Femmes criminelles. Le passage à l’acte comme seule échappatoire contre la misère sociale

DOI : 10.57086/radar.1014

p. 130-149

Résumé

Cet article se penche sur deux films français qui mettent en scène des femmes criminelles : L’appât de Bertrand Tavernier (1995) et La Cérémonie de Claude Chabrol (1995). Sophie (La Cérémonie) et Nathalie (L’appât) sont présentées tantôt comme manipulatrices tantôt comme manipulées par leurs complices. Ces jeunes femmes prolétaires, désireuses d’être considérées dans une société où l’argent règne, tentent d’échapper à leur condition et d’accéder à la fortune en tuant. Pourtant, cette illusion d’un avenir meilleur auquel elles aspirent se brise avec les crimes qu’elles commettent. Ainsi les deux réalisateurs traitent de la lutte des classes avec l’amer constat que la stratification de la société est inéluctable.

Plan

Texte

Infini est le nombre des fous
Ecclésiaste, chapitre 1, 15

La folie meurtrière terrifie en même temps qu’elle fascine parce qu’elle renvoie au plus sombre de l’âme humaine. L’exposition Serial Killer présentée au printemps 2025 à Paris1 montre combien cette fascination pour l’acte criminel est toujours d’actualité. Massacres de masse ou crimes isolés, les déchaînements de violence questionnent sur les causes qui poussent certain·es à passer à l’acte. Le meurtre dévoile l’existence des dysfonctionnements aussi bien à l’échelle individuelle (problèmes familiaux, troubles mentaux) que collective (facteurs sociaux et/ou sociétaux). Les femmes criminelles certes, moins nombreuses, « ont, à travers l’histoire, fait preuve d’une férocité et d’un aveuglement idéologique tout aussi terrifiants que ceux dont sont capables leurs homologues masculins2 ». Pourtant, les études en criminologie féminine restent peu développées en France « où la criminologie n’existe qu’à l’état embryonnaire3 ». Certes, au xixe siècle, Cesare Lombroso tenta de définir la psychologie des femmes criminelles mais ses travaux reposaient sur des stéréotypes physiques4, tandis que les confrères du criminologue italien qualifiaient les femmes criminelles de vicieuses, capables des pires perversités.

Si la criminalité féminine reste peu étudiée en criminologie, elle s’est néanmoins avérée particulièrement inspirante pour les cinéastes français Claude Chabrol et Bertrand Tavernier qui réalisent la même année, en 1995, deux films dressant les portraits de femmes criminelles. Ils explorent les inégalités que subissent les personnages et les causes de leur marginalisation. Au moyen de la mise en scène des actrices et du cadrage des plans, ils dissèquent les rapports sociaux et révèlent une profonde fracture entre les classes aisées et ouvrières. Il s’agira, dans les pages qui suivent, de montrer quels outils (cadrage, montage, mise en scène…) les cinéastes utilisent pour renverser les hiérarchies de violence : ces femmes ont commis des crimes mais elles sont aussi victimes d’un système social injuste et inégalitaire qui les entrave. Ainsi, en étudiant l’escalade de la violence des personnages féminins, nous tenterons de comprendre quelles sont les causes du passage à l’acte.

Chabrol a régulièrement traité de la figure du criminel (dès ses débuts avec Le Boucher en 1970 puis dans Les Fantômes du chapelier en 1982) et de la criminelle (avec Violette Nozière en 1978), Tavernier, quant à lui, se passionne pour l’histoire et les guerres, parce que, selon lui, « la guerre contient un nombre de sujets inépuisables, depuis le temps qu’elle dure5 ». Il faut noter que le cinéaste, né en 1941, est un enfant de son siècle, celui des deux guerres mondiales, tout comme Chabrol né en 1930. Si le contexte politique français est alors instable, leur cadre familial les préserve d’une enfance précaire : fils de pharmacien pour Chabrol et d’écrivain pour Tavernier, ils côtoient tous deux le milieu bourgeois et intellectuel de l’époque. Il est intéressant de préciser qu’Yves Chabrol et René Tavernier étaient des résistants, leurs fils se présentent comme militants, usant de la caméra pour dénoncer les injustices sociales et les faiblesses de l’État (Tavernier) ou pour critiquer l’hypocrisie de la bourgeoisie (Chabrol).

