Dans son ouvrage majeur La société du spectacle, Guy Debord nous rappelle que le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais « un rapport social entre des personnes, médiatisés par des images1. » Dans la lignée de cette idée, cet article se propose d’analyser le rapport entre personnes médiatisées et images médiatisant. Nous nous intéresserons essentiellement aux médias d’informations tels que les journaux télévisés et les journaux imprimés qui reproduisent des photographies ensuite envoyées à travers le monde pour faire la Une des journaux. Comme l’affirme Yves Michaud dans son article Critiques de la crédulité publié en 2002, ce que nous voyons dans les journaux ou bien sur nos écrans de télévision ne correspond pas à la réalité, mais se laisse réduire à des signes humains d’origine technique, qui entretiennent avec le réel une relation problématique2. Ainsi, il semble en effet urgent de questionner le réel construit par les médias.
Dans cette perspective, la responsabilité de tous les appareils de pouvoir qui produisent et diffusent des images, et qui sont souvent la source d’informations falsifiées manipulant le public, demande à être interrogée. Il suffit, pour en prendre la mesure, de prendre comme exemple le déferlement de faux articles, d’informations erronées diffusées en ligne et reprises sur les réseaux sociaux. Le Référendum sur le Brexit, les élections présidentielles en France et aux États-Unis ainsi que le vote sur l’autodétermination de la Catalogne ne sont que quelques exemples d’événements politiques récents, victimes de stratégies susceptibles d’influencer des électeurs éprouvant des difficultés à distinguer le vrai du faux.
En effet, la falsification d’images et les multiples possibilités de manipulation photographique à des fins politiques, propagandistes ou bien commerciales ne sont pas des phénomènes nouveaux : ils existent depuis l’invention de la photographie. Les méthodes de retouche, détourage, découpage, effacement, censure et recadrage sont des outils de propagande utilisés par les régimes totalitaires soviétiques, nazis, ou bien maoïstes, le plus souvent pour procéder à ce que les Romains appelaient déjà la « condamnation à l’oubli. » Ainsi, en URSS, sous la dictature de Staline, des photographies sont recadrées et manipulées pour effacer des « traîtres » exécutés, assassinés, disparus : l’histoire, falsifiée, est réécrite.
Ce qui se limitait jadis aux dictatures et pouvoirs politiques dans les journaux s’étend aujourd’hui à tous les médias (TV et internet) qui usent désormais de la falsification et du montage comme stratégies pour attirer l’attention du consommateur et augmenter la vente d’images. Par un acte violent perpétré sur l’image, les médias d’information se l’approprient pour ensuite la recadrer et la mettre en scène afin de refléter des visions et des imaginaires occidentaux au lieu de reporter des faits. Les photographies de la Guerre du Golfe en sont un bon exemple. Contrairement à celles de la guerre du Vietnam, prises dans l’action par des journalistes qui se déplaçaient avec les soldats et qui subirent les mêmes horreurs et dangers qu’eux, les photographies de la Guerre du Golfe témoignent d’une distance entre photographes et combats. En effet, les journalistes ont souvent dû se contenter d’images aseptisées, fournies par les forces armées, présentant une « guerre propre. » Ces reportages fictionnels créés et pré-composés par les pouvoirs politiques puis diffusés dans les médias cherchaient finalement davantage à démontrer qu’à informer.
Ainsi, la propagation de fausses informations est d’autant plus problématique qu’à l’heure des mass media et de médias en ligne, la vérification préalable de la véracité d’informations est de plus en plus difficile. Celles-ci sont désormais configurées d’une nouvelle façon, diffusées avec de nouvelles capacités de partage sur internet, les réseaux sociaux et, toujours, la télévision. Ainsi, la fabrication, la transmission et la compréhension de l’information sont-elles touchées par de profonds bouleversements. L’image, jouant un rôle élémentaire dans la transmission d’informations, est également victime de ces bouleversements. On lui impose toujours un cadre référentiel et on ne la laisse plus parler pour ce qu’elle est, mais pour ce qu’elle devrait être : une réalité artificielle est imposée. Ne faudrait-il pas dénoncer cette violence et la force exercée sur l’image et s’interroger sur la façon dont, à partir des images de presse, le visible se construit et s’organise aujourd’hui ?
Ainsi, nous sommes désormais face à des écrans diffusant des clips en continu, livrés à un flux visuel constant qui ne connaît ni pause, ni relâche, ni répit. Ce nouveau déversement d’images qui disperse l’attention rend difficile la distanciation ainsi que le jugement critique du consommateur, qui lui ne tolère aucun sentiment d’ennui3. Comme l’observe Fredric Jameson, « le blocage de toute pensée originale, devant cette compacte petite fenêtre, contre laquelle nous nous cognons la tête, n’est pas sans rapport, précisément, avec le flux total ou global que nous observons à travers elle4. » Dans la continuité du constat de Jameson, l’œuvre CNN Concatenated (2002) d’Omer Fast reprend cet effet de brouillage généré par le flux d’images, tout en recourant à des stratégies d’appropriation et de détournement de ces mêmes images. Ces stratégies semblent être l’un des seuls moyens favorables à la prise de conscience de spectateurs. « Oui, écrit Dominique Baqué, il y a bien une usure du regard aujourd’hui, dont je vois mal comment elle pourrait être “rédimée” — si ce n’est peut-être par un autre régime d’images : les arts de l’image, qui évitent définitivement et délibérément le piège de la compassion, et qui mettent en place d’autres stratégies visuelles pour réveiller les consciences5. »
Ainsi se pose la problématique de la représentation de l’information aujourd’hui, une représentation disséquée et mise en question par la création artistique contemporaine. Au sein de cet article, il s’agira de s’interroger sur les procédures actuelles de production, de diffusion, et de circulation des images médiatiques et d’observer ce qu’elles nous révèlent dès lors qu’on les regarde avec le discernement critique propre à l’art.
