Devant ces tas d’histoires
Le numéro précédent de cette revue fut dédié à Daniel Hameline et son parcours à travers les sciences de l’éducation. Il continue de les marquer de façon significative.
Pour un lecteur estimant qu’une discipline scientifique n’est pas complète si elle ne comprend pas son histoire et ses figurations le texte que produisait Daniel Hameline à partir de questions posées comme par une voix « off », ce fut un plaisir intellectuel de voir se manifester par les réponses l’étendue de sa réflexion scientifique en éducation. Car trop souvent celle-ci se voit cantonnée sur le terrain des techniques conduisant à des manières de faire, simples tentatives d’application, actions qu’elle légitimerait en aval par le recours à d’autres disciplines, considérées comme seules sérieuses. C’est par l’histoire de la pensée éducative et son rapport à tous les domaines des sciences sociales et politiques que se révèle, dans le récit de Daniel Hameline, la scientificité de sa pensée pédagogique. Et si l’on dit Histoire, toutes les modalités de son existence dans le champ des sciences humaines sont visées. Car comment une pensée devient-elle scientifique ? Ce « comment » est en lui-même objet de science : en relevant le contexte social et politique, les conditions biographiques et mentales de son élaboration, les conditions de son apparition dans le domaine de la science publiée… etc. L’histoire d’une vie ne ferait-elle pas partie des sciences ? De multiples façons, certes. Le récit nous fait voir la production, la mise à l’ouvrage, les ateliers tant sur le plan sociétal que sur le plan de la production individuelle. On voit dans quel rapport ils entrent : les perspectives se croisent, qui produisent le savoir scientifique par leurs contrepoints, la mise en perspective devenant elle-même objet de science et entraînant la question du rapport entre le caractère public attribué à tout savoir scientifique et l’action privée à sa source.
Quelque peu en retrait des grands débats qui tournaient autour du « fait de société » au xxe siècle que continue à nous enseigner la sociologie depuis Durkheim, malgré toutes les interrogations que l’on peut y apporter, se situe le rapport entre ce qui est considéré comme faisant partie de l’espace public et ce qui appartient à la sphère privée. Dans l’histoire des sociétés modernes la constitution de cette dernière comme un droit individuel fut considéré même comme faisant partie intégrale de l’évolution vers l’État de Droit : établissement d’un domaine protégé contre les pouvoirs publics laissant aux individus ce qui leur revient comme détermination du soi.
En retour, la République, ses institutions et leur fonctionnement démocratique, constituait alors une séparation entre le privé et le public1 qui ordonna que là où la res publica opérait, le « privé » devait se taire. Cette règle semblait découler directement du caractère de la sphère publique, celle-ci domaine du politique où règne la loi qui se veut générale, égalitaire et équitable. La loi s’impose à la fois aux palais et aux chaumières sans attribuer de l’importance à la vie personnelle dans les uns et dans les autres, sans regard des conditions d’existence des individus dans ce qui leur est attribué ou concédé comme façon de vivre chez eux, sans prise en considération de leurs opinions et croyances. La loi est pour tous la même ainsi que la raison qui la génère. L’espace public devait donc obéir à la généralisation. La façon dont vit un individu et ses motifs n’y ont pas de place. Au contraire : y faire valoir le privé représente une entrave à cette sphère publique – il faut l’en exclure. La socialisation est définie comme l’accommodation du privé au public – et de sa circonscription sur un secteur bien défini. Le privé est ce qui reste en retrait quand l’individu se met en route – ou est mis en route – vers la société.
Ainsi en va-t-il dans les domaines de production scientifique ; le savoir comme régime public impose un non regard de l’individuel, du privé. La vie dite privée n’apparaît pas dans ce que la société permet de publier dans ce secteur de son activité : il y a obligation de généralisation. La publication, processus de transition, est alors une purge de la pensée, un geste de l’individu en retrait derrière ce qu’un espace public considère être d’intérêt général. Il doit y avoir anticipation de la part de l’individu. La production individuelle vouée à la publication présuppose l’individu transformé en individu public.
Toutefois, dans le fonctionnement d’une société l’éloignement du privé par rapport au public doit toujours être atténué : la sphère privée doit rester abordable. Il doit y avoir des passages. Ainsi la société établissait depuis toujours une transition vers la production esthétique. Elle fait figurer le privé dans la sphère publique et construit des ponts vers l’individu. Les productions esthétiques jouent le rôle de médiateur, mais elles doivent faire preuve du caractère « significatif » de leurs situations – pour avoir un « public ». Les règles de l’apparition du privé dans l’enceinte de l’espace public stipulent que sa symbolisation soit « d’utilité publique ». Même l’intime y a sa place sous ces conditions-là. Sinon, le « privé » reste chez soi.
