Introduction
La lecture d’Augustin Berque, géographe et philosophe suscite l’étonnement, invite à voir le monde autrement, à partir du concept de milieu. De son côté Amartya Sen, prix Nobel d’économie et philosophe politique nous incite à repenser l’économie, la justice et la liberté d’agir. Aussi, pourrions-nous nous demander ce qui relie ces deux pensées. Dans un premier temps, en questionnant leurs influences respectives et leurs paradigmes, nous identifions des similitudes. En prolongement de la présentation des paradigmes d’Amartya Sen en proximité avec ceux d’Augustin Berque, et de l’approche par les capabilités, nous proposons un éclairage de la thèse de Berque (1979, 2010a) au prisme de cette approche.
Des similitudes dans les influences et les paradigmes d’Amartya Sen et d’Augustin Berque : approches épistémologiques nées de l’expérience vécue
Les deux auteurs mentionnent chacun des événements vécus comme source d’émergence d’une prise de conscience à l’origine de leurs travaux.
Berque raconte comment les concepts de médiance et de mésologie ont émergé de son expérience vécue des paysages, alors qu’il étudiait la culture du riz à Hokkaido, dans le cadre de sa thèse (2014), qui « s’est vraiment construite au fur et à mesure, dans la synergie du vécu, du perçu et du conçu » (2014, p. 20). Il cite ainsi son directeur Jean Delvert, pour qui « un géographe, ça pense avec ses pieds ».
Sen est témoin de la famine du Bengale en 1943 alors qu’il est enfant. Il fait ainsi explicitement référence aux souvenirs de cet événement dans ses écrits, « qui ont exercé en fait une influence assez décisive sur l’orientation de [ses] intérêts et de [ses] engagements ultérieurs ». (Sen, 2011, p. 44). Une partie de ses premiers travaux a ainsi porté sur l’étude des famines et de la pauvreté, autour des concepts de droits d’accès, de dotation et de privation (Sen, 1981). Puis ses analyses des motifs explicatifs des famines l’on amené à une nouvelle « Idée de justice » (Sen, 2012).
Des fondements philosophiques d’origine orientale, en dialogue avec l’occident
Berque élabore sa pensée à partir de traditions de pensée japonaises (2014), et plus largement d’Asie orientale (2022). Sen fait référence dans ses ouvrages à l’histoire intellectuelle de l’Inde (1999, 2000, 2012). Ils citent également tous les deux la pensée bouddhique (Sen, 2012, Berque, 2022).
Berque construit une théorie du milieu pour sortir d’un postulat qu’il nomme « paradigme occidental moderne classique » (POMC) issu de la tradition cartésienne (Berque, 2014). Il mobilise la pensée philosophique orientale en dépassement de la pensée occidentale.
Sen questionne les courants théoriques issus des Lumières et leur surestimation des capacités de la raison (Sen, 2012). Il se situe dans un dialogue entre l’Occident et l’Orient. Il entend, en proximité avec la pensée de Berque, aller au-delà d’un cadre où la rationalité exclut les émotions et les sentiments (Sen, 2011). Sen précise ainsi que « faire comprendre la fonction enrichissante et libératrice de nos sentiments est souvent un bon sujet de raisonnement » (Sen, 2012, p. 77).
Inspirations d’autres auteurs et théories, dimension éthique
Sen construit sa théorie à partir d’une critique de celle de Rawls, se distinguant dans son « Idée de justice » (Sen, 2012) des approches ressourcistes. Berque reprend, au fondement de la mésologie, le concept de milieu, Fûdo, développé par Watsuji (2011) et de Umwelt par le biologiste et philosophe allemand Uexküll (Berque, 2014).
L’éthique est fortement présente dans les œuvres des deux auteurs. Sen propose de faire de l’« économie une science morale » et de « la liberté individuelle une responsabilité sociale » (Sen, 2011). Il étudie spécifiquement les capabilités à partir de ce qui a de la valeur pour les individus, de la liberté de choisir – pour chacun et chacune – la vie bonne qu’il ou elle entend mener et de la mise en capacité de le faire (Sen, 1999) :
La capabilité de fonctionner représente les diverses combinaisons de fonctionnements (états et actions) que la personne peut accomplir. La capabilité est, par conséquent, un ensemble de vecteurs de fonctionnements, qui indique qu’un individu est libre de mener tel ou tel type de vie.
