Un grand merci à la Galerie Gagosian pour le prêt des reproductions d’œuvres.
Flannery O'Connor disait du Sud qu’il était hanté par le Christ. Moi, je dis qu’il est hanté par la mort. Les images que j’ai rapportées de ces voyages stupéfiants et déchirants s’inscrivaient dans les pierres angulaires familières à ma conscience : la mémoire, la perte, le temps et l’amour. Mais la scène où tout se joue demeure le paysage du Sud, terrible par sa beauté, et par son indifférence1.
Sally Mann, Deep South, Untitled (Scarred Tree), 1998.
Gelatin silver print - tea toned (Tirage argentique viré au thé), 40 × 50 pouces (101,6 × 127 cm).
© Sally Mann. Courtesy Gagosian.
C’est dans le paysage grandiose et intime du sud des États-Unis qu’a grandi l’artiste Sally Mann. Un territoire dont la beauté mélancolique est inséparable des violences et douleurs dont il a été le théâtre. Ce lieu, baigné « de sang, de larmes et de sueur2 », témoigne d’une histoire dont l’artiste traque les vestiges jusqu’au fin fond du Mississippi. Les marais, forets, champs nous parlent d’un temps qui, bien que révolu, façonne l’actualité. Fascinée par sa terre natale, la photographe interroge ainsi depuis une trentaine d’années notre lien au passé, réactualisant pour l’accompagner des procédés techniques pour le moins archaïques.
Pour comprendre le rapport au site qu’entretient l’artiste, il faut d’abord reprendre la distinction posée par Henri Van Lier, inspiré de Kant, entre réel et réalité3. Le réel désigne pour lui l’univers comme chaos ouvert aux sens que nous assimilons par le biais d’expériences singulières et d’actes symboliques (ici la photographie) pour former des réalités individuelles. Depuis l’avènement du numérique dans les années 1990, ce lien a peu à peu été dissout par de profondes mutations dans notre manière de percevoir le monde. Nous sommes passés d’une représentation basée sur l’expérience directe et l’empreinte analogique (peinture, dessin, sculpture), à une structuration du réel par un langage binaire, « digital4 » (photographie, enregistrement audio ou vidéo). La dimension concrète de notre quotidien s’est ainsi progressivement atténuée. En parallèle, l’éclatement des « autorités culturelles5 » imputé au libéralisme nous a privés de toute une série de repères ou « gabarits6 » moraux et éthiques, sur lesquels pouvait auparavant se structurer notre développement7. Supposément libérés, nous sommes depuis lors obligés de réinventer, sans cesse et hors sol, nos propres référentiels de valeurs. Matthew Crawford parle de « balkanisation de notre vie mentale8 ».
La réalité a donc changé, et c’est contre le présentisme9 contemporain que Sally Mann se confronte au passé de sa région. Pour cela, elle se réapproprie des technologies photographiques anciennes, lesquelles obligent un ralentissent de l’acte créatif et invitent une dimension rituelle dans le travail de l’artiste. Problématiques contemporaines et traumatismes passés10 se retrouvent ainsi imprimés dans la matière même des images, traduits par un lexique visuel de la marque, de l’éraflure, de la coulure.
Déchiffrer le paysage, un acte de situation
[…] le lieu persiste à la fois comme histoire vivante et Memento Mori, substitut visuel à ce qui est désormais absent et invisible11.
« L’omniprésence lancinante du passé12 » a toujours été une évidence pour Sally Mann. Elle s’y confronte dès la fin des années 1990, immergée dans les paysages de sa région natale. Pionnière des pratiques dites « anténumériques13 », elle voit alors une possibilité inédite de réveiller la part mystique voir mythique de ces environnements dans un procédé daté de 1851 : le collodion humide. La technique est particulièrement exigeante et sujette aux imperfections, mais son potentiel expressif et évocateur fascine l’artiste. Entre aléatoire et contrôle, l’outil lui permet ainsi d’exhumer les cicatrices de sa terre, remontant avec elles son histoire, parfois profondément enfouie, mais toujours présente. Fossoyeuse de tabous, Sally Mann révèle, dans l’intimité du panorama, les secrets, douleurs, joies, traumatismes qui ont marqué tout un peuple.
