Défense de la philosophie

DOI : 10.57086/lpa.217

p. 205-221

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André D. Robert a enseigné en lycée comme professeur de philosophie, puis à l’École normale nationale d’apprentissage comme psychopédagogue à Saint-Denis (ce qui lui a valu le statut d’agrégé de philosophie). Après une thèse en sciences de l’éducation (1989) à l’université Paris-Descartes sous la direction de Viviane Isambert-Jamati (voir la notice qu’il a récemment consacrée à celle-ci dans le dictionnaire Maitron1), il a exercé comme maître de conférences à l’IUFM de Créteil (1991-1995) puis à l’université Rennes II (1995-1998). Il a ensuite, après la soutenance de son HDR (1998), été nommé professeur à l’université Lumière-Lyon 2 (1998-2017). Il a été rédacteur en chef de la Revue française de pédagogie (1999-2003), il a fondé et dirigé le laboratoire de recherches ECP (2010-2012) ; il a dirigé l’école doctorale EPIC Lyon 2-Lyon 1-UJM Saint-Étienne (2007-2016). Il a été président de la section Sciences de l’éducation du CNU (2011-2015), puis a animé le projet de SFR Éducation dans le pôle universitaire lyonno-stéphanois (2015-2017). Il est l’auteur de nombreux articles et ouvrages (France, Portugal, Brésil).

Pourquoi as-tu choisi des études de philosophie ?

Mon orientation vers des études de philosophie trouve sans doute sa source dans mon besoin, originaire et inaltérable, éprouvé depuis l’enfance – au moins implicitement – et continué jusqu’à présent, de compréhension globale du monde, du fonctionnement des sociétés et des ressorts humains. Je dois certainement à mon père un penchant pour la réflexivité qu’il cherchait pour sa part dans la littérature qu’il faisait volontiers pénétrer dans la vie quotidienne en y mêlant parfois les personnages de fiction comme s’ils étaient des protagonistes de notre réalité. Ainsi je ne peux m’empêcher de penser que mon deuxième prénom, presque inavouable aujourd’hui, Désiré, a une part de son origine non pas dans le personnage de théâtre de Guitry mais dans celui de la « série » de Georges Duhamel La chronique des Pasquier, où apparaît un certain Désiré Wasselin (Le notaire du Havre).

Mais, si disposition il y a (cependant pas de même nature que celle provenant de parents philosophes ou intellectuels – ce n’était pas le cas, mes parents étaient instituteurs, qui plus est non passés par les écoles normales), cela n’est pas suffisant à rendre compte de mon choix d’études supérieures en philosophie. Celui-ci a en grande partie été déterminé par la rencontre d’un jeune professeur admiré (M. Dyonet est le nom qui me revient soudain, merci d’avoir sollicité en moi grâce à cet entretien cette réminiscence) au lycée Pothier d’Orléans, qui m’a ouvert, à la fin des années soixante, aux grands auteurs, à la méthode de la réflexion philosophique et aux joies de la dissertation bien léchée (j’en reconnais les vertus, utiles à la pratique d’autres formes d’écriture, mais je mesure aussi les limites de l’exercice), ainsi qu’à un premier ancrage théorique du côté de la phénoménologie husserlienne. Donc les préoccupations métaphysiques étaient bien présentes dans mes questionnements d’adolescent en classe terminale, et, même si ensuite elles ont été recouvertes par des urgences politiques et pour cette raison occultées en quelque sorte volontairement par moi, elles n’ont jamais complètement disparu.

