La destruction du temps par son exploitation industrielle

DOI : 10.57086/radar.460

p. 27-34

Abstract

Dans un présent instable conditionné par la société capitaliste et technologique actuelle, l’art interactif numérique à l’instar de la science-fiction, vient configurer des mondes et des temps possibles. La liaison entre le spectateur, l’œuvre et l’espace coupent et nouent, tissent des chemins et des conséquences dans le but de réapprendre à vivre le temps présent. L’évolution de l’art interactif jusqu’à cet instant est une série de pistes entrelacées pour expliquer la nécessité humaine de créer un nouvel espace, un cocon contemporain, comme nous présentent le collectif Meow Wolf avec leur projet Omega Mart.

Text

(…) bien autre chose que les ruines, et plus grave : cette prodigieuse accélération de la vitesse (pour rattraper le temps « perdu ») qui, télescopant les continents, abolissant les océans, supprimant les déserts, met en brusque contact des groupes humains chargés d’électricités contraires1.

Avec l’ouverture d’internet au monde entier en 1991, notre définition de la temporalité et de l’espace a été bousculée puis reconsidérée. Désormais déterminés par l’écoulement permanent de courants et de flux temporels dû aux multiples mondes que nous ouvre internet, les propriétés de l’espace dans lequel l’humain se situe, ne dépendent plus seulement de la notion de territoire, mais sont aussi conditionnées par le virtuel. Changeant sans cesse les coordonnées spatiales qui régissent l’espace dans lequel on vit, l’art interactif numérique est comme un outil pour mieux comprendre ce sentiment de ne plus savoir se situer. C’est dans le contexte d’une mondialisation galopante, générant une constante mobilité et une accélération des flux, que cette « liquidité » du monde et des identités est perturbée. Cependant, l’espace que crée cette nouvelle temporalité liée à l’art interactif numérique, permet au participant de redevenir maître de son temps et de se réapproprier la réalité dans laquelle il vit autant que le temps personnel dont il dispose.

Dans un monde où tout avance trop vite, et où les réseaux sociaux règnent en rois, la vitesse de transmission des informations exerce une pression quotidienne et intensifie le besoin de la population de ralentir le rythme. Le premier confinement nous a donné un aperçu de ce que signifie prendre son temps. Ralentir est devenu impératif pour la santé, et l’arrêt de la production mondiale n’ayant jamais cessé depuis la révolution industrielle du xixe siècle, permis d’ouvrir les yeux sur le surmenage, entraîné par l’oubli de notre vie en faveur de l’emploi. L’humanité entière, après les crises sanitaires et économiques, est « désormais entré(e) dans un monde “en état d’instabilité définitive2” où les ruines (liées aux crises) étaient immenses » ; mais où il y avait :

[…] bien autre chose que les ruines, et plus grave : cette prodigieuse accélération de la vitesse (pour rattraper le temps « perdu ») qui, télescopant les continents, abolissant les océans, supprimant les déserts, met en brusque contact des groupes humains chargés d’électricités contraires3.

Avant la mondialisation, chaque civilisation avait son propre calendrier, et donc un rapport au temps singulier. Cependant, dans l’idée d’unir ces dernières afin de mieux évoluer et se reconstruire « ensemble » après les horreurs de la Seconde Guerre mondiale, nous avons uniformisé notre vision du temps. Cette standardisation est à l’origine de la théorie du présentisme, conceptualisée par François Hartog en 2003. Les crises successives ont révélé la plasticité du capitalisme, permettant à ce système de se transformer et de s’adapter sans cesse. Il s’agit de rechercher toujours plus de profit quitte à uniformiser le monde. Le présentisme s’inscrit au sein d’un capitalisme consumériste, fondé sur une idéologie de l’intérêt réciproque, ayant transformé le temps en une marchandise consommable.

D’abord initiée par Karl Marx, l’analyse du capitalisme suppose deux conditions préalables. Il s’agit de l’existence d’une catégorie sociale, formée d’hommes dépourvus de moyens de production et contraints de vendre leur force de travail, et de l’accumulation de richesses indispensables pour créer des entreprises de type capitaliste.

