L’objet que je voudrais mettre au cœur des réflexions qui suivent relève, au premier abord, de l’ordinaire : l’avis de recherche décorant les lampadaires des quartiers d’habitation, parfois protégé par une pochette en plastique, scotché (plus ou moins) soigneusement sur des armoires électriques dans la rue, affiché dans un rayon stratégique allant du tout petit à plusieurs kilomètres parfois. Apparemment, les gens sont capables de tout perdre : en tête de liste les animaux de compagnies (chats, chiens, furets, etc.), mais également des bagues, doudous, montres, trousseaux de clés, téléphones portables ou bien des vêtements. La pratique d’affichage des avis de recherche est également exercée par des institutions étatiques comme la police en cas de disparition inquiétante d’enfant par exemple, ou bien ces avis sont publiés dans les journaux ainsi que sur des sites web spécialisés. Je me focaliserai dans ce qui suit uniquement a) sur les avis indiquant la perte d’un animal de compagnie ou d’un objet quelconque, b) les affiches « fait maison » et c) à priori mis en place par les « perdeurs », c’est-à-dire les détenteurs-propriétaires, eux-mêmes. L’ordinaire de l’objet « avis de recherche » vient, à mon sens, de deux tendances qui accompagnent la sociologie, dont je suis un représentant (peut-être peu représentatif ?), depuis fort longtemps : premièrement, il y a des objets qui sont jugés indignes de constituer un objet méritant une recherche (ou réflexion) scientifique. Ils ne semblent pas assez exceptionnels, ne présentent pas un problème social majeur comme la pauvreté ou la criminalité ou sont considérés, sans pourtant qu’on les connaisse plus précisément, comme compréhensibles-sans-dire, autrement dit : sans profondeur. C’est cependant l’ancien professeur de philosophie à l’université de Strasbourg et père fondateur de la sociologie, Georg Simmel, qui a magistralement démontré à quel point il est possible de tirer des renseignements fondamentaux en étudiant « L’anse » ou « Porte et pont »1. Sans vouloir pour autant réclamer la pertinence simmelienne, l’idée défendue ici est que le phénomène de l’avis de recherche « sauvage » possède une profondeur qu’il faut prendre au sérieux et qui permet (peut-être) d’élaborer des questionnements méritant des recherches plus étoffées. Mais l’ordinaire de tels objets vient également du fait que nous nous appuyons habituellement sur des outils méthodologiques — quantitatifs et qualitatifs — de plus en plus canoniques (ou au moins prescriptifs). Cela va sans dire que ces outils nous permettent de pénétrer les objets de recherche dans leurs moindres détails. Mais de manière dialectique, ils nous rendent également de plus en plus insensibles à la diversité d’objets de recherche potentiels. Alors que les avis de recherche se trouvent partout dans nos lieux d’habitation, nous ne les voyons pas (ou plus), nous ne leur prêtons pas suffisamment attention en tant que chercheur. La mise à distance méthodologique caractérisant une démarche scientifique ne peut cependant qu’être le deuxième pas dans le processus de recherche, et ne peut se faire sans que le chercheur se soit d’abord approché de son objet. La flânerie : se laisser guider par ce qui attire soudainement notre attention nécessite aussi d’« accepter de se perdre »2. Le glanage des bribes du quotidien3 : un échange de mots dont nous étions témoins, une scène observée dans la rue, un papier ramassé dans un parc… Tout cela et d’autres choses encore peuvent constituer une première approche — ce fut, en tout cas, mon cas.