Dans le cours du temps
En lisant ce que Daniel Hameline nous révèle de son parcours et de ses productions dans les sciences de l’éducation francophones c’est plutôt l’interrogation de cette séparation qui accompagne la lecture du récit. Je m’aperçois qu’il fait état d’expériences accumulées tout au long d’une vie dans les institutions et à travers des concepts et modèles acceptés ou non personnellement. Je vois se dessiner les projets et les attitudes qui les accompagnent, les engagements et les oppositions qui les introduisent dans les débats publics. Dans ce parcours, comment penser comme un tout ce public et ce privé – la société et l’individuel – et quel impact ont-ils l’un sur l’autre. Une question qui est doublement intéressante dans les sciences qui s’occupent des choses de la société : comme défi théorique et comme expérience des générations.
Certes, les sciences sociales connaissent l’utilisation des témoignages personnels ; mais uniquement comme source, non comme un mode de présentation. Or, le texte de Daniel Hameline apparaît comme un texte très personnel qu’il faut lire comme tel sans pour autant le classer comme autobiographique. Alors pourquoi publier et écouter un texte qui parle de cette manière du personnel et du privé et qui fait transparaître qu’il entend être un élément de science ? Accorder par la publication une valeur générale à ce genre de texte fait surgir un aveu et révèle un intérêt : l’aveu est que la production publique à elle seule ne révèle pas la totalité de ses conditions d’être. L’intérêt : que la société doit s’étendre jusqu’aux individus et les individus doivent avoir accès à la sphère publique de la société. Or, le rapport entre société et individu, entre institution et domaine privé n’est jamais clair ni d’une mécanique infaillible. La sphère publique devra passer toujours à travers cette zone de transition vers l’individuel. Il restera un flou car il y a enseignement et apprentissage, manifestation et concession. La société et les individus sont dans un rapport de contradiction, non de submersion de l’un au détriment de l’autre. Le lien entre individu et société est donc caractérisé par une tension, non par une harmonie. On en vient à l’idée que le privé fait partie de l’histoire mais de façon cachée.
Le texte qu’a produit Daniel Hameline est de l’ordre de cet intermédiaire. Il nous renseigne comme le ferait un récit littéraire ou bien une lettre personnelle et en même temps il nous fait voir les choses comme le ferait un exposé produisant du savoir scientifique. En fait, ce sont deux textes entrelacés, à cheval sur deux lignes d’évolution textuelle qui se croisent constamment mais que le mode social du public exige de dissocier. Alors que le texte s’y refuse et l’effet en est que cet intermédiaire se constitue en une troisième perspective en sus du privé et du public.
Cette continuité d’entrelacements me conduit vers une extrême richesse de tableaux – montrant tantôt pleinement les choses tantôt ne les laissant qu’entrevoir. Il y a un côté jeu avec ceux qui connaissent. Faut-il être averti pour faire partie de l’ensemble ? Oui et non. Mais même dans les « situations » textuelles qui restent quelque peu opaques pour tel ou tel lecteur selon sa provenance et ses connaissances, le manque de savoir est comblé par de la curiosité : le sérieux du récit est en lui-même un renseignement et produit la certitude que l’on va pouvoir rejoindre le troupeau un peu plus loin.
Le récit abonde comme le ferait la vue par la fenêtre sur une scène de marché dans la rue. Le lecteur quelque peu averti est parfois bouleversé par ces nombreuses perspectives, je cherche à y introduire mon propre entendement. J’entreprends mon propre voyage avec ce texte.
De la nourriture
Qu’est-ce qu’il y a à voir ? De l’histoire, de la réflexion pédagogique de fond, y apparaissent les figures qui l’ont portée et la portent encore. De l’histoire à travers les figures, à travers leurs façons de faire et d’agir. Surgit alors, pour le lecteur de ce récit, l’impression d’une activité intellectuelle et scientifique dans la tranquillité et dans la détermination, surgit l’image de périodes – passées, dirait-on – où le travail de l’intellect semble avoir eu l’allure de la contemplation toutefois active et recherchant la pratique. Mais pratique non excitée, non publicitaire, quand bien même mouvementée. Objet de nostalgie pour ceux et celles travaillant dans les institutions d’aujourd’hui ? La lecture du texte fait apparaître que l’histoire se transmet par les personnes qui la vivent et la façonnent. Donc, l’Histoire donne-t-elle de la vie aux personnes autant que les personnes vivifient l’histoire ? Quel est le rapport ? Tout vécu et tout récit personnel font partie de l’histoire – mais comment le faire savoir à l’Histoire ? L’histoire de Hameline racontée par lui-même est aussi celle des autres – en toute modestie : pour une toute petite part elle est aussi la mienne2.
Avec ma tête de sociologue, chercheur en sciences de l’éducation, historien et comparatiste en la matière en parcourant la grande salle qu’édifie le récit j’apprends un tas de choses : je réagis d’abord par des références à mon professionnalisme qui est de provenance allemande. Mais ceci ne m’empêche pas de comprendre, avec ma perspective de comparatiste, que le récit dresse une histoire de la pensée pédagogique en France. Une histoire qui sait se souvenir des débats de ces derniers 200 ans (peut-être bien plus) dans l’espace d’une vie dans laquelle on retrouve tout le questionnement pédagogique. Certes, pour comprendre plus profondément il faut avoir quelques connaissances du monde francophone en réflexion éducative, en politique et le texte demande des connaissances sur les institutions françaises. Il n’en fait pas la leçon ; on les voit plutôt comme ces arrière-fonds citadins dans un tableau qui sort tout juste de l’esthétique médiévale, comme dissociés volontairement de la scène au premier plan. Mais le syncrétisme de ces deux plans révèle le cadre de signification : symbolisant assez clairement ce cadrage pour être interrogé sur les qualités symbolique, historique et sociétale. Ainsi le contenu symbolisé du premier plan s’intègre dans le présent sociétal. Il en est de même avec ce texte : par là il rend possible sa compréhension « institutionnelle » qui, elle, permet un regard externe.
