Passé l’engouement suscité par la démocratisation d’Internet, l’ère post-digitale s’est progressivement détachée de l’illusion d’un monde numérique autonome et indépendant du monde physique. Dans le même temps, la possibilité d’une « deuxième vie » sur le net semble également être révolue. En témoigne l’exemple de Second Life qui, selon le galeriste Alexandre Cadain, incarne les espoirs déçus de la révolution numérique1
Sorti en 2003, cette interface à mi-chemin entre la plate-forme sociale et le jeu en ligne se présente comme un univers virtuel, semblable à la Terre, dont les utilisateurs sont les résidents. Aucun objectif n’est à atteindre, si ce n’est la construction, l’exploration, et la conquête de ce monde. Les joueurs sont effectivement libres de créer le contenu du jeu (ils disposent d’ailleurs du droit à la propriété individuelle pour leurs créations) ainsi que leur avatar, qu’ils peuvent modifier à tout moment. Il leur est possible d’organiser ou de participer à des événements (conférences, débats, concerts, soirées en boîte de nuit, expositions), de suivre des cours ou encore d’être membre d’un ou de plusieurs groupes de joueurs. Le jeu incarne à ses débuts la promesse d’un espace de libération des possibles, une « seconde vie » dans un monde autonome où tout est encore à faire. Le système de Second Life repose sur une monnaie virtuelle, le dollar Linden, qu’il est possible de convertir en monnaie réelle. À partir de 2005, fortement encouragées par le succès de cette plate-forme, de nombreuses entreprises investissent l’espace du jeu à des fins commerciales. Le profit qu’elles en tirent n’étant finalement pas assez élevé, elles se retirent progressivement du jeu à partir de 2007. En 2008, la crise financière achève de mettre à mal le système économique de Second Life. Le métavers2, dans sa chute, a prouvé qu’il n’était pas coupé de la vie réelle.
Le monde virtuel n’étant plus considéré comme un monde autonome, artistes et spécialistes s’interrogent sur les mutations qu’entraîne cette présence diffuse du numérique dans notre société contemporaine. Prise dans ce glissement vers une dissolution de la frontière qui sépare le « en ligne » et le « hors-ligne », notre présence en ligne et l’étude de ses enjeux se révèlent être au cœur des réflexions post-digitales. L’identité numérique, dont j’emprunte la définition à Olivier Ertzscheid, est constituée de « la collection des traces (écrits, contenus audio ou vidéo, messages sur des forums, identifiants de connexion, actes d’achat ou de consultation…) que nous laissons derrière nous, consciemment ou inconsciemment, au fil de nos navigations sur le réseau et de nos échanges marchands ou relationnels dans le cadre de sites dédiés. Cet ensemble de traces, une fois qu’il apparaît “remixé” par les moteurs de recherche ou les sites de réseaux sociaux, définit alors un périmètre qui est celui de notre réputation numérique3 ». Tout comme Second Life avait provoqué l’enthousiasme général, ce sont ces dernières années les réseaux sociaux qui connaissent le succès, et plus précisément le géant Facebook. Le sujet intéresse donc tout particulièrement le champ de la sociologie, qui questionne l’être-soi et l’être-ensemble à la lumière de l’impact des outils numériques sur les comportements. Mais les problématiques qui entourent l’identité numérique sont également d’ordre politique et économique : la question de la protection des données personnelles est centrale.
Je souhaite ici analyser la manière dont les artistes contemporains s’emparent de ces questionnements au travers de leurs créations : dans quelle mesure peuvent-ils explorer, repousser, remodeler les limites du réseau social ? Cette analyse me permettra de dégager trois figures de l’artiste post-digital – l’explorateur, l’habitant, le technicien –, qui sont autant de postures de réflexion face à notre présence en ligne et contre les limites imposées par le cadre et le fonctionnement du géant Facebook.
