluridisciplinaire mêlant tatouage, performance et pratique du graffiti. Rixard, artiste espagnol d’une trentaine d’années, se revendique comme l’un des précurseurs du « performance tattoo », un style de tatouage improvisé et spontané. Titulaire d’un master en art et multimédia, il rompt avec le romantisme sérieux du tatouage. Pour ce faire, il joue avec l’humour et utilise, dans sa démarche artistique, un processus totalement aléatoire. Rixard apprend le tatouage de manière autodidacte depuis 2013, il s’inspire d’artistes comme Fuzi UV TPK2 et Jan Hakon Erichsen3. Sa pratique est visible principalement en ligne, sur Instagram. Du côté de la France, on observe l’apparition sur les réseaux sociaux d’un duo de jeunes artistes, les KondéSansDents, de leurs noms Gino et Lucien, qui ont participé à la popularisation de l’Action Tattoo dans notre pays. À l’occasion d’un projet pour les Beaux-Arts d’Angers, ils se sont livrés à un happening inhabituel consistant à tatouer l’un des membres du duo sur un brancard motorisé en traversant la ville d’Angers. Depuis, ils partagent leur travail sur leur compte Instagram et ont organisé un Tattoo Tour sur les routes françaises, au volant de leur camion de pompier.

Les KondéSansDents et Rixard ne sont pas les premiers à avoir eu l’idée de l’utilisation d’intermédiaires-prothèses pour développer un nouveau style graphique. À la manière de Rebecca Horn, ils développent des prothèses qui contraignent leur capacité graphique. Dans les années 1970, l’artiste allemande a exploré la transformation, le mouvement et le corps à travers divers médiums tels que la sculpture, l’installation et la performance. Elle utilisait des prothèses spécialement conçues pour créer des dessins au traits graphiques sur les murs et le sol, ce qui transforme ainsi le mouvement corporel en expression artistique unique. Dans son œuvre Pencil Mask4, réalisée en 1972, elle porte un masque en lanière sur lequel sont fixés des crayons : pour pouvoir dessiner il lui faut donc utiliser sa tête. Avec l’emploi de prothèses, l’utilisation du corps devient perturbée, les artistes se doivent de réapprendre le geste créateur. Dans cette œuvre, le contact avec la surface est alors plus difficile et moins contrôlé. En effet, les mouvements du corps se trouvent entravés, il devient difficile de se mouvoir. L’utilisation du crayon étant inhabituelle, l’artiste se doit de réapprendre à l’utiliser dans ce nouveau contexte. Tout comme Rebecca Horn avec ses prothèses, les artistes de l’Action Tattoo cherchent à oublier les gestes de création acquis par le passé.

Vidéo 2. Rixard, Action series. No2 skis (2023)