Voilà la pertinence du récit : par une « histoire de vie » au premier plan transparaissent les structures et les institutions qui permettront de développer des aspects comparatifs par rapport à des contextes d’ordre et de provenance différents. Si tout à l’heure la question fut comment comprendre le rapport entre le public et le privé alors que celui-ci se voit écarté du monde institutionnel, un récit comme celui de Hameline montre comment l’institutionnel perce à travers le privé. Plus encore : c’est le conditionnement mutuel du public et du privé qui fait paraître le caractère historique et sociétal des institutions, à savoir leur appartenance à ce qui est « humain », substance qui suinte à travers leurs murailles et leurs cloisons invisibles.
À côté d’un Antoine Prost que j’apprécie beaucoup comme historien des évolutions éducatives, l’angle d’entrée dans la matière par l’enseignement catholique que me propose Daniel Hameline nourrit une interrogation comparative : il en surgit l’importance de cette seconde sphère quasi publique en France qui se voit – paradoxalement dirait l’historien guidé par la seule laïcité révolutionnaire – attribué la dénomination de « libre ». Serait-ce valable dans tous les sens ? Est-ce une ironie – ou un retour sarcastique – dans l’évolution et l’existence des institutions que justement l’enseignement qui dépend en grande partie de la communauté catholique est surnommé « libre » en France alors que l’autre porte le nom de « républicain » ? Nous trouverions-nous là déjà dans un brouillon autour de la « Liberté » ?
J’ajoute ici un détail biographique de mon propre itinéraire de formation intellectuelle. J’ai fait mes études à Berlin-Ouest entre 1966 et 1973 à l’Université libre de Berlin. Quel travail de rectification ensuite dans les contextes francophones français et belge pour clarifier à chaque occasion où ce fut nécessaire que cette université ne soit pas une université catholique mais qu’elle fût établie pour héberger les professeurs, assistants et étudiants qui, en 1948, s’opposaient à la prise de pouvoir politique par les partisans d’une « perspective socialiste » à l’unique université de l’époque que fut la Humboldt-Universität, située dans le secteur soviétique de Berlin – et ceci encore avant que les deux Allemagnes ne fussent fondées en 1949. Quelle étendue – alors – du terme de « liberté » dans la dénomination des institutions ?
C’est en prenant conscience de ces différences dans la symbolisation du sociétal que par le récit j’apprends un tas de choses : comment la libération (relative) de l’éducation en France a pris un nouvel envol dans la seconde moitié du xxe siècle. Une fois de plus, je comprends de façon surprenante les différences – mais est-ce que comprendre est le mot qui convient ? Pour comprendre les différences il faut comprendre les choses : mais à quel point ? C’est là la hantise du comparatiste et parfois son caractère farfelu. Et quand il est sincère, comme moi j’essayais de l’être en tant que chercheur, après avoir fait le tour de la question il finit par dire qu’il faudrait peut-être renoncer à comparer. Ne serait-ce alors plus sensé d’en rester à la posture de l’historien qui trace l’évolution de tel ou tel événement ? Car mettre en ordre, c’est l’action même de toute préoccupation scientifique, d’autant plus dans les sciences sociales. La comparaison serait alors hantise et motif à la fois. Vaudrait-il mieux que la comparaison reste un spectre heuristique qui disparaîtrait, aussitôt que la chose que l’on veut mettre en exergue serait plus ou moins établie ?
La réflexion autour du terme de « libre » induite par la connotation à la française (et s’étendant également au terme de « libéral ») fut pour moi une expérience clé qui conduisait à une retenue systématique par rapport à la méthode comparative et que le récit de Hameline revivifiait. Alors que « être libre » dans un sens institutionnel s’opposerait, dans le cas de l’enseignement en France, à la qualité « républicaine » des institutions, la « Liberté » de la Révolution y serait quand même inscrite ? Gare aux mots – et aux rapprochements alors !
On peut supposer qu’il existe de vastes domaines dans lesquels de tels actes de mécompréhension se produisent.
Accompagnées des carambolages produisant plutôt des situations humoristiques, les alphabétisations institutionnelles semblent varier considérablement d’un pays à l’autre. Est-ce que les alphabétisations institutionnelles vont s’atténuer avec la mondialisation des comportements et de la gestion des sociétés ? Est-ce que l’humanité aurait trouvé une façon de vivre « culturellement neutre » – comme le voulait le dispositif PISA pour ses tests ?