Ces actes de résistance, ces contournements, prônent une remise en question de la domination exercée par le réseau social, souvent à travers une réinvention de ses usages. Ils esquissent ainsi les contours d’une « invention du quotidien » au sens de Michel de Certeau, lequel décrit, dans le contexte des Trente Glorieuses, une subversion du système de production émanant de sa base même – puisqu’il s’agit de ses consommateurs : « à une production rationalisée, expansionniste autant que centralisée, bruyante et spectaculaire, correspond une autre production, qualifiée de “consommation” : celle-ci est rusée, elle est dispersée, mais elle s’insinue partout, silencieuse et quasi invisible, puisqu’elle ne se signale pas avec des produits propres mais en manières d’employer les produits imposés par un ordre économique dominant4 ». Suivant l’exemple de Michel de Certeau, je m’intéresserai donc moins aux stratégies déployées par le réseau social qu’à la manière dont les artistes s’affranchissent de ses limites par le biais de « ruses », ou « tactiques » : « la tactique, nous dit Pierre Macherey, est précisément cet “art de faire” qui “joue” sur les failles du système et qui, sans sortir du système, s’y invente des marges de manœuvre qui, à défaut de pouvoir se libérer du système, permettent de se libérer dans les limites imposées par le système, en dépit des contraintes que celui-ci impose, et même d’une certaine façon grâce à ces contraintes, en les exploitant astucieusement5 ».
Des études sociologiques tendent à prouver la relation de réciprocité qu’entretiennent les évolutions du cadre numérique imposé par les fonctionnalités de Facebook et celle des comportements culturels à l’ère de l’hyper-partage, de l’hyper-connexion6. Il est donc primordial de s’interroger sur la forme même de Facebook, sur ses outils et sur la manière dont est construite son interface. Ce premier réseau social permet à ses utilisateurs de créer une page personnelle – qui sera leur « profil » – et d’interagir avec d’autres individus – ses « amis ». Le site est surtout une immense plate-forme de partage entre les internautes. Si son créateur, Mark Zuckerberg, l’avait envisagée à ses débuts (en 2004) comme un réseau social intimiste entre étudiants, la plate-forme a rapidement développé ses outils et son influence pour devenir un site intergénérationnel. Le sociologue Dominique Cardon distingue deux principales formes de réseaux sociaux selon le type d’échange qu’ils proposent, qui peuvent être de nature conversationnelle (entre proches) ou prendre la forme de partage de contenus (entre personnes ayant des intérêts communs)7.
Les cinq formats de visibilité sur les réseaux sociaux
Sur la base de ces deux pratiques, Dominique Cardon dégage cinq modèles de visibilité afin de déterminer comment l’utilisateur se met en lumière vis-à-vis de ses contacts – c’est-à-dire de quelle manière la plate-forme sociale propose de l’exposer au regard des autres. À l’origine donc, Facebook correspondrait plutôt au modèle de visibilité en « clair-obscur » : afin de renforcer leurs liens, l’utilisateur partage des éléments personnels de sa vie privée avec un réseau de proches, et bénéficie d’une visibilité élargie (les amis de ses amis) grâce à une navigation dite « relationnelle », qui s’opère de lien en lien. Le spécialiste place cependant Facebook au centre de cette cartographie car le réseau social évolue progressivement vers le modèle du « phare »8 et celui du « post-it »9, qui confèrent à ses utilisateurs une visibilité accrue. Le fonctionnement de la plate-forme sociale réalise ainsi « l’un des principaux ressorts de la réussite des réseaux sociaux », qui réside dans « l’entrelacement, limité, contrôlé et inégalement réalisé, de ces deux types d’usage [échange de type conversationnel ou de type partage de contenu], permettant aux usagers de mélanger liens forts et liens faibles, conversation et partage de contenus, identité contextuelle et identité stratégique10 ».
Cette multiplicité des sphères relationnelles (amis, collègues, inconnus) couplée au fait que Facebook tente de réduire, faute d’annuler, la liberté de cumuler les identités numériques (en imposant aux utilisateurs de ne lier qu’un seul compte à leur adresse e-mail), a pour conséquence que les activités de l’utilisateur sur la plate-forme sociale sont plus proches de ses comportements au quotidien. Le partage de données, permettant à la fois aux publicitaires de cibler leur source tout en donnant lieu à une généralisation du phénomène de surveillance, place la dualité entre vie privée et vie publique au cœur de la question de l’identité numérique. Au-delà de cet enjeu, les limites imposées par le cadre de Facebook concernent le contrôle exercé sur les publications (dont l’exemple le plus connu est la censure dont a fait l’objet une photographie du célèbre tableau L’Origine du Monde), ses conséquences comportementales (phénomène d’addiction, modification de la perception du monde et du rapport à l’autre), ou encore la rigidité de son cadre numérique formel (limité en terme de potentiel de fiction et de créativité).