Permalink: https://www.instagram.com/p/C1XKo93KRZZ/

Pour permettre de mieux comprendre l’enjeu du contact dans cette pratique, une analyse et description d’une des performances devient nécessaire. Rixard a pour habitude de travailler avec divers objets du quotidien, on peut notamment voir sur son compte Instagram, principale vitrine de son travail, l’utilisation d’un drone, d’un cactus ou encore d’un lève-palette. Récemment, sur ce réseau social, l’artiste a partagé une nouvelle expérimentation, sa performance réalisée sur une piste de ski, le 8 mai 2023 à Villars-sur-Ollon : Action series. No2 skis (vidéo 2). On retrouve Rixard accompagné d’un volontaire pour se faire tatouer et d’autres personnes, dont le cameraman présent pour enregistrer la réalisation de ce tatouage performatif. Le tatoueur et le tatoué se retrouvent sur des skis à descendre la piste, une machine à tatouer fixée à l’aide de scotch sur un bâton de ski. Le bâton manque de précision, et le mouvement ajoute des interférences dans le geste : il devient alors compliqué pour l’artiste de garder le contact entre la machine et la peau. Or, ce qui intéresse ici le duo tatoué/tatoueur, c’est d’observer comment le tatouage enregistre l’énergie du mouvement de manière ludique et de jouer avec son environnement. En contraignant l’action de tatouer, Rixard éprouve une difficulté à contrôler son propre geste. De plus, le contact avec la peau est saccadé et aléatoire et ne permet pas au tatoué et au tatoueur de prévoir le résultat final. Cependant, bien qu’il soit posté sur les réseaux sociaux, le motif obtenu n’est là que pour accompagner la vidéo de la performance. Dans le travail de Rixard, c’est l’instant de création qui fait œuvre ; l’acte de tatouer et non le tatouage en lui-même mis en avant. Rixard inhibe ses capacités graphiques en utilisant prothèses et intermédiaires. Il cherche à retrouver une liberté du geste dans la création du tatouage, afin d’aller au-delà des critères institutionnels du milieu du tatouage. Dans une approche unique, la main de Rixard n’est pas en contact direct avec la machine à tatouer, l’utilisation d’un intermédiaire ajoute alors une distance entre l’artiste et le sujet. L’essence de sa pratique réside dans la retranscription de mouvements aléatoires. Les motifs tatoués résultent d’une exploration spontanée et d’un jeu de hasard, le tracé capture ainsi l’énergie du moment. Chaque tatouage devient une œuvre d’art imprévisible, dépourvue de formes préétablies et le motif retranscrit la créativité dynamique de Rixard. En repoussant les limites de la pratique conventionnelle du tatouage, Rixard insuffle une nouvelle vie au processus et chaque séance se transforme en une performance artistique captivante. Sa vision audacieuse et son approche novatrice font de lui un pionnier dans le monde du tatouage contemporain.

Quand la précision devient hasardeuse

Lorsque l’on pense hasard et expérimentation, le mouvement Fluxus nous vient immédiatement à l’esprit. Ce courant artistique international qui a émergé dans les années 1960, se caractérise par une approche expérimentale et interdisciplinaire de l’art et met l’accent sur le processus créatif plutôt que sur le résultat final, tout comme l’Action Tattoo, qui se démarque néanmoins sur les réseaux sociaux avec les vidéos des performances. Si Fluxus embrasse une diversité de formes artistiques (musique, performance, art visuel, littérature, et même architecture), on retrouve cette diversité chez nos adeptes des tattoo-performances. Les artistes de ces deux courants cherchent à abolir les frontières entre les disciplines artistiques. Un aspect antiélitisme est également mis en avant. Les membres de ces mouvements critiquent souvent l’institutionnalisation de l’art ou du tatouage qu’ils cherchent à rendre plus accessible. Ils privilégient des formes d’expression simples, directes et souvent humoristiques. Une des pratiques courantes dans l’Action Tattoo consiste à jouer avec les mots, une grande part est laissée à l’humour dans leur utilisation de l’encre. Les artistes s’inspirent de la vie ordinaire, et transforment des actions simples en performances artistiques. Les objets du quotidien, tels que les boîtes d’allumettes, les cartes postales et les objets ménagers, ont été souvent utilisés dans les créations Fluxus tout comme l’Action Tattoo qui intègre des barrières, des drones, des violoncelles ou encore des bâtons de ski dans leurs performances. Les œuvres sont généralement éphémères, ce qui souligne l’idée que l’art peut être présent dans l’instant et l’expérience. De nombreuses œuvres de Fluxus encouragent la participation active du public. Grâce à l’invitation des spectateurs à interagir avec les œuvres, la passivité traditionnelle de l’audience est remise en question. Cette caractéristique peut être retrouvée dans le mouvement de l’Action Tattoo faisant appel à des volontaires, parfois juste présents sur place au moment de la performance ou d’autres ayant démarché les artistes au préalable.

