Envisager le jeu vidéo comme un art sous prétexte qu’il serait une synthèse de tous les arts est assurément un raccourci facile et pratique. Pourtant, il existe bel et bien un 10e art… le jeu vidéo, justement. Bien rangé dans la boîte qui le classe en regard des autres arts, questionner sa qualité d’art majeur ou d’art mineur est loin d’être le souci premier de quiconque le contemple. Tout un chacun plonge la main dans la boîte et sert les intérêts qu’il entend défendre : ici pour faire entrer le jeu vidéo dans un musée ; ailleurs pour produire des œuvres d’art qui s’appuient sur la production de ses images, etc. En s’appropriant sans vergogne le jeu vidéo, il semble en définitive que l’attention qu’on lui porte ne se construit que de manière fragmentaire, et parfois opportuniste.
Le jeu vidéo trouve une place prépondérante au sein des arts visuels. Tout d’abord chez les artistes, qui s’emparent autant de ses images que de ses outils de fabrication. Mais il occupe également de plus en plus les espaces muséographiques, et ce depuis les années 1980, où, aux États-Unis, plusieurs expositions invitent celui-ci, soit en tant qu’art à part entière (exposition « ARTcade » du Corcoran Gallery of Art de Washington, 1983), soit en tant que production artistique relevant des images en mouvement (exposition « Hot Circuits : A Video Arcade » du Museum of Moving Image de New York City, 1989). On n’établira pas ici une liste des lieux où le jeu vidéo s’expose à travers le monde, ni une expertise de la manière dont s’élabore une muséographie en regard de l’objet vidéoludique1. Au travers d’exemples paradigmatiques on s’arrêtera davantage sur la présence du jeu vidéo dans les espaces consacrés aux arts ainsi qu’à la manière qu’ont certains artistes de l’envisager.
Les hiérarchies en art subissent des changements, des réorganisations, elles sont constamment en mouvement, bousculées. Un ouvrage2, au fil de la lecture, se fait largement l’écho de ces phénomènes, mais ce qui intéressera ici est ce que le jeu vidéo vient nouvellement introduire, c’est-à-dire des effets de résistance. Et c’est probablement là qu’il puise sa force, en faisant que le regard se déplace vers des contours impurs qui redistribuent les enjeux de ce qu’est être et faire art.
Impureté #1 > Fonctionnalité(s)
Paola Antonelli, conservatrice de la section architecture et design du Museum of Modern Art (MoMA) de New York City, est à l’origine de l’entrée du jeu vidéo dans les collections permanentes du musée depuis 2012. Elle s’explique à divers endroits sur ce qui légitime la conservation d’une première salve de jeux vidéo, au nombre de quatorze3. On s’en doute, cette initiative ne s’est pas faite sans heurts, et dans une conférence filmée pour le site Internet TED en mai 20134, Paola Antonelli revient sur ses intentions et la réception qui en a été faite. De manière tout à fait ironique, elle rappelle que les débats qui consistent à savoir si le jeu vidéo a sa place dans une institution comme le MoMA5 relèvent une fois encore de l’habituelle manie de hiérarchiser les arts : « Il y a toujours des gens qui pensent qu’il existe du haut et du bas de gamme 6». Ainsi, après une introduction, avec exemples à l’appui, venant déconstruire une hiérarchisation des arts, on en arrive au cœur du sujet : pourquoi conserver des jeux au MoMA ? Et c’est ici que l’on découvre ce qui fait que le jeu vidéo y mérite une place : d’une part, il est architecture par sa manière de mettre en espace et par l’agencement du code informatique qui le compose ; d’autre part, et c’est le fil conducteur des propos de Paola Antonelli, il est design interactif par les mécanismes de gameplay sur lesquels il se fonde. Par ailleurs, la question de la conservation est évoquée par l’acquisition du code source des jeux vidéo auprès des créateurs. L’argumentaire est entièrement mis au service d’un espace consacré à l’architecture et au design. Mais en définitive, on ne sait pas exactement si le design interactif sert le jeu vidéo pour le hisser vers des strates plus hautes de l’art – aspect d’autant plus complexe que le design est déjà source de multiples débats quant au fait d’être art ou pas –, ou s’il s’agit d’un prétexte pour servir une collection en quête d’expériences interactives.