L’artiste-explorateur : exposer les rouages du réseau social
La contradiction première des plate-formes sociales réside donc dans cette double-existence du « moi numérique », entre manifestation d’une forme d’individualité, et sa nature numéraire, connectée. S’interroger sur le réseau, c’est d’abord explorer le langage du numérique ; exploiter ses données, son code, revient à révéler l’identité numérique dans sa réalité – un contenu lisse, normalisé, qui permet une classification des individus. Les pratiques d’appropriationnisme se révèlent alors pour les artistes le moyen de s’emparer de la matière première du réseau social, afin de renouveler leurs pratiques artistiques, d’explorer les enjeux de ces données et bien souvent, de dénoncer la standardisation de l’identité numérique.
Je vois dans la pratique artistique qui consiste en la réappropriation de données personnelles une posture d’exploration ; la figure de l’explorateur entretient en effet de nombreuses relations avec celle de l’artiste qui interroge le contenu numérique et ses possibilités d’exploitation. Nathalie Talec, artiste plasticienne, envisage ainsi l’exploration du Grand Nord comme une métaphore de l’art : « Je pense qu’il y a une grande proximité entre la figure de l’explorateur polaire et le personnage de l’artiste. L’un comme l’autre aborde des territoires inconnus, lance des défis au réel, selon des postures de découverte, de tentative de survie et d’exploration de l’inconnu. L’un comme l’autre souhaite trouver une issue, une forme, par un geste, un déplacement, un objet, un compte-rendu11 ».
Cependant, lorsque l’artiste revêt les habits de l’explorateur, l’aventure n’est plus la même. Le territoire numérique, et Facebook plus particulièrement, n’est plus une contrée lointaine à découvrir ; il est aujourd’hui un pont avec la réalité, avec la vie quotidienne. Tous deux partagent le goût des sciences et de l’expérimentation ; la démarche de l’artiste-explorateur est expérimentale, en ceci qu’elle s’appuie essentiellement sur la pratique, sur la manipulation de cette matière numérique – mais il possède également les outils (ici, technologiques) nécessaires à sa quête. Il s’agit alors d’une expérience12, au sens où l’entendent les deux artistes Paolo Cirio et Alessandro Ludovico : expérience, tout d’abord, de la matière, mais expérience également des réactions suscitées par l’œuvre – car l’acte d’appropriation et le détournement sont deux modes opératoires profondément critiques13. L’exploration des données suivie de leur recontextualisation permet alors, dans une perspective empirique, de mener à un raisonnement, à une réflexion sur les enjeux du réseau social. C’est ce double enjeu de l’expérience qui fait le pont entre la figure de l’artiste-explorateur et celle de l’hacktiviste, entre expérimentation technologique et action politique.
Le mythe de l’explorateur s’est construit sur la base des grands récits, inspirés de carnets de voyage. Paolo Cirio et Alessandro Ludovico s’ancrent dans une démarche de dénonciation, c’est pourquoi leurs œuvres s’accompagnent souvent d’une explication. Tout comme l’explorateur, les artistes rapportent de cette expérimentation un récit complet, qui constitue leur carnet de voyage : le projet Face-to-Facebook, réalisé en 2011 est en effet développé en détail sur le site qui lui est dédié, accessible au sein même de l’installation depuis un ordinateur. Le site regroupe, entre autres, le processus de fabrication de l’œuvre, ses enjeux et un texte critique à l’encontre de Facebook, signé par les deux artistes. Mais, si l’explorateur rapporte de ces terrains inconnus des objets de curiosité, c’est une transformation que les artistes du même nom donnent à voir à leur public. Il s’agit d’exposer ces données détournées, recontextualisées, extraites du flux numérique qu’ils ont préalablement exploré ; et bien souvent, d’élaborer une fiction.