En dehors des commercialisations de produits et prestations, je ne le crois pas et il me semble qu’il reste largement plus producteur de connaissances et de savoirs de parler de sociétés et de ses institutions en termes de différences de l’une à l’autre, de les considérer dans la tension entre différences et similitudes. Les outils du comparatiste rentreraient alors dans le rang une fois établi le simple constat qu’il faudrait creuser : la société – l’éducation, la justice, la solidarité (la « cohésion sociale »), les loisirs. Le questionnement comparatif ne serait donc qu’un révélateur tel un révélateur photographique d’antan duquel on nettoie les clichés une fois la procédure chimique achevée. C’est l’image qui apparaît qu’il faut regarder.
Une révision
Dans la lecture du texte de Daniel Hameline dont je donne ici quelques impressions, le regard comparatif revient souvent à un aspect – et ceci non seulement à cause de la différence dans la construction institutionnelle de l’éducation d’une Nation : l’enseignement « privé » en France n’apparaît pas comme étant privé dans le sens de « non-public » – cette connotation est celle de l’État laïque voulant occuper à lui seul l’espace public – se considérant justement comme le « non privé »3. Je me demande dans quelle mesure le combat pour l’existence et pour l’instauration (pour le maintien ?) d’un enseignement parallèle à celui de la République, a-t-il assuré le maintien d’une conception de l’éducation qui prenne en compte l’individu contre le citoyen. Différenciation manichéenne, trop d’exagération dans la question ? Mais la différenciation radicalisée pourra peut-être rendre ses services, pour une fois. Le parallélisme politique de deux filières d’institutionnalisation éducatives installé historiquement, serait-il le pendant institutionnel, en France, de l’officialisation du protestantisme – plus ou moins cachée – dans le système scolaire et dans l’histoire de l’institutionnalisation de l’éducation en Allemagne ? Celle-ci ferait alors figurer à l’intérieur de ces institutions éducatives et par les théories pédagogiques qui les régissent ce qui en France apparaît comme l’externalité d’une autre filière en face de la filière républicaine et laïque. Le « privé » serait-il alors le second du « public » ? Mais selon quelles différences ? La juxtaposition confirmerait alors une vue sur les sociétés modernes où il y a forcément toujours les deux : l’institutionnalisation du « public » et celle de l’« individuel ».
La « Lutheranité » du protestantisme, et encore plus dans sa forme radicalisée et individualisée du piétisme, toutes deux à la source des institutionnalisations modernes de l’éducation dans les régions allemandes, produit un façonnage de l’individuel et par conséquent du privé qui s’abat aussi sur l’éthique de la personne. On a tendance à voir dans la Réforme une libération ; elle peut s’avérer comme la plus efficace prison. La formation intellectuelle, celle qui doit mener à une pratique sociétale, en Allemagne, est liée à la lourde conviction : on se forme et on est formé – car on a de la responsabilité à assumer dès le début – en dépit du « moratoire éducatif ». C’est le pater familias, le patriarche qui entre en classe et qui dispense l’enseignement ensemble avec cette responsabilité que chaque individu doit porter. La morale du soin pour soi-même – garant du salut – vous colle aux semelles, c’est le goudron, toujours chaud, des couloirs du bahut. Le dévouement est personnalisé – devant ce fardeau on est unique et seul (Wilhelm von Humboldt va essayer d’ouvrir cette relation coercitive avec sa formule – j’y reviendrai – du rapport du « Moi » au « monde » sans pour autant pouvoir dire des choses précises sur ce « Moi »). Dans l’unicité de la responsabilisation, programme pédagogique, on est appelé à apprendre la toute spécifique relation, plus ou moins immédiate, mais plus immédiate mieux c’est, avec Dieu – relation privée, sans intermédiaire. La communauté des croyants n’est qu’éphémère, nécessaire collectivité – ainsi la classe – mais qui ne fait que transporter la solitude à travers le collectif ambiant que l’individu laisse derrière soi quand il s’agit d’assumer sa responsabilité. Alors la Réforme, fut-elle une libération, est-elle l’autre de l’institutionnalisation forte en France ? Que l’on se réfère au film de Michael Haneke, palme d’or à Cannes en 2009 intitulé « Das weisse Band » (Le ruban blanc). Dans cette optique, la responsabilisation « civique » républicaine française, réclamée depuis la Révolution et convoitée par nombre de militants libéraux dans l’Allemagne du début du xixe siècle (la « Jeune Allemagne »4) apparaît légère à porter en comparaison avec le fardeau protestant.