« There’s just too much stuff happening all of the time » : Trop d’images, trop d’informations
Les images nous parviennent de près et de loin, depuis les coins les plus reculés du monde : on est désormais informés sur tout événement, qu’il soit de grande importance ou bien d’une simplicité ordinaire. Ce flux d’images et d’informations polymorphes nous est fourni à travers la retransmission télévisuelle et, depuis une vingtaine d’années, via le Net, sans aucune unité ni hiérarchie formelle et d’une manière souvent dépourvue de sens et de clarté.
Qu’elles nous viennent seules ou au sein d’une série, quelle que soit leur valeur symbolique ou leur banalité, ces images sont de toute manière prises dans un flux : l’immense fleuve de toutes les images qui sortent des laboratoires et des boutiques de développement rapide, qui se succèdent dans les journaux et magazines, sur les télévisions, sur les panneaux publicitaires urbains, sur les écrans vidéo des boutiques ou des galeries marchandes, sur les murs d’images des sièges des grandes sociétés et des ministères, sur les stands des salons d’affaire, etc6.
Omer Fast, CNN Concatenated
Vidéo couleur, 18 min 17 s, 2002.
Le résultat prend la forme de sept monologues de longueurs variables suggérant plutôt des conversations personnelles et émotionnelles que des discours prononcés lors de journaux télévisés. Loin du contenu habituel de ces émissions, CNN Concatenated crée un dialogue critique et satirique sur les informations télévisées en s’adressant directement au spectateur : regardant dans la caméra, les présentateurs nous demandent alors notre attention : « J’ai besoin de savoir que je suis écouté. »
Les monologues de cette œuvre conservent également des connotations absurdes et comiques. Leur ton personnel semble se moquer de la fausse intimité offerte par de nombreux présentateurs de télévision, avec des phrases évoquant un attachement romantique entre les journalistes et le public : « Je t’aime. Tu me manques. Même si nous ne passons guère de temps loin les uns des autres ».
L’un des aspects les plus marquants de CNN Concatenated est la répétition, un effet omniprésent dans le travail d’Omer Fast qui constitue un aspect central de sa grammaire filmique — « la répétition avec variations ou les variations au sein de la répétition7. » La boucle et la reconstitution sont des éléments qui définissent fortement son œuvre et que l’artiste utilise également ici afin de critiquer le procédé identique des médias à documenter des événements bien distincts. Les différents reportages sont transformés en sept longs monologues monotones et impossibles à suivre jusqu’à la fin. C’est bien là la particularité de cette œuvre : cet effet de vertige que produit la vidéo, comme métaphore de l’avalanche d’informations qui nous envahit chaque jour. Pour obtenir cet effet, l’artiste a enregistré des centaines d’heures télévisées diffusées sur CNN entre 2001 et 2002. Il les a ensuite cataloguées par ordinateur en fonction de leur contenu pour former une base de données de dix mille mots individuels. À l’aide de cette base de données, Fast a réassemblé les mots des présentateurs en plusieurs séquences de monologues pour former une vidéo d’environ 18 minutes qui met à nu l’artificialité des journaux télévisés. Ce processus est d’ailleurs signifié dans le titre de l’œuvre, le mot « Concatenated » signifiant relier différents éléments distincts dans une chaîne ou une série. Cette technique du montage et de mise en scène de plusieurs « prélèvements » pour créer un tout est une pratique récurrente chez les artistes puisant la matière de leurs œuvres dans l’actualité médiatique et mettant en question les pratiques de montage et de sélection des médias. Il s’agit en effet d’une affaire de choix : quelle image choisir pour illustrer un événement, comment le rapporter, comment cadrer cette image pour correspondre à la mise en page du journal et attirer le plus d’attention ?
Ces prélèvements ou ces sélections subjectives forcées sur le réel8 peuvent varier et influencer la réception des informations par les spectateurs et lecteurs. « Ce ne sont pas les images qui sont en cause en l’occurrence, mais leur usage. Développées, contextualisées, interrogées, elles prennent alors un sens différent9. » Ce sont ces usages que les artistes se sont voués à mettre en cause et à dévoiler. Pour cela, ils s’approprient les mêmes stratégies de presse : le recadrage, le montage et la mise en scène sont détournés à des fins critiques, tout comme l’image de presse. Au lieu de travailler à partir du réel brut, ces images en deviennent des filtres mis en question. CNN Concatenated en est le parfait exemple : tirés des journaux télévisés, les clips utilisés dans la vidéo ne montrent pas directement des événements issus de l’actualité mais des présentateurs dont les discours sur les événements sont prélevés et montés dans des déclarations ambiguës et troublantes.