L’appropriation utilisée comme un mode opératoire permet aux artistes à la fois d’explorer l’envers du décor du réseau social et de dévoiler ses limites. Explorer la matière première du réseau social, afin de rendre visible, dans leurs œuvres, cette dualité entre l’humain présent derrière son ordinateur et les données personnelles qui constituent son identité numérique. Ils ouvrent ainsi la voie à des questionnements sur l’hybridité de ces données qui balancent entre deux états, entre « matière organique14 » et matière numérique, mais s’interrogent aussi sur les dérives du système, le rôle de l’artiste et celui de l’utilisateur du réseau social.
Cette démarche me semble être au cœur de l’œuvre Face-to-Facebook. C’est en s’appropriant des données personnelles de profils Facebook et en les détournant que les deux artistes déconstruisent les dispositifs de mise en scène de soi à l’œuvre sur les réseaux sociaux, mettant ainsi à nu le potentiel de fiction que permettent les données de ces identités numériques : « Les différents éléments qui forment les identités [numériques] peuvent être re-mixés, re-contextualisés et ré-utilisés à volonté. Les données de Facebook deviennent alors les lettres d’un alphabet interdit utilisé pour narrer des identités réelles ou nouvelles, créant ainsi de nouveaux personnages dans un nouveau contexte15 », expliquent-ils. Profondément critique, l’œuvre s’inscrit dans une tentative de déjouer le monopole exercé par Facebook et d’en exposer les rouages16. Elle est avant tout action : les deux artistes ont piraté pas moins d’un million de profils Facebook, constituant une gigantesque base de données. Après les avoir triés et analysés à l’aide d’un logiciel de reconnaissance faciale, 250 000 profils (uniquement avec une photo présentant un visage de face) ont été sélectionnés pour mettre en place le site de rencontre créé par les deux artistes, Lovely Faces. Ce projet a donné lieu, dans les cinq jours suivant la mise en ligne du site lovely-faces.com, à une foule de réactions : « l’œuvre d’art reçut plus de mille mentions dans la presse internationale, onze menaces légales, cinq menaces de mort et plusieurs lettres des avocats de Facebook17 », peut-on lire sur le site de l’artiste Paolo Cirio.
Cet engouement médiatique – deuxième enjeu de l’expérimentation – fait désormais partie intégrante de l’installation Face-to-Facebook ,
Paolo Cirio et Alessandro Ludovico, Face to Facebook – Hacking Monopolism Trilogy, 2011.
Matériaux divers, dimensions variables
© Paolo Cirio et Alessandro Ludovico
Paolo Cirio et Alessandro Ludovico, Face to Facebook – Hacking Monopolism Trilogy, 2011.
Matériaux divers, dimensions variables
© Paolo Cirio et Alessandro Ludovico
généralement composée de quatre éléments18 ; une télévision diffuse en boucle les émissions, reportages et interviews qui ont participé à cette performance médiatique ; enfin, un organigramme (représentant les opérations de sélection, piratage et la re-catégorisation des données) est projeté sur le mur grâce à un rétroprojecteur.) et dans laquelle, tout comme sur les réseaux sociaux, ce sont d’abord les photographies qui attirent le regard du visiteur.
Paolo Cirio et Alessandro Ludovico, Face to Facebook – Hacking Monopolism Trilogy, 2011.
Matériaux divers, dimensions variables.
© Paolo Cirio et Alessandro Ludovico
Sur un panneau mural, sourires et regards anonymes se déclinent à l’infini. Et pourtant, comme le soulignent les deux artistes, ces images nous donnent accès à ce que l’être a de plus intime : « [Sur Facebook], notre visage devient simultanément ce que nous avons de plus privé, et ce qui est le plus exposé. Combien de personnes sont autorisées à toucher notre visage, par exemple ?19 ». Ce troisième projet de Hacking Monopolism Trilogy est destiné à faire prendre conscience à l’utilisateur de Facebook autant qu’au spectateur de l’œuvre, ou encore au visiteur du site de rencontre, que son identité numérique est exploitable par d’autres et qu’elle ne lui appartient pas ; qu’elle se réduit à une base de données quantifiables et normées, des Big Data. L’esthétique de ce panneau mural entre en adéquation avec cette idée, en empruntant l’aspect d’un trombinoscope : ainsi alignés, lissés, les visages deviennent impersonnels dans leur infinie répétition, jusqu’à perdre leur essence.