Si l’Action Tattoo se veut héritier du courant Fluxus dans lequel le hasard joue un rôle important dans la création, l’incertitude du résultat ou les gestes aléatoires installent un contraste avec l’importance donnée au contrôle du geste dans la pratique traditionnelle du tatouage. La précision dans la pratique du tatouage revêt une importance capitale, forgeant la frontière entre une œuvre d’art tatouée « exceptionnelle » et une réalisation « médiocre ». Chaque trait, chaque détail, chaque ombrage à son importance. Les tatoueurs experts savent que la précision commence par une maîtrise incontestable de la technique du tracé. L’utilisation habile du dermographe ou du pistolet à tatouage, combinée à une connaissance approfondie de l’anatomie de la peau, permet d’obtenir des lignes nettes, définies et régulières. Les contours précis sont à l’origine de tout tatouage, ils définissent sa forme et montrent la qualité graphique du tatoueur. Dans l’application des nuances et des ombres, la précision atteint un autre niveau de complexité. Les tatoueurs chevronnés comprennent l’importance de la profondeur, de la texture et de la transition en douceur entre les différentes zones de l’œuvre. C’est dans ces détails subtils que la magie opère, ce qui crée des effets visuels saisissants qui rendent le tatouage vivant et dynamique. Qui plus est, la précision implique une attention méticuleuse à l’hygiène et à la sécurité. Les tatoueurs professionnels veillent à maintenir un environnement stérile et à suivre des protocoles sanitaires stricts pour éviter tout risque d’infection. En résumé, la précision dans la pratique du tatouage transcende la simple technique pour devenir une fusion entre art et science. Elle exige un engagement total envers l’excellence artistique, une compréhension profonde de l’anatomie, une dextérité exceptionnelle avec les outils du tatoueur et une minutie inébranlable à chaque étape du processus. Pour le tatoueur consciencieux, la précision n’est pas simplement un aspect de son art, mais plutôt la promesse d’une œuvre qui demeurera une source de fierté pour ses clients marqués à vie. Du moins, il s’agit ici d’une vision partagée par grand nombre de tatoueurs dits « commerciaux », qui travaillent en salon, je dirais même que nous sommes face à des propos pouvant être tenus par une ancienne génération de tatoueurs, celle qui s’est battue pour faire accepter cette pratique et la sortir de sa marginalité.

Lorsque l’on observe la pratique de l’Action Tattoo, ce qui nous marque au premier regard c’est l’absence de précision et de contrôle sous tous les aspects. Les gestes des artistes semblent peu maîtrisés, aléatoires, douloureux et le résultat nous surprend par son absence d’« esthétisme ». Le tatouage se rapproche souvent d’un gribouillis. Le hasard, dont l’utilisation est récurrente dans le milieu artistique, est à l’origine de cette nouvelle pratique. En tant que force créative, il a souvent joué un rôle intrigant et inspirant pour les artistes. Certains embrassent avantageusement l’élément du hasard, le choisissant comme un collaborateur inattendu dans leur processus créatif. Des techniques telles que le dripping de Jackson Pollock ou les collages surréalistes de Max Ernst illustrent la manière dont le hasard peut être canalisé pour produire des œuvres artistiques uniques. L’incertitude inhérente à l’expérimentation artistique crée des opportunités inattendues, offrant aux artistes la possibilité de découvrir de nouvelles formes, textures et significations au sein de leur travail. La présence de l’aléatoire ouvre la voie à des expressions spontanées et novatrices. Parfois, c’est dans l’imprévu que se révèlent les véritables joyaux artistiques, où le hasard devient le catalyseur de découvertes créatives inédites et imprévisibles.