L’aliénation féminine : une colère sourde contre l’ordre dominant

L’Appât de Bertrand Tavernier, adaptation du roman de Morgan Sportès, relate le fait divers du même nom (affaire de l’appât) qui défraya la chronique en 1984 tandis que La Cérémonie de Chabrol, adapté de L’analphabète de la romancière Ruth Rendell, fait écho à l’affaire retentissante des sœurs Papin (1933). Christine Papin et sa sœur Léa travaillaient comme bonnes pour la famille Lancelin. Après sept ans de bons et loyaux services, elles assassinèrent sauvagement leurs maîtresses après qu’une dispute eût éclaté. Yeux arrachés, visages défigurés, corps déshabillés puis lacérés, c’est un massacre qualifié par les experts de raffinement propre aux non-civilisés.

Les deux films s’inscrivent dans un contexte de crises idéologiques et politiques : En 1989 le mur de Berlin s’effondre et avec lui le socialisme des Pays de l’Est, François Mitterrand achève son premier mandat de Président (1981-1995), durant le printemps 1995 les grèves ouvrières chez Renault révèlent le dysfonctionnement d’une société fracturée que Jacques Chirac mettra au cœur de sa campagne électorale. Dans cette société où les inégalités se creusent davantage, Claude Chabrol, avec La Cérémonie, se préoccupe des rapports de force entre les classes sociales : « C’est un film qui tient compte de la lutte des classes, dont on ne parle plus maintenant, puisqu’on veut faire semblant de croire qu’elle n’existe plus6 ». Les préoccupations chabroliennes s’inscrivent dans un contexte où la politique profite à l’enrichissement des plus aisés, une période qui « […] favorise la réception plus politique de ses films et il gagne ici l’image d’un accusateur des inégalités et des abus liés au pouvoir de l’argent7 ». Bertrand Tavernier quant à lui, tente de comprendre les motivations de trois jeunes perdus, submergés d’images diffusées par la télévision, en quête d’argent facile et ancrés dans une société de consommation où la violence est omniprésente. Le personnage de Nathalie Magnan s’inspire de Valérie Subra, âgée de 18 ans au moment des faits. Issue d’un milieu modeste, elle grandit avec sa mère et sa sœur, sans parvenir à s’épanouir. Elle rêve de faire carrière aux États-Unis avec son petit-ami qui la convainc d’un avenir possible au pays de l’American dream. Mais pour partir, il faut de l’argent… La solution est toute trouvée : dépouiller des nantis tombés sous le charme de la jeune fille. L’insécurité matérielle à laquelle sont confrontés les personnages est évidente : Nathalie Magnan (L’Appât) incarnée par Marie Gillain rêve de percer dans le mannequinat aux États-Unis et tente d’échapper à son métier de vendeuse. Sandrine Bonnaire quant à elle joue le rôle complexe de Sophie Bonhomme (La Cérémonie) qui travaille comme bonne pour une famille bourgeoise. Elle se lie d’amitié à Jeanne la postière. Bien qu’issues de la classe ouvrière, ces femmes vont parallèlement côtoyer des milieux aisés. Nous verrons comment, à travers la proximité apparente, les cinéastes révèlent une profonde fracture entre les classes sociales.

Le clivage culturel entre ces différents milieux est aussi la cause de l’exclusion de nos deux protagonistes. Les cinéastes confrontent références populaires télévisuelles et grandes bibliothèques symboles d’accès au savoir. Alors que Sophie visite la maison dans laquelle elle va travailler et résider, le·a spectateur·rice constate l’opposition entre les espaces qu’occupent les personnages : entre la vaste demeure des Lelièvre et la précaire chambre de bonne de Sophie. Lors de cette même visite, Catherine, la maîtresse de maison, ouvre une large porte qui donne sur une grande bibliothèque. Cette pièce provoque chez Sophie une paralysie l’empêchant d’entrer. Par ailleurs, on constate la présence d’une autre fracture, un clivage culturel : les Lelièvre écoutent l’opéra Don Giovanni de Mozart, Sophie et Jeanne se distraient devant Les Minikeums, « les décors, les mobiliers, la décoration, les véhicules, les vêtements ou le langage [mettent en évidence] l’écart – voire l’abîme – qui sépare les deux milieux sociaux […]8 ». Tandis que Nathalie est impressionnée, avec l’innocence d’une enfant, par les appartements luxueux de ses amants, leurs montres et leurs stylos Montblanc, Sophie souffre d’analphabétisme et s’enferme dans le secret, ce qui l’isole. Cette exclusion la pousse à passer à l’acte. L’étude menée quinze ans plus tard par Chrystèle Bellard sur les femmes incarcérées attestera que « Parmi la population carcérale féminine, le niveau scolaire moyen indiqué est celui du cours moyen première année (CM1) et 17,8 % des détenues seraient illettrées9 ». Ainsi, l’illettrisme engendre-t-il la marginalisation de ces femmes.