Paolo Cirio et Alessandro Ludovico, Face to Facebook – Hacking Monopolism Trilogy, 2011.
Matériaux divers, dimensions variables.
© Paolo Cirio et Alessandro Ludovico
On peut aussi remarquer que le site lovely-faces.com se place dans l’esthétique d’un produit issu de la société de consommation de masse, dont le graphisme reprend les codes de la publicité. Une idée qui rejoint la critique formulée à l’encontre du site Facebook : comme le précisent les deux artistes, « les plates-formes de réseaux sociaux ne sont pas des organisations publiques conçues pour apporter une quelconque aide à des problèmes sociaux, mais des sociétés privées. Leur mission n’est pas d’aider les gens à créer des meilleures relations sociales […]. Leur mission est de faire de l’argent20 ». « La valeur marchande de ces entreprises est proportionnelle au nombre d’utilisateurs qu’ils ont21 », ajoutent-ils : il semblerait qu’ici, ce soit l’utilisateur lui-même qui devienne à la fois le produit et la matière première de l’industrie Facebook. En choisissant de faire exister ces identités sur un site de rencontre, les deux artistes élaborent une fiction non dénuée d’ironie visant à dénoncer le principe de séduction au cœur des comportements sur Facebook (qui passe par exemple par l’affirmation de soi, la mise en scène de soi et du quotidien, la recherche du like, le rapport aux chiffres).
Les explorateurs, tout comme les artistes sur un autre plan, font face à des questions de survie, de résistance. Cette dimension de lutte est également fondamentale dans la posture de l’hacktiviste, dont Paolo Cirio est l’un des chefs de file. La tactique employée ici, qui vise à dénoncer les usages des internautes – consommateurs – autant que l’oppression exercée par le système dominant, s’arme précisément des outils de ce dernier : les deux artistes exploitent les données personnelles, afin d’explorer et d’exposer l’envers du système (qui les exploite tout autant à des fins d’archivage, de surveillance, de marketing).
L’artiste-habitant : occuper l’espace du réseau social
Facebook homogénéise l’identité et limite l’auto-représentation, dans le but de servir le capitalisme tardif et au détriment des minorités de genre, raciales et ethniques. L’entreprise emploie ses outils d’identité singulière, d’auto-description limitée, et une présentation visuelle cohérente dans le but de regrouper ses utilisateurs dans un monceau réduit de données. Ces données décrivent les individus non pas comme les constructions sociales et culturelles complexes qu’ils sont, mais comme des collections de consommateurs à commercialiser et à gérer.22 »
Benjamin Grosser, « How the Technological Design of Facebook Homogenizes Identity and Limits Personal Representation »
Il est nécessaire, si l’on considère l’interface de Facebook non plus dans sa dimension politique mais comme un espace à occuper, d’interroger ce qu’elle peut offrir en termes de créativité – puisqu’il s’agit ici de créer sa page personnelle. Son cadre numérique est en effet limitatif, tant en termes de personnalisation que de fiction. Plusieurs artistes en repoussent cependant les limites en dénichant les failles de ce cadre numérique.
© Alexandre Oudain
Alexandre Oudain s’interroge par exemple sur les critères formels du profil Facebook. Profitant du fait que le système affiche systématiquement les cinq dernières photographies de l’utilisateur sur sa page personnelle, l’artiste parvient tout de même à occuper, à habiter l’espace de son profil de manière créative, en construisant une image globale qui s’affranchit des frontières des images. Alexandre Cadain revêt ainsi l’habit de l’artiste-habitant, c’est-à-dire de celui qui, à la manière des consommateurs décrits par Michel de Certeau, gagne du terrain sur l’espace même du réseau social. Le philosophe et historien utilise à cet effet la métaphore du « braconnage culturel » : « Michel de Certeau assimile les producteurs de sens à des propriétaires terriens qui imposent le sens des biens culturels aux consommateurs, grâce à la réglementation des usages et accès. Il compare alors les consommateurs à des “braconniers” sur ces terres, au travers des mailles du réseau imposé, mais recomposant par leur marche propre leur quotidien23 ». À l’image de ces « braconniers », l’artiste-habitant trouve, au sein même du système, des marges de manœuvre visant à contourner ses limites pour réinventer ses usages ; il est acteur du quotidien, et entretient presque une relation de complicité avec le système du réseau social, en participant à sa production.