Ce détournement est une stratégie également appliquée par Sarah Charlesworth dans son œuvre Movie-Television-News-History, June 21, 1979 réalisée en 1979, dans laquelle elle dissèque les cadrages photographiques et mises en page de journaux de presse américains à la suite d’un événement violent ayant été retransmis par la télévision. Pour ce faire, elle rassemble des reproductions photographiques des premières pages de vingt-sept journaux américains, tous publiés le même jour et en retire la totalité du contenu écrit. Chacun des journaux raconte l’histoire de Bill Stewart, un correspondant d’ABC News dont le meurtre par la Garde nationale du Nicaraguaa été filmé par une caméra alors qu’il couvrait la Révolution nicaraguayenne. Une ou plusieurs photographies de cette scène télévisée sont reproduites sur les couvertures en noir et blanc : en supprimant le contenu des pages du journal afin que seuls les images, les légendes et les titres demeurent, Charlesworth attire l’attention sur le traitement visuel de l’événement par l’actualité médiatique de l’époque. Certains journaux reconnaissent et soulignent le fait que l’image a été prise à partir d’une émission télévisée tandis que d’autres présentent les images illustrant l’événement comme une série d’images fixes. L’emplacement sur la page donne également une idée de l’actualité de l’histoire telle qu’elle est perçue par les rédacteurs de chaque article. Chaque journal se sert des mêmes images : deux à trois séquences du meurtre et deux photographies du journaliste — une photo d’identité et une photographie prise lors de son reportage. La mise en page, quant à elle, varie : les photographies sont recadrées différemment, avec ou sans légendes. Ainsi, en fonction des priorités des rédacteurs en chef et d’autres histoires concurrentes publiées sur cette même page, la hiérarchie des photographies de cet événement sur la Une des journaux diverge-t-elle : The New York Times reproduit deux photographies séquentielles du meurtre de Bill Stewart, le Daily Press en publie trois tout en haut de la page, alors que The Richmond News Leader ne lui consacre qu’une petite photo dans la partie inférieure droite du journal.
Sarah Charlesworth, Movie-Television-News-History, June 21, 1979, 1979
Impressions couleur chromogènes, 61 × 39,4 × 3,2 cm.
Sarah Charlesworth, Movie-Television-News-History, June 21, 1979, 1979
Cette nouvelle présentation d’un événement couvert par la presse à l’échelle nationale crée un parcours visuel à travers le paysage médiatique de l’époque. Cet effet de parcours est également reflété dans l’accrochage de l’œuvre : chaque page insérée dans un cadre blanc suit une trajectoire précise et rythmée. Les cadres se succèdent pour guider le spectateur à travers toutes les différentes propositions médiatiques. On retrouve cette volonté de produire un rythme visuel dans l’œuvre vidéo d’Omer Fast, dont l’enchaînement rapide des extraits trouble la vision ainsi que la compréhension des discours. La cadence des images utilisées dans les œuvres de Fast et Charlesworth leur donne une artificialité proche des stratégies médiatiques qu’ils dénoncent. Tandis que la stratégie formelle de Fast relève de l’amplification, celle de Charlesworth relevait de la soustraction : sans aucun texte, voire contexte (seuls demeurent les noms des différents journaux), Movie-Television-News-History, June 21, 1979 écarte de la page de journal tout ce qui pourrait brouiller le regard. La page, ainsi dépouillée, révèle la force des images anéantie par leur répétition. Fast, quant à lui, accumule des heures d’enregistrements pour les recouper et les réagencer. La vidéo longue et morcelée qui en résulte fatigue tout spectateur et les discours perdent de leur conviction. Alors que ces deux approches sont différentes, elles partagent toutefois un but commun : Charlesworth ainsi que Fast réussissent à élaborer une critique de l’usage de l’image de presse en déconstruisant les démarches et pratiques employées par celle-ci. Ils analysent et étudient la façon dont les images circulent sur les chaînes d’information et dans la presse pour mettre en question l’influence de ces images sur notre perception et notre compréhension du réel. On peut dès lors s’interroger sur l’usage propre de l’image médiatique : quelle est la raison d’être des images de presse et comment s’en servir ? Bruno Serralongue, artiste parcourant le monde à la recherche de motifs photographiques qu’il repère en glanant les informations publiées et diffusées dans les médias, interroge tout comme Sarah Charlesworth les normes de la représentation photojournalistique d’un événement : « Des questions comme pourquoi et pour qui faire des photographies doivent se poser avant celles concernant le sujet ou le style10. » Comme l’observait déjà Walter Benjamin en 1931, dans la Petite histoire de la photographie, « une image n’est pas donnée, elle se prend […] et que cette prise implique un rapport de pouvoir, un rapport au pouvoir11 ; » Ainsi, la prise de photo implique un cadrage, une mise en scène, un prélèvement choisi sur le réel. La responsabilité du photographe sur les lieux de conflit s’applique aussi aux médias, récepteurs et médiateurs de ces photographies : que faire de cette image ? Quelle responsabilité les médias détiennent-ils par rapport aux images et aux informations qu’ils diffusent ? Au vu de l’accélération avec laquelle nous parviennent aujourd’hui les informations et les images dans le champ médiatique, le choix de ces images n’est plus déterminé par la nécessité de partager l’information la plus adéquate possible, mais au fait d’opter pour celle qui garantit le plus d’attention auprès d’un large public. « Nous sommes entrés dans une perpétuelle guerre de l’information. Le choix de l’information est donc devenu stratégique12. »
« I need your attention » : quand le marché du spectaculaire prime
« Sans nul doute, le flux d’images constamment déversé, notamment par le médium télévisuel, suscite de plus en plus l’apathie, l’engourdissement, voire le désintérêt du spectateur13. » Ainsi s’exprime Dominique Baqué en 2009 dans son ouvrage L’effroi du présent, Figurer la violence qui présente une analyse des différentes représentations médiatiques des violences vécues dans notre société contemporaine ainsi que les formes plastiques qui les dénoncent. L’accélération nouvelle ainsi que le brouillage et l’affolement généralisé des images entraînent selon elle non seulement le désintérêt du spectateur, mais aussi une lassitude compassionnelle. Voilà pourquoi il est de plus en plus difficile de garder un esprit critique face à une abondance d’images qui paralyse la réflexion.