Contrairement à l’image libérale que donne à l’Allemagne la pédagogie néo-humaniste avec sa responsabilisation du « moi » humboldtien, elle se démarquerait alors plus par la différence d’institutionnalisation que par le degré de liberté. Car dans une conception de l’État moderne et en référence à la logique des Droits sociétaux et individuels ce sont les institutions qui garantissent les libertés en définissant leurs propres limites. Attribuer la responsabilité du maintien de la liberté sociétale au « moi » et à son évolution dans la société exigerait que l’impératif catégorique de Kant, selon lequel l’action individuelle devrait toujours avoir la qualité potentielle d’une loi commune, puisse être généralisé par l’action pédagogique sur l’individu. Les institutions seraient au deuxième rang par rapport à cette responsabilisation alors que la République révolutionnaire les constituerait au premier. L’incertitude de chaque société moderne sur la façon dont elle est présente dans les individus prend alors, dans les deux pays, des formes de socialisation différentes et conduit à des pédagogies différentes. Les dérives de part et d’autre sont claires : autoritarisme d’un côté, brouillage des limites entre le public et le privé de l’autre. Dans cette constellation « internationale » des idéologies par rapport à ce qui constitue un État et une société, le protestantisme a tendance à brouiller plus les choses. Historiquement et dans la perspective d’histoire sociétale il déblaye peut-être le chemin – quand on l’interprète dans ses grandes lignes vers la production capitaliste comme le pensait Max Weber – vers l’éthique de l’accumulation des richesses et la morale du travail. Mais cette éthique du travail, en Allemagne, a été elle aussi un facteur de corporatisme à la place de luttes syndicales – tendances que les nazis ont pu faire prospérer dans leur mystification pseudo-prolétaire.
La Bildung et le romantisme – l’éducation et le sociétal
En faisant valoir la notion de l’individu comme un « moi » entier, la différence nécessaire dans une constitution républicaine entre individus et institutions disparaît peut-être trop rapidement derrière leur unité présumée. Les étagères longues de kilomètres qui ont été remplies de tractations sur la Bildung ne peuvent pas cacher – même dans leurs élaborations progressistes dans la théorie critique d’Adorno, et dans les théories pédagogiques issues de références à l’école de Francfort – le fardeau qu’elles laissent à l’individu ainsi que, sous un autre angle de vue mais en lien avec ceci, leur incapacité d’instrumentation. Habitué à l’externalisation – institutionnelle – de la contradiction entre le public et le privé, un regard français républicain reproche alors à la pédagogie allemande (et non seulement à celle-ci) son « romantisme » et sa recherche de l’unité du « moi » avec le « monde » qu’elle établirait dans le communautaire5. Elle ne pourra nier ce reproche, s’il en est un. Mais tout de suite – en réfléchissant encore en quoi ce reproche peut être pertinent – on change de camp : ce reproche ne devrait pas pour autant anéantir l’aspiration humaniste de ce romantisme6.
Ainsi, le texte de Daniel Hameline me propose de réviser ma perception du clivage entre le sociétal tel qu’il s’est développé historiquement en Allemagne et en France. Je qualifierais l’opposition de « simple » aujourd’hui qui distinguerait entre une idéologie de la primauté de l’institution en France et la prépondérance de l’individuel en Allemagne, opposition associée à la différence entre le catholicisme et le protestantisme (cela a toujours été grossier, je l’avoue, mais dans des simplifications occasionnelles ce fut une façon de parler). La distinction du moulinage de l’individu par les institutions sur un pan – de la liberté de l’épanouissement de l’individu sur l’autre – sous les angles de vue que me fait prendre le récit de Hameline ne tient plus la route. Les balances seraient-elles donc à niveau égal en considérant les intentions et les effets humanistes d’une forte institutionnalisation des deux filières en France (laïque, républicaine l’une et ecclésiastique, nommée privé, l’autre) – en comparaison avec un individu fort et solitaire face à la société, et dont la « masse » individuelle égalerait celle, en France, d’une institutionnalisation précoce dès l’enfance ?7 Libération, il faudrait donc la chercher partout : ne pas croire qu’une institutionnalisation sur un territoire en serait plus proche qu’une autre ; sous condition qu’elles se trouvent sur le même terrain humanistique. Ceci ne veut pas dire que les différences rentrent dans le rang et deviennent invisibles. Mais peut-être lient-elles les sociétés plus qu’elles ne les séparent.
Les images collectives – de longue date
Parmi tous les aspects fructueux du récit compte celui où Daniel Hameline fait mention des controverses sur le mode et le modèle d’apprendre. Celui-ci semblait – en France – découler directement de la hiérarchie que la longue histoire d’institutionnalisation du processus pédagogique semblait légitimer. Pour prendre un raccourci que Hameline ne prend pas mais qui me permet de mesurer le choc que produisit la discussion sur la « non-directivité » : en exagérant, ce fut, en France, comme si on faisait rentrer l’Allemagne en classe. Ce fut comme si on abolissait les barrages contre toutes les folies pédagogisantes, contre tout ce qu’on avait heureusement réussi à écarter de l’enseignement et de la transmission du savoir et de la morale depuis le début du xxe siècle : avant tout, les romantiques à la manière de Ferrière, ce Genevois un peu obscur avec son « école active » et le ton élevé de chantre pédagogique. Mais cette fois-ci cela arrivait dans l’emballage du langage bien posé d’un Rogers et ce n’était pas de provenance allemande mais imbibé du pragmatisme américain.