Comme j’ai ensuite intégré une classe préparatoire, j’ai suivi de manière assez approfondie des cours d’histoire, discipline pour laquelle j’avais aussi de l’inclination et certaines dispositions – ce qui s’est traduit ultérieurement dans mon activité et ma production universitaire de socio-historien, sans que je perde cependant toute attache avec mes origines philosophiques (je suis membre à la fois de la Sofphied et de l’ATRHE). Mais, vers 18 ans lorsqu’il s’est agi de choisir une discipline universitaire dans laquelle s’inscrire en vue d’obtenir les équivalences de DEUG et de licence, je n’ai pas hésité une seconde : ce fut la philosophie, pour les raisons susdites. J’y avais obtenu d’excellents résultats scolaires, et surtout elle m’apparaissait comme la discipline la plus à même d’apporter des réponses (fût-ce sous la forme de rebonds continus vers d’autres questions) aux grandes interrogations qui m’habitaient, la plus à même de faire concorder obligation d’exercice professionnel et souci existentiel de profondeur, en quelque sorte la plus apte à réconcilier expression de soi et travail, comme le suggère Marx de l’artiste, dans ses analyses de l’aliénation du travail.

Justement, à la faveur de la conjoncture politique post-1968, et en relation avec mes indignations devant les inégalités sociales, mes attachements de toujours aux dominés, particulièrement à la classe ouvrière de l’époque, Marx et le marxisme sont devenus mes polarités philosophiques de référence, avec tout ce que cela a comporté – vu mon choix du côté de la mouvance communiste – d’orthodoxie stérilisante d’une part, de rébellion althussérienne non moins aporétique d’autre part. Cependant je ne peux totalement regretter ce passage de plus d’une dizaine d’années dans cette mouvance, qui m’a procuré l’illusion qu’une théorie juste peut être déterminante à dessiner les contours d’une société juste en même temps que les joies – et les habiletés – des joutes théoriques, dont les problématiques d’alors se sont largement éparpillées au fil des changements politiques et sociaux survenus depuis. Tant qu’ils n’entraînent pas à des dérives irréparables, je crois ces états, voire illusions de conscience, sous une forme ou l’autre, nécessaires à l’accomplissement d’un jeune esprit, et je ne les regrette pas. Mon mémoire de maîtrise, Politique de Platon, très bien apprécié par sa directrice à qui je voue aussi une grande reconnaissance, Geneviève Rodis-Lewis, porte la trace de cette quête de la société juste (en ordre ? dois-je m’interroger critiquement) au prisme – c’était son originalité – d’une lecture assez largement mâtinée des thèses d’Althusser. J’admirais (j’admire toujours, nonobstant tout le reste) en ce philosophe l’extrême souci de rigueur théorique, la traque constante de la falsification idéologique et la lumineuse capacité d’exposition pédagogique, ainsi que la relecture de Marx à l’aune de la rupture épistémologique bachelardienne ; même si tout cela a été emporté et dispersé très vite, à partir des années 1980, dans le vent de l’histoire du xxe siècle finissant et du xxie commençant, il en reste – je l’espère – des linéaments encore féconds, rapportés à un déplacement, obligé par la nouvelle donne socio-économique, des problématiques politiques. Le marxisme s’estompant peu à peu du cœur de mes démarches intellectuelles tout en continuant à y occuper une place d’arrière-plan non effaçable (dans ma thèse3, soutenue en 1989, je citais encore le Sartre parlant du marxisme « comme horizon indépassable de notre temps »), c’est sur cette base que mon ancrage s’est constitué autour de la philosophie politique puis de la philosophie politique de l’éducation.

Pour répondre complètement à la question, je dirais que mon choix philosophique premier repose en fait sur un triptyque composé de la littérature (comme exploration la plus fine et infinie de tous les ressorts de l’âme humaine), de l’histoire (comme connaissance problématisée du passé objectif de l’humanité) et bien sûr de la philosophie en tant que telle (dans sa version occidentale – et pardon de n’être pas très original – comme reprise architectonique conceptualisée de l’ensemble des grandes questions qui se posent à l’homme).

Quel bilan fais-tu des années où tu as enseigné la philosophie en lycée ?