Vers une sociologie de la perte, au-delà de la mort
Celui qui affiche un avis de recherche signale à un public restant anonyme la perte d’un objet ou d’un être vivant (animal de compagnie). Ce geste revient à une déclaration publique d’attachement à l’objet. L’argument s’appuie sur l’observation que maints objets sont quotidiennement délaissés, tombés-par-terre, oubliés sur les trottoirs. Leur disparition a été (peut-être) remarquée mais jugée insignifiante car il n’y a pas d’attachement particulier à ce gant, ce stylo et bien d’autres choses. En étant confronté à la masse d’appareils électroniques trouvés mais non-cherchés dans un bureau des objets trouvés de la Deutsche Bahn en Allemagne, l’ethnologue Utz Jeggle remarque ceci : « Le fait qu’ils soient souvent perdus est un aspect ; l’autre aspect, à savoir qu’ils ne sont pas réclamés, montre que la perte est jugée comme insignifiante ou facile à combler »4. Pour que la disparition d’un objet soit interprétée comme une perte, il faut qu’il soit jugé digne d’être cherché, et pour cela, il faut que l’on y accorde une certaine valeur. Ce qui nous lie aux objets, ce qui fait que nous y sommes attachés avec nos affects, n’est cependant guère leur valeur marchande. Ils symbolisent pour nous l’héritage familial, nous servent comme souvenir de notre appartenance à un groupe ou à un milieu lors de notre jeunesse, représentent une promesse que l’on s’est faite un jour à soi-même. « La valorisation des souvenirs suppose l’absence, réelle ou fantasmée, de valeur fonctionnelle, esthétique ou marchande. Par cette “reconnaissance sociale de défonctionnalité”, ils se trouvent dotés d’une valeur autre, explicitement sentimentale »5. En effet, l’expression « valeur sentimentale » se trouve régulièrement sur les avis de recherche. Avec Nathalie Heinich, nous pourrions dire qu’il s’agit des objets-personnes « dont le propre n’est plus tant d’agir comme une personne, mais avant tout, d’avoir appartenu à une personne, dont l’objet en question porte la trace, ou avec laquelle il a entretenu un contact »6. Mais avec la même légitimité, nous pourrions prolonger ce concept et parler d’objet-espace ou d’objet-temps. L’objet ne peut-il pas représenter un lieu auquel nous sommes attachés ? Ne symbolise-t-il pas aussi bien une période de notre vie contenant une image que nous avons de nous-mêmes ? Ce type d’objet n’a, pour ainsi dire, pas de prix. Il est irremplaçable. Parce qu’il est irremplaçable, ce n’est pas uniquement le détachement de l’objet resté inaperçu qui constitue l’expérience de la perte pour le sujet mais en même temps l’action imposée par la disparition ayant pour but de le retrouver. L’avis de recherche exprime certes à la fois la volonté « affichée » de se réapproprier l’objet disparu avec le soutien de quiconque. Mais c’est aussi l’expression du pouvoir que l’objet comporte pour faire agir le « perdeur ». Comme la mise en vente d’un objet peut faire preuve « qu’on n’y est plus attaché par aucun souvenir, puisqu[’]on change l’objet de registre en l’introduisant dans le circuit de l’échange marchand, vénal et non affectif par excellence »7, la réappropriation omise ferait preuve d’un lien affectif rompu. Ces premières réflexions nous permettent de faire un point qui semble essentiel pour élaborer une sociologie de la perte : jusqu’au début des années 1980, les travaux sociologiques mobilisant le concept de la perte, compris comme « la rupture d’une relation qu’ils [les occidentaux modernes] définissent comme signifiante »8, étudient avant tout l’impact social de la mort d’un proche. Enclenchant une cascade de pertes, la mort d’un Autre significatif peut conduire à une perte de soi9. Parce qu’il y a des parties de notre identité qui sont fortement liées avec certains autres, leur disparition fait disparaître cette partie qu’eux seuls maintenaient. Les avis de recherche nous invitent cependant à considérer ce que Nina Jakoby a nommé l’« hétérogénéité des pertes »10 supposant que la perte d’un animal de compagnie ou bien d’un artefact quelconque peut également avoir pour conséquence une perte de soi. Les animaux de compagnie sont assez souvent regardés comme un membre de la famille avec une biographie propre ainsi que leur espace et leurs objets au sein du foyer. Ils sont pris en compte comme des agents ayant leurs propres besoins et envies. Mais ils répondent aussi aux besoins d’affection, de compagnie ou de sécurité de leurs maîtres. Leur présence accorde à ces derniers un statut social — celui de propriétaire de chien par exemple —, oblige à (ou rend possible) certaines pratiques, comme la promenade quotidienne n’ayant pas seulement pour conséquence l’activité physique mais aussi une intégration sociale dans le quartier. Quant aux objets matériels, au-delà du fait déjà mentionné qu’ils signifient l’attachement à une personne, un lieu ou une période de notre vie, ces possessions nous décorent, servent comme des signes d’identité exprimant à nous et aux autres qui nous sommes.