Reprenons ici les analyses de Susan Sontag à ce sujet, surtout celles menées dans l’ouvrage Devant la douleur des autres (2003), ensemble d’essais initialement paru dans des revues comme le New Yorker et qui proposent la suite de ses réflexions menées dans Sur la photographie. Elle y revient sur nos capacités de réaction, de comportement et de réflexion face aux images d’horreur qui déferlent sur nos écrans de télévision. Elle y questionne l’impact de la photographie sur notre perception d’événements historiques et contemporains et sur le pouvoir des images à informer, choquer et même révolter le spectateur, jusqu’à le pousser à l’action. En effet, que signifie se sentir concerné par les souffrances lointaines ?
Sontag considère que les représentations de la douleur et de la violence ont tendance à y habituer ceux qui les regardent, à anesthésier le spectateur : « Comme on le sait, le niveau de violence et de sadisme acceptable dans la culture de masse […] est en hausse. Des images qui, il y a 40 ans, auraient fait frémir de dégoût n’importe quel public ne suscitent même plus un battement de cils chez les jeunes clients des complexes multisalles14. » En effet, alors que l’on est aujourd’hui habitués à voir des photographies affichant toutes sortes de férocités, cela n’était pas le cas à une époque où le regard n’était pas encore saturé d’images de violence.
Ce n’est qu’avec l’amélioration des techniques photographiques et la naissance du photojournalisme que les guerres furent de plus en plus couvertes et que les premières photographies de conflits nous furent accessibles. Ainsi, la guerre d’Espagne dans les années 1930 fut la première à être véritablement suivie par des photographes, dont Robert Capa qui continuera à photographier des conflits armés tels que La Seconde Guerre mondiale ou la Guerre d’Indochine.
Un tournant dans la représentation des conflits fut la guerre du Vietnam : il s’agit en effet du dernier grand conflit que les photographes purent documenter librement sans restriction. De nombreuses photographies montrant les horreurs de cette guerre furent publiées dans les journaux et magazines, marquant ainsi les imaginaires publics. Les atrocités de cette guerre furent de surcroît non seulement photographiées mais aussi, pour la première fois, filmées et télévisées et donc rendues accessibles à un large public. Ce fut un véritable choc visuel : il suffit de penser à la photographie de Nick Ut, montrant la petite Pham Thi Kim Phu courant nue sur une route de son village, hurlant à cause des brûlures causées par le napalm.
Contrairement à cette époque, nos regards souffrent aujourd’hui d’une forte usure, causée notamment par le déferlement d’images télévisuelles et virtuelles. La télévision joue un rôle important dans la diffusion quotidienne des conflits, en déversant sur les écrans des informations sans cesse nouvelles afin que le spectateur soit constamment stimulé. Ainsi, l’information se fabrique-t-elle aujourd’hui avant tout pour capter l’attention. Cette attention est surtout maintenue à travers des images immédiatement lisibles, provoquant un choc. En effet, tous les producteurs d’informations télévisées opèrent en urgence : « l’image-choc et l’image-cliché sont les deux aspects de la même présence15. » Cette rapidité des informations urgentes constamment déversées par les médias émousse les sentiments et entraîne une lassitude intrinsèque. Selon Sontag, cette lassitude est d’autant plus forte que l’information télévisuelle n’a pas le temps nécessaire de faire appel à nos consciences pour la prise en compte de la souffrance et de la violence vécues par l’Autre.
Quelles sont les photographies qui persistent dans nos consciences ? Ainsi que le suggère Sontag, engager le public et susciter son intérêt, si ce n’est l’espace d’un court instant, ne semble être possible qu’à travers des images choquantes, faisant appel à nos émotions. « Nous avons vu que l’hypocrisie pathétique du fait divers, à travers les communications de masse, exalte de tous les signes de la catastrophe (morts, meurtres, viols, révolutions) la quiétude de la vie quotidienne16. » Voilà ce qu’écrivait Jean Baudrillard en 1986 au sujet de la spectacularisation des violences vécues : seul le choc peut nous interpeller dans nos vies apaisantes et éveiller nos regards devenus passifs.