J’ai enseigné la philosophie dans deux lycées de Bretagne-nord (un de petite ville rurale puis l’autre de chef-lieu de département) pendant une dizaine d’années (1974-1983). Cela se situe en une époque précédant les grandes réformes visant à amener 80 % d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat, époque où seulement 30 % d’une génération parvenaient à obtenir ce diplôme. Je n’ai pourtant pas le souvenir de m’être adressé à ce qui pourrait rétrospectivement s’apparenter à une population privilégiée, la démocratisation relative des publics ayant alors déjà commencé à s’opérer depuis les années 1960, et s’avérant sensible, à considérer empiriquement les origines familiales de mes élèves, particulièrement dans le lycée rural (couplé avec un établissement professionnel agricole, bientôt appelé LEP à la suite de la réforme Haby en 1975) où j’ai effectué mes trois premières années d’enseignement. Bien sûr, scientifiquement, il faudrait y regarder de plus près et analyser sérieusement les CSP concernées. J’étais un professeur « classique », dépendant d’une formation elle-même très traditionnelle, imprégné de l’idéologie caractéristique du métier de professeur de philosophie (considérant, par exemple, en matière d’évaluation, que la palette des notes attribuées devait être restreinte et ne pas couvrir tout le spectre de 0 à 20, en raison du statut prétendu particulier de cette discipline et de l’impossibilité d’y atteindre le maximum, ce qui est contradictoire avec l’idée de discipline scolaire évaluée numériquement). Tout en étant marxiste et engagé politiquement comme je l’ai dit, j’étais laïque dans ma pratique, c’est-à-dire ne m’autorisant pas à ne proposer à mes élèves que mes propres perspectives philosophiques. Je me montrais respectueux des programmes et des philosophes qui y étaient inscrits, bref un professeur « sérieux », conscient de dispenser un enseignement pensé en principe pour être le couronnement des études secondaires, mais sans cependant développer pour mon compte ce sentiment de supériorité par rapport aux autres disciplines qui est trop souvent un habitus attaché à l’exercice de ce métier. Je n’ai ainsi pas sacrifié à la figure assez répandue du professeur de philosophie se confondant avec celle du philosophe (avec les signes traditionnellement attendus de celui-ci).

Dans ma relation aux élèves, je les ai toujours assurés – et je m’y suis, je crois, tenu – que je ne réduirais jamais leur personnalité globale à leur personnalité scolaire, notamment à leurs résultats pouvant être faibles en philosophie, ce qui m’a valu ultérieurement, de la part de certains, des témoignages de reconnaissance. Rejoignant ainsi Jeannette Colombel, professeure de philosophie ayant marqué de son empreinte la khâgne du lycée Edouard Herriot de Lyon, que j’avais croisée un temps4, j’estimais aussi que l’action d’un professeur – qui plus est de philosophie – ne peut se limiter aux limites étroites de la salle de classe. C’est pourquoi j’ai animé pendant quelques années, dans le lycée de centre-ville, un ciné-club. De cette façon, alors que je ne théorisais pas cela dans le moment – je ne parle pas ici des études et analyses cinématographiques savantes, bien sûr déjà existantes – j’anticipais en quelque sorte les rapprochements systématisés par la suite entre cinéma et philosophie proprement dite, voire allant jusqu’à faire du cinéma une enclave de la philosophie, comme on en trouve aujourd’hui la configuration chez Stanley Cavell et Sandra Laugier notamment. Mais, à l’époque, j’opérais une séparation assez nette entre mes deux activités.