Claude Chabrol va plus loin en dénonçant l’hypocrisie de celles·eux qui veulent se donner bonne conscience. Lors d’un dîner organisé par les Lelièvre, un invité prononce avec solennité une formule nietzschéenne : « Il y a chez les gens de bien, beaucoup de choses qui me répugnent et certes non le mal qui est en eux ». Le philosophe anti-moraliste critique moins les failles de l’âme humaine que la volonté de les dissimuler sous des apparences vertueuses. La même soirée, Sophie, qui devait les servir, s’évade pour rejoindre son amie Jeanne pour une tournée chez les donneurs du secours catholique. Alors qu’elles trient les vêtements qui reviendront aux plus démunis, Jeanne s’offusque de la qualité des dons : habits usés ou troués, les pauvres peuvent récupérer les déchets. Les sacs à moitié remplis, les deux amies reviennent au secours catholique. Monsieur L’abbé, le prêtre du village mais aussi le directeur de l’association, après avoir eu vent du mauvais comportement des deux bénévoles, décide de leur exclusion, leur conduite mettant à mal la réputation du secours catholique. C’est bien cette fausse générosité que critique Chabrol qui met en lumière la précarité massive des français·es – qu’une affiche des restos du cœur, glissée dans un plan du film, vient aussi rappeler. Il est intéressant de rapprocher trois plans similaires qui donnent à voir la montée de la violence chez nos deux protagonistes : dans le premier Sophie et Jeanne, au centre du cadre, sont installées sur des cabas bleus. À l’arrière-plan figure la statue de la vierge entre le piano à droite et les tables en bois rangées à gauche. L’une fouille dans un sachet, l’autre inspecte un vêtement de la même couleur que les sacs. La seconde image montre les deux héroïnes agenouillées au sol, le cadre centré sur elles. La madone de l’arrière-plan est remplacée par une femme âgée qui récupère les vêtements jetés par Jeanne. Enfin, le dernier plan illustre les deux femmes et un tas d’habits au sol. Un siège se trouve à côté de Jeanne. Mais au lieu de les trier, elles les déchirent. Dans la première image, elles trient les vêtements. Dans la seconde image, elles les jettent au sol. Enfin la dernière image montre Sophie et Jeanne qui cette fois les déchirent. Par ce geste de destruction, elles ne soumettent plus.

Bertrand Tavernier choisit de mettre en scène le personnage de Nathalie du point de vue des hommes qui la convoitent comme on peut le voir dans plusieurs plans : le premier montre Nathalie et un homme plus âgé en plan poitrine. Elle a le visage baissé tandis que celui qui se tient face à elle dirige son regard vers le corps de la jeune femme. Dans les plans suivants, les deux personnages sont dans une voiture. Le focus sur leurs visages éclairés laisse apparaître Nathalie qui crie à gauche de l’écran et la tête de son agresseur qui occupe la quasi-totalité de l’image. Cette représentation sexualisée la réduit à sa précieuse jeunesse et sa dangereuse beauté. Le physique de Sophie quant à lui, a été modifié par Chabrol, qui l’a rendu plus ordinaire. Tandis que Ruth Rendell confère une apparence terrifiante à Eunice, Chabrol se détache de toute caricature monstrueuse pour tendre à plus de réalisme, en offrant un portrait plus nuancé, ancré dans la banalité du quotidien. Bien que discrète, Sophie suscite, avant même son arrivée dans la famille Lelièvre, des interrogations liées à son physique (7:09) :

Gilles — Elle n’est pas trop moche au moins ?
Melinda — Pourquoi ? Tu veux te déniaiser avec elle ?
Georges — Tu ne peux pas reprocher à un garçon d’aimer les belles choses. C’est une question tout à fait pertinente.

Un fantasme attaché à la profession de Sophie : « montrer que le fait de dominer socialement permet aux classes supérieures de faire des classes laborieuses des objets de fantasmes et de convoitise10 ». En effet, en tant que domestique, Sophie est censée incarner la docilité, la soumission et la servitude, tels que les attendent les classes dominantes. Par ailleurs, Sophie est exclue de la vie luxueuse des Lelièvre comme l’illustrent les cadrages de la séquence de l’anniversaire de Melinda : dans le premier, Sophie apparaît au premier plan de dos en plan poitrine et tient un plateau contenant divers mignardises. À l’arrière-plan, Catherine, Georges, Melinda et son fiancé se tiennent debout. Aucun·e ne fait attention à la domestique. Dans le plan suivant, figure l’héroïne au fond de l’image qui regarde en direction du petit groupe. Catherine est présentée de dos. Melinda, de profil, fait face à Georges tandis que le gendre est dirigé vers Catherine.

