En 2011, à Portland (USA) une jeune musicienne et graphiste de 19 ans, du nom de Ramona Andra Xavier, publie onze albums sur la plate-forme musicale Bandcamp en l’espace d’une année. Onze albums pour autant de pseudonymes : Macintosh plus, Vektroid, esc 不在, Fuji Grid Tv ou encore Laserdisc vision.
Album Néo Cali de Vektroid et Floral Shoppe (フローラルの専門店) de Macintosh Plus
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Ordinateurs humanoïdes, statues aux regards vides, palmiers et grandes étendues de paysages contemplatifs, telles sont les images illustrant ses albums, extensions visuelles aux atmosphères éthérées de sa musique électronique progressive ambient, et synthwave. L’unité d’harmonisation de ces albums, par l’adéquation du visuel et du sonore, est singulièrement forgée par l’assemblage hétéroclite d’images et de samples. Ces samples, échantillonnages sonores qui constituent ses productions musicales, sont issus de logiciels de vieilles machines informatiques, de jingles de systèmes d’exploitation désuets, de jeux vidéos de première génération, de musiques Smooth Jazz 80’s ainsi que d’effets de distorsion vocaux. Tous ces éléments assemblés à la manière d’un collage font de chacune de ces pièces des objets complets dans leur cohérence esthétique et sonore.
On pénètre dans ces albums-univers comme dans une vaste et vaporeuse étendue numérique. À tout moment un changement de rythme peut former une vague de signaux sonores sur laquelle notre oreille ou notre œil peut s’écraser. Vapor et Wave, les termes sont additionnés pour former le mouvement Vaporwave.
C’est ainsi qu’à l’intérieur des processeurs de nos ordinateurs se trouve un vaste champ numérique où le flux analogique de l’onirisme humain prend sa liberté, dans une symbiose bien factice et revendiquée comme telle : un rêve de carte postale, ou plus exactement de fond d’écran Windows, ouvrant sa fenêtre à une vaste étendue de pixels rosoyants. Nombreux sont les aficionados du style qui attribuent au musicien expérimental Chuck Person – connu aujourd’hui sous le nom de Oneohtrix Point Never –, l’impulsion première qui aurait donné lieu au mouvement Vaporwave, notamment par la parution de son album Eccojams Vol.11 en 2010. Il s’agit d’un album déconstruisant frénétiquement et de façon répétitive les mêmes types de samples que ceux utilisés par Ramona Andra Xavier. Elle qui, comme Chuck Person, use de techniques de mixage Hip-hop issues du milieu des années 1990, le “Chopped and screwed”, ou haché et ralentit à 70 BPM2.
Le mouvement Vaporwave réunit sous son nom de nombreuses pratiques de créations d’images sur internet. Leur particularité commune tient du fait que ces images sont diffusées de façon exponentielle par de perpétuelles réinterprétations par les internautes. Ce processus qui fait la caractéristique d’internet – mais aussi celle de l’évolution des cultures depuis des milliers d’années – est appelé la mémétique. Ce terme issu de l’épistémologie évolutionniste en sciences humaines désigne la spécificité de l’Homme à toujours emprunter et réinterpréter pour créer, construisant par la même occasion le propre d’une culture comme somme d’éléments extérieurs.
Your life is a meme, capture d’écran du site dadscream.tumblr.com
En effet la mémétique est une fonction qui emprunte le schéma darwinien de l’évolution du gène pour étudier le vivant, dans une optique d’étude de l’évolution des cultures. Cette fonction mémétique passe par la mutation dynamique d’un objet culturel, appelé le mème (un conte, une parole, une image ou un rituel), qui évolue d’une génération à une autre par l’imitation et l’auto-réplication. Pour résumer, le mème est l’équivalent culturel du gène, car son procédé de fonctionnement est similaire. Sur internet, les mèmes incarnent tout types d’objets ; images, textes, vidéos, citations. Nous verrons que, facilités par la fonction de l’hyperlien3, ils sont la source d’un flux constant de diffusions et de réappropriations par les internautes, créant ainsi incessamment d’autres mèmes jusqu’à en émousser le sens premier. Ces réinterprétations se propagent de façon exponentielle par la nature rhizomatique du Web, permise par des plateformes de large diffusion et d’auto-évaluation informative et/ou créative telles que Reddit ou Tumblr, sur lesquelles prennent vie de nombreux mouvements artistiques informels tels que le Vaporwave.