Cela m’amène à la partie de la question portant sur ce qui me semble fondamental, et doit être préservé, dans l’enseignement de la philosophie au lycée. On a souvent, et peut-être encore maintenant, prétendu à l’exceptionnalité française de cet enseignement dans le second degré ; elle est réelle si l’on met l’accent sur la technicité de ce qui est enseigné chez nous sous ce nom, mais, d’autres pays européens, comme la Belgique ou surtout l’Italie, ont des formules qui ne sont pas dépourvues d’intérêt. Dans le dernier pays cité, il s’agit d’un enseignement culturel large, fondé sur une réflexion incluant la littérature, la poésie, les arts, plastiques et autres, la philosophie (quoique dans une orientation nettement moins technique). On aura compris que je reste très attaché à la présence d’un enseignement réflexif critique dans les classes terminales de notre pays, sans en priver d’une part les élèves de l’enseignement professionnel, sans tendre d’autre part à en faire un enseignement pesant, voire parfois punitif, en tout cas étroitement scolaire avec tout ce qui s’attache à cet adjectif. Ce qui introduit à un paradoxe, à une tension entre la revendication – plus particulièrement sensible en philosophie, semble-t-il – de sa présence comme discipline obligatoire à l’école (l’optionnel conduit immanquablement à la marginalisation) et l’exercice d’une pensée personnelle libre.

Pour l’ensemble de la scolarité, je rejoins volontiers Foucault plaidant pour une érotique du savoir, et pour ces rencontres pédagogiques qui, au lieu du rapport de domination consciente ou implicite le plus souvent en vigueur, « altèrent sans aliéner ». Je suis par ailleurs extrêmement sensible – sans la discréditer entièrement – à ce que représente, de plus en plus, la culture de masse adressée à la jeunesse, transmise par les médias et les réseaux sociaux, qui ne fait pas que concurrencer la culture scolaire mais en éloigne la grande majorité des élèves, rendant la première éminemment désirable quand l’école est le plus souvent renvoyée à la contrainte et à l’ennui, à une place presque exclusivement subordonnée à l’obtention à terme d’un emploi. Comment rendre l’école objet d’envie pour la grande majorité des élèves ? Comment rendre la discipline philosophique désirable alors que les exercices qui lui sont liés apparaissent souvent rejetés ? Cela, sans évidemment faire fi de la nécessité de se plier à des exigences contraignantes qui restent la caractéristique de la forme scolaire, et un gage de rigueur dans l’expression d’une pensée. Je n’ai évidemment pas la solution, même si j’appartiens à un groupe de réflexion et d’action (CICUR : Collectif d’Interpellation du Curriculum) qui place la question des savoirs, de leur nature et de leurs interrelations, de leur redistribution en termes de contenus, au cœur de la réflexion sur la justice scolaire. J’aurai l’occasion d’y revenir.

Concernant spécifiquement la philosophie, si j’avais à l’enseigner aujourd’hui, je chercherais beaucoup plus à concilier les questions générales du programme, référant à la philosophie et aux philosophes consacrés, avec des éclairages empruntant largement à l’actualité sociale, au cinéma, au théâtre (ma passion depuis mon jeune âge), à des secteurs les plus divers de la culture, quitte à m’affranchir de la pression de « finir le programme ». Ce n’est pas une nouveauté, c’est ce que faisait par exemple Jeannette Colombel déjà citée (elle a professé jusqu’aux années 1980), et c’est ce que font des professeurs de philosophie (et d’autres, selon les spécificités propres à leur discipline). Je plaiderais pour une révision des programmes intégrant systématiquement les pensées autres qu’occidentales5, des conceptions autres que purement conceptuelles, ainsi que celles – propres à la post-modernité – incluant des formes non conventionnelles de pensée, qui expriment un besoin de philosophie ressenti en creux par la société à travers différents espaces (cafés philo, universités populaires, magazines, BD, éditions pour enfants, rapprochements philosophie-cinéma déjà évoqués). Ce besoin de philosophie prend corps au sein de configurations socio-économiques marquées par une dilution du sens profond de l’existence, et appelle à une conciliation entre la philosophie scolaire et cette expression sociale parfois fragmentaire. Encore une fois, je ne me cache pas la difficulté, d’ailleurs existante depuis longtemps, consistant à faire tenir ensemble pensée personnelle libre (tout en s’appuyant sur ceux qui ont pensé avant nous) et exercice scolaire, plaisir de la réflexion pour elle-même et côté incontournable de son évaluation dans un cadre scolaire.