Insister sur les formes sociales, cognitives et institutionnelles d’apprendre, et de sa liberté comme le faisait Hameline avec un certain nombre de partisans voulait dire de contester ce qui fut usuel à l’époque, c’est-à-dire dans les années 1960. À l’époque, cette interrogation provenait de l’enseignement privé. Sur l’arrière-fond d’un rebondissement de l’Éducation Nouvelle en Allemagne, on est tenté de citer un des protagonistes de cette « pédagogie de réforme », Paul Geheeb, célèbre fondateur de l’École nouvelle d’Odenwald et de l’École d’humanité en Suisse alémanique qui préconisait que le caractère privé – et j’ajoute : élitiste – des « Écoles nouvelles » leur permettait d’être à la pointe du débat pédagogique. Et il est vrai que le manque d’innovation et de réflexion théorique et méthodologique est plutôt du côté d’institutionnalisations qui peuvent réclamer le pouvoir alors que celles qui le contestent font preuve de plus de vivacité et paraissent plus aptes à des mises en cause de l’établi. Ainsi fut-il avec le concept d’apprentissage à l’époque de la modernisation internationale des sociétés qui ne devait pas épargner l’enseignement. Aujourd’hui c’est un débat qui n’est que temporairement éclipsé par la fureur quantitative, des tests et l’impérialisme idéologique des compétences par rapport auxquelles les premières contestations commencent à se manifester.
Mais le problème des apprentissages et surtout leur interrogation sous l’auspice de la liberté mène à des fondements plus profonds : le tout début d’une pédagogie moderne au xviiie, les Lumières et leurs suites dans l’évolution des sociétés. Encore une fois le texte me renvoie à Kant. Un peu en biais de ses études philosophiques à proprement parler, le philosophe était chargé, à Königsberg, d’assurer un cours de pédagogie8. Il l’acceptait plutôt de mauvaise humeur, paraphrasant l’Émile de Rousseau mais y insérant de temps en temps, et de plus en plus d’ailleurs, ses convictions philosophiques. Tout en restant encore sur les prérogatives pratiques de l’éducation mais en relation avec la formule très connue de ce que sont « les Lumières » chez ce philosophe (Was ist Aufklärung?) il introduit le phénomène des générations. Dans ses « Critiques », ce sont les sujets implicites auxquels il les adresse. L’éducation, dit-il dans son cours qu’il tint entre 1776 et 1786, a comme but d’assurer que la génération suivante n’abolisse pas ce que la précédente aurait déjà édifié. Une question surgit aussitôt : cette formule sur l’éducation, ne se heurterait-elle pas à l’exhortation du sapere aude, noyaux du souhait que l’humanité sorte des ténèbres et de sa « minorité » qu’elle se serait elle-même imposée (la fameuse selbstverschuldete Unmündigkeit) ? Les « Critiques » développent ceci en grande envergure. Nous voilà encore une fois – par l’histoire – devant la contradiction de toute institutionnalisation que des nations font vibrer de façon tellement différente : en externalisant ou en intégrant. En Allemagne, face à son choix plutôt intégrant, la contradiction va faire son chemin à travers la pensée éducative de W. v. Humboldt. Elle est virulente dans l’entre-deux de ses formules : la Bildung serait l’établissement du « lien » le plus fort possible entre le « moi » et le monde. Je ne sais pas si je dois prendre le terme d’« univers » car le terme français « monde » ne me semble pas tout à fait rendre ce que le terme allemand de Welt veut désigner (l’ensemble qui est en face du « moi »). Ne parlant pas de société, Humboldt est toutefois bien conscient que la société est une référence instable : car elle est à la fois fabriquée et fabricante.
Les philosophes et les théoriciens de la pédagogie en Allemagne ont tous chéri cette formule du Moi et du Monde. Elle est devenue la grande citation des préfaces avant de s’amenuiser ensuite dans les chapitres comme déjà dans les « Formalstufen » (les échelons formels de l’instruction) du successeur de Kant, Herbart, et avant de disparaître dans une institutionnalisation du savoir et un format scolaire, une éducation dans le sens du mot allemand Erziehung où il y a le mot Zucht (dressage) dont seulement très peu d’individus pouvaient se débarrasser dans leur vie. Je soupçonne qu’à l’époque où ceci devenait la normalité dans les établissements d’éducation en Allemagne, à savoir tout le long du xixe, la République française fut déjà sur le chemin d’éduquer autrement. Elle le faisait par une régulation forte à la petite enfance mais celle-ci devait être une régulation au profit du citoyen et non pour en faire des individus assujettis – dans le modèle, j’en conviens. La différence institutionnalisée semble avoir été reconnue très tôt à l’époque. Ce fut ce qui attirait les partisans de la « Jeune Allemagne », Heinrich Heine entre autres, vers la France. C’est en regardant cette époque du développement des idées pédagogiques dans la pratique des sociétés que se présente à moi la différence déchirante entre l’histoire des idées et l’histoire sociale de ces mêmes idées dans les institutions.