Si l’on fait un tour sur les différents projets réalisés par le collectif les KondéSansDents, on observe que, comme expliqué plus haut, la plupart sont réalisés à l’extérieur d’un studio de tatouage. Avec leur projet de tattoo-performance réalisé en août 2020 (vidéo 3), ils exécutent une « backpiece » sur le dos d’une participante volontaire. Cette pièce a été réalisée avec une machine à tatouer sans fil – appelée Pen – accrochée au bout d’une canne à pêche. Le tatoueur se trouve posté en haut d’une falaise dans les calanques de Marseille tandis que la volontaire est allongée sur un matelas gonflable flottant en mer maintenu par quelqu’un (afin qu’elle ne se retrouve pas en Corse). Ici, la machine est suspendue à seulement quelques millimètres de la peau du modèle-support. Le mouvement des vagues crée ainsi un contact entre la peau et l’aiguille en montant et descendant le matelas, ce balancier vient par conséquent encrer des motifs aléatoires. Qui plus est, la machine se balance au gré du vent. Bien que la performance ait lieu en extérieur, l’hygiène reste cependant présente. On peut voir notamment dans la vidéo l’application de la cellophane sur le matelas ainsi que l’utilisation d’aiguilles stériles. Par son système de réalisation, le tatouage ne peut donc être précis, ici les lignes obtenues représentent le mouvement de l’eau ainsi que l’instabilité de la canne à pêche.

Vidéo 3. KondéSansDents, Backpiece pour @meerschman.boxing.club (2020)

Permalink: https://www.instagram.com/p/CD4ND8RiU8B/

En explorant le rôle de l’objet artificiel au sein de cette pratique, nous plongeons dans la complexité des interactions humaines au sein de l’acte artistique. Les contraintes physiques, qu’elles soient imposées par des objets spécifiques ou par l’environnement lui-même, révèlent des possibilités inattendues et des itinéraires créatifs imprévus. Les interférences deviennent ainsi des cocréatrices dans le processus, qui participent activement à la conception du tatouage et brouillent les frontières entre l’art et le quotidien. Les KondéSansDents et Rixard défient les attentes traditionnelles associées à la permanence du tatouage, l’Action Tattoo transforme la peau en une toile éphémère le temps de l’action. Le tatouage devient trace de la performance et n’est donc pas considéré comme une œuvre d’art, c’est l’expérience du tatouage enrichie par des éléments extérieurs qui fait œuvre. Cette approche dynamique et interactive favorise une remise en question constante des normes établies, ce qui engendre l’exploration de nouvelles frontières artistiques.

Au-delà d’une simple interaction entre le tatoueur et le tatoué, c’est également une spectacularisation du processus qui est mis en place, ce qui inclut l’instrumentalisation du corps humain. Si dans son œuvre 250 cm tatouée sur 6 personnes, Santiago Sierra dénonce l’aliénation par le pouvoir économique, pour cette œuvre, le besoin a forcé les personnes à prêter leur corps et le faire marquer à vie. Mais dans l’Action Tattoo quelles sont les motivations des tatoué.es ? Au-delà de cette question pour laquelle chaque tatoué·e aura sa propre réponse, que cela dit-il du tatouage comme pratique qui s’inscrit dans la peau ? Un journaliste pour Vice France raconte dans un article5, les raisons qui l’ont poussé à se faire tatouer par Rixard. Premièrement, il n’était pas concevable pour lui d’écrire un article sans vivre l’expérience personnellement, de plus Rixard a besoin de volontaire pour exprimer son art donc c’est également un moyen de soutenir l’artiste dans sa pratique. On découvre, à la fin de la lecture de l’article, que la performance ne dure qu’une trentaine de secondes, suffisamment longtemps pour insuffler un pic d’adrénaline au tatoué. Finalement, les tatoués pourraient être en recherche de nouvelles sensations, ils ressentiraient un besoin de lâcher prise mentalement et physiquement. D’un point de vue personnel, je pense qu’accepter de se faire tatouer par Rixard ou par les KondéSansDents symbolise une volonté de dédramatisation du corps humain et de nos actes. Car si le tatouage dure à vie, cela peut rappeler au tatoué la capacité qu’il a eu à se laisser aller, puis finalement un tatouage pouvant être considéré loupé par autrui ce n’est pas si grave quand ce dernier marque une expérience créative unique. Réfléchir aux raisons pour lesquelles les tatoués participent aux performances revient à être paradoxale. Je ne pense pas que les artistes ou les volontaires se posent toutes ces questions, au contraire, ils souhaitent revenir à une pratique spontanée et naturelle. On ne parle pas ici d’une instrumentalisation du corps humain mais d’un échange plus ou moins équitable où les deux concernés s’accordent et s’y retrouvent.