En tout état de cause, il faut préserver la place d’un enseignement philosophique critique, puisant largement dans toutes les cultures, en fin de second degré, y compris en envisageant de l’introduire dans une ou des classes précédant la terminale, et en imaginant sa possible extension en complément au moins des premières années d’études supérieures.

Pourquoi avoir bifurqué, dans la suite de ta carrière de chercheur, de la philosophie vers la socio-histoire ?

Justement, je ne me trouvais pas initialement dans une « carrière de chercheur », mais j’y aspirais peu ou prou, me souvenant très bien d’une conversation avec un inspecteur général, à l’occasion d’une inspection, sur la possibilité d’un statut d’enseignant-chercheur à l’intérieur du secondaire (auquel il opposa naturellement un refus, compte tenu de l’impossibilité administrative de la chose). Après un début de carrière en lycée, j’ai d’abord éprouvé le besoin d’évoluer. Comme beaucoup de professeurs de philosophie (que ce soit dans un sens ou dans l’autre, du lycée vers l’école normale ou de celle-ci vers le lycée), je suis devenu ce qu’on appelait alors psycho-pédagogue, formateur d’enseignants, en école normale (celle dite alors « nationale d’apprentissage »). J’ai, parallèlement à ma nomination à l’ENNA6 de Saint-Denis, entrepris un DEA puis une thèse sur les syndicalismes enseignants dans la période post-68, sous la direction de Viviane Isambert-Jamati, sociologue du travail et de l’éducation qui m’a très favorablement accueilli dans l’UER de Sciences de l’éducation de Paris-Descartes où elle exerçait. Pourquoi ce choix ? Il a, comme toujours, de multiples déterminants. Besoin d’évoluer, je l’ai dit, besoin de me revalider à mes propres yeux en m’exprimant dans un écrit de longue haleine producteur de connaissances nouvelles, même de portée modeste. Satisfaction apportée à ma prédilection déjà évoquée pour la philosophie politique, quelque peu décalée vers la sociologie et vers la socio-histoire. Je m’en suis expliqué au début de mon texte d’Habilitation à diriger des recherches : devant l’aspect partiellement insatisfaisant pour moi de l’enseignement de la philosophie (malgré tous ses apports et même si j’en maintiens évidemment la nécessité absolue) et devant la multiplicité des doctrines à concilier dans un contexte d’abstraction revendiquée (remarque un peu naïve, j’en conviens), j’ai opté après réflexion pour la matérialité de recherches empiriques, pour leur côté plus rassurant d’une certaine manière, possibilité qu’offrent nettement la sociologie, l’histoire, la socio-histoire. Je m’exprimais en ces termes :

« Les énoncés qu’elle [la philosophie] légitime, dans la discipline dominante qu’est l’histoire de la philosophie, semblent souvent, par leur aspect circulaire et autoréférencé, trop en décalage avec les finalités générales affichées (risque de diffèrement du sens) ou, à tout le moins, étirement tel des détours empruntés que cette question du sens paraît évacuée ». Une note de bas de page précisait : « Cette critique est parfois formulée par les philosophes eux-mêmes, par exemple François Jullien, président du Collège de philosophie7 : “La philosophie se perd quand elle se replie sur elle-même” ».

Et j’ajoutais dans le corps du texte une référence au sociologue Christian Lalive d’Epinay dans le propos duquel je me reconnaissais, toutes conditions égales par ailleurs :

Les études de théologie protestante que j’avais conduites parallèlement à celles de sociologie m’avaient rompu à l’exégèse et à l’analyse littéraire du texte… [j’étais] particulièrement sensible à la subjectivité de certaines analyses […] je voyais aussi – le sociologue pointait l’oreille – que cette subjectivité n’attestait que bien rarement une liberté et exprimait le plus souvent une soumission8.