Le travailleur, en sacrifiant son temps au travail et au service de la société, obtient le plus souvent un salaire de subsistance, ce dernier lui permet d’acquérir malgré tout un ensemble de « choses utiles et commodes à la vie ». Ainsi, chaque individu devient une « espèce de marchand », un travailleur-producteur qui échange avec les autres le produit de son travail […]. En d’autres termes, l’épargne transformée en investissement par le capitaliste est la condition nécessaire à la multiplication de choses utiles4.

L’humain donne son temps pour le capitalisme, en échange de cela il peut avoir une vie agréable obtenue grâce au salaire que son entreprise lui verse.

[…] tout est ou pourrait être une marchandise, […] s’il ne l’est pas encore devenu, il devrait être traité comme telle ; autant dire que les choses feraient mieux d’être « comme des marchandises », et qu’il convient de […] les rejeter ou de les éviter, si elles refusent de se conformer au modèle de l’objet de consommation5.

L’exacerbation de la prédominance de la société du marché se manifeste entre autres comme une économie du présent éternel, c’est un temps utilitaire :

[…] le système consumériste du capitalisme contemporain […] détruit le désir, la motivation, la foi dans l’avenir et la confiance. Il est toxique au niveau environnemental, toxique au plan mental pour les jeunes générations. Il est toxique sur le plan économique qui ne marche qu’à la productivité et à la dissimulation d’insolvabilité6.

Il faut sans cesse avoir du progrès et des résultats rapides, et ceci sur une durée continue. La société d’aujourd’hui ne peut pas se permettre de prendre son temps car les baisses de rendements engendrent des catastrophes économiques et la structure sur laquelle elle repose risque de s’effondrer. Élargi à une échelle quasiment planétaire, ce système se donne d’être vécu comme un véritable phénomène social. Amplifié une première fois en 1850 par les promesses et l’attente des résultats que le capitalisme (porté entre autres par les politiciens) s’était engagé à tenir par rapport à l’augmentation du marché agroalimentaire ; puis en fixant des buts à atteindre accompagnés de dates précises, comme la reconstruction de nos villes après la guerre, et ainsi établir une nouvelle vie meilleure. Notre temps se devait d’être passé de manière à être toujours productif et au service de quelque chose ou de quelqu’un et devait être consacré à l’action présente uniquement car il y avait des objectifs qui concernait la société entière, à atteindre, en gage de « remèdes » aux problèmes actuels.

Fig 1. Meow Wolf, Omega Mart, 2021.

Installation. Las Vegas, Aera 15.

© Kate Russell

Pour pallier cette société de la vitesse et les ruines que nous ont laissées les générations précédentes, la culture s’est d’abord chargée de divertir la population. Le divertissement n’étant plus suffisant aux maux contemporains, il a fallu faire évoluer les techniques artistiques pour traduire ce phénomène temporel, le présentisme, qui devenait de plus en plus pesant. Les artistes ont alors développé des œuvres interactives numériques dans le but de faire réfléchir et peut-être faire évoluer les mentalités sur ces questions-là. Parmi eux, le collectif Meow Wolf crée en 2021 le complexe Omega Mart dans l’Area 15 à Las Vegas. Ce local allie l’aspect réel de notre monde actuel, en recréant des espaces représentatifs de la consommation de masse, avec une esthétique exacerbée pour la rendre encore plus séduisante. Composé de quatre sections principales sur environ deux étages, le joueur est d’abord invité dans ce qui paraît être uniquement un supermarché rétrofuturiste. Ce que les artistes appellent « l’épicerie », est donc le point de départ de cet énorme escape game où, muni d’une carte certifiant le statut de simple employé, le joueur évolue dans cette grande entreprise, Dreamcorp, dont il comprend très vite que son rôle ne sert qu’à la rentabilité du groupe. En découvrant les secrets et en collectant les badges qu’Omega Mart peut offrir, ils évoluent dans la société jusqu’au siège social où les joueurs sont surveillés derrière des écrans, ce qui les confronte à l’envers du décor. De là, et à partir des fragments de l’histoire récupérés, fortement inspirée de celle de Patricia Hearst, il leur est donné le choix de devenir un résistant auprès des employés exploités, ou de participer à cette exploitation. Fille d’un richissime magnat de la presse, Patricia Hearst prend conscience en se faisant enlever par un groupe terroriste d’extrême gauche en 1974, des horreurs liées au pouvoir et à la richesse de sa famille. Patricia Hearst a eu le choix de vers qui se tourner, elle décida de prendre part aux actions du groupe pour lequel elle deviendra un membre actif jusqu’à son arrestation. Comme le joueur, devenu spectateur des exploitations menées par les dirigeants et également acteur de cette entreprise.