À quoi mon smartphone me fait penser
Avant d’apporter quelques illustrations empiriques, le constat que j’ai rassemblé les avis de recherche à l’aide de l’appareil photo de mon smartphone, m’impose un petit détour : alors que je n’ai pas toujours un appareil photo sur moi, mon téléphone m’accompagne quasiment tout le temps. Même si je pourrais prendre l’habitude d’avoir toujours mon appareil photo dans la poche, il y aurait certainement maintes fois où je l’aurais porté en vain. Évidemment, on ne tombe pas sur un nouvel avis de recherche à chaque fois que l’on quitte son domicile. Et cette information superficielle est pourtant signifiante pour l’objet en question. Car le hasard constitue le mode de rencontre principal avec un avis de recherche : on tombe dessus sans s’y attendre. À mon sens, cette observation pourrait porter encore plus de fruits : est-ce que les avis de recherche ne témoignent-ils pas d’un pareil événement hasardeux qui est la perte ? Autrement dit : la perte d’objet, peut-on s’y attendre ? Les objets attachants d’autres objets ou êtres vivants à nous ou les enfermant pour éviter qu’ils nous échappent — les sacs à bandoulière à tirettes ou fermetures à scratch, les laisses, les chaînettes pour couteau ou montre de poche, les cages, les chenils, etc. — témoignent en tout cas du fait que l’Homme y pense. Mais le chat, la chienne, la furette, la bague, l’ordinateur, la veste et tous les autres objets déclarés perdus publiquement expriment l’état affectif et psychique d’exception dans lequel se trouvent perdeur et objet. La vie commune avec les objets nous impose, me semble-t-il, un « optimisme structurel »11 disant : « En cas de perte, je ou quelqu’un d’autre le retrouvera » ; autrement la vie (en tout cas de l’objet) risquerait de devenir statique si l’on essayait de nous assurer définitivement contre la perte.
Quelques illustrations
Lyn H. Lofland12 nous propose une typologie de pertes provoquées par la mort d’un autre significatif et induisant ainsi une perte de soi. Il existe par exemple certains rôles sociaux nécessitant un pôle opposé pour compléter le tableau structurel (partenaire de rôle). Nous l’avons vu : les objets-personnes ne remplacent pas la personne disparue mais portent en quelque sorte sa trace. La valeur de celle-ci peut devenir si dominante qu’elle efface la valeur marchande comme c’est le cas dans l’exemple suivant :
J’ai perdu mon Iphone 5Gold, il ne fonctionne plus car il est bloqué. Donc je vous prie de bien vouloir me le retourner. Une récompense sera attribuée à la personne me le retrouvant et me le ramenant dans l’état. J’avais des photos souvenirs de mon père qui est décédé
(gras dans l’avis de recherche).
L’Iphone est devenu le medium contenant la trace du père décédé ; l’attachement ne s’explique ni par les fonctionnalités de l’appareil — qui se trouve finalement réduit à un disque dur — ni par sa valeur marchande mais avant tout par sa capacité d’adoucir le chagrin lié à la perte du père. La récompense, à savoir la dépense d’argent pour un objet qui ne vaut, monétairement peut-être plus grand-chose, et dont la valeur d’usage pourrait être remplacée facilement, se réfère au contenu de l’appareil ayant une valeur sentimentale et non pas à l’appareil comme objet fonctionnel. Ceci fait de ce perdeur une sorte de collectionneur de sa propre histoire13. Ayant conscience que la vie n’est habituellement pas un long fleuve tranquille, nous avons besoin de faire abstraction des hasards d’existence ainsi que des changements brutaux auxquels la vie peut nous confronter : support de mythes réconfortants. L’élaboration de tels mythes nécessite cependant un appui personnel (la famille au sens large, les amis d’enfance, etc.) ou matériel (la maison parentale, les albums photos hérités des grands-parents, un objet particulier, etc.). Les énoncés comme « PERDU BAGUE GRANDE VALEUR SENITMENTALE », « PERDUE TROMPETTE dans sa valise noire [marque] Valeur sentimentale » que l’on trouve sur les avis de recherche font référence à ce type de perte de mythes réconfortants.