Les mèmes concourent à déconstruire les usages d’internet par des éléments internes à leur construction : ils illustrent. Illustrer c’est révéler le fonctionnement du Web et de la mémétique. Mais le révéler ce n’est pas expliciter ce qu’apporte cette mémétique à nos usages d’internet et à l’imagerie qui s’y crée. C’est pourquoi, pour déceler les signes implicites qui composent ces images et comprendre les enjeux qu’ils soulèvent, il est nécessaire d’étudier la fabrication de l’image avec les outils de fonctionnement de la structure interne d’internet. C’est en cela que mon approche consiste ici à énoncer une logique spécifique de ces images, lesquelles selon moi n’ont rien d’innocent dans leurs intentions car cette mémétique est révélatrice des usages culturels de notre Web 3.0 balbutiant.
Échantillons sonores et visuels analogues
En biologie, on dit de deux organes qu’ils sont « analogues » pour designer le fait qu’ils ont des rôles similaires, malgré la différence d’espèces auxquelles ils appartiennent. Ce terme est selon moi très adapté à la situation car je conçois les mèmes comme des organes qui constituent la matière nécessaire à la vivacité d’internet. En effet, la notion de vivant peut, notamment sur internet, s’étendre à tout ce qui constitue la sphère des activités humaines. En ce sens, la spécificité de l’espèce humaine passe par le fait que l’on s’approprie les idées, les techniques ; nous empruntons l’ancien afin de créer du nouveau. Pour ce faire, on puise dans la matière première l’échantillon, le sample intégré dans notre quotidien IRL4 ; on les recombine, les remixe pour construire l’imagerie de notre internet et, par extension, de notre culture post-digitale. La mémétique n’est donc autre que le fonctionnement interne du remix5 qui passe par le sampling d’éléments.
Pour en revenir au mouvement Vaporwave sur lequel s’établissent mes hypothèses, je constate que la part de créations graphiques est très présente dans ce mouvement musical, ce qui dénote une musique au ressenti très optique. En effet, le sensible et l’imaginaire y ont une grande influence, c’est pourquoi ce mouvement est souvent accompagné du terme « A E S T H E T I C », comme revendiquant une nouvelle esthétique6. Toutefois nous allons le voir, ces nouvelles pratiques de l’image vont, selon moi, au-delà d’un ressenti subjectif, elles révèlent que le fonctionnement d’internet en tant qu’intégrateur d’éléments culturels. En effet, l’auditeur procède à des rapprochements formels entre les choses qu’il entend et ce qu’il y voit, ou ce qu’il aimerait y voir. Il crée des liens implicites avec ce qu’il connaît, et crée du nouveau à partir de cette analogie. Ainsi l’oreille et l’œil sont, par la façon dont ils activent la mémétique, des organes analogues. Considérons un instant les échantillonnages sonores et les échantillonnages d’images comme concordants l’un avec l’autre. L’image serait relative au son utilisé, et inversement. Voyons cela avec une création mème Vaporwave issue de Reddit.
Immortal
Le logo Windows 95 qui y est représenté n’est pas vide de sens, il est l’illustration d’un sample musical du jingle de lancement de ce même système d’exploitation, utilisé dans le style musical dont s’inspire ce collage. Les signes visuels et sonores sont donc ici analogues. Par l’utilisation de ces échantillons, l’auteur évoque une nostalgie envers ces premiers systèmes informatiques.
Selon cette logique de fonctionnement, un sample musical de générateur de cracks de logiciels serait ainsi analogue à la capture d’écran du même logiciel. Avec l’utilisation de ces échantillons, l’auteur évoque les débuts du langage HTML de l’interface graphique de nos écrans, notamment par la création personnelle de logiciels et leur mise en réseau alternative aux débuts de l’internet.
Ces échantillons visuels et sonores ainsi saisis sont réciproquement illustratifs, mais ils sont aussi, par extension, déterminés par ce qu’ils signifient dans le paysage culturel et l’imaginaire collectif. Cette caractéristique leur instaure une qualité d’idéogrammes, symbole graphique représentant une idée.
