Welcome to the internet
Have a look around
Anything that brain of yours can think of can be found
We’ve got mountains of content
Some better, some worse
If none of it’s of interest to you, you’d be the first1
Un nouveau paradigme spatial…
En hommage au plus grand moyen de communication jamais inventé, l’humoriste américain Bo Burnham débute sa chanson Welcome to the Internet par des paroles qui en disent long sur ce qui caractérise Internet. Depuis son avènement dans les années 1990, l’humanité développe une bulle de réalité supplémentaire : celle du virtuel. La pandémie de Covid-19 a engendré une hybridation des espaces et temps de repos et de travail. Cette connexion permanente a surdéveloppé notre implication virtuelle, brouillant les frontières entre tangible et immatériel. Comment dès lors se situer dans un environnement partagé entre deux mondes imbriqués l’un dans l’autre ? Redéfinir l’espace et le temps, repères fondamentaux sur lesquels toute l’humanité se repose depuis la préhistoire, est un premier pas pour trouver un nouvel équilibre dans un monde en constante évolution. À l’instar des artistes qui œuvrent dans le tangible, ceux qui travaillent sur et à propos d’Internet rendent compte de leur rapport au monde dans lequel ils évoluent. Ces créateurs appartiennent au Net.Art, un mouvement né en 1995 qui fait du web un support de diffusion autant qu’un matériau à part entière pour une catégorie précise des arts numériques. Parmi eux, Michael Borras alias SYSTAIME propose une immersion au cœur du virtuel.
— Alors rien n’était vrai ?
— Toi tu étais vrai, et c’est pour ça que tu étais si bien. Écoute-moi Truman, il n’y a pas plus de vérité à l’extérieur qu’à l’intérieur du monde que j’ai créé pour toi. Mêmes mensonges, mêmes supercheries, mais dans mon monde tu n’as absolument rien à craindre. Je te connais mieux que tu ne te connais2.
L’Histoire est marquée par les grandes explorations du monde, qui ont permis de repousser l’horizon. L’humanité ne risquait plus de tomber au bord de la Terre, et progressivement nous avons été en mesure de discerner les limites de notre planète. Au départ inventé dans les années 1960 pour une utilisation militaire, puis avec sa démocratisation, Internet a ouvert un champ des possibles a priori infini. Des connaissances à profusion accessibles partout et en permanence, une accumulation exponentielle d’images, de vidéos, et de datas en tout genre — nom des données dans le domaine virtuel — publiées par les millions d’utilisateurs chaque jour dans le monde font du virtuel une zone de découverte perpétuelle.
En 2016 le net.artiste français SYSTAIME, publie sur YouTube Attract Money une vidéo dans laquelle le viewer — c’est-à-dire le spectateur — peut intervenir à l’aide de sa souris afin de faire tourner la caméra sur elle-même. Attract Money nous plonge dans un petit espace, dans lequel sont accumulées pléthores de références visuelles aux origines diverses ; de la statuaire antique très présente dans l’esthétique du courant musical internautique Vaporwave, à une pluie de Bitcoins — une monnaie virtuelle — en passant par le célèbre Pikachu du jeu vidéo Pokémon. Paradoxalement, ce temple à la culture 2.0 se rapproche davantage du vase clos que d’un océan dont la seule limite est un horizon impossible à atteindre. L’artiste rend explicite le fait qu’Internet, n’a pour seule limite que notre imagination et dépend donc de la contribution des utilisateurs. Attract Money dépeint l’espace intangible généré par le web : le cyberespace. Dans cette zone, la distance n’est plus éprouvée du fait de l’accessibilité exacerbée à l’ensemble des datas présentes.