(Sen, 2000b, p. 76).
Les capabilités sont ainsi rendues possibles grâce à la conversion de ressources en fonctionnements ou accomplissements potentiels, et au libre choix exercé par les personnes de mettre en œuvre ces fonctionnements selon ce qu’ils et elles valorisent.
Sen déplore en outre le manque de soin à l’environnement et la nécessité de penser la durabilité pour garantir une vie digne à tout un chacun, « la valeur de l’environnement est indissociable de la vie des êtres vivants » (Sen, 2012, p. 304) ; il considère que la durabilité relève de la responsabilité humaine pour permettre « la capabilité des générations futures » (ibid. p. 307).
Berque adopte une vision et une analyse plus radicale et holistique avec le concept de milieu. L’éthique nécessite une révolution de l’être, une prise de conscience de l’écoumène, « ensemble des milieux humains » (Berque, 2010b). Elle implique la reconnaissance de l’humain comme relié dynamiquement au milieu et réciproquement : sa médiance et la relation trajective de cette médiance :
La médiance, en somme, c’est le couple dynamique formé par les deux « moitiés » constitutives de l’être humain concret : son corps animal et son corps médial (ie son milieu), l’un ne pouvant exister qu’avec l’autre, et l’un corrélatif de l’autre
(2014, p. 37).
Une réalité contingente
La mésologie de Berque repose sur l’interprétation et la contingence. La réalité est contingence chez Berque, entre hasard et nécessité. Elle s’interprète à partir de la relation ternaire S-I-P : S (Sujet/Environnement) en tant que P (Prédicat) selon l’interprétation de I (Interprétant). I peut être humain ou non humain, ou dispositif matériel. S est l’environnement et P le prédicat :
La relation contingente entre le donné environnemental et l’interprétation qu’en fait la société, c’est ce qui engendre les milieux humains. C’est le cœur méso-logique de la mésologie ».
(Berque, 2014, p. 30).
Les sociétés aménagent leur milieu comme elles le perçoivent, et elles le perçoivent comme elles l’aménagent
(ibid., p. 29).
La contingence est ainsi la rencontre entre un terrain spécifique et une intention humaine. Pour Berque, elle caractérise « l’écoumène » : le milieu humain.
Sen évoque quatre formes de contingence qui provoquent des variations dans la conversion des ressources par les individus en modes de vie accessibles. Il s’agit ainsi de l’« hétérogénéité personnelle » des individus, de la « diversité des environnements physiques », de la « variété des climats sociaux », et des « différences de perspectives relationnelles » (Sen, 2012, p. 311-312). Il associe également la contingence aux exigences d’invariant (2000) :
La diversité humaine n’est en rien une complication secondaire […] ; c’est une raison fondamentale de notre intérêt pour l’égalité.
(Sen, 2012, p. 12)
Cette contingence est à relier à la trajection chez Berque et à l’objectivité positionnelle chez Sen.
Des approches non dualiste et non déterministe : l’objectivité positionnelle chez Sen et la trajection chez Berque
Berque reprend la notion de prédicat en rapport avec le sujet, en tant qu’il le définit. La trajection est ainsi un processus de va-et-vient entre subjectif et objectif (Berque, 2018).
Sen étudie le caractère relatif du développement à travers le concept d’objectivité positionnelle. D’une part l’individu a tendance à se sentir plus concerné par des individus ou situations proches de lui, d’autre part le point de vue qu’il adopte dépend précisément de là où il observe.
Sen développe la notion d’objectivité positionnelle pour nous interpeller et inviter à une relecture nécessaire de la théorie du choix rationnel en économie, au-delà de la promotion de l’intérêt personnel. Il rappelle qu’il existe une variation positionnelle des observations. Il associe cette question à celle de l’éthique et de l’évaluation des situations de développement des personnes et de leurs capabilités. En parallèle il la relie à la notion d’« illusion objective » de la philosophie marxiste :
Le concept d’illusion objective exprime à la fois l’idée de conviction positionnellement objective et le diagnostic transpositionnel qui déclare cette conviction en réalité fausse.