Ainsi, certaines œuvres visent-elles à multiplier les partages de contenus – souvent de manière automatique – sur le réseau social, participant ainsi à son fonctionnement tout en adoptant une posture critique vis-à-vis ces usages.
Gregory Chatonsky, FEED ME, 2009
© Gregory Chatonsky
C’est le cas par exemple de FEED ME (2009) que l’artiste Gregory Chatonsky explique en ces termes : « Chacun d’entre nous nourrit de plus en plus naturellement et fréquemment les différents sites sociaux auxquels il est inscrit. Sur Facebook ou Twitter, nous faisons une chose et nous disons que nous sommes en train de le faire, finissant par faire ce que nous sommes en train d’écrire. FEED ME propose de déléguer cette tâche et de nourrir le réseau de lui-même en reversant des phrases trouvées sur Internet à ces sites sociaux. Ainsi la boucle autophage est-elle complète et notre vie pourra durer le temps du réseau24 ».
Recherches graphiques illustrant les statuts Facebook à travers HEKKAH
© Acting Without Reality (AWR)
Recherches graphiques illustrant les statuts Facebook à travers HEKKAH
© Acting Without Reality (AWR)
Le collectif d’artistes Acting Without Reality (AWR), composé de Thomas Cheneseau, Raphaël Isdant et Michaël Jespersen prolonge ce questionnement à travers l’œuvre HEKKAH : « HEKKAH est une entité numérique qui habite le réseau social Facebook dans le but de se nourrir de nos vies quotidiennes 25» : l’habitant ici naît dans ce flux, et n’existe qu’à travers lui. Cette entité, nommée Hekkah Awr, matérialise une identité collective : « En acceptant l’amitié Facebook d’Hekkah Awr, les statuts de chacun remontent instantanément dans un espace d’exposition public. HEKKAH possède ainsi un lieu où se réalise une réflexion sur l’identité numérique. Son autel matérialise un corps à travers une projection interactive où chaque spectateur peut y voir une incarnation de soi26 ». Tout en étant génératrice ce de flux, HEKKAH est à la fois créatrice de fiction et matérialisation, fragile, dans l’espace. Elle interroge le format de visibilité à l’œuvre sur Facebook : « L’identité est devenue agissante, c’est-à-dire non plus fondée sur des informations volontairement saisies pour se représenter, mais fondée sur une captation des activités de l’utilisateur. Pour exister, il devient dès lors nécessaire d’agir, de se manifester en permanence pour prendre existence. […] HEKKAH met en scène ce qu’est devenue l’identité aujourd’hui : un agrégat de traces sur des activités, des changements de statut, des billets publiés, par elle et par ses “amis” Facebook. Si son réseau la raye de ses contacts, elle disparaît ; si le réseau n’a plus d’activités, elle disparaît27 »
L’artiste-habitant entend occuper l’espace du réseau social, générer de l’action sur son interface. Bien que sa démarche ne prend pas forcément sa source dans l’art génératif (Alexandre Oudain parvient par exemple à s’approprier cet espace en jouant de ses fonctionnalités), cette pratique me semble profondément liée à une volonté de « faire vivre » une œuvre sur ou à travers le réseau social – ce n’est plus l’artiste qui occupe l’espace mais son œuvre. Une œuvre autonome, qui ne dépend plus de la main de son créateur et nous interroge sur le mode d’existence de ces données qui, une fois séparées de l’utilisateur pour rejoindre le réseau social, se dotent d’une existence propre et élaborent une fiction parallèle.
L’artiste-technicien : reconfigurer l’espace du réseau social
Si Claude Lévi-Strauss juge, dans son ouvrage La pensée sauvage (1962)28, que la figure de l’artiste se place à mi-chemin entre celle du bricoleur et de l’ingénieur, la démarche de l’artiste-technicien est définitivement plus proche de la seconde.