Mais, puisque cet entretien invite à une sorte de confession, il ne faut pas dissimuler la face cachée de ma décision de bifurcation. Si, comme l’a argumenté Deleuze, le philosophe est fondamentalement un créateur de concepts, il était clair que je ne l’étais et ne le serais pas, alors qu’une discipline empirique me donnait les moyens de produire des données, tout en n’abandonnant pas la dimension théorique indispensable et le soubassement philosophique nécessaire à mon sens à une bonne pratique des sciences humaines et sociales. De fait, je n’ai jamais complètement abandonné le contact avec la philosophie, me tenant de loin en loin au courant des grandes évolutions contemporaines, m’intéressant par ailleurs de très près à l’épistémologie que j’ai enseignée en master 2 de sciences de l’éducation, faisant quelques communications et articles dans ce domaine, comme dernièrement à propos de l’épistémologie de la recherche en éducation confrontée au défi de la neuro-éducation9.

Jacques Rancière dit que le système d’enseignement est essentiellement fait pour délivrer des diplômes. Si l’on veut le transformer de l’intérieur, que s’agit-il de faire en priorité, et pourquoi ?

Travaillant sur les syndicalismes enseignants et leurs liens avec les identités professionnelles enseignantes, j’ai utilisé le cadre théorique de la sociologie des professions, entre référence fonctionnaliste (ce qu’une activité devrait être pour constituer une « profession », conception fixiste qui a un intérêt régulateur mais d’évidentes limites liées à une forme d’anhistoricisme) et référence interactionniste (qui fait du « professionnisme » l’objet de luttes, de concurrence entre groupes plus ou moins proches, inscrit ces luttes dans un processus changeant et surtout, par là, les historise). J’ai essayé de montrer en quoi les principaux syndicats enseignants en France ont historiquement joué un rôle à double polarité, entre référence première au syndicalisme traditionnel à forte composante ouvrière et en même temps, parce que relevant d’activités intellectuelles, aspiration à se voir reconnaître un statut particulier propre aux métiers de diffusion du savoir et du service altruiste. Bref, me semblait se dessiner une tension interne aux métiers enseignants : leurs syndicats en étaient les révélateurs, pris en tenailles entre l’affirmation répétée de la distinction par les savoirs d’une part et l’aveu parallèle d’une infériorisation sociale tenant à la question des salaires d’autre part, constamment présente dans les revendications depuis l’origine. Bien sûr, cela est à relativiser selon les différentes catégories d’enseignants et, à l’intérieur même des catégories, selon les segments qui les composent en fonction des lieux et types de formation reçue, du « prestige » des disciplines enseignées, etc. Si le fonctionnement syndical enseignant ne peut évidemment se résumer à cela, néanmoins globalement – et du point de vue de la problématique adoptée – cette tension paraît constituer une clé de compréhension à la fois du succès passé de l’idée syndicale et de ses difficultés actuelles.

En effet, au regard des dernières décennies, la dimension détention et diffusion réglée des savoirs, sans naturellement disparaître, surtout quand on considère sa mise en forme pédagogique et didactique, s’est en partie érodée à la faveur de l’augmentation du niveau général de la population, de la volonté de plus en plus affirmée de certaines catégories sociales, y compris classes moyennes, d’intervenir dans les affaires scolaires et aussi de la prétention de pouvoir enseigner les enfants aussi bien sinon mieux que les spécialistes (ce qu’atteste le travail familial d’entraînement scolaire qui place indéniablement certains enfants en situation privilégiée dans le système). En conséquence, un des leviers actionnés par les syndicats en matière de « professionnisme » ou de « processus de professionnalisation » pour faire reconnaître à la hausse dans la société le statut de leurs mandants tend à perdre de la valeur (il s’agit seulement d’une tendance, rien n’est absolu, il faut ici penser en termes de processus et de contradictions à l’œuvre). Par voie de conséquence, si l’on suit ce raisonnement, l’activité professorale pourrait devenir (toujours tendanciellement) « substituable », et entraîner à la baisse le processus de professionnalisation. Lorsqu’il recrute de plus en plus systématiquement des contractuels précaires non formés pour parer aux emplois non pourvus, le ministère de l’Éducation nationale ne fait pas autre chose que d’aller dans cette direction, négative pour l’image et le statut objectif de l’activité professionnelle enseignante.