Cette stratégie des médias est fortement critiquée dans CNN Concatenated. En extrayant les paroles des présentateurs de télévision de leur contexte original afin de créer de nouveaux récits, l’œuvre d’Omer Fast peut être considérée comme un commentaire sur la manière dont les programmes d’information manipulent les séquences pour générer des réactions émotionnelles chez les téléspectateurs. La succession rapide d’images rassemblées par l’artiste parodie également la nature ininterrompue des programmes diffusés sur les chaînes d’information « en continu » qui retransmettent pendant vingt-quatre heures et la fausse urgence avec laquelle les histoires sont présentées. De plus, alors que les monologues abordent souvent des questions d’anxiété personnelle (« Regardez, je sais de quoi vous avez peur »), les titres qui défilent en bas de l’écran font souvent référence à des reportages réalisés dans des pays lointains consacrés à des complots terroristes et aux interventions guerrières de l’armée américaine en Afghanistan. La juxtaposition de ces éléments semble indiquer le rôle des médias dans la création d’inquiétude et de peur auprès du public.
Ainsi, les images de guerre et de violence sont devenues des divertissements, des spectacles pour interpeller le spectateur souffrant de lassitude compassionnelle, et la banalité des images doit être régulièrement scandée d’images-chocs. Les médias ne traitent pas les images avec attention et délicatesse ; ils les fabriquent le plus rapidement possible pour la consommation en masse :
Nous vivons dans un monde de surabondance et même d’indigestion d’images, très différent de mondes anciens pas si éloignés de nous qui étaient pauvres, très pauvres, voire quasiment démunis d’images et qui les considéraient en conséquence comme extrêmement précieuses, menaçantes ou bien dotées de pouvoirs magiques à aborder et à manipuler avec la plus grande précaution17.
Cette précaution jadis appliquée aux images a désormais été remplacée par leur consommation mondiale. Ainsi, « les images en flux sont balayées avec une attention flottante qui est à la recherche justement du choc ou de la dissonance qui arrêtera un temps son parcours distrait18. » Dans un but de divertissement, l’émotion et le choc ainsi que la violence sublimée se vendent mieux que la banalité des faits divers. Les médias préfèrent ces images consommables par un large public : elles deviennent des marchandises. Ce qui se « vend » doit obéir à des codes stricts et être de l’ordre de l’« événement ou matière à événement19 », contenir « [un] narratif apte à être facilement découpé ; [des] personnages “porteurs” ; [des] lieux photogéniques ; [une] histoire stricto sensu extraordinaire. Bref, ce qui est requis, c’est un produit consommable suivant les modalités de la consommation courante contemporaine20. » L’image est devenue un objet d’échange marchand : dotée d’une valeur économique, elle est déconnectée de son usage et de son rôle d’intermédiaire dans l’échange d’informations entre humains et ne contribue plus à la constitution d’un savoir. Plutôt, elle participe à l’aliénation entre le vécu et le montré. Cette aliénation est d’autant plus apparente dans le manque de connaissance et de conscience de l’Occident face à des événements lointains qui, à première vue, ne nous concernent pas. De ce fait, « déclarer que la guerre est devenue spectacle relève de ce que Sontag appelle un “provincialisme stupéfiant”, émanant d’une petite communauté de gens vivant dans la partie du monde la plus prospère, celle où l’information est devenue entertainment21. » C’est dans cette suite d’idées que Sontag critique également, lors d’un entretien, l’usage de photographies de la mise à mort d’un Taliban fin 2001 à Kaboul, publiées par la suite dans le New York Times :
Tel est l’usage : on ne montre pas ses propres morts, mais ceux des autres, car l’on ne considère que son seul point de vue. Mais on oublie qu’il existe des cafés internet à Kaboul, que les images circulent désormais partout. La famille de ce taliban lynché a peut-être vu ces images. On a trop tendance à croire, dans nos pays riches, que les autres pays sont totalement coupés des moyens modernes de communication. Ce n’est plus vrai. Tout le monde voit tout, mais tout le monde ne voit pas tout de la même manière22.
C’est également la partie occidentale du monde qui s’approprie des représentations de douleur, de violence et de conflit vécus dans des pays lointains, en les attribuant à une iconographie chrétienne dans un but de divertissement. Ces images font donc référence à une iconographie qui est familière au spectateur occidental mais basée sur des stéréotypes et perpétuant toujours les mêmes imaginaires. Il s’agit alors de susciter l’imagination du spectateur par des canons et iconographies appliqués à une photographie, qui font partie de notre imaginaire collectif. « Celui-ci se base sur un certain nombre d’images iconiques qui façonnent notre histoire commune23. »
Prenons l’exemple de la photographie célèbre de Hocine Zaourar, La Madone de Benthala prise après le massacre de Bentalha à côté d’Alger en 1997. Le cliché, montrant une femme, Oum Saad, éplorée après le massacre des siens, fait la Une de la presse mondiale (750 couvertures le même jour) révélant l’ampleur du conflit algérien qui causa entre 150 000 et 200 000 morts de 1991 à 1997.