BLΛNK BΛNSΗΣΣ, un musicien dont les productions diffèrent du genre Vaporwave par le fait qu’il y intègre des rythmes trap7, intègre dans son morceau « Eco zones » des samples du jeu vidéo Donkey Kong Country, plus particulièrement de la bande sonore du level 4 nommé « Coral capers ». Les décors du clip créés en CGI8 sont inspirés de ce niveau aquatique culte et reproduis en trois dimensions mal dégrossies. Il est habituel de rencontrer cette technique de modélisation hasardeuse sans rendering9 dans les créations mèmes puisqu’elle fait évidemment sens à travers sa référence aux jeux vidéo du milieu des années 1990. Ces décors étaient très répétitifs dans leurs apparitions car très peu de modèles existaient mais ils avaient la qualité d’offrir des atmosphères envoûtantes dans lesquelles évoluaient les premiers gamers.
Hyperliens du passé
À travers cette réactivation nostalgique des traces passées de l’écran, il s’agit de faire ressurgir le spectre des premiers décors destinés aux jeux-vidéos à la manière de ce que Derrida appelait l’« Hantologie10 », terme revisité depuis 2006 par les critiques musicaux11.
Hantologie, pour le fait d’être hanté par des souvenirs, des vestiges témoignant d’une époque. Faire ressurgir les spectres du passé c’est emprunter et assimiler des traces : les grésillements d’un vinyle, les grondements d’un modem, les modulations de rembobinage d’une cassette audio ou comme ici, les pixels grossiers et modélisations douteuses des prémisses du jeu vidéo. Cette façon d’utiliser des échantillons sonores et visuels comme vestiges d’un passé commun générationnel est manifeste d’une volonté de forger une imagerie de ce temps, par la référence. Ces échantillons référents sont, comme j’ai pu l’évoquer, assimilables à des idéogrammes mais, même au-delà, ils sont selon moi profondément allégoriques. Allégoriques au sens postmoderniste amené par Craig Owens en 1980, terme qu’il dépoussiéra en regard de la création artistique qui façonnait son époque. L’allégorie est, selon lui, exploitée sous différents modes opératoires par les artistes, une réactivation de référents antérieurs qui drainent un fond culturel commun et qui ne demandent qu’à être incessamment remodelés, notamment par l’hybridation de différents médiums et l’accumulation de fragments. Il affirme, dans son essai L’impulsion allégorique : vers une Théorie du postmodernisme (1980) que « l’allégorie, de manière logique, est attirée par le fragmentaire, l’imparfait, l’incomplet – une affinité qui trouve son expression la plus aboutie dans les ruines, que Benjamin qualifie d’emblème allégorique par excellence12. » Ces échantillons sont donc des emblèmes allégoriques d’éléments culturels. Il est amusant de voir Walter Benjamin faire l’apologie de la ruine comme emblème allégorique, lorsque sur internet les statues romaines sont emblématiques de la mémétique Vaporwave, au point où elles en deviennent idéogrammes de ce mouvement : partout l’on retrouve en effet le fameux buste antique trônant sur la couverture de Macintosh plus (R. A. Xavier).
Il est intéressant, par cette articulation spécifique de l’allégorie en tant qu’usage d’un référent qui disparaît peu à peu au profit de ses nouvelles réinterprétations, d’émettre une analogie avec la fonction de l’hyperlien-glossaire, régissant l’internet depuis ses débuts. L’hyperlien est le fil conducteur, un flux analogique entre différents composants des pages internet qu’ils soient de l’ordre de l’image, du textuel ou encore de la vidéo. Par sa fonction de mise en relation de données, il permet la mise en réseau d’informations et donc la mémétique. La spécificité de fonctionnement de l’hyperlien est la même que celle de l’allégorie : de la source à la destination. De plus, souvent unilatéral dans sa destination, il est complexe de retourner à sa source. Ces sources sont, comme tout objet internet, des électrons libres en constante évolution car les objets que l’on y associe peuvent disparaître ou se transformer13. Il s’agit donc là, pour reprendre les termes de Owens, d’un « processus irréversible de dissolution, de déchéance, d’éloignement progressif de l’origine14 ». Le sens premier s’en trouve biaisé, voir même complétement perdu.