Paola Antonelli n’est cependant pas la seule à s’appuyer sur la spécificité du design interactif lorsque le jeu vidéo se met à côtoyer des espaces muséographiques. Un texte présent dans le catalogue d’exposition La fabrique des jeux vidéo. Au cœur du gameplay7 de la Cité des sciences et de l’industrie fait également la part belle aux seules fonctionnalités du jeu vidéo : « La place de l’image dans le jeu vidéo lui fait ainsi rejoindre des problématiques analogues à celles du design industriel. En effet, sa dimension esthétique doit se construire à partir de son impératif fonctionnel8. » Au cours de la lecture, l’anglicisme affordance apparaît pour décrire les spécificités de l’image vidéoludique. L’emploi de ce terme, qui désigne les potentialités d’action sur un objet, tombe bien à propos puisqu’il est utilisé à la fois en design et dans les interactions humain-machine, mais il met en exergue, une fois encore, le fait que seule la fonctionnalité des images intéresse, absentant dès lors tout autre question esthétique.
Le jeu vidéo est ainsi ramené à un statut d’objet fonctionnel, et quand bien même on ne le considérerait que de la sorte, on ne questionne pas ce qui le singularise dans la masse de ce que l’on nomme le design interactif. Or, le jeu vidéo tire sa spécificité du fait que son interactivité repose sur une boucle de jeu dont la valeur est sans cesse actualisable, et davantage, il se fonde sur une alternance – ou une superposition – entre un espace navigable et des nœuds de rétroaction. On découvre assez vite que le jeu vidéo comporte en son sein des éléments de résistance. On pense tout d’abord ici au genre walking simulator9, et plus particulièrement au jeu vidéo Dear Esther10. Élaboré à partir d’un mod11 du moteur Source du jeu vidéo Half Life 212, Dear Esther déconstruit les habituels codes du jeu vidéo, en brise un schéma fondateur, en amplifiant la navigation tout en ôtant les nœuds de rétroaction. Ce qui est fonctionnel se réduit ici à une simple navigation dans un espace, à la première personne, où il n’est aucunement question d’affordance de l’image. Quid, donc, du design interactif, pour laisser la place à la seule contemplation par le déplacement du regard. On pourrait évoquer ici le fait que les walking simulators relèvent d’une exception, mais cependant, s’ouvre un paradoxe : Dear Esther est également catégorisé par la culture populaire13qui entoure le jeu vidéo comme étant un art game14, parce que construit pour la seule contemplation de ses images. C’est d’ailleurs ce qui a fait que ce jeu vidéo a été problématique quant à sa qualification, l’emmenant parfois du côté de la fiction interactive. Ainsi, un jeu vidéo qui évoque au plus près un trait saillant propre à un espace muséographique (alternance entre navigation et nœuds de rétroaction) se voit absenté, probablement parce que ne relevant pas en lui-même d’une définition stricte du design interactif, alors que d’un autre côté est évoqué l’acte de contemplation comme accointance avec l’art pictural. Le genre walking simulator se retrouve ainsi comme un objet flottant au milieu des considérations de chacun.
Impureté #2 > Atelier d’artiste(s)
Autre espace, autre fluctuation. Le Musée Art Ludique de Paris accueillait de septembre 2015 à mars 2016 une exposition temporaire intitulée « L’art dans le jeu vidéo. L’inspiration française ». Évoquons rapidement quelques éléments permettant de comprendre l’existence de cet espace d’exposition. Le Musée Art Ludique est le fruit d’une initiative privée, et, semble-t-il, est totalement ignoré des instances culturelles publiques, à part la Mairie de Paris15. Le lieu se réclame comme le « premier musée au monde dédié à l’art de l’“Entertainment”16 ».
Convoquer le seul champ artistique dans le cadre vidéoludique semble de prime abord audacieux. Mais encore voudrait-on savoir sur quoi s’appuyer pour déterminer ce qui fait art. Ici, c’est la référence à l’atelier d’artiste, à la peinture monumentale, à l’esquisse, à la sculpture… L’art vidéoludique trouve son existence, sa justification, par ses rattachements aux arts traditionnels. Ce qui fait art, n’est donc qu’un certain art : classique ou néo-classique, réaliste, figuratif et narratif – rappelons que le jeu vidéo c’est tout autant de l’abstraction, du non narratif. C’est alors qu’un effet de résistance surgit immédiatement : la plupart des œuvres présentées sont des artworks, appelés plus noblement des « peintures numériques17 ». C’est en effet un paradoxe que de vouloir justifier l’existence d’un art vidéoludique par des artworks dont les thèmes, les compositions, etc., ne font que rappeler le « à la manière de » du classicisme pictural18.). Outre qu’il s’agit bien évidemment de se référer à l’une des formes les plus hautes de l’art, la question de la reproductibilité de l’œuvre n’est aucunement pensée19. On n’ira pas jusqu’à réclamer la présence théorique d’un Walter Benjamin, mais une exposition qui se compose majoritairement de tirages numériques reproductibles à l’infini forme comme un hiatus avec l’Histoire de l’art que l’on nous offre en soubassement.