Face à cette profusion d’images, au sein d’une culture de l’enregistrement, les pratiques de la capture d’écran et de la copie nous rapprochent d’une forme de syndrome de Diogène ; un trouble comportemental caractérisé par l’accumulation excessive d’objets et de déchets, un abandon des règles d’hygiène et un isolement social. Sans être aussi extrême, sur Internet il peut être ardu pour nous de jeter. Nous accumulons tout ce que nous pouvons en prévision d’une utilité future qui bien souvent n’a jamais lieu. Il est intéressant de constater à quel point le capitalisme et plus encore le principe de propriété privée se sont inscrits dans nos modes de fonctionnement. Alors que nous évoluons dans un monde virtuel, où rien n’est palpable, nous éprouvons un besoin irrépressible de collectionner, d’accumuler et d’enregistrer tout ce qui retient notre attention.
… dans lequel nous construisons de nouvelles cabanes
L’enfant ou le rêveur qui ressuscite son enfance recherche en la maison une puissance protectrice, un champ propice aux songes de l’intimité. La demeure constitue un univers clos, paradisiaque et maternel, disposant du pouvoir de résister aux agressions de la vie et de la réalité3.
Marc Eigeldinger étudie la figure de la maison chez des poètes tels que Rimbaud, et la présente comme un lieu d’où l’on tire « une puissance protectrice ». Il s’agirait d’un refuge, où l’on se retire du monde pour y être en sécurité. À l’instar de SYSTAIME les internautes fabriquent leurs cabanes virtuelles sous forme de sites internet ou sur les réseaux sociaux en y rassemblant des photographies, des vidéos, des textes. En opposition avec l’analyse d’Eigeldinger, il ne s’agit pas ici de se complaire dans une remémoration douloureuse de ce qui n’est plus, ou pire, de refuser d’avancer, mais bien de réunir un ensemble de références qui nous rendent heureux, nous inspirent et nous construisent. Souvenirs de la « vraie vie » des internautes, ou de leurs pérégrinations sur le web, certaines de ces données deviennent des objets viraux. Grâce à une large diffusion, leur caractère universel les rattache à une pratique sociale en tant qu’outil de langage entre les utilisateurs, outrepassant les barrières de langue ou de culture : les mèmes. De cette manière, ces derniers transcendent non seulement l’espace géographique délimité dans le monde tangible, mais aussi le temps en constituant le socle de la culture d’Internet, transmise de manière informelle aux générations suivantes du net.
D’après Saint Augustin4, la détermination de trois temporalités distinctes — passé, présent, futur — est erronée, elles seraient en fait trois façons d’appréhender le présent. Il me semble possible d’établir un lien entre sa pensée et le concept de durée élaborée par Bergson, sur le fait que le temps mesuré est différent du temps ressenti. Plus encore, ce qui m’intéresse ici c’est la manière dont Saint Augustin renomme les trois temps : le « présent des choses passées », « le présent des choses présentes » et le « présent des choses à venir5 ». Il met en exergue que les moments ont certes un début et une fin, mais surtout que hormis le présent qu’on pourrait rattacher au concret, le passé et le futur ne prennent place que dans un espace mental, c’est-à-dire virtuellement. La spécificité d’Internet au regard de cette pensée se joue dans la quantité de données diffusées chaque jour à travers le monde. Attract Money renvoie les données dans un espace qui n’est plus seulement virtuel au sens numérique, mais aussi mental, de l’ordre du souvenir.
Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées,
Où gît tout un fouillis de modes surannées,
Où les pastels plaintifs et les pâles Boucher,
Seuls, respirent l’odeur d’un flacon débouché6.
À la différence du spleen de Baudelaire, la nostalgie n’est pas empreinte de solitude : Internet permet de partager la source de nos « regrets attendris ou désir vague accompagnés de mélancolie7 ». Se créent alors des communautés parfois intergénérationnelles, où les membres reviennent sur des souvenirs de leur enfance, ou bien sur leurs premiers pas sur Internet. Le « boudoir plein de roses fanées » ne s’empoussière plus, il reste plein de vie grâce aux visites, aux interactions et aux créations de multiples internautes.
Bien que constituée de morceaux de passé, la maison virtuelle est ancrée dans le présent tout en célébrant ce qui n’est plus. Elle permet de poser un regard sur ce que nous avons connu, tout en appréciant ce qui va advenir.