 

L’Action Tattoo émerge comme une pratique audacieuse tenant compte du hasard dans l’art du tatouage. En contraste avec l’aspect indélébile traditionnellement associé à cette forme d’expression corporelle, l’Action Tattoo embrasse l’élément aléatoire pour redéfinir les normes établies. Dans cette approche innovante, le tatoueur adopte une attitude de spontanéité, laissant une part significative au hasard dans le processus créatif. Les motifs tatoués deviennent le résultat imprévisible de cette exploration, transcendant les limites de la prévisibilité. Chaque séance devient une expérience unique, marquée par l’inattendu et le non conventionnel. L’Action Tattoo questionne la notion de permanence, introduisant une dimension éphémère dans un art souvent considéré comme indélébile. C’est un acte artistique qui célèbre l’imprévu et l’idée que l’expression corporelle peut être aussi fluide et changeante que la vie elle-même. Cette pratique, en écartant avantageusement les conventions, sert de témoignage de la créativité et de la remise en question continue au sein de la communauté des tatoueurs contemporains. L’Action Tattoo, par sa nature même, éveille la curiosité et défie les attentes, offrant ainsi une nouvelle perspective dynamique sur l’art du tatouage.

Notes

1 Par tatouage classique, j’entends le tatouage réalisé en salon ou en studio privé. C’est pour moi un tatouage qui se veut avant tout esthétique et ornemental. Rares y sont les motifs réalisés dans le hasard et l’aléatoire. Chaque projet réalisé en salon est réfléchi en amont et peut porter des significations. Lorsqu'il s’agit de flash (dessin proposé par le tatoueur), c’est aussi une question d’esthétique et d’appréciation visuelle qui entre en jeu. Return to text

2 Fuzi UV TPK est un artiste urbain français reconnu pour son style unique mêlant graffiti traditionnel et motifs de tatouage. Au-delà de son talent artistique, il est également connu pour son engagement envers la liberté d'expression et son soutien à la culture underground. À travers son art, il cherche à défier les conventions et à inspirer les autres à repousser les limites de la créativité. Return to text

3 Jan Hakon Erichsen est un artiste norvégien reconnu pour ses créations insolites et son approche unique de l'art. Utilisant des objets du quotidien, tels que des ustensiles de cuisine, des jouets ou des outils de bricolage, il crée des installations et des performances. Son travail explore les concepts de jeu, de transformation et d'interaction, invitant le spectateur à repenser la relation entre l'art et son environnement. Return to text

4 Rebecca Horn, Pencil Mask, 1972, tissue, crayon et métal, 650 × 520 × 400 mm. Return to text

5 Félix Delcorps, « J’ai donné mon corps à la science hasardeuse du tatouage performatif », Vice France, 14 mars 2022 Return to text

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Rose Defer, « Interférence et faux-contact : d’une étincelle naît la création », RadaЯ [Online], 9 | 2024, Online since 26 juillet 2024, connection on 09 décembre 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/radar/index.php?id=800

Author

Rose Defer

Étudiante en master Écritures critiques et curatoriales de l’art et des cultures visuelles, elle s’intéresse aux contre-cultures urbaines, au graffiti et au tatouage. Parallèlement à son intérêt pour l’art urbain, son champ d’action se porte sur donner de la visibilité aux pratiques et artistes underground.

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