Si les deux cinéastes se présentent comme les défenseurs des minorités, se préoccupent-ils pour autant de la cause des femmes ? Jean Albert Bron nous éclaire sur les interrogations féministes chez Chabrol : « Dans Folies bourgeoises, bien que de façon plus discrète, c’est au patriarcat qu’il s’en prend, critique sans doute tributaire de la vague féminisme des années 197011 ». Un intérêt partagé par Tavernier comme en témoigne Julie Gayet :

Quand j’ai décidé de faire mon documentaire sur la place des femmes dans le cinéma, il a tout de suite accepté de participer. Il faisait preuve d’une sincérité absolue dans ses recherches. Il essayait vraiment de comprendre le pourquoi de cette place assignée aux femmes : est-ce qu’elles avaient été effacées, à quel moment ? Il a pris ce sujet très à cœur12.

Ils ont régulièrement offert des rôles complexes et nuancés aux actrices qu’ils plaçaient au cœur de leurs récits. On reconnaît à Chabrol la fidélité portée à ses actrices : Isabelle Huppert qui incarne les rôles principaux féminins dans Violette Nozière, Une affaire de femmes (1988), Madame Bovary (1991), Merci pour le chocolat (2000) L’Ivresse du pouvoir (2006) et la présence régulière de Stéphane Audran, son épouse de 1964 à 1980. Chabrol entretint une collaboration à la ville comme à l’écran avec Aurore Pajot (épousée en 1983) avec qui il coécrit plusieurs scenari. Cette écriture à deux mains, Tavernier s’y employa également avec sa femme, Colo Tavernier. Ces femmes dans l’ombre ont eu une influence importante comme le souligne Marie Gillain à propos du second : « Ce que je peux dire par rapport à ce que j’ai connu de lui, c’est qu’évidemment le fait d’avoir été marié avec une femme comme Colo, une immense scénariste, qui avait ce point de vue féminin très fort sur la société, l’a certainement amené à s’ouvrir13 ». Comme on l’a vu, les femmes inspirent, voire même influencent, la filmographie des deux réalisateurs. Mais qu’en est-il de la place des femmes dans la société française de 1995, à la sortie de La Cérémonie et L’Appât ?

Si les années 1960 ont marqué une avancée majeure pour l’émancipation des femmes (elles obtiennent, en 1965, le droit d’exercer une profession sans l’autorisation de leur époux, puis, en 1966, elles deviennent juridiquement propriétaires de leurs biens. En 1975, le droit d’interruption volontaire de grossesse leur est accordé), dans les années 1990, les inégalités subsistent néanmoins. Certes, en 1991, Édith Cresson devient la première femme élue Première ministre, mais les femmes restent sous-représentées dans les institutions où elles occupent des postes professionnels subalternes et perçoivent des salaires inéquitables.

Nous l’avons vu, Nathalie et Sophie subissent l’oppression des dominants : hommes aisés, patrons… Chabrol et Tavernier, à travers leurs héroïnes, dénoncent une société conservatrice où les normes entravent l’épanouissement des jeunes, des femmes, plus largement des dominé·es. Ils analysent les rapports sociaux entre les milieux et les genres afin de montrer comment les mécanismes de domination structurent la société. On peut alors se demander si ces systèmes de discrimination et d’oppression provoquent le passage à l’acte des deux héroïnes.

La soumission ou la rébellion ? Un combat de survie sociale

Pour l’écriture de La Cérémonie, Chabrol fait appel à la psychiatre et psychanalyste Caroline Eliacheff, épouse de Marin Karmitz, son producteur. La personnalité complexe de Sophie a pu être approfondie avec précision et cohérence grâce à l’expertise clinique de celle-ci, qui se réfère aux travaux de Jacques Lacan et d’Élisabeth Roudinesco sur la paranoïa pour établir la psychologie des criminelles14. Chabrol, que les critiques comparent à un entomologiste15, observait les comportements humains (les regards, les dialogues, les postures, les rapports) comme un scientifique étudie les insectes. Les plans sont fixes et la caméra est discrète comme pour ne pas perturber l’expérience sociale. Ainsi, le cinéaste tente de décrypter les habitudes et les non-dits sans intervenir mais simplement en examinant les personnages. Ici, la figure de la criminelle apparaît complexe, intérieure et discrète.