C’est Karl Mannheim, le sociologue du savoir, plus de 100 ans après la formulation de Kant et sur le fond de son propre passage par des expériences d’éducation « non directives » d’adultes pendant son exil en Grande-Bretagne pendant la période nazie, qui remet sur la planche l’argument de Kant – mais en le renversant. Le « problème de la génération » (c’est le titre d’un chapitre dans sa Sociologie du savoir) serait qu’avec chacune d’elle surgirait une « toute nouvelle perspective » qui, loin de stabiliser la transmission causerait plutôt l’incertitude du transfert culturel (la hantise de Kant, on se souvient, et en même temps son exigence philosophique). Selon Mannheim, on devrait plutôt compter avec des abolitions systématiques de ce qui fut statué auparavant. Nul ne pourrait inculquer ni le savoir ni les expériences collectives (ni individuelles d’ailleurs).
Devrait-on voir dans l’incertitude présupposée par Mannheim un renversement du modèle d’acculturation, de l’acception d’une « culture », procédure auparavant certaine dans la lignée des Lumières ? Pour Mannheim, on n’est plus sûr que ça va continuer. Ce doute dans le texte de Mannheim qui a été écrit dans les années 1940 va être le mantra de l’École de Francfort tardive, surtout de la Kulturkritik d’Adorno à la fin de ses manifestations publiques dans les années 1960.
Dans la formule de Kant la mise en œuvre institutionnelle de la raison imaginait en quelque sorte un « court-circuit ». Sa supposition : est appris ce qui est enseigné, au moins dans l’entendement institutionnalisé. Dans une perspective globalisante précédente dont je suis en train de me libérer, le texte de Hameline aidant, j’avais attribué ce court-circuit au régime pédagogique de la France où la liberté du citoyen lui serait rendue – au sens propre du terme – par les institutions mais l’ayant façonnée à leur manière auparavant. Mais voilà que la contestation, la mise en devant de « l’activité », de l’activation, d’une raison qui émergerait de l’action – surgit avec le questionnement de l’apprentissage, certes de manière différente dans les deux univers pédagogiques et institutionnels : en France et en Allemagne. Une raison de plus de ne pas juxtaposer des idées pédagogiques en tant que telles mais de regarder de près la façon de les mettre en œuvre. Le problème est un problème d’histoire. Il ne faut pas ontologiser.
Interrogations déconcertantes
Désormais une question se pose à moi. Est-ce que la différence dans les logiques pédagogiques française et allemande, sur le plan du « pédagogique », conduirait à l’interrogation que le « Moi » humboldtien chargé d’établir le lien le plus intense possible avec le « monde » (« l’univers ») puisse être imposée prématurément dans les institutions d’éducation allemandes et dans ses théories pédagogiques ? L’énoncé qui correspondrait à ce soupçon serait celui de Hugo Gaudig (un protagoniste de la Reformpädagogik allemande des années 1910, 1920) selon lequel l’enfant « est déjà une personnalité ». Ceci tient-il le coup quand on sait que les hommes tirent leur conscience de leur histoire et ne sauraient vivre en société sans leurs institutions ? Donc, pas assez de Lagarde-Michard, d’explication de texte et de dissertation dans la pédagogie allemande surtout quand elle met l’enfant « au centre » ? Un étonnement d’enseignants français lors d’échanges franco-allemands : « Les Allemands mettent en cause avant d’avoir lu ! » J’avais compris cette invective tout de suite, ma scolarité qui me plantait devant ce Lagarde-Michard me donnant des pistes de compréhension malgré son autoritarisme. S’y ajoutent mes expériences dans l’enseignement universitaire, où il fallait déshabituer une grande partie des étudiants d’ouvrir la bouche avant d’avoir travaillé un texte. Bien sûr il est erroné de voir une contradiction antagoniste entre la liberté de l’enfant, soit-il écolier, et le guidage par les structures. Mais – ce mais est plein de trappes cachées – je vois dans ma recherche pour l’Office franco-allemand pour la jeunesse sur « l’éducation au politique » (EMC dit-on en France pour faire bref) que faute de concepts sur ce qui pourrait être décortiqué comme le Politique dans une société, les organismes, associations qui sont chargés de développer de la connaissance sur le politique prônent les vieux slogans : self-government ; activation, auto-découverte ; accompagnement – est-ce suffisant dans nos démocraties en péril ?