La possession d’un animal de compagnie peut également permettre d’affirmer une image de soi-même en tant que « personne responsable », consciente de ses responsabilités envers l’être vivant et prête à les assumer (création et maintenance du soi). Perdre son chien ou son chat ne procure pas uniquement des émotions négatives (culpabilité, peur) mais porte également atteinte à cette image de soi. C’est pour cela que certains perdeurs contrecarrent cette perte de soi en parlant de « disparition », de « s’est échappé(e) » ; cela permet une prise de distance avec toutes accusations potentielles concernant un comportement irresponsable. Une autre stratégie est l’introduction de la distinction entre « perdu » et « volé ». Voici un exemple :
J’ai perdu mon chien ce jeudi 13 dans la soirée. Depuis plus de nouvelles, je pense qu’on me la [sic] volé, sinon elle serait déjà revenu [sic].
Les deux dernières citations d’avis de recherches permettent de compléter la typologie proposée par Lyn H. Lofland :
Perdu « Ozy ». Chien croisé, petite taille, couleur noire, 15 kg. Porte collier + harnais + médaille. Pucé, castré [à la ligne] Craintif [en gras et rouge]
Trouvée jolie et gentille chatte rousse et blanche, avec des poils un peu longs et très doux. Très gentille et câline
La perte d’un animal de compagnie induit la perte d’une attention corporelle qu’on lui apporte ou que lui nous apporte — les câlins, les caresses, etc. — et donc les sensations physiques allant avec ces rencontres. Selon l’intensité du lien physique, la disparition de l’animal peut avoir un fort impact sur le bien-être ; être touché ou ne pas l’être fait une différence14. C’est entre autres à l’âge avancé que les rapports corporels aux autres et au monde peuvent se perdre entraînant une perte de la conscience corporelle et par conséquent du lien à soi-même15. De plus, en donnant un aperçu de la connaissance de la vie émotionnelle du chien — « il est craintif » — le perdeur expose un lien épistémique : « je te connais, et toi tu me connais ». Et cette connaissance va jusqu’à la connaissance réciproque des émotions de l’autre ; une forme de reconnaissance. Parce que cette connaissance est étroitement attachée à « Ozy », elle perd, au moment de la disparition, toute sa valeur.
Pour finir en art
Dans sa campagne d’affichage de rue intitulé « PERDU »16 (depuis 2003), l’artiste Alain Snyers s’inspire des affiches faisant l’objet des réflexions précédentes. En détournant leur contenu habituel, et en déclinant le verbe « perdre » avec d’autres compléments d’objets immatériels — « perdu confiance », « perdu le nord », « perdu la face », « perdu espoir », etc. — l’action artistique et nos interprétations semblent converger. Alors que les avis de recherche nous parlent en apparence d’objets perdus matériels, les perdeurs expriment — la plupart du temps indirectement — l’immatériel, le sentimental, le sensible ; ce qui fait qu’ils sont attachés aux objets perdus. En décrivant l’objet, ils donnent un aperçu d’eux-mêmes et de leur intériorité, en disant ce qui a été perdu, ils énoncent de manière retenue ce qui leur manque. En affichant leur perte, ils s’exposent.
Alain Snyers, « PERDU », depuis 2003
© Alain Snyers
Mais par rapport aux micro-gestes artistiques à caractère discret et fugitif, volontairement mise en œuvre avec des moyens limités, Alain Snyers réclame avec justesse qu’ils « se présentent comme des contributions au mouvement général de la société »17. De même pour les avis de recherches « sauvages » : en parlant de l’objet perdu et de son perdeur, ils parlent aux passants habitant le quartier (ou pas). Ils sont des micro-messages nous informant des micro-drames qui se déroulent, la plupart du temps de manière anonyme, derrière les façades d’immeuble. Ainsi, ils participent au mouvement général de la société. Que perdrions-nous, s’ils disparaissaient un jour ?