L’image montre une femme qui s’effondre de douleur contre un mur, la tête renversée en arrière, bouche ouverte, soutenue par une autre. Le thème, le cadrage, les voiles et les drapés, les couleurs, la lumière, évoquent immédiatement pour le regard occidental l’iconographie chrétienne de la douleur24.
Il s’agit en effet d’une mise en scène volontaire des médias : le recadrage de la photographie originale de Hocine Zaourar par la plupart des journaux rend impossible toute contextualisation et met au centre les deux femmes en pleurs. De plus, la photographie était mal légendée dans la plupart des journaux : alors qu’ils rapportaient que Oum Saad avait perdu ses huit enfants, elle avait en réalité perdu d’autres membres de sa famille. Ainsi, au lieu de rendre compte de la complexité des conflits, et d’apporter des informations dites « objectives », les médias proposent ici un réel construit à partir d’images rappelant l’iconographie chrétienne, dans ce cas-ci celle du martyre, dans l’objectif de fournir au consommateur occidental une imagerie familière qui le séduise.
Massacre à Benthala, El Harrach, Algérie, 23-09-1997, prix World Press 1997
© Hocine Zaourar
En effet, ce qui se vend est ce que l’on connaît déjà : ici le stéréotype compassionnel hérité de la culture chrétienne. Le cliché étant rebaptisé « la Madone de Benthala », l’iconographie chrétienne a été privilégiée afin d’attirer l’attention du public et de lui faire ressentir de la compassion envers ce qu’il voit sur l’image. Il est supposé reconnaître dans le visage de cette femme algérienne souffrante l’icône de la madone, la « mater dolorosa », figure féminine de la douleur et de la compassion fortement présente dans l’iconographie chrétienne.
Ainsi les figures de victimes sont de plus en plus choisies en fonction de leur conformité à une forme d’altérité acceptable par les canons occidentaux tout en étant assez reconnaissable pour mériter notre attention et notre compassion25. L’application d’un tel cadre référentiel concourt à imposer un sens à l’image qui n’est pas le sien, lui infliger une violence proche de celle qu’elle représente. C’est une expression et un signe de domination des médias occidentaux exercée sur ces conflits distants, comme le formule Yves Michaud :
Ceux qui sont aujourd’hui livrés en pâture à notre indignation bien pensante sont désormais des talibans, des combattants africains, ou des victimes exotiques d’attentats lointains, de pauvres diables donc, comme par hasard du tiers-monde, qui n’ont nul représentant légal pour les protéger : au moins on peut continuer à publier (et voir) des meurtres et des exécutions publiques avec la conscience tranquille, le bon vieux mépris colonial de toujours et sans ennuis légaux26.
Ils sont les victimes non seulement de conflits et violences mais aussi de stéréotypes attribués par les reportages diffusés dans le monde entier et, comme l’a souligné Sontag plus haut, qu’ils sont aussi à même de voir. Ces stéréotypes se référant à la culture et aux émotions du spectateur semblent permettre une lisibilité immédiate des informations en créant un imaginaire décalé par rapport à l’actualité en question. Ce système autoréférentiel, diffusé en répétition par les photographies médiatisées, conduit notre regard à les considérer pour ce qu’elles prétendent être, une représentation du réel27. S’agirait-il alors d’une falsification de la réalité ?
« It is difficult for you to believe in anything » : Comment reconnaître le reel ?
Dans l’œuvre CNN Concatenated d’Omer Fast, des séquences de journaux télévisés ont été découpées et remontées afin de créer de faux discours mettant en question notre relation au réel. L’œuvre nous force à reconsidérer notre rapport à la réalité telle qu’elle est diffusée par les appareils médiatiques : entre toutes ses séquences recoupées, où le vrai message, la réalité des choses se cacheraient-ils ? CNN Concatenated dévoile la nature construite du discours médiatique et la propension des médias à construire des narrations falsifiées, fausses. La conséquence de telles narrations consiste en la profusion de photos génériques qui informent peu, et déforment notre vision du réel pour construire une réalité artificielle. En effet « aujourd’hui les images qui font mémoire parmi le flot quotidien sont celles qui sont le moins contextualisées. Légendée au présent et cadre rétréci, l’image devient générique28. » On l’a vu avec la photo de Hocine Zaourar, et dans l’œuvre Movie-Television-News-History, June 21, 1979 de Sarah Charlesworth dénonçant ce même effet : dans le premier cas la photographie de la « Madone de Benthala » était mal légendée afin de correspondre à un imaginaire familier, dans le second, à force d’être reproduites, les photographies du meurtre de Bill Stewart s’annulent et finissent par se ressembler. « Le recours quasi systématique à un système défini de procédés narratifs, de cadrages et autres effets réduit évidemment la possibilité de produire de vraies images, leur potentiel informatif et, plus dangereux encore, peut conduire au contresens voire à la falsification de l’histoire29. » Un exemple d’une telle image, ancré dans l’imaginaire collectif, et devenu icône et monument de commémoration de la Seconde Guerre mondiale, est la photographie prise le 23 février 1945 par Joe Rosenthal, qui représente six marines dressant le drapeau américain sur le mont Suribachi à Iwo Jima. Pour saisir combien cette photo est un exemple d’esthétisation de la réalité et de création d’un réel artificiel, il convient de revenir sur le contexte de sa réalisation.