Selon Kirby Ferguson cette perte est nécessaire à la création. Par un flux de constante « analogie » la source est mémétiquement réarrangée. Les échantillons sont combinés afin d’en produire de nouveaux, et ainsi de suite. On se crée donc une palette de composants, comme – par métaphore – la palette de couleurs du logiciel Paint (lancé en 1985) qui est devenu iconique tant son impraticabilité technique l’a érigé au sommet du podium de ces choses mal fichues mais importantes aux yeux d’une génération. C’est aussi une particularité du mème de sacraliser ironiquement le mal fait, le bricolé : les échantillons des collages numériques sont souvent grossièrement découpés sur Adobe Photoshop afin d’évoquer les coups de ciseaux hasardeux. Nombreux sont les artistes qui aiment utiliser les images capturées sur des appareils photographiques jetables, car celles-ci ont de la valeur dans leur insignifiance première, le jetable est jeté, n’en restent plus que les artefacts (sa ruine). Rituel, répétitif et hétéroclite, le mème est donc un outil explorant les qualités mêmes de l’allégorie fragmentaire dans le but de « relater sa propre contingence, son manque d’indépendance, et son absence de transcendance15 » ; une carte postale factice sans possibilité de retour à l’expéditeur.
Transparence de la fabrication manifeste
Arrêtons-nous un bref instant sur le collage Vaporwave d’un artiste Tumblr du nom de Kenny Smith. Ce collage visiblement réalisé grâce au logiciel Adobe Photoshop est éloquent car il s’agit d’un archétype du genre par sa forme et son processus de fabrication.
Kenny Smith, capernsvapors.tumblr.com
Afin d’effectuer les détourages de chaque élément, de superposer ces derniers et d’en modifier les couleurs, une certaine maîtrise du logiciel est nécessaire. Pourtant, ce puissant logiciel est employé ici dans une volonté de produire une image au résultat final se revendiquant du Work In Progress. En effet, tous les éléments sont assemblés sur une couche alpha16 spécifique au logiciel Photoshop, facilement reconnaissable grâce à ses carrés gris et blancs. Cette couche de fond est spécifiée « transparente » dans le logiciel car elle devient invisible lors de l’exportation de l’image en l’extension png. Le fait qu’elle soit visible ici laisse penser que l’artiste a procédé à une capture d’écran de son logiciel afin de pouvoir conserver ces carrés, caractéristiques de la construction Photoshop. Il s’agit donc là pour l’artiste de mettre en exergue la fabrication numérique de l’image, afin de permettre à cette dernière d’exister en tant que finalité et d’inscrire son processus de fabrication dans le résultat b de l’œuvre numérique. De plus, par analogie, un découpage frénétique musical est l’équivalent sonore d’un morcellement d’images, ce collage illustre donc ici la fabrication transparente de cette musique dont il s’inspire, faite de samples apparents, distordus et découpés frénétiquement.
De la même manière, le clip « Hurt » du rappeur Yung Lean17, rend compte du fait de la transparence lorsque, à 1 minute 26 de visionnage, l’image qu’il a choisi d’incruster sur le fond vert devant lequel il se trouve est une capture d’écran du logiciel de montage vidéo Final Cut Pro, saisie au moment même de la construction de l’incrustation de ce clip.
Yung Lean, capture d’écran du clip Hurt à 1:26
La transparence de la fabrication d’une image est ainsi signifiante d’une part de la volonté de son auteur de révéler son fonctionnement interne, et d’autre part, d’une désillusion collective face à sa fabrication. Cette incrédulité vient du fait que, sur internet comme dans notre quotidien IRL, l’image publicitaire monnaye le rêve. Ce rêve est une version de notre quotidien façonnée en profondeur et dont la surface a été lissée, à l’image des travaux de canalisations : creuser, colmater et camoufler. Les créations mèmes ne sont plus dupes et révèlent ce qui est caché, jusqu’à l’exhiber. Le but étant, en en révélant le fonctionnement, d’en extraire toute la substance factice. Avez-vous déjà cliqué sur la touche F12 de votre clavier lorsque vous êtes sur une page internet ? On y voit s’afficher la structure HTML de la page internet. C’est là la spécificité de notre Web : ne pas dissimuler le code brut de fabrication et ainsi être transparent sur le fonctionnement de l’interface, afin que chacun puisse copier-coller des lignes HTML et se les réapproprier.