Autre question problématique, qui tente d’amener le jeu vidéo dans le champ de l’art : en son sein figureraient des auteurs. Mais d’entrée, on sent bien que la question du statut de l’artiste est (encore) problématique. Des noms émergent, ici ou là, dans la plupart des studios présents à cette exposition, par exemple chez Quantic Dream, Ankama ou OSome studio. Mais là où les choses se compliquent c’est dès qu’Ubisoft20 fait son apparition : systématiquement, il n’est fait mention que d’« équipe », et pour cause puisqu’il s’agit d’une industrie tentaculaire qui (dé)localise dans tous les coins du monde. Alors certes, on retrouve l’idée tant vantée de l’atelier de la Renaissance, où plusieurs artistes, de différentes nationalités, pouvaient contribuer à l’élaboration de l’œuvre d’un grand maître. Mais là où le bât blesse, c’est qu’il n’y a pas de grand maître, à part une industrie, Ubisoft, et ses franchises du divertissement : les Lapins crétins, Assassin’s Creed, Far Cry, etc.
Alors même qu’émerge la présence des tâcherons anonymes de la création vidéoludique mondialisée, on se souvient que cette exposition mentionne dans son titre « l’inspiration française ». Vouloir convoquer ce qui serait une influence ou un quelconque souffle créateur « à la française » face à un mastodonte industriel qui noie ses auteurs ou artistes dans des équipes, témoigne déjà d’un paradoxe. Mais où sont les Frédérick Raynal, les Éric Viennot ? pour ne citer qu’eux21. Que Shinji Mikami reconnaisse récemment tout ce que Resident Evil22 devait à Frédérick Raynal et son Alone in the Dark23.), n’est-ce pas la preuve d’un certain rayonnement créatif ? Au-delà de la simple citation de noms, Frédérick Raynal n’est-il pas un exemple de créateur qui aujourd’hui met à l’honneur le voxel, ou volumetric pixel24, qui appartient en propre à l’image vidéoludique ? Éric Viennot, outre qu’il est au départ artiste plasticien, n’est-il pas l’un des pionniers des jeux vidéo en réalité alternée et transmédia ? Voilà des noms qui, à leur manière, font art, ou en tout cas auraient pu contribuer à nourrir cette « inspiration française ».
Mais restons du côté de ce qui fait présence et non absence. Là où l’exposition trouve réellement son point saillant quant à la question de l’art, c’est lorsqu’elle met à l’honneur la sculpture dans les arts qu’amalgame le jeu vidéo. Les portraits en argile des personnages du jeu vidéo Dishonored 225, sculptés par l’artiste Lucie Minne, sont mis en écho avec le travail de la modélisation numérique. Dans les deux cas, on saisit bien qu’il importe peu que les outils soient ceux du modeleur numérique ou du sculpteur, car en définitive c’est l’art du volume qui fait sens. C’est assez adroitement que l’on comprend les appontements entre les manières de faire art, et sans que les liens en soient forcés. On regrette d’ailleurs que le catalogue d’exposition ne consacre qu’une seule reproduction au travail de Lucie Minne, et deux mots évasifs… Comme par hasard, il s’agit de ce moment où l’exposition ébauche un réel questionnement sur ce qui pourrait faire ou être art dans le jeu vidéo.
Finalement, cette tentative de vouloir hisser le jeu vidéo au rang d’un objet culturel aussi noble qu’un autre laisse beaucoup à penser par la négative, c’est-à-dire à partir de tout ce qui y est omis et non approfondi. On s’adresse ici clairement à un public qu’on imagine aficionado du divertissement, par le biais de la peinture classique, reconnue et reconnaissable. Cette exposition rejoue l’éternelle mise en tension entre un art à haute valeur ajoutée et un art populaire, ce qui provoque une sorte de vision anachronique dont on pourrait dire, avec un peu de sévérité, que c’est IKEA au Louvre. Le jeu vidéo tire sa force en montrant une fois de plus qu’il ne se laisse pas saisir facilement, et surtout pas lorsque l’on affirme d’entrée que l’art y fait présence.