Mannheim est alors d’actualité. En insistant sur le rapport générationnel il montre le risque d’enseigner, et il illustre la fragilité objective de l’apprentissage, chose qui ne me semble plus prise en considération dans le débat éducatif – avec PISA mais aussi sans passer par la quantification ubiquitaire. Pensé ensemble avec la « non-directivité », retombée tardive des débats pédagogiques engendrés par l’Éducation Nouvelle / Reformpädagogik / New education de la première moitié du xxe siècle et rentrant en vigueur avec les transformations modernes des sociétés industrielles (changement de la nature du travail ; mobilité des populations ; théorie de curriculum en pédagogie) l’avertissement de Mannheim met en exergue le problème du contenu dans l’enseignement sans d’ailleurs en parler de façon explicite. Le diagnostic selon lequel les générations risquent de donner une autre orientation à ce qui leur est enseigné – chose banale au premier abord – contient une interrogation sur la signification des contenus et de leur transmission dans le processus pédagogique. Le retrait des pédagogies sur les façons de faire risquerait alors de délaisser toute une dimension de l’éducation qui assurerait la continuité et le changement « organique » de la société. Au moins y a-t-il le risque, si la théorie pédagogique se limitait au procédural et aux qualifications instrumentales de l’individu. Le pédocentrisme que les adeptes de l’Éducation nouvelle du début du xxe siècle déduisaient peut-être à tort des recherches et écrits de Claparède, la fascination du « nouveau » projetée sur chaque « nouveau-né » conduirait peut-être plus à un mysticisme pédagogique et risquerait de rendre les générations responsables d’inventer la nouveauté de la société alors que la société établie n’arrive plus à manifester de sa propre force ce qui lui semble digne d’être transmis. Pourtant, doit-on renoncer à la chance du penser-nouveau, de comprendre autrement, de voir autrement clair qu’apportent les générations ? Où placer dans ce mouvement la raison et le raisonnement ? Être averti, est-ce alors le seul résultat à la fin d’une traversée dans les sciences de l’éducation ? Et comment en faire un avertissement ? Le sociologue du savoir que fut Karl Mannheim ne poursuit pas ces questions pédagogiques ; c’est à ses lecteurs qu’il transmet ce genre d’incertitudes.
Mon détour par Mannheim dans la lecture du texte de Daniel Hameline fut provoqué par l’hommage qu’il y rend à Georges Snyders. En effet, cette figure dans le débat pédagogique français de la seconde moitié du xxe siècle marque le terrain des controverses.
Mon travail, guidé par Daniel Hameline, sur les Archives Institut Jean-Jacques Rousseau, pleines de témoignages sur l’Éducation Nouvelle internationale, fut remis dans ses limites par le questionnement qui émanait du livre de Snyders et par la rencontre avec lui. Le récit que donne Hameline de ses communications avec ce personnage emblématique confirme mon scepticisme qui s’est installé depuis que je découvris les dérives possibles d’une pédagogie de la seule éclosion personnelle, du seul self-government dans les écrits et les arrangements d’un Ferrière, d’un Neill, ou d’un Geheeb. Se gouverner soi-même pour quoi faire ? La question que je vois émaner de la problématique de la génération chez Mannheim, lui-même dans l’enceinte de la New Education britannique lors de son exil à Londres pendant la période nazie, revient inévitablement : contre l’attribution du droit de rejeter ce que la société propose à la jeunesse s’appropriant le monde, ne faudrait-il pas réclamer le droit équivalent de la société de voir accepter ce qui lui paraît indispensable pour le maintien de ses principes ? Contre le slogan du mouvement de la jeunesse dans la première moitié de xxe siècle selon lequel « la jeunesse a le droit »9 ne faudrait-il pas faire valoir que le droit est dans les institutions, quitte à les modifier – cela va de soi. Voilà que l’on revient au questionnement du début : la liberté, elle est où ? Est-ce qu’on l’atteint en se constituant en individu libre ou est-ce que c’est la société et ses institutions qui la garantissent ? Kant en fait la synthèse, pourtant toujours soumise à la délibération publique : liberté et responsabilité.
Conclusion : certitudes et biographie
Une lecture qui ajoute au texte de Daniel Hameline le contraste entre la France et l’Allemagne n’est pas un hasard qui s’explique par des données biographiques. Certes, j’ai été sensibilisé par une scolarité bilingue, dans un lycée à Berlin hébergeant deux systèmes scolaires à la fois, la logique d’établissement française et son programme d’une part et le fonctionnement allemand de l’autre, confronté à deux façons d’enseigner et de présenter l’histoire des deux sociétés – expérimentation pédagogique (et institutionnelle) de premier ordre issue des premières tentatives politiques (et militaires) de réconciliation par la jeunesse – un « office franco-allemand pour la jeunesse » avant la lettre. Ce fut compliqué à assumer, parfois. Il en est resté une appréciation du rapport entre les deux pays clés de l’Europe que l’on a nommés, plus tard, le « couple franco-allemand ». Derrière cette image disparaissent pourtant trop rapidement les liens et les contentieux qui lient les deux pays de différente manière aux Lumières – ou bien : selon la perspective – à l’Aufklärung10. Le récit que donne Daniel Hameline de son parcours actif dans les sciences de l’éducation et dans le débat sur les institutionnalisations et théorisations éducatives en France entraîne un lecteur sensibilisé, à des développements de contrastes qui ont pour objet de faire surgir les grandes lignes de l’essor de l’édifice sociétal moderne sans que ces lignes soient les mêmes de part et d’autre. Il fait ressortir toutefois l’importance des institutions – au sens sociologique du terme – dont les formes concrètes, historiquement différentes doivent être interrogées sur leur fonctionnalité. En dehors de tout jugement de valeur ou d’utilité dans des situations spécifiques, les différences institutionnelles qui sont aussi des différences dans les styles de vie des populations centrent le regard sur l’importance des institutions et leurs systèmes de significations : sujet à transmettre. On ne révolutionnera que ce que l’on connaît.