Exhiber c’est aussi détourner et jouer de cette désillusion : Par exemple “Technology is overrated” (« la technologie est surfaite ») est le nom d’un blog phare Vaporwave de Tumblr qui ironise sur nos usages du Web et notamment de la mémétique.
Page « about », itguidesandnews.tumblr.com
L’autodérision est ainsi récurrente dans de nombreuses créations Tumblr et Reddit. En effet « le créateur de mèmes est un “usager” d’internet au sens que Foucault entendait : un utilisateur actif qui fait “usage” et qui s’amuse des normes qui le régissent dans un contexte historique donné18 ». L’internet n’est plus passif depuis l’avènement du Web 2.0, chaque internaute y ajoute sa contribution en étant conscient de sa condition. Il n’invente pas mais utilise l’internet comme outil de pensée et s’approprie ce qu’il y trouve. Craig Owens considérait par ailleurs l’allégorie comme une « arme aiguisée de la pensée » par le fait que « l’imagerie allégorique est une imagerie que l’on s’approprie ; l’allégoriste n’invente pas les images, il les confisque. Il s’attribue le signifiant culturel, se pose comme interprète19 ». L’internaute est interprète et demeure bien conscient de sa condition. C’est ainsi qu’il joue des potentialités fécondes de l’internet et se remet à créer, ou à montrer la création. Dévoiler les fils conducteurs : les référents et hyperliens. Par ailleurs, il est amusant de constater que le langage utilisé par les processeurs de nos ordinateurs pour compiler ces données afin de nous les retranscrire visuellement est nommé l’assembleur20. J’aime beaucoup cette constatation car, dans ma logique de réflexion, la mémétique humaine use du même procédé.
L’assemblage, syntaxe du langage idéographique
C’est précisément à cette idée d’assemblage d’échantillons/éléments culturels que s’attache, selon moi, l’artiste Jon Rafman, lorsqu’il met ses talents à la disposition de Daniel Lopatin – aka Oneohtrix Point Never dont nous parlions précédemment -, pour réaliser son clip musical « Sticky Drama » ainsi qu’un prologue introduisant l’histoire de ce clip.
Ce clip est un florilège d’idéogrammes frénétiquement montés par des cuts très rapides. Il met en scène une bande d’enfants se lançant dans une bataille épique et ultra-violente, mettant à partie des drones, des cocktails Molotov et des jouets enfantins transformés en armes biochimiques et médiévales. Le but de leur mêlée est de se procurer le « Tamagotchi21-monstre » gluant et très laid gardé secrètement par une « princesse » à la robe tissée de compact discs. Celle-ci est, comme dans les contes et jeux vidéo, enfermée dans une pièce la plus inaccessible d’un château.
Les générations nées à partir des années 2000 – comme c’est le cas pour les enfants du clip – n’ont pas connu les débats concernant le jeu Tamagotchi (le « numérique » s’immisçant dans le quotidien des enfants), c’est donc là un clin d’œil générationnel de les faire se battre pour cette créature « maléfique ». Leur jeu enfantin tient d’une bataille héroïque de référence très appuyée aux jeux vidéos MMORPG22 en réseau, notamment par le fait que les dialogues apparaissent en pop-up dans des encarts textuels accompagnés d’un avatar du personnage locuteur. L’artiste a voulu recréer un LARPing (Live Action Role Play23, jeu collectif souvent pratiqué par des adultes qui se rapproche de la pratique de la « reconstitution historique » mais qui en diffère par le fait que son histoire soit fictive. En effet, il est intéressant de noter que ce sont des jeux dans lesquels un univers entièrement fictionnel est intégré dans un univers physique. Un pont entre le virtuel et le tangible se crée, marquant le trouble contemporain de la frontière entre le numérique et l’analogique. De nombreuses références mèmes sont présentes dans ce clip : par exemple, la scène pendant laquelle un prophète scrute ses mains recouvertes de thym consiste en une réappropriation du mème Reddit « I’v got too much thyme in my hand24 ».