Île d’une grande importance stratégique, les Américains avaient besoin d’Iwo Jima comme base aérienne, mais les Japonais s’y étaient déjà installés. L’île avait en effet été transformée en camp retranché, cachant 22 000 soldats japonais dans des centaines de galeries souterraines alors transformées en bunkers. Ainsi, le 19 février 1945, quand les troupes américaines débarquèrent sur l’île, ils furent attaqués par les résistances japonaises qui leur infligèrent de terribles pertes. Le quatrième jour de bataille, le 23 février 1945, les Marines parvinrent au sommet de l’île, le mont Suribachi : une patrouille de quarante hommes grimpa à l’assaut et y installa rapidement le drapeau américain. Les combats se poursuivirent néanmoins pendant un mois encore, jusqu’au 26 mars, coûtant la vie à 6 821 Américains et 21 000 Japonais.
C’est d’abord le sergent Louis R. Lowery, photographe pour le magazine américain Leatherneck, qui prit en photo ce moment symbolique et significatif du lever du drapeau américain. Joe Rosenthal, quant à lui, avait une idée de mise en scène beaucoup plus théâtrale : à peine informé de l’événement, il jugea que la scène n’était pas conforme au triomphe des armées américaines, et décida de « rejouer » la scène de la photographie originale, « pour lui conférer un véritable — quoique éminemment artificiel — souffle épique30. » Rosenthal s’inspire entre autres d’une composition classique, proche de celles des peintures du xixe siècle : l’arrangement triangulaire des soldats et du drapeau ainsi que la perspective suggérée par l’horizon rappellent fortement les œuvres de Théodore Géricault et d’Eugène Delacroix. C’est cette photographie, et non celle, « authentique », prise par Louis R. Lowery, qui sera retenue par l’Histoire. Devenue l’une des images de guerre les plus reconnaissables, elle fut reproduite rapidement sur les premières pages de nombreux journaux à travers les États-Unis, où elle a été adoptée comme symbole d’unité. L’image, qui valut à Rosenthal un prix Pulitzer, eut une résonance telle qu’elle fut transformée en timbre-poste et servit comme modèle pour un mémorial en bronze. Exemple de mystification de l’Histoire, la photographie de Rosenthal met en scène le réel pour ensuite être reconnue à travers le monde. Ce n’est d’ailleurs pas un phénomène récent : les photographes envoyés sur les champs de bataille de la guerre de Sécession aux États-Unis, notamment ceux de Gettysburg, jugeant certaines scènes trop banales, ont réarrangé et déplacé les cadavres de soldats tués afin d’obtenir des clichés plus choquants et engageants. « Les images fonctionnent si bien pour manipuler les gens. Je ne peux pas imaginer qu’un pouvoir, quel qu’il soit, renonce un jour à un instrument si efficace pour mobiliser les troupes, pour oblitérer certaines idées, pour en mettre d’autres en valeur31 », déclare Susan Sontag, dénonçant le pouvoir des images dans la manipulation du public.
Joe Rosenthal, Raising the Flag on Iwo Jima, 1945
Louis R. Lowery, Raising the Flag on Iwo Jima, 1945
Le constat vaut pour toute information diffusée par les médias et désormais également par les réseaux sociaux, l’apparition de fake news étant un phénomène du même type enregistré le plus récemment. Informations mensongères diffusées dans le but de manipuler ou de tromper le public, dont la visibilité est proportionnelle à leur nature sensationnelle, les fake news disposent d’un grand pouvoir. Il suffit, pour s’en rendre compte, de prendre pour exemple les élections présidentielles de 2016 aux États-Unis : un même événement ou une même information y furent régulièrement relayés de manière différente selon la couleur politique des journaux, à la faveur de reportages contradictoires. Source de confusion auprès du public, ces rumeurs et fausses informations rendirent difficile pour le public la tâche de différencier le vrai du faux, et influencèrent fortement les résultats de cette élection. À cet égard, John Carpenter thématise le pouvoir de l’image à nous influencer voire même contrôler et l’importance d’éveiller nos consciences dans son film Invasion à Los Angeles, sorti en 1988. Le film suit le parcours de John Nada (joué par Roddy Piper), un ouvrier au chômage, qui découvre par hasard une étrange fabrique de lunettes de soleil conçues par un groupe d’activistes. En portant les lunettes, il découvre une effrayante réalité dissimulée derrière les apparences, derrière les images télévisées et les panneaux publicitaires… Ces lunettes lui dévoilent en effet les intentions cachées derrière les messages visuels qui sont affichés dans la ville et que l’on découvre au fil du film (reprenant le langage visuel de la société de l’époque). Ainsi, derrière une publicité pour une nouvelle technologie d’ordinateur se cache le mot « obey » (obéis), un signe annonçant des soldes laisse place au verbe « consume » (consomme), et derrière une affiche pour des vacances aux Caraïbes montrant un modèle séduisant en maillot de bain, on peut lire les mots « marry and reproduce » (marie-toi et fais des enfants). Mais pire encore, Nada découvre non seulement la « vérité » nichée derrière les images, mais également des extra-terrestres qui se cachent sous des apparences humaines pour assurer le pouvoir du monde. Au fil du scénario, les téléspectateurs hypnotisés par les programmes débilitants et ayant tout jugement critique suspendu par le déluge des images qu’ils regardent défiler sortent finalement de leur torpeur et affichent ralliement ou méfiance.