Même si je comprends bien qu’il ne l’entend pas exactement dans ce sens, c’est cependant ainsi que je rejoindrais Jacques Rancière quand il affirme que le système d’enseignement est essentiellement fait pour délivrer des diplômes (au détriment d’autres fonctions, notamment émancipatrice). Cela n’excluant pas sa pertinence pour l’organisation du système tout entier (j’y reviendrai en traitant de la forme scolaire), j’applique ici pour ma part cette formulation aux agents du système, aux enseignants. Ainsi, au fond, la seule chose qui ne serait pas substituable dans leur activité, ce serait la délégation d’État faite aux fonctionnaires publics que sont les enseignants de délivrer les diplômes, même lorsqu’ils n’enseignent pas dans des classes à diplômes. C’est en tant que « corps » qu’ils sont concernés et c’est cet aspect qui leur assurerait de conserver dans la société un peu du poids nécessaire pour garder une position respectée (même non traduite en termes salariaux). Toutefois le récent épisode épidémique a contribué à rééquilibrer quelque peu les choses en démontrant pratiquement à de nombreux parents, qui pouvaient se trouver auparavant dans d’autres dispositions, que l’activité d’enseigner, loin d’être aussi substituable qu’ils l’imaginaient, est une activité professionnelle spécifique (ce que l’on a presque honte à devoir réaffirmer sans cesse, mais c’est le tropisme trop insistant vers un mépris effectif de la fonction enseignante – par les recrutements au rabais et les attaques contre la formation – qui y oblige, et qui justifie de fait les interventions syndicales de défense et promotion du statut des enseignants dans la société).

Si j’en reviens à Rancière, quand il dit cela du système d’enseignement, il veut dire que, au lieu de la fonction émancipatrice que lui prête volontiers une certaine doxa, sa finalité réelle est l’adaptation à l’emploi, au fond la soumission à la structure des emplois existants et à l’ordre socio-économique dominant. Il est tout à fait vrai que même si d’autres moins utilitaristes et aliénatrices sont présentes pour la forme, cette finalité tend à occuper désormais une place majeure dans les discours du système et dans les représentations de beaucoup de ses usagers. C’est ce que dénoncent à juste titre les travaux du chercheur néerlandais Gert Biesta10, notamment. De son côté, Eirick Prairat dit que l’école devient une « hétérotopie » (espace clos, destiné à accueillir une activité vouée à une fin unique, selon Foucault) soumise au seul modèle économique. Alors, que faire, que pouvons-nous faire pour résister à cette dégradation de l’utopie scolaire ? Que peut faire un professeur pour se désaliéner d’un tel système et pour désaliéner ses élèves ? 1) Réfléchir critiquement bien sûr, d’abord pour son propre compte. 2) S’engager dans des organisations (politiques, syndicales, pédagogiques, autres) dont il estime qu’elles peuvent contribuer à lutter contre la marchandisation et la soumission utilitariste de l’école à des finalités autres que celles, originaires, de l’étude accomplissante de soi (retrouvant d’une certaine façon un esprit proche de la scholè), finalité libératrice, émancipatrice (retour à la considération, souvent perdue, que l’ignorance ou le dogmatisme sont instruments d’aliénation et de maintien dans la domination sociale). 3) Agir en mettant en œuvre une pédagogie de désaliénation tout en n’oubliant pas de s’appliquer à soi-même la phronèsis ou prudence aristotélicienne (c’est-à-dire sans le faire de manière intempestive) et en puisant à l’occasion dans le répertoire des pédagogies ayant fait leurs preuves désaliénatrices (tout en prenant garde là aussi aux éventuelles illusions). 4) Promouvoir, par l’exemple et la conviction, la thèse que l’école peut, et doit, avoir d’autres finalités que ses finalités aujourd’hui dominantes dans le contexte de la mondialisation néolibérale, celle de la formation pour elle-même, la Bildung, celle de la participation à la recherche personnelle de sens dans un monde de plus en plus incertain, celle de l’accès à une, des cultures au sens large et ouvert, etc. (sans pour autant perdre de vue la préoccupation d’employabilité qui a aussi sa légitimité, tout cela supposant en tout état de cause le déploiement d’une dialectique fine).