Il est intéressant de noter le choix de Bertrand Tavernier de minimiser la responsabilité de Nathalie : présentée sous les traits d’une jeune femme fragile et presque innocente, elle se distingue de Valérie Subra, condamnée à 16 ans de prison ferme ; peine quasiment identique à celle de ses complices (18 ans). Nathalie ne commet pas de crime, cependant c’est elle qui scelle le destin de ses victimes. Tavernier confère à son personnage un caractère naïf, comme lorsqu’elle se trouve en garde à vue, ne réalise toujours pas la gravité de son acte et espère pouvoir passer les fêtes avec son père, ainsi qu’elle en fait la demande au policier qui l’interroge : « Maintenant que je vous ai tout dit, vous croyez que je serai relâchée pour Noël ? Parce que faut que j’aille voir mon père à Noël ». Le film s’achève par cette réplique stupéfiante qui crispe tant elle provoque l’incompréhension du spectateur·rice comme en témoigne Marie Gillain :

Je ne sais pas si c’est son absence qui m’a frappé ou de me dire comment est-ce possible d’aller jusqu’à ce point-là, quand des gens ont été tués, qu’on a été arrêté et qu’on est dans le bureau d’un flic, que la vie est foutue, et d’avoir cette lubie, cette idée de retrouver son père à Noël ? C’est saisissant16.

Gilbert Thiel quant à lui, décrit une tout autre femme : pendant la mise à mort des victimes Valérie Subra « […] terminait tranquillement son jus d’orange » et « toujours placide, regardait une vidéo […] »17. Il est surprenant de constater le décalage entre les faits réels et la mise en scène de Tavernier : lorsque Nathalie entend les cris de douleur, elle semble ne pas supporter l’horreur provenant de la pièce d’à côté et préfère couvrir les bruits en écoutant de la musique.

Tandis que la personnalité des deux héroïnes diffère, le passage à l’acte et les méthodes employées sont similaires : elles commettent les crimes, accompagnées de complices : Nathalie laisse le travail à son petit-ami Éric et l’ami de celui-ci, Bruno, Sophie quant à elle, s’empare d’un fusil et fait la chasse aux Lelièvre, meurtre qu’elle réalise avec Jeanne. Chabrol fait monter la tension subtilement : l’interdiction des Lelièvre de fréquenter Jeanne, la désobéissance de Sophie figurée par son évasion lors d’un diner organisé par les Lelièvre, le chantage de Sophie quand Melinda découvre son analphabétisme, jusqu’au dernier degré, le meurtre. Tout au long du film Sophie est incitée à se rebeller (35:06) :

Jeanne — Si tu veux on pourrait sortir ensemble un jour ? Je vais trois fois par semaine au secours catholique. Faut aider les autres tu sais, ils ont besoin de bénévoles pour l’hiver. Trier les dons, les vêtements enfin… tout ça quoi. Ça te dirait ?
Sophie — Peut-être.
Jeanne — T’es libre le dimanche ?
Sophie — Ça dépend.
Jeanne — J’en étais sûre, ils respectent même pas le jour du seigneur. Faut pas te laisser faire.

L’anniversaire de Melinda, la fille des Lelièvre, a lieu un dimanche. Quelques jours auparavant, Sophie avait prévenu Catherine qu’elle ne pourrait travailler le dimanche puisqu’elle se rendait au secours catholique avec Jeanne. Catherine, pourtant, engage Sophie le dimanche de l’anniversaire. Or, celle-ci va s’éclipser au cours de la soirée et ainsi désobéir à l’ordre de Catherine. Bien que discrète et silencieuse, Sophie se montre capable à la fin du film de prendre le contrôle sur son destin.

Si les crimes sont commis à plusieurs, il est intéressant de noter un autre point de concordance, celui de dégrader le domicile des victimes. À travers ce geste, les criminel·les jouissent d’une libération, d’un déchaînement délivrant, d’autant plus féroce qu’il traduit une frustration silencieuse. Tavernier quant à lui, tourne en ridicule les personnages, qui se nourrissent de clichés : le magot se cache forcément dans un coffre-fort dissimulé derrière un grand tableau et ils se couvrent d’un bas sur le visage « comme dans les films ». Il est intéressant de constater le choix qu’a fait Tavernier d’épargner le·a spectateur·rice de toute image de violence : « On ne voit pas les meurtres… On ferme la porte et on ne voit pas, on voit les gens rentrer dans la pièce et je coupe. Je coupe, je ne montre absolument pas les scènes de torture, et je trouve qu’à une époque où on montre tout… où il n’y a rien qui doit être caché, pour moi, c’est l’essence de la mise en scène, ça18 ». Or, la scène n’en est pas moins violente : Nathalie se tient à l’écart des violences infligées aux victimes et évite d’entendre leurs cris en écoutant de la musique ou en regardant la télévision. Ainsi, le cinéaste déplace l’horreur dans l’imaginaire du spectateur·rice.

