La forme actuelle, universellement répandue, de la micro-analyse iconique des œuvres d’art, depuis la seconde moitié du vingtième siècle, c’est la numérisation des images d’œuvres d’art, leur transposition en fichiers informatiques hyper-compacts, transmissibles en réseau sur toute la Planète, par le jeu bien réglé des unités élémentaires d’information : les bits 0/1 sur lesquels travaillent les programmes d’ordinateurs. L’art, transposé sous la forme de ses images, est annexé depuis de nombreuses années par le langage le plus minimaliste possible, celui de l’algèbre booléenne (binaire) des ordinateurs. Il ne s’agit pas, en l’occurrence, d’une présentation infinitésimale de l’image détaillée des œuvres d’art, au sens de la géométrie des infinitésimaux ; c’est plutôt, si l’on peut dire, sa réduction (ou banalisation) informationnelle, engendrée par le codage automatisé des « points d’image » matriciels : les pixels, détails élémentaires (particulaires) de l’image numérique.
La technoscience de l’information – échantillonnage, quantification et transmission des signaux numériques – a pris, en quelque sorte, le relais technique de « l’infinitisation » corpusculaire des images d’art, qui alimentait le discours rationalisant de la théorie critique ancienne, depuis la Renaissance jusqu’à l’époque de Baudelaire. L’opération de numérisation d’une œuvre d’art ou d’une photographie argentique de cette œuvre – tirage sur papier ou film argentique – consiste, invariablement, à la traduire en un alignement de « points » élémentaires, plus ou moins petits et plus ou moins denses, formant une matrice rectangulaire de microcellules photosensibles de taille variable (quelques microns carrés). En fait, le mot « point » n’a pas, dans ce contexte, le sens immatériel ou formel qu’il possède en géométrie ; il est utilisé seulement par analogie. C’est pourquoi le terme « pixel », contraction de l’anglais « picture element », est plus juste pour désigner l’élément « atomique » de l’image numérique, son ultime détail iconique.
Chaque pixel, déterminé par ses coordonnées rectangulaires au sein de la matrice photo-électronique (son « adresse » matricielle), est porteur des informations chromatiques primaires RVB (RVB = Rouge, Vert, Bleu) qui le caractérisent. Plus les « points d’image » sont fins, nombreux et resserrés (de grande densité), plus l’image numérisée offre à l’œil nu – à une certaine distance – l’aspect de la continuité visuelle et du modelé des teintes. Il faut souligner, à cet égard, que la distance à laquelle l’image est observée est fondamentale, car la proximité de l’œil par rapport à l’image digitale révèle des détails indétectables à plus grande distance. Ainsi, par l’usage d’une loupe de forte puissance, ce que l’on croyait être des points fondus dans la masse chromatique de l’image, se révèle un conglomérat granuleux de micro-détails discontinus. Nul besoin d’image numérique (ou numérisée) pour en prendre conscience : un tirage photographique traditionnel, observé à très courte distance – éventuellement avec une lentille grossissante –, fera ressortir ces détails cachés dans la masse des tons apparemment continus. Examiné au moyen d’un compte-fils1, un phototype (cliché négatif ou inversible) révèle le labyrinthe des micro-détails enchevêtrés de l’image, invisibles à l’œil nu.
Sans loupe ni compte-fils, l’examen visuel direct (non instrumenté) d’une épreuve photographique exagérément agrandie, obtenue à partir d’un négatif de format 24 × 36 mm, par exemple, fait ressortir sans ambiguïté le bruit de fond de l’émulsion chimique, sous forme de grains irréguliers aux contours un peu flous, créant une confusion perceptive entre les points définissant l’image proprement dite – délimitée et visuellement continue –, et le moutonnement discontinu du substrat chimique de la pellicule sensible. L’intimité microscopique de la matière est d’ailleurs, comme nous le savons, tout entière discontinue aux yeux de la science, et il n’existe aucune raison pour que ce soit différent dans le cas des images photographiques. L’observation directe à très courte distance ou, mieux encore, avec une loupe, d’une image imprimée dans un magazine ou un livre – un album d’œuvres d’art, par exemple – révèle de la même façon la trame des points plus ou moins gros et resserrés, qui constituent des sortes de « pixels imprimés » de couleurs primaires, juxtaposés avec régularité2.