L’histoire de cette installation reste classique : une société maléfique synthétise une substance mystique des terres sacrées dans ses produits, rendant ces derniers plus addictifs, en ayant bien sûr des effets néfastes sur les consommateurs et l’environnement, à l’instar des OGM, des additifs, et autres toxines dangereuses pour la santé de l’être humain. Les clins d’œil simplistes à l’endoctrinement des entreprises et les coups faciles au marketing de masse sont soutenus par les œuvres d’artistes toujours plus édulcorées. En effet, plus nous déambulons dans cet immense salon d’œuvres d’art, plus nous avons le point de vue psychédélique d’artistes sur le devoir de s’ancrer à nouveau dans notre temps. Emily Montoya, Benji Geary, Scott Geary, Shakti Howeth, Diana Potakh Casey, Avantarded, Brent Sommerhauser, Clarice Tara, Elliott Demlow, Eric Vozzola… Tous ces artistes explorent de manière unique la crise que nous traversons, causée par l’emprise de cette société de consommation. Par divers outils tels que les vidéos glitchées (qui reprennent l’apparence des altérations colorées des images sur les VHS par exemple), les artistes tentent de nous mettre en position de réflexion. C’est une manière de nous faire prendre conscience que l’utilisation des croyances, comme celles que le collectif porte envers le capitalisme, peut nous emprisonner : « […] aussi longtemps que nous suivons une approche spirituelle promettant le salut, des miracles, la libération, nous restons liés par la chaîne d’or de la spiritualité7 ».

Fig 2. Meow Wolf, Omega Mart, 2021.

Installation. Las Vegas, Aera 15.

© Kate Russell

Immergé dans un espace imitant la réalité, l’exagération du capitalisme par des clins d’œil ironiques à la culture de consommation associée à un esthétique léchée, appuie sur la démesure de notre société actuelle. En entrant dans cette épicerie, le joueur est entouré de produits qui paraissent d’abord ordinaires, mais qui s’avèrent farfelus. Il y retrouve par exemple des céréales pour le petit-déjeuner saveur poulet ou calamar, que l’on peut accompagner d’une boisson énergisante pour rester éveillé pendant 96 heures. Tout est pensé dans les moindres détails. Parmi une rangée de sauces qui sert également de vernis à métaux, de répulsif à écureuil et d’insecticide pour fourmis, on peut trouver une porte vers des couloirs aux lumières abstraites. Avec plus de 300 installations, chaque recoin de l’établissement est pensé, et chaque porte dérobée nous mène encore plus loin dans l’histoire. Chaque centimètre présente un produit qui se révèle en fait être une œuvre d’art, le joueur est sans cesse sollicité par les choses qui l’entourent et qui servent à l’immerger encore plus dans cet univers.

Meow Wolf parvient à éviter la nature de distanciation que les institutions ont tendance à créer autour de l’art en tournant la performance en jeu, tout en restant éducative. Le désert peint, la station-service extraterrestre et l’usine décorée au néon contiennent un nombre imposant de sensations et de sons, la sursaturation étant le point phare de cette attraction. Et, bien que les produits présentés dans l’épicerie soient faux, la plupart d’entre eux sont en fait à vendre et accentuent cette omniprésence du commercial. Disposé en quatre principaux thèmes et environ 60 pièces, le temps que l’histoire demande de passer devant les écrans est colossal et déçoit beaucoup les visiteurs, compte tenu du temps et des efforts consacrés à la conception d’un espace aussi grand et complexe. En effet, le joueur a uniquement le choix de profiter visuellement des œuvres, ou bien d’entrer dans l’histoire et y prendre part. Dans ce cas-là, afin de mieux comprendre le fil rouge qui anime cet immense complexe, le simple fait de trouver des indices ne suffit pas. Il est presque obligatoire de trouver les pièces dédiées aux ordinateurs, et de consulter les robots et archives qui y sont rangés. Cependant cela correspond au monde dans lequel nous vivons : on ne profite plus du temps présent, car trop absorbés par nos écrans. Nous sommes obligés d’intégrer ce temps dans notre escapade de la réalité, afin d’avoir tous les éléments de chaque univers présenté et de se rendre compte de ce qu’il s’y trame. De cette manière nous sommes présents dans l’aventure avec, à portée de main, tous les indices requis pour atteindre le dénouement. Sur-jouer ce côté-là dans l’exposition virtuelle fait comprendre aux acteurs que nous vivons dans une consommation abusive, autant dans la consommation d’informations, que celle que l’on fait avec les écrans.