Dans son ouvrage Disparaître de soi (2015), David Le Breton observe que « L’individualisation du sens, en libérant des traditions ou des valeurs communes, dégage de toute autorité. Chacun devient son propre maître et n’a de compte à rendre qu’à lui-même19 ». Le paradoxe entre le mutisme, la passivité et le renversement de Sophie lorsqu’elle déclenche la fusillade, provoquent d’autant plus la stupeur, tout comme la réaction finale de Nathalie. Si l’assassinat de la famille Lelièvre provoque un véritable choc pour le·a spectateur·rice, c’est parce que les criminelles n’ont pas prémédité leur crime. Nathalie et Sophie, en accomplissant un meurtre, se sentent délivrées, pour autant, les deux protagonistes échappent-elles vraiment à l’aliénation qui les entrave ?

Révolte féminine : quand la violence entrave plutôt que de libérer

La révolte des héroïnes est symbolisée par l’acte criminel qui semble offrir l’espoir de liberté, mais qui n’est qu’illusoire. En défiant les lois régies par la société, Sophie et Nathalie pensent prendre le contrôle de leur destin mais Claude Chabrol et Bertrand Tavernier les enferment davantage. La société aphone ne réagit pas face à la frustration latente des personnages qui finissent par commettre l’irréparable. David Le Breton montre que la perte de liens sociaux engendre le mal-être des individus : « Si nos conditions d’existence sont sans doute meilleures que celles de nos ancêtres, elles ne dédouanent pas de l’essentiel qui consiste à donner une signification et une valeur à son existence, à se sentir relié aux autres, à éprouver le sentiment d’avoir sa place au sein du lien social20 ». Comme on l’a vu plus haut, la fracture ou plutôt les fractures qui séparent Sophie des Lelièvre – entre l’espace luxueux qu’occupent les bourgeois et le gros plan sur la vaisselle entassée que doit nettoyer Sophie – est inéluctable. Par ailleurs, on peut observer l’absence d’échange entre les résident·es d’un même foyer comme lorsque Catherine se réjouit de ne pas avoir à faire la conversion à Sophie. Il faut noter que notre héroïne est peu bavarde : sa locution est brève, presque robotique. Alors que Sophie invite Jeanne dans sa chambre, deux plans donnent à voir la solitude de Sophie : dans le premier, le cadre est centré sur les deux amies enlacées. Sophie porte un pull vert, Jeanne un pull rouge. Elles sont assises au pied du lit. À l’arrière-plan, la commode en bois trace une ligne verticale et encadre les personnages. Leurs visages sont éclairés par la télévision en hors-champ qu’elles regardent fixement. La coiffure tressée des deux protagonistes est identique. Après s’être fait renvoyée par Georges, le second plan montre Sophie assise à la même place, cette fois seule. La vue en plongée donne à voir le bras du personnage étendu sur le matelas. Son visage de profil est dirigé à droite, suggérant l’absence de Jeanne. L’exclusion des personnages pourrait avoir des conséquences irréparables. Comme l’a relevé Jean-Albert Bron, cette situation rappelle les mots de Jacques Lacan à propos des failles de la société moderne qui « laisse[nt] l’individu dans un isolement moral cruel et tout particulièrement sensible » et « dont la situation intermédiaire et ambiguë peut être elle-même la source de conflits intérieurs et permanents »21.

L’entrave sociale dont sont victimes Jeanne et Sophie est favorisée par les ragots : après l’évasion de Sophie, le jour de l’anniversaire de Melinda, les deux héroïnes se retrouvent au domicile de la postière. Alors que la complicité entre les deux héroïnes semble perdurer, Claude Chabrol nous montre un tout autre échange qui suggère plus la méfiance que la sympathie (53:50) :

Sophie — J’en ai appris sur toi.
Jeanne — Des choses biens j’espère.
Sophie — Il parait que tu as tué ta fille.
Jeanne — Qui sait qui t’a raconté ça ?
Sophie — Je le sais.
Jeanne — Comment tu le sais ?
Sophie — Je le sais…

Une suspicion partagée par Jeanne qui lui rétorque (54:31) :

Jeanne — Moi aussi j’en sais sur toi.