(Sen, 2012, p. 208).
Berque propose quant à lui un renversement épistémologique du sujet vers le prédicat au sein d’une trajection : Sujet (S), Prédicat (P) et Interprétant (I). Il s’agit d’appréhender la réalité comme une chaîne trajective et dans une relation ternaire entre S, P et I. Berque s’intéresse aux dynamiques qui relient S, P et I. Il propose un changement de paradigme, en se fondant sur la tradition orientale, où, dans la relation S‑P, la subjectivité du vivant n’est pas du côté de S mais du côté de P. Le sujet vivant est l’interprète de l’environnement (S) en tant que monde (P). Cette approche de la réalité est selon lui essentielle pour comprendre l’innovation et les pratiques (Berque, 2014), répondre aux problématiques de la mésologie et éviter de réduire les milieux à des environnements. Cette approche interprétative permet également de sortir du POCM, et de se prémunir contre les mécanismes de simplification comme P = S = P (cf. la « phynance » encart 1, infra).
Des approches dynamiques et constructivistes : la trajection et le processus capabilité
Les deux auteurs se situent également dans des paradigmes constructivistes de la réalité.
Le milieu se construit dans l’histoire : le sujet en tant que prédicat devient un autre sujet en tant que nouveau prédicat. Le paysage est à la fois empreinte de l’action humaine et matrice qui à son tour peut déterminer ce qu’est un être humain. Berque se réfère au caractère de « genèse réciproque »1 du milieu. Il évoque la dimension trajective du milieu, c’est-à-dire le processus dynamique perpétuel de cette genèse réciproque.
Pour Sen la capabilité est un ensemble de processus dynamiques, celui des ressources converties ou non en fonctionnements potentiels et celui de la réalisation des fonctionnements potentiels grâce aux libertés substantielles et aux capacités de choix. Les capabilités correspondent ainsi à la mise en capacité réelle des personnes à agir selon leurs choix. Ces processus ont été modélisés par Robeyns (2005, 2017), puis Fernagu Oudet (2018) et Cavignaux-Bros (2021), (cf. figure 1 ci-dessous).
Dans cette modélisation (figure 1), figurent les processus qui relient les ressources (R), les facteurs de conversion positifs ou négatifs (FCo+ ou FCo-), les facteurs de choix et les fonctionnements (ou accomplissements). Les ressources peuvent être internes (Int) ou externes (Ext) à l’individu, formelles (For), informelles (Infor), humaines (Hum), matérielles (Mat), immatérielles (Immat) ou organisationnelles (Org). Les facteurs de conversion négatifs empêchent la conversion de ressources en fonctionnement(s) potentiel(s), ils peuvent être environnementaux, sociaux, personnels et/ou positionnels. À partir des travaux de Sen, Fernagu Oudet (2018) évoque ainsi le processus opportunité qui permet la conversion ou non des ressources en fonctionnement potentiel, et le processus liberté qui permet la réalisation d’un fonctionnement potentiel. Les processus de conversion et de choix sont dynamiques, les ressources peuvent être ou devenir des facteurs de conversion, et les fonctionnements des ressources ou des facteurs de conversion eux-mêmes, selon les situations analysées. Sen souligne également dans ses travaux le caractère agentif des individus, matérialisé par le « Processus Agentivité » par Cavignaux-Bros (2021) en figure 1.
Ce que Sen cherche à mettre au jour c’est que le développement humain ne relève ni d’approches ressourcistes, ni d’approches délégataires mais de la liberté substantielle des individus. Comment ils et elles sont mis en capacité d’être ou d’agir selon un accomplissement visé, de valeur pour eux, grâce à des ressources, des moyens pour les convertir, et des libertés de choix.
Résultats de la thèse de Berque au prisme des capabilités
Nous émettons l’hypothèse que la liberté substantielle de Sen, peut se retrouver dans le milieu de Berque, dans lequel les êtres développeraient leurs capabilités et choisiraient la vie qu’ils souhaitent mener.