Impureté #3 > Video Game Art
Quittons les espaces muséographiques pour tenter de cerner davantage ce qu’il en est du côté de la création artistique, celle qui fait surgir des images en s’emparant des outils du jeu vidéo. Et en guise de transition avec tout ce qui précède, on aimerait évoquer une œuvre intitulée Museum Meltdown, réalisée à partir de 1996 par deux artistes suédois, Palle Torsson et Tobias Bernstrup. En s’inspirant d’Half Life, ils accomplissent plusieurs jeux vidéo de tir à la première personne, qui prennent place dans des espaces muséographiques reproduits à l’identique, tant pour l’architecture intérieure que les collections qui y sont présentes. Eux-mêmes exposés, ces jeux vidéo mettent immédiatement en lien ce qui unit au plus profond les espaces muséographiques et les espaces vidéoludiques : naviguer et rétroagir. Cette mise en abyme questionne la puissance d’un faire semblant dont on est l’acteur, que l’on soit dans les couloirs d’un musée ou dans ceux d’un jeu vidéo. Dans les deux cas, on se trouve dans des espaces scriptés où l’on doit accomplir des actes de vision.
On n’a pas évoqué jusqu’ici la question esthétique en ce qu’elle irait au-delà des simples fonctionnalités de l’image vidéoludique. Il faut bien dire que cette dernière est rarement présente en tant que telle dès qu’il est question de jeu vidéo, il semble en effet préférable de se cantonner au ludique, au narratif, aux liens très prégnants avec le cinéma, etc. Paola Antonelli, toujours dans la vidéo du site Internet TED, aborde la question esthétique d’une façon assez surprenante. Tout en s’appuyant sur une image du jeu vidéo Core War26 elle évoque la chose suivante27 :
L’esthétique est fondamentale. Je vous montre Core War, là. Qui est un jeu ancien qui a pris avantage esthétiquement des limites des processeurs. Les sortes d’interférences que vous voyez là qui ressemblent à de magnifiques barrières dans le jeu sont en réalité la conséquence des limites du processeur. C’est fantastique. L’esthétique, donc, est importante.
Ce qui est pointé ici est la production d’une image vidéoludique qui résulte d’un dysfonctionnement28, c’est-à-dire un bug. Cela peut paraître très étrange de prime abord, et c’est comme si pour parler de l’esthétique d’un art comme le cinéma on montrait uniquement les pellicules ratées, floutées, rayées, neigeuses, etc. Cependant, et c’est ce qu’oublie de préciser Paola Antonelli, trop absorbée par la question du design interactif, le jeu vidéo a bien une singularité : il produit intrinsèquement des images impures. Des images dont se saisissent d’ailleurs certains artistes, comme Julien Prévieux par exemple, qui installe en 2015 un Musée du Bug dans le cadre du Nouveau Festival du Centre Pompidou de Paris29. Cette proposition d’exposition est intéressante en ce qu’elle fait entrer le jeu vidéo dans des hauts lieux de la culture par ce qu’il a de plus impur, par le biais d’un élément propre à la culture des joueurs de jeu vidéo – au point que le bug devient parfois un objet de culte : sur Internet nombre de vidéos ou de captures d’écran in game témoignent des défaillances au cœur de la production de l’image vidéoludique, et forment comme des collections proches des cabinets de curiosités. Le dysfonctionnement de l’image vidéoludique brouille les frontières, et c’est ainsi qu’une impureté hisse vers les espaces muséographiques ce que l’on aimerait laisser dans le champ de la culture populaire.
Loin du mépris dont on voudrait parer les images du jeu vidéo, des images qui ne seraient, semble-t-il, pas dignes d’être analysées au même titre que toutes autres images, celles-ci détiennent cependant une force qui consiste à faire commentaire sur des images produites ailleurs. D’une certaine manière, les exemples que l’on vient de parcourir formaient une ébauche de cela, de manière plus interne au jeu vidéo. Ce mépris s’exprime principalement dans le fait que l’on ne veut voir dans l’image vidéoludique que l’expression d’une fonctionnalité, c’est en tout cas ce que l’on décèle très clairement dans la phrase suivante : « cette dimension fonctionnelle de l’image est la raison pour laquelle une capture d’écran d’un jeu apparaît creuse.30 » Ici, c’est oublier simplement qu’une image de jeu vidéo c’est également de la texture, comme celle qui vient troubler la relation entre l’image vidéoludique et l’image prise en temps réel. C’est en tout cas ce qu’analyse très bien Dork Zabunyan lors d’une conférence consacrée aux Serious Games d’Harun Farocki31 où il s’attache à montrer, par le biais de la texture des ciels, une indifférenciation entre les deux régimes d’images.