Elle lui tend un journal sur lequel Sophie apparaît et l’on comprend que le père de Sophie est mort dans un incendie criminel. Après s’être mutuellement soupçonnées, elles partagent un fou rire qui déroute le·a spectateur·rice. Mais les ragots accompagnent les personnages tout au long du film : lors de l’altercation entre Georges et Jeanne par exemple (1:01:13) :

Jeanne — Et non mais dit donc, pour qui vous vous prenez de m’accuser d’ouvrir votre courrier ? Parce que moi j’en sais plus sur vous que vous en savez sur moi. Parce que vous, vous lisez peut-être des ragots dans les journaux mais moi je sais qui vous êtes, vous et votre famille. Je sais que votre femme c’est une putain et puis que l’autre ne valait pas mieux, d’ailleurs c’est pas étonnant qu’elle se soit suicidée…

Après quoi Georges la gifle.

Les cinéastes suggèrent la fatalité du passage à l’acte. Lorsque Sophie rencontre Jeanne à la gare, elle tient un journal avec en couverture le fait divers Maupin-Rey. Chabrol évoque le destin tragique promis aux deux héroïnes, qui figureront sur la une de l’actualité. Ce pessimisme est récurrent dans la filmographie du cinéaste :

Telle est la cruelle noirceur du cinéma de Claude Chabrol, constate Michaël Delavaud : les efforts pour changer et perturber l’iniquité des systèmes, les espoirs qu’ils suscitent, sont condamnés à court ou à long terme à un échec cuisant, jusqu’à parfois tomber dans l’extrême brutalité du meurtre comme dans Les Biches ou dans le glaçant La Cérémonie22.

La fracture est bien trop profonde : après la fusillade de la famille Lelièvre, Sophie braque son arme vers la bibliothèque et tire sur les livres. Le livre, symbole d’accès au savoir et au pouvoir est détruit par l’héroïne qui se révolte contre l’institution culturelle. Par ce geste, Sophie scelle sa rupture avec la société.

Chrystèle Bellard fait le constat d’une surmédiatisation de la criminelle qui « est d’abord jugée médiatiquement, par rapport à ces mêmes rôles sociaux qu’elle est censée incarner23 ». Lorsqu’il s’agit de criminalité féminine, la société réagit avec davantage de sévérité comme en témoigne le psychiatre Daniel Zargury : « C’est l’envers de l’idéalisation. À partir du moment où la femme est idéalisée, où la mère est idéalisée, quand elle commet un acte abject, c’est encore plus intolérable24 ».

Qu’elles soient soumises ou dominantes, les criminelles sont condamnées par avance, quoiqu’elles fassent. Malgré leur tentative de s’extraire de leur condition afin d’échapper à une vie douloureuse, elles sont davantage aliénées puisqu’elles finissent en prison.

Quelles sont les raisons du passage à l’acte de Nathalie et Sophie ? Les étiquettes attribuées aux femmes depuis l’Antiquité ? La déconsidération de la société qu’elles subissent ? L’exclusion qui les plonge dans une solitude sociale ? Le manque de liberté financière et culturelle ? Leur frustration méprisée par les biens pensants ? La folie dont elles souffrent et qui n’est pas soignée ?

Force est de constater que Claude Chabrol et Bertrand Tavernier, témoins d’une société en crise où les fractures perdurent, renversent les hiérarchies de violence qui, dans leurs films, résident moins dans les meurtres que dans l’indifférence sociale dont les héroïnes sont victimes. Claude Chabrol révèle l’existence de la lutte des classes qui provoque l’exclusion silencieuse de Sophie et Jeanne. Tavernier quant à lui explore une jeunesse sans perspective de réussite.

Par conséquent le crime, chez les deux cinéastes, est le symptôme de failles institutionnelles. Chabrol et Tavernier tentent de nous faire comprendre que le sentiment d’une frustration ignorée et le désespoir peuvent mener à l’irréparable.

Bibliographie

BELLARD Chrystèle, Les crimes au féminin, Paris, L’Harmattan, 2010

BRON Jean-Albert, La Cérémonie, Neuilly-sur-Seine, Atlande, 2013

DELMAS Laurent, Bertrand Tavernier, Le cinéma et rien d’autre, Paris, Gallimard, 2022

DELAVAUD Michael, « Le crime est un combat », Éclipses, no 69, 2021, p. 68-76.

GRAS Aurélien, « Jours jaloux : déclinaisons de l’envie et de la jalousie », Éclipses, no 69, 2021, p. 32-43.