Les réseaux sociaux modifient notre perception du monde et notre rapport à l’autre ; ils sont prescripteurs de comportements sociaux. Emprunter la posture de l’artiste-technicien consiste à repenser, dans un double-mouvement, la forme du réseau social et les enjeux sociologiques de notre présence en ligne. C’est précisément l’intention de l’artiste Benjamin Grosser, qui s’interroge au travers de son œuvre The Facebook Demetricator (2012) sur le rapport qu’entretient le design de Facebook quant à la conception de l’Autre.
Metric locations on the Facebook news feed
© Benjamin Grosser
L’interface est en effet envahie par les chiffres : des notifications visent à informer l’usager de son nombre de messages privés, des demandes d’ajout de la part d’autres internautes (qui ajoutent ainsi « +1 » à sa liste d’amis), ou encore du montant de « likes » et de commentaires qu’il a récoltés sur les contenus qu’il a partagés ; les chiffres sont également présents sur le profil de chaque utilisateur (il est possible de voir la quantité de ses amis) et sur tous les contenus partagés (nombre de commentaires et de « likes »). Facebook est la plate-forme sociale la plus dépendante de ces données qui quantifient l’interaction sociale ; sa survie dépend de la publicité ciblée, et ces « cibles » sont justement déterminées en fonction des données collectées29. Cette omniprésence du chiffre, qui entraîne parfois une dépendance de la part de l’utilisateur, conduit à concevoir l’autre en termes de données. Conscient que le cadre numérique du réseau social modifie les relations sociales qui passent d’un rapport de qualité à un rapport de quantité, l’artiste a conçu le plug-in The Facebook Demetricator – littéralement, « le démétriqueur de Facebook » – pour remédier à la situation.
© Benjamin Grosser
Une fois installé, le programme retire tous les chiffres qui ne sont pas nécessaires à l’utilisateur : par exemple, « Vous et 14 personnes aiment ça » devient « Vous et d’autres personnes aiment ça ». « L’accent n’est plus mis sur le nombre d’amis que vous avez ou sur combien d’entre eux aiment votre statut, mais sur qui ils sont et ce qu’ils ont dit. Le décompte du nombre d’amis disparaît. […] Par le biais de tels changements, le Demetricator invite les utilisateurs de Facebook à l’essayer sans les chiffres, afin de voir comment cette absence change leur expérience. Avec ce travail, mon objectif est de déranger les rapports sociaux prescrits par ces numéros, établissant ainsi un réseau social qui ne dépend pas de la quantification30 », explique Benjamin Grosser.
À la manière de l’ingénieur décrit par Claude Lévi-Strauss, le technicien est celui qui va produire quelque chose qui n’est pas encore, et dont l’existence à venir pourrait bien modifier les habitudes actuelles. Il est en cela proche du scientifique, qui fabrique les instruments spécifiquement adaptés à la tâche à accomplir. Son intention est donc toute entière tournée vers ce projet – sa pensée est en ce sens projetée au-delà du présent, contrairement aux modèles de l’explorateur et de l’habitant, qui s’inscrivent dans une démarche plus expérimentale.
Bien que le système de pensée du technicien trouve sa source dans la strate de « rendement » comme c’est le cas de l’ingénieur31, il est également celui qui, sans cesse, s’adapte aux évolutions rapides des outils technologiques. Il est celui qui répare, rectifie le cadre du réseau social, dans un contexte d’innovation dans lequel sa structure est sans cesse changeante : tout comme le bricoleur, il fait donc également appel à la strate « primitive » qui est liée à la survie, à l’utilité immédiate, et c’est pourquoi il convient mieux de parler d’artiste-technicien que d’artiste-ingénieur.
Loin d’être exhaustive, cette taxinomie présente trois modèles aux frontières poreuses et s’envisage comme une grille de lecture des œuvres post-digitales ayant pour objet le réseau social. L’analyse des précédents exemples permet d’établir l’idée selon laquelle les artistes-explorateurs, habitants ou techniciens entretiennent presque une relation de complicité avec le réseau social, jouant de sa matière première, de son interface et de ses limites. Les différentes démarches adoptées permettent de changer l’expérience du réseau, réactivant ainsi l’idée d’une « invention du quotidien » au sens de Michel de Certeau.