On doit donc nettement distinguer le pixel, cellule matricielle résultant soit de la scannérisation d’une image analogique (dessin, image imprimée, phototype négatif ou positif), soit d’un cliché numérique, d’une part, et les microdétails irréguliers et « confus » propres au substrat, au support sur lequel s’inscrit l’image, d’autre part. Ces derniers se présentent, examinés au moyen d’optiques grossissantes, et donc selon une certaine échelle d’observation inférieure à celle de l’image proprement dite, comme étant des perturbations (des bruits) qui rompent la continuité de l’image vue à plus grande distance. Il en résulte que le pixel représente l’unité matricielle de l’image digitale, en tant que composant élémentaire de sa continuité visuelle pour une distance optimale du regard3, tandis que la granulation diffuse, observée en entrant « de force » dans les micro-échelles du support iconique, constitue en quelque sorte la résorption ou l’annulation du pixel au sein de la matière servant de support. Or, ce qui présente de l’intérêt quant à l’examen détaillé des images d’art digitalisées (imprimées ou affichées sur écran vidéo), ce n’est évidemment pas le bruit de fond, mais le strict registre des pixels quantifiés, dont la trame dense engendre un sentiment de continuité chromatique et de fondu perceptif de la part de l’observateur. À condition, bien entendu, de respecter la règle essentielle de la bonne distance du système visuel par rapport à l’image.
Le pixel possède, en résumé, deux versants complémentaires. Comme particule (ou « atome ») d’image matricielle, porteuse de propriétés numériques indépendantes, le pixel est une pure donnée informationnelle, dotée de qualités chromatiques quantifiées, objectives et codées de manière univoque. Par contre, comme unité iconique, élément local minimal d’une image globale, le pixel ne détient aucune signification esthétique ou figurative, autrement que par son groupement avec les pixels qui forment un amas visuel autour de lui. Observé dans sa seule individualité, le pixel n’est qu’une abstraction chromatique sans aucune signification, un micro-détail dénué d’intérêt esthétique, qui épuise tout son intérêt dans les seules données quantifiées qui le caractérisent. L’unité matricielle élémentaire qu’est le pixel est donc une sorte d’équivalent informationnel et électronique, malléable et transformable à volonté, du point géométrique ; mais il demeure fini, quelle que soit sa taille (électronique ou imprimée), laquelle est fonction de la résolution de l’image digitale. Le pixel n’est pas « infiniment petit », au sens où les mathématiciens, critiques et artistes classiques parlaient – de manière idéaliste – du point euclidien, constitutif de la trame infinitésimale sous-jacente aux apparences picturales.
Les images d’art numérisées – comme tout type d’image digitale –, sont intégralement calculées en tout point ; leur détail corpusculaire est la conséquence technologique de l’application des multiples algorithmes de quantification et de codage informatique. La précision du rendu du détail iconique relève directement, à cet égard, du traitement programmé des informations chromatiques, qui sont le produit d’algorithmes de calcul multiples, en chaque pixel de la matrice binaire (bits 0/1). Le pixel joue le rôle, en quelque sorte, d’un transducteur iconique, d’une passerelle qui permet de convertir la continuité analogique des formes réelles (surfaces, volumes), en une somme d’unités quasi immatérielles, discontinues, dont le nombre est susceptible d’être augmenté quasi indéfiniment, en fonction de l’accroissement de la résolution des capteurs électroniques. Un tel processus de discrétisation numérique opère un renversement insidieux – à la manière d’un piège – de la qualité esthétique, ressentie à l’occasion de la perception sensible des œuvres, en une matrice quantitative : l’image d’œuvre en tant que somme ordonnée de pixels quantifiés, invisibles individuellement, sauf à utiliser la « loupe électronique » pour produire des zooms au pixel près, ou le compte-fils traditionnel du photographe.