« La réalité aurait abdiqué, seules demeureraient les représentations, c’est-à-dire les médias32. » Selon Dominique Baqué, telle est la conclusion de philosophes tels que Jean Baudrillard et Guy Debord qui dans leurs ouvrages analysent la société de leur époque et lui attribuent la consommation et le spectacle comme caractéristiques fondamentales. Le film de Carpenter reprend donc le phénomène du spectateur qui, assailli d’images médiatiques, adopte un regard désengagé le conduisant à une torpeur, une passivité par rapport à ce qu’il voit défiler sur l’écran. À force de voir ces images, on ne les regarde plus. C’est grâce aux lunettes de soleil que Nada va non seulement mettre à nu les rapports de domination des extraterrestres sur les habitants de la terre, mais aussi dévoiler la force manipulatrice des images : dans le film, la population humaine met à nouveau en question ce qu’elle voit. Tel est le lien avec CNN Concatenated : en sollicitant directement le spectateur, les présentateurs l’appellent à se réveiller et à mettre en question ce qu’il voit à la télévision et dans les journaux.
Le slogan affiché au début d’Invasion à Los Angeles, « They live, we sleep », renvoie à l’idée d’une humanité endormie, amorphe : il s’agit de sortir de l’endormissement, de cette lassitude compassionnelle, d’éveiller les consciences et de donner accès à la réalité cachée derrière les fake news et les images, même si cette prise de conscience s’avère douloureuse (Nada souffre le martyre à cause de maux de tête causés par les Ray-Ban). De son rôle de témoin passif, Nada se mue en héros révolté, sortant de son immobilisme et de sa servilité après avoir littéralement ouvert les yeux. Ne devrions-nous pas prendre ce héros comme exemple dans nos vies quotidiennes ?
« There’s a few more things that you need to hear » : réflexions conclusives
Vingt ans après son élaboration, CNN Concatenated demeure d’une grande actualité par sa façon de questionner la réalité des événements transmis et diffusés sur nos écrans. L’œuvre met en effet en question notre relation aux médias et aux images qu’ils déversent : les reportages non-stop en live diffusés dans le monde entier ainsi que les photographies témoignant de violences et horreurs à travers le monde définissent désormais le paysage médiatique du xxie siècle.
Alors que les médias nous feraient croire en une réalité artificielle et mise en scène, on a vu tout au long de cet article que derrière les photographies médiatiques, la réalité existe et que toutes les horreurs ont bien lieu (pour reprendre ici la terminologie de Baudrillard sur la Guerre du Golfe qui, selon lui, « n’a pas eu lieu »). Plutôt, ce sont les médias et leur manipulation de sources visuelles qui exercent une grande influence sur notre manière de voir et de comprendre les choses et qui, dès lors, façonnent notre rapport au réel. En véhiculant des fake news, aussi bien que des fake images, certains médias se soucient peu de vérifier la véracité des faits et des événements qu’ils rapportent, mus par des intérêts qui leur sont propres. La vente d’images sensationnelles et spectaculaires semble alors plus urgente que la responsabilité d’informer correctement le spectateur. Tout reportage est présenté avec la même urgence, comme le remarque Omer Fast dans son œuvre : « Je pourrais le faire sentir aussi lointain qu’une famine ou aussi proche qu’un bulletin météo, à la fin, vous ne remarqueriez peut-être même pas la différence. »
Le réel, ainsi façonné à partir d’éléments disparates non vérifiés, serait alors constitué de manque et de latence. « L’insuffisance des photographies de presse est de faire croire qu’elles sont informations parce que l’actualité se dit du côté du constat d’événement, de l’objectivité, alors qu’elles sont déjà une mise en forme33. » Plus qu’une mise en forme, ces photographies témoignent également d’un point de vue subjectif, imposé à l’image. Même s’il ne s’agit pas d’une violence « physique » et matérielle faite à l’image, cette violence n’en est pas pour autant moins grave. Il s’agit d’une violence invisible, métaphorique, perpétuant la domination du monde occidental, que l’on ne peut discerner que si l’on sort du flux constant et anesthésiant proposé par les médias.
Dans Invasion à Los Angeles, les lunettes de soleil font office de filtre visuel et deviennent des armes et des outils dans une guerre silencieuse d’images : la conscience et le jugement critique du héros sont enfin libérés. Il semble aujourd’hui plus que jamais nécessaire de croiser les perceptions et les points de vue divers pour saisir la vérité. Si, comme l’affirme Susan Sontag, l’existence d’images de la douleur et de la violence crée en nous une sorte d’obligation de regarder ou de moins de prendre position, il s’agit pour nous, à l’instar de Nada, de ré-apprendre à regarder, et de repenser nos relations aux images. L’artifice dévoilé, il s’agira de redéfinir le rôle de l’image médiatique et son pouvoir dans la construction du réel car, effectivement, « pas de pouvoir sans image34. »