Ces frontières incertaines sont également mises à l’épreuve par bon nombre d’artistes photographes qui se sont immergés dans les jeux vidéo pour en ramener toutes sortes d’images32 : Karl Burke a réalisé une série photographique intitulée The Harvest of Death v2.0 où il parcoure les jeux vidéo de guerre online et y documente les champs de bataille, ses clichés sont ensuite retravaillés au collodion dans l’intention de retrouver le style des premiers photographes de guerre américains comme Alexander Gardner ou Timothy O’Sullivan ; Robert Overweg se dit photographe des mondes virtuels, et il s’applique, dans une série nommée The end of the virtual world, où il déambule dans les jeux vidéo de tir à la première personne, à photographier des perspectives interrompues et vidées de toute activité ; dans une série appelée Crossroad of Realities réalisée à partir du jeu vidéo GTA V33, Benoit Paillé opère une mise en abyme photographique où il mélange dans un même cliché prise de vue du monde vidéoludique (l’environnement de GTA V) et prise de vue en temps réel (vue subjective laissant apparaître l’amorce des bras et l’appareil qui sert à photographier) ; enfin, évoquons le travail du street photographe Fernando Pereira Gomes, Procedural Generation, qui s’est plongé dans le jeu vidéo GTA V pour en ramener des clichés réalisés par le biais de l’appareil photo fourni in game, et où il prolonge son œuvre première basée sur le fait de documenter des scènes de rues du quotidien. De manière synthétique, toutes ces images ne montrent qu’une chose, c’est que le jeu vidéo résiste à ce à quoi on aimerait le destiner, c’est-à-dire sa fonctionnalité. Qu’elles soient retravaillées ou laissées telles qu’en elles-mêmes, sans retouches, absolument rien n’y paraît jamais d’une quelconque fonction. Ce sont bien d’autres territoires esthétiques qui s’ouvrent : le pixel vient questionner les textures granuleuses des photographies des premiers temps, mais dans ce dialogue quelque chose déraille : les corps des soldats morts semblent flotter sur le sol, évanescents ils sont alors comme les fantômes numériques de l’Histoire (Karl Burke) ; les lumières et les ombres, la modélisation des textures, des architectures et des personnages viennent troubler la perception : les rues de Los Santos (GTA V) ce sont celles de Los Angeles, ou est-ce l’inverse (Fernando Pereira Gomes) ? ; l’appareillage, ou l’instrument, de prise de vue est un simulacre qui tend à réduire la distance entre ce qui est généré numériquement et capté en temps réel (Benoit Paillé). Finalement, il n’y a rien ici qui ressemble à des images creuses, ou dont la seule raison d’être est la fonctionnalité.
Impuretés
Les images du jeu vidéo quittent donc très vite la sphère de leur seule fonctionnalité pour révéler toute leur potentialité à signifier non plus un monde, mais des mondes… qui dialoguent, s’interposent, se superposent, se brutalisent, se fondent, et vont s’ouvrir davantage à tout ce qu’il reste à venir de ces images générées numériquement34.
C’est une nuance terminologique, avec toutes les conséquences maladroites qui en découlent, qui neutralise la relation du jeu vidéo à l’art : on parle d’art dans le jeu vidéo et non pas de l’art du jeu vidéo. Les images du jeu vidéo sont encore bien souvent considérées comme impures parce qu’elles ne feraient que divertissement, qu’elles ne seraient que simulation, voire de simples simulacres. Le jeu vidéo est bien une synthèse de tous les arts, mais pas en tant qu’il amalgame tous les arts, plutôt en tant que ses images portent des commentaires sur toutes les images produites ailleurs.
On ne se saisit pas facilement du jeu vidéo comme étant capable de façonner le champ esthétique. Même la recherche universitaire s’embourbe encore aujourd’hui dans les problématiques ludo-narrative, sociologique, économique, cognitive. Cependant, force est de constater que les arts visuels mettent déjà au travail une bonne part des questions fondamentales qui touchent au vidéoludique. Ce n’est finalement pas en tant que synthèse des arts qu’il faut aborder le jeu vidéo, mais plutôt en observant de quelle manière il a cette capacité à faire circuler les images, à les commenter tout en montrant ce qui ne se voit plus ailleurs… des images qu’il serait temps de prendre au sérieux.