En effet, Berque, dans sa thèse, montre comment un lieu non propice à la culture du riz, Hokkaido, en est devenu la capitale. Ses habitants ont fait milieu avec cet environnement a priori non propice à cette culture, parce que le riz relevait aussi pour eux du culturel. Une terre, avec une situation géographique (le nord du Japon) et un climat (qui s’apparente à celui de la Suède) au caractère « continental », qui aurait pu être un handicap de conversion ou facteur de conversion négatif, est devenue une ressource. Cette ressource a été convertie en terre pour produire du riz, grâce à la dimension culturelle de ce dernier. L’importance de cette culture pour le paysan immigrant japonais, « son attachement viscéral » au riz ont été facteurs de conversion de la terre et de choix de pratiquer la culture du riz, en tant qu’accomplissement de valeur pour eux.
Ils ont permis aux paysans de créer de véritables innovations dans la culture du riz, alors que celui-ci était considéré comme inférieur à la culture du blé. Il s’agissait bien pour les paysans de pouvoir exercer leur liberté substantielle, de choisir ce qui avait du sens pour eux, de créer un nouveau milieu, ce qu’ils ont fait. Selon Berque, plus qu’une culture c’est la société entière qui s’en est trouvée transformée.
Comment et pourquoi en transformant son environnement, une société se transforme elle-même et se faisant crée un nouveau milieu, c’est-à-dire une nouvelle relation entre la société et l’environnement
(Berque, 2014, p. 20).
Conclusion
L’approche par les capabilités permet d’approcher des processus liés à des fonctionnements, des facteurs de conversion et de choix, et des ressources, afin notamment d’évaluer des politiques d’aide au développement. Nous découvrons à travers les écrits de Berque, l’idée que, peut-être, la mésologie serait comme l’approche par les capabilités, une « théorie pragmatique » pour étudier la dynamique des relations entre l’agent-(ivité) et les structures socio-éco-techniques dans le développement humain et non-humain.
Quelques éléments de définition des concepts développés par Berque
Milieu : corps médial. « Le corps médial est éco-techno-symbolique » (2018, p. 14). Le milieu humain est un « ensemble de relations éco-techno-symboliques, que trajectivement, l’humanité crée à partir d’elle-même et de la matière première qu’est l’environnement. » (2018, p26). Milieu = fudo (2011). Milieu humain = écoumène.
Médiance ou fudôsei : « le moment structurel de l’existence humaine », Watsuji (2011), « est le couplage dynamique de l’être et son milieu » (2018, p. 24), cette médiance s’inscrit dans un processus qu’il nomme trajectivité, que nous comprenons comme une dynamique de la médiance. Le moment en physique dépend du point par rapport auquel il est évalué, cf. objectivité positionnelle.
La médiance, en somme, c’est le couple dynamique formé par les deux « moitiés » constitutives de l’être humain concret : son corps animal et son corps médial (ie son milieu), l’un ne pouvant exister qu’avec l’autre, et l’un corrélatif de l’autre
(2014, p. 37).
Trajection : un processus, va et vient entre subjectif et objectif. Une chose est trajective ie ni objective, ni subjective. Uexküll cité par Berque parle de réciprocité créatrice (Umwelt Umgebung) (par opposition au behaviorisme) ou trajection qui produit de la médiance, de l’environnement au milieu.
Trajectivité : existence. « état des êtres et des choses qui ek-sistent dans un milieu concret, corrélatif de leur médiance et résultant d’une quasi-infinité de chaines trajectives » (2018, p. 41).
L’être du sujet humain est trajecté.
La réalité r, pour nous est l’écoumène S/P, son va-et-vient est une trajection :
r = ((S/P)/P’)/P’’ … puis r = ((S-I-P)-I’-P’)-I’’-P’’), chaîne trajective = processus de création continu.
I : interprétant
S : environnement/terre = sujet
P : prédicat : monde, contrainte, ressource…
S est P pour I = S’
S/P : S en tant que P
S/P = milieu
I évolue vers I’ etc. en même temps que S/P vers S’/P’ etc.
S est et n’est pas P, ternalité introduite par I.
Trajectif : empreinte et matrice, A et non-A. Dans le topos ontologique moderne (TOM) l’objet et le sujet sont coupés, ce qui forclot sa médiance.
Phynance : « absolutisation ubuesque de l’argent (P) en tant que φύσις, ie la substance absolue de toute réalité, notamment l’argent lui-même. » (2018, p. 29-30)