Notes

1 Serial Killer : L’exposition ouvre ses portes aux Galeries Montparnasse du 21 février au 11 mai 2025. Mélangeant documents historiques, analyses scientifiques, reconstitutions de scènes de crimes, expériences éducatives en réalité virtuelle ; ce sombre voyage nous invite à pénétrer dans l’esprit de célèbres tueurs en série tels que Ted Bundy, Jeffrey Dahmer ou encore Charles Manson. Retour au texte

2 Gilbert Thiel, Femmes criminelles, Paris, Mareuil Éditions, 2024, p. 17. Retour au texte

3 Martine Herzog-Evans, « Préface », dans Chrystèle Bellard, Les crimes au féminin, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 9. Retour au texte

4 Dans son traité misogyne La Donna deliquente, la prostitutia e la donna normale (« La femme délinquante, la prostituée et la femme normale »), Lombroso compare la prostitution à un crime et justifie la violence féminine par le cycle menstruel. Retour au texte

5 Laurent Delmas, Bertrand Tavernier, Le cinéma et rien d’autre, Paris, Gallimard, 2022, p. 58. Retour au texte

6 Claude Chabrol, Les étoiles du cinéma, France Inter, 1995. Retour au texte

7 Jean-Albert Bron, La Cérémonie, Neuilly-sur-Seine, Atlande, 2013, p. 24. Retour au texte

8 Ibid. p. 89. Retour au texte

9 Chrystèle Bellard, Les crimes au féminin, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 62. Retour au texte

10 Michaël Delavaud, « Le crime est un combat », Revue Eclipses, no 69, 2021, p. 70. Retour au texte

11 Aurélien Gras, « Jours jaloux : déclinaisons de l’envie et de la jalousie », Éclipses, no 69, 2021, p. 43. Retour au texte

12 Laurent Delmas, Bertrand Tavernier, Le cinéma et rien d’autre, Paris, Gallimard, 2022, p. 52. Retour au texte

13 Ibid. p. 139. Retour au texte

14 Voir Jacques Lacan, Motifs du crime paranoïaque : le crime des sœurs Papin, Paris, Le Minotaure, 1933. Il interprète l’acte criminel comme une psychose paranoïaque issue plutôt d’une folie à deux que du contexte social. Retour au texte

15 En 2011, le Centre Pompidou à Paris a organisé une soirée en hommage au cinéaste, intitulée Claude Chabrol, l’entomologiste. Retour au texte

16 Laurent Delmas, Bertrand Tavernier, Le cinéma et rien d’autre, Paris, Gallimard, 2022, p. 135. Retour au texte

17 Gilbert Thiel, Femmes Criminelles, Paris, Mareuil Éditions, 2024, p. 89. Retour au texte

18 Laurent Delmas, Bertrand Tavernier, Le cinéma et rien d’autre, Paris, Gallimard, 2022, p. 131. Retour au texte

19 David Le Breton, Disparaître de soi, une tentation contemporaine, Paris, Éditions Métailié, 2015, p. 13. Retour au texte

20 Ibid. p. 13. Retour au texte

21 Voir Jean-Albert Bron, La Cérémonie, Neuilly-sur-Seine, Atlande, 2013, p. 43. Retour au texte

22 Michaël Delavaud, « Le crime est un combat », Revue Eclipses, 2021, p. 76. Retour au texte

23 Chrystèle Bellard, Les crimes au féminin, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 51. Elle s’appuie sur 1137 articles de presse français. Retour au texte

24 Ibid. p. 51. Extrait de l’entretien avec le Docteur Zargury qui contribua à « décrypter l’aspect psychologique des passages à l’acte féminins. » Retour au texte

Citer cet article

Référence papier

Lila Hechchad-Meyer, « Femmes criminelles. Le passage à l’acte comme seule échappatoire contre la misère sociale », RadaЯ, 10 | 2025, 130-149.

Référence électronique

Lila Hechchad-Meyer, « Femmes criminelles. Le passage à l’acte comme seule échappatoire contre la misère sociale », RadaЯ [En ligne], 10 | 2025, mis en ligne le 05 juin 2025, consulté le 03 décembre 2025. URL : https://www.ouvroir.fr/radar/index.php?id=1014

Auteur

Lila Hechchad-Meyer

Étudiante en master d’Écritures critiques et curatoriales de l’art et des cultures visuelles à l’université de Strasbourg, Lila Hechchad-Meyer s’intéresse aux figures de criminel·les chez Bertrand Tavernier et Claude Chabrol.

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