Tu t’es intéressé aux travaux sur ce que l’on appelle la « forme scolaire de socialisation », peux-tu expliquer ce qui te semble important dans cette question ?

J’ai en effet consacré une partie de mes travaux des deux dernières décennies à la forme scolaire, notion qui ne lui appartient pas originairement mais qui a été nettement théorisée par le sociologue lyonnais Guy Vincent. En fait, une grave crise est survenue dans mon laboratoire, due à une volonté directoriale d’imposer une ligne théorique unique (en l’occurrence, la sociologie pragmatique, à laquelle je trouve par ailleurs une certaine pertinence, à condition de ne pas l’hypostasier de manière définitive) ; en tant que nouveau responsable d’un nouveau laboratoire, néanmoins héritier du précédent, j’avais besoin d’une notion à la fois fédératrice et susceptible d’être travaillée de plusieurs points de vue théoriques, dans plusieurs perspectives. La « forme scolaire de socialisation » (l’expression complète a son importance) y a pourvu. Je prêtais ma plume à l’écriture collective d’un document servant à introniser auprès des instances évaluatives une nouvelle entité, Éducation, Cultures, Politiques, dans les termes qui suivent :

Le centre de recherches « se donne pour objet l’analyse des médiations pratiques, discursives, instrumentales par lesquelles une pluralité d’acteurs, à différents niveaux de responsabilité et à différentes échelles territoriales (du local au global) contribuent à élaborer ou réagissent à des stratégies, orientations, conduites politiques dans le champ de l’éducation et de la formation. Construites pour une diversité accrue de publics, ces politiques sont analysées tant sur la longue durée que dans leurs évolutions les plus contemporaines […].
Les bases de leur problématisation des questions d’éducation et de formation par les membres [du centre de recherches] peuvent se définir comme suit. Depuis le xviiie siècle jusqu’aux grandes lois scolaires de la fin du xixe, à travers aléas et variantes, s’est mis en place ce que le sociologue de Lyon 2 Guy Vincent a appelé la “forme scolaire” caractéristique des sociétés occidentales, et relevant du projet moderne. Celle-ci peut se caractériser globalement et de façon idéal-typique en référence à une conception uniforme de l’espace (un espace clos et spécialement dévolu à l’éducation), du temps (on en cultive l’organisation très réglée), des devoirs (à tous les sens du terme), de la pédagogie et de la didactique […], à la conformité à des principes et à des règles plutôt qu’à la démarche d’appropriation/construction des savoirs par un sujet, de la personne de l’élève (personne impersonnelle en quelque sorte, abstraite, non reconnue dans ses différences et ses appartenances, non plus que dans sa dimension possiblement créatrice), de celles de l’enseignant et de l’administrateur (peu appelés à se penser sur le mode de la réflexivité et de l’autonomie professionnelle) »
(ECP, 2011).

En choisissant ce cadre soumis à l’approbation des membres de l’équipe dans leur diversité (sociologues, historiens, philosophes, anthropologues