Une conséquence majeure de la binarisation – devenue désormais systématique – des images d’œuvres d’art, c’est d’exercer le regard à l’analyse parcellaire des œuvres, et de développer l’esprit critique pluriscalaire, c’est-à-dire l’analyse minutieuse – mais plus ou moins erratique – des œuvres d’art en fonction d’une pluralité d’échelles d’observation. Le pixel, minuscule transducteur ou « échangeur » quasi immatériel, assurant la transposition de la perception lissée et continue des apparences, en une perception fragmentaire et discontinue des détails, est devenu la condition, désormais incontournable, de la présentation de la totalité artistique de l’œuvre. Ainsi, l’ensemble indivisible d’une œuvre n’est plus compris naturellement comme la raison d’être de ses détails subordonnés – thèse qui fut celle de l’esthétique occidentale classique. Au contraire, les parcelles d’images numériques, multipliables à loisir en raison de l’augmentation de la résolution numérique qui favorise leur « zoomabilité4 », s’imposent comme une condition nécessaire de l’intuition du sens esthétique de la totalité de l’œuvre. Les théories esthétiques classiques de l’art occidental, depuis l’Antiquité grecque jusqu’au dix-neuvième siècle, valorisaient en tout premier lieu la totalité de la composition, appréhensible globalement d’un seul tenant, tandis que l’art numérisé, favorisant la division atomique des images, tend inversement à valoriser le fragment iconique pour lui-même, sans lequel, paradoxalement, la seule vision de la totalité de l’œuvre, appréhendée pour ainsi dire dans sa « généralité », risquerait d’être affaiblie, moins vivante, moins significative.
En dehors de sa quête intellectuelle (imprégnée de métaphysique) d’infini spatial et d’infiniment petit chromatique, au sein de l’œuvre peinte, l’esthétique classique recommandait, avant tout, de regarder l’œuvre entière à bonne distance, afin de ne rien perdre de son effet visuel global. Inversement, la numérisation des images d’art, aujourd’hui généralisée (banalisée5), induit une nouvelle proximité du regard, bien plus familière des détails que soucieuse de la prééminence de la vision d’ensemble. Il faut, par l’analyse numérique en fragments successifs, « faire parler » les détails au plus près, telle une suite d’anecdotes pittoresques, pour leur soutirer le sens de l’ensemble artistique dont ils sont extraits. Cela a pour conséquence capitale quant à notre approche moderne des arts de toute époque, une proximité du regard sur l’œuvre d’art complétement artificielle, bien plus grande encore que celle engendrée par la photographie argentique au vingtième siècle. Le spectateur est, en effet, infiniment plus proche des détails d’œuvres d’art, lorsqu’il est confronté à des images digitales de gros plans, affichées en haute définition, que lorsqu’il est en présence des œuvres réelles, installées sur les cimaises du musée, avec l’éloignement spatial inévitable que cela implique. En outre, la faculté de zoomer successivement sur des détails de plus en plus resserrés, accentue le sentiment de proximité visuelle, mais aussi l’impression de familiarité esthétique, avec les détails sélectionnés, tandis que la reproduction photographique traditionnelle ne pouvait en fournir qu’une présentation statique, beaucoup plus limitée, par la juxtaposition, au fil des pages d’un livre ou d’une revue d’art, d’images de détails agrandis à différentes échelles de grandeur.
Il s’ensuit que la numérisation en haute définition, et l’affichage multiscalaire d’images d’art, selon divers niveaux de résolution, entraîne la généralisation du regard analytique. L’agrandissement des plus fins détails sur l’écran vidéo, ou par reproduction photographique en pleine page, à de très hautes résolutions numériques, crée une vision haptique des œuvres d’art, en fonction d’une pluralité d’échelles de grossissement : une vision pluriscopique. Les zooms en cascade sur les parties de l’œuvre, rendus possibles par les logiciels de traitement numérique et de visionnement d’images, engendrent une très grande proximité du spectateur avec l’image de l’œuvre, voire une véritable intimité psychologique, comparable à celle que pouvaient avoir les artistes eux-mêmes au moment de leur activité créatrice. Les moindres détails enregistrés peuvent se révéler, au pixel près, avec une extrême précision graphique (les traitements numériques les plus sophistiqués encouragent le renforcement maximal de la netteté du moindre détail6), favorisant une proximité oculaire avec les détails fragmentaires, semblable à celle de l’œil de l’artiste lorsqu’il a peint, dessiné, gravé ou sculpté son œuvre.