Le pouvoir des contraintes
La photographie est solidaire de la matière qui l’a faite, elle s’ancre dans quelque chose qui est au-delà du langage, […] elle est garante d’un rapport au réel14.
Sally Mann associe le collodion humide à une chambre photographique grand format15 datant également du xixe siècle. Son utilisation particulièrement complexe, quasi performative — comme le souligne Eric Bouvet16, limite grandement l’action de l’artiste sur le terrain. Ces deux techniques nécessitent ainsi un haut niveau de maîtrise, mais offrent néanmoins une large ouverture au hasard, à « l’ange de l’incertitude17 ». Ainsi, d’un processus purement rationnel peut parfois émerger une dimension ésotérique, rituelle voir sépulcrale. En réponse à ces oscillations, la matière du collodion va tantôt exprimer de manière autonome toute sa puissance expressive — Battlefields, Untitled, Cold Harbor (Battle), 2003 — tantôt laisser place à la virtuosité de l’artiste — Georgia, Untitled (Kudzu), 1996.
Sally Mann, Battlefields, Untitled, Cold Harbor (Battle), 2003.
Gelatin silver print with diatomaceous earth varnish (Tirage argentique verni à la terre de diatomées), 40 × 50 pouces (101,6 × 127 cm).
© Sally Mann. Courtesy Gagosian.
Sally Mann, Georgia, Untitled (Kudzu), 1996.
Gelatin silver print (Tirage argentique), 40 × 50 pouces (101,6 × 127 cm)
© Sally Mann. Courtesy Gagosian.
Symbolique et tangible deviennent alors deux faces d’une même pièce : les images de Sally Mann semblent ainsi s’adresser à la fois au « monde des hommes » et à celui « des esprit18 ».
Toute l’œuvre de Sally Mann est marquée par un dialogue constant entre concret/abstrait, visible/invisible, passé/présent. Deep South, Untitled (Fontainebleau), 1998, illustre bien ce phénomène : les déformations optiques aux abords de l’image et le vignettage impulsent un mouvement circulaire et donnent la sensation de regarder la scène à « travers une longue-vue19 ». Projeté dans la profondeur de la scène, le regard oscille entre un premier plan sombre et une zone centrale lointaine et illuminée. Sans distinguer clairement le présent du passé, cet incessant voyage invite à un dialogue mouvant et ouvert, entre perception et imaginaire, loin de dogmes fixes.
À contre-courant d’une époque où toute entrave est perçue comme une aliénation, la parfaite maîtrise technique de Sally Mann magnifie et transcende les contraintes de son outil pour appuyer son constat : nous appartenons bien à ce monde.
Sally Mann, Deep South, Untitled (Fontainebleau), 1998.
Tea-toned silver gelatin print (Tirage argentique viré au thé), 40 × 50 pouces (101,6 × 127 cm).
© Sally Mann. Courtesy Gagosian.
L’acte et la matière, inscription dans le réel
Les défauts présents à l’image sont des éraflures dans la couche de collodion qui sert de support photosensible à l’image. L’épaisseur sous la surface est dévoilée. Écho aux « couches spectrales » de Balzac20, l’artiste suggère par cette altération l’existence de couches multiples sous la surface des choses. Sally Mann interroge ainsi la nature même des images et questionne la construction visuelle du récit historique, posant les limites de l’image comme vecteur d’appartenance. Entre philosophie du sensible et devoir de mémoire, elle nous enjoint de réinvestir le monde par l’expérience du regard21 et développe l’idée d’une responsabilité22 de la conscience. Cherchant dans son environnement des indices pour donner sens à ses origines, elle semble répondre à l’incitation de Van Gogh : « Il s’agit vraiment surtout de bien se retremper dans la réalité […]23 ».
Ancrée dans le monde par la matière24 et la genèse de sa photographie, Sally Mann conduit un travail d’attention, de conscientisation, de réparation. Le lyrisme des images et leur processus créatif visent à apaiser et réconcilier les traumatismes passés qui empoisonnent sa terre et son quotidien25. Elle transcende ainsi dans l’acte artistique ses propres limites culturelles pour tendre vers une humanité plus unie dans son appartenance à l’Histoire.