Oneohtrix Point Never, capture d’écran du clip Sticky Drama à 0:35
Ainsi, le clip est construit comme un dispositif séquentiel d’échantillons hétéroclites allégoriques (disons idéographiques), ce qui est significatif d’une volonté de l’artiste de s’inspirer du florilège de cultures présentes IRL et sur le web. J’utilise ici la formule “dispositif séquentiel” en dépit des connotations de linéarité cinématographique mais seulement pour le fait que ce clip soit composé en séquences, flashs backs et espaces-temps déconstruits, ce qui révèle la distinction entre l’assemblage et le montage. En effet l’assemblage tient plus du bricolage, de l’association fortuite d’éléments25 (ici des échantillons/idéogrammes) empruntés et donc remixés, que du montage qui se veut une syntaxe réfléchie. Or, selon moi l’internet et l’imagerie qui s’y crée procèdent de la même façon, par le mode opératoire de l’assemblage de fragments référents. Ce phénomène de l’assemblage est informel mais récurent, et donc notable. Il ne tient pas d’une méthode mais plutôt d’un bricolage compilant une époque dans une autre : un mode opératoire de la mémétique.
En effet les échantillons sont des éléments culturels, ils possèdent leurs propriété et historicité et ont été eux-mêmes créés par la mémétique. Le lecteur de l’image est dépossédé de son pouvoir de distinction des référents tant il se retrouve accroché à de nombreux éléments qui en composent la surface, qu’elle soit statique ou en mouvement. L’ensemble prime sur le fragment. Ramona Andra Xavier, Oneohtrix Point Never et Kenny Smith usent de ce procédé dans leurs créations : ils assemblent en un « organisme » une foule d’échantillons mémétiques afin de révéler, d’une part ce qui construit l’imagerie de leur génération, et d’autre part l’imagerie en elle-même. On pourrait métaphoriquement rapprocher cette imagerie générationnelle d’un patchwork de tricots hétérogènes, assemblés dans le but montrer l’étendue technique et l’évolution de ce médium dans le temps. Ainsi l’assemblage des échantillons constitue une imagerie qui n’a de sens que par le fait qu’ils soient fortuitement regroupés. Ils ne sont pas mis en relation pour des raisons formelles mais bien parce qu’ils drainent une foule de références communes, passées ou présentes.
Oneohtrix Point Never, capture d’écran du clip Sticky Drama à 0:53
Le Tamagotchi par exemple, est un échantillon qui a ses propriétés intrinsèques en tant qu’élément culturel et fait ici partie du tout, de l’imagerie. Sur internet, les hashtags communs résultent de l’adhésion à cette imagerie par les internautes qui y trouvent un espace d’expression. Ces hashtags permettent l’appartenance d’une communauté à cette imagerie et, implicitement, de la codifier en tant que « style », au sens de « personnalité d’une société », établi par Claude Levi-Strauss. En effet le mème est constitué d’éléments culturels qui, assemblés, matérialisent une imagerie générationnelle en perpétuelle mutation, reflétant les usages du web dans notre quotidien IRL.
Il s’agit bien là d’une interprétation, mais la large adhésion à ce type de figure de style qu’est l’assemblage fait preuve du fait que l’image est de plus en plus utilisée comme langage. Un langage que l’on pourrait qualifier d’« idéographique ».
L’assemblage assume le fait d’abandonner la linéarité du discours et donc de laisser libre interprétation au spectateur devant l’imagerie créée par ces idéogrammes. Comme le dit Eric Robertson, « les œuvres textuelles et visuelles dépendent de la participation du destinataire qui participe de façon interactive au processus d’interprétation26 ». Cependant certaines trajectoires de lecture plus larges pourraient être de plus en plus aiguillées par une manœuvre sous-jacente à l’internet que l’on connaît en 2016, la curation de contenu.
Les risques de la curation de contenu
Le Web tel qu’il fait partie de nos quotidiens en 2016 est un Web 3.0 en devenir, ou Web sémantique balbutiant. Par « sémantique » j’entends qu’il recueille toutes les informations concernant notre façon d’utiliser le réseau afin de constituer une immense banque de données de fragments d’informations nommé BigData27. L’internet sémantique a la capacité d’étudier le système de signification de toutes ces informations partagées afin de créer de la curation de contenu.