Le joueur est invité dans cette simulation à apprendre à se situer à nouveau dans son espace, et à resituer son temps. En se plongeant corps et âme dans un univers grandeur nature, il se retrouve dans une bulle temporelle où l’espace et la vitesse de la vie réelle ne viennent pas perturber l’histoire racontée et la réflexion qu’elle apporte. Le joueur prend conscience de l’impact de cette rentabilité imposée par les sociétés sur nos modes de consommation et de vie, et peut ainsi être plus enclin à comprendre ce qui l’entoure. Comme l’expliquait François Hartog, historien du présentisme :

La crise dans laquelle nous nous débattons, […] invite fortement à prolonger la réflexion. Le présentisme […] peut-être vient(-il) souligner les risques et les conséquences d’un présent omniprésent, s’imposant comme seul horizon possible et valorisant la seule immédiateté8.

Le présent que nous sommes en train de vivre, révèle non seulement toutes les failles que les temps d’avant ont pu faire subir à l’humanité, mais met en lumière le point de non-retour dans lequel on se trouve.

Bibliography

BAUMAN Zygmunt, La vie liquide, Pluriel, 2016, 255 p, p. 141.

CHÖGYAM Trungpa Rinpoché, Né au Tibet : suivi d’une postface inédite, Points, Points Sagesse, 1991, 360 p, p. 19.

HARTOG François, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, La Librairie du xxie siècle, 2003, 271 p, p. 22.

SABERAN Shirine, « La notion d’intérêt général chez Adam Smith : de la richesse des nations à la puissance des nations », in Géoéconomie 2008/2 (no 45), 133 p, p. 57.

STIEGLER Bernard, dans l’émission Des mots de minuit, France info, « Bernard Stiegler (1952-2020) : “Le capitalisme contemporain détruit le désir, la foi dans l’avenir et la confiance !” », 2012.

Notes

1 HARTOG François, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, La Librairie du xxie siècle, 2003, p. 22. Return to text

2 François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, La Librairie du xxie siècle, 2003, 271 p, p. 22. Return to text

3 Ibid. p.22. Return to text

4 Shirine Saberan, « La notion d’intérêt général chez Adam Smith : de la richesse des nations à la puissance des nations », in Géoéconomie 2008/2 (no 45), p. 55-71. Return to text

5 Zygmunt Bauman, La vie liquide, Pluriel, 2016, 255 p, p. 141. Return to text

6 Bernard Stiegler, dans l’émission Des mots de minuit, France info, « Bernard Stiegler (1952-2020) : “Le capitalisme contemporain détruit le désir, la foi dans l’avenir et la confiance !” », 2012. Return to text

7 Trungpa Rinpoché Chögyam, Né au Tibet : suivi d’une postface inédite, Points, Points Sagesse, 1991, 360 p, p.19. Return to text

8 François Hartog, op. cit. p.17. Return to text

References

Bibliographical reference

Clarisse Seguy, « La destruction du temps par son exploitation industrielle », RadaЯ, 7 | 2022, 27-34.

Electronic reference

Clarisse Seguy, « La destruction du temps par son exploitation industrielle », RadaЯ [Online], 7 | 2022, Online since 15 juillet 2022, connection on 06 décembre 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/radar/index.php?id=460

Author

Clarisse Seguy

Diplômée d’une licence en arts du spectacle, Clarisse Seguy, spécialisée en cinéma et photographie, intègre le master Critique-Essais, écritures de l’art contemporain afin de découvrir le métier de commissaire d’exposition. Passionnée depuis toujours par l’art contemporain, elle s’est notamment éprise ces deux dernières années pour l’art interactif numérique. Dans son mémoire de fin d’études, elle soulève l’ère fragile et inconstante dans laquelle nous vivons, questionnant les maux modernes via le présentisme et la psychanalyse. Le but étant de souligner l’importance de se réapproprier le temps, l’attention et le partage que l’humanité a tendance à oublier.

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