Le terme « curation », d’origine médicale (du latin curare), désigne le fait de mettre des moyens en œuvre afin de soigner une maladie ou une plaie. Le terme est introduit dans la sphère des arts par la fonction du curateur qui sollicite des réflexions et des œuvres artistiques afin de répondre à une problématique. Il s’agit dans les deux cas d’une réponse à un problème, et c’est aussi cette définition que l’on pourrait faire de la curation de données (ou Data curation). L’interprétation des créations mèmes passe par l’auto-évaluation sur les sites de partage de signets tels que Reddit ou 4Chan, il s’agit là d’une démarche de curation. En effet les créations y sont évaluées par les utilisateurs eux-mêmes, jugeant de leur pertinence en regard du processus mémétique et de l’évolution qu’elles donnent au style. Il s’agit là d’une curation inoffensive car à petite échelle. Cependant, en regard de l’évolution du Web sémantique, la curation de données pourrait aiguiller d’une façon plus grave certaines trajectoires de lecture. La curation de données, à grande échelle, est un moyen d’assembler des données selon leurs similitudes afin d’en faire ressortir des grandes lignes d’intérêts et de comportements sociaux sur l’internet pour offrir à l’internaute une sélection qui touche au plus près ses intérêts (et ainsi cibler une éventuelle marchandisation28. Or l’internet ne permet pas de classifier les données car sa nature rhizomatique est comparable à une arborescence incessante de déclinaisons. Y mettre de l’ordre serait faire préjudice à son essence même puisque les données le composant sont des matériaux qui, par la mémétique et les hyperliens, sont sans cesse en recherche de recréation, et échappent à toute typologie. En 2004, dans un contexte du Web 2.0, Yves Jeanneret disait déjà que « L’idée de non-linéarité (qu’incarne le terme « hypertexte » aussi grandiloquent que flou) s’inscrit en effet dans un imaginaire des valeurs culturelles. Sus à la ligne droite, à la rigueur, et à la continuité ! Vivent bifurcations, transgressions et ruptures !29 ». Cette curation, si elle est utilisée à des fins commerciales serait contestable par le fait qu’elle aiguillerait l’internaute dans une direction donnée et qu’elle camouflerait de nombreuses autres pistes qui mériteraient peut-être d’être explorées. Ainsi, à l’extrême, elle enfermerait l’internaute dans une conception euro-americanocentrée d’internet. Là où le mode opératoire de l’assemblage donne à voir pas à pas la construction et la mutation de l’imagerie dans le temps, le but paradoxal et sous-jacent de la curation est de cristalliser dans le temps ce qui est en perpétuelle mutation. Par conséquent, si le contenu était préalablement sélectionné cela aurait pour effet d’assécher la liberté de navigation nécessaire au procédé naturel de mémétique, et donc d’appauvrir la création internet.
L’image révèle nos usages d’internet par ce qu’elle représente et par le fait qu’elle s’abîme de ses incessantes réinterprétations, révélant ainsi sa propre contingence. Elle en devient un symptôme sociologique et culturel de l’ère post-digitale. Ainsi le mouvement Vaporwave – entre autres mouvements de fabrication de l’image issues d’internet – est-il révélateur d’une lecture idéographique en devenir. Car un nouveau langage visuel se crée, basé sur la construction mémétique de l’internet et en symbiose avec des préoccupations IRL, traduisant de celles-ci l’idée d’une imagerie générationnelle du post-digital. « Le style associatif a remplacé les tropes de l’ancienne rhétorique. L’écriture se fait disruptive, rhizomatique, ouvre des fenêtres quand et où ça lui chante », affirmait déjà Nathalie Roelens en 2004. En 2016, il s’avère que la question est d’autant plus actuelle. Bien que la curation de données soit peut être un obstacle à l’écriture rhizomatique des cultures, il est aussi envisageable de la considérer d’une façon plus louable par le fait que ses qualités en tant que Mash up pourraient être détournées des manipulations financières, et ainsi être réadaptées au profit d’un langage idéographique. Au-delà de mon optimisme certain, cela reste à étudier au regard de l’évolution du Web « sémantique » dans les années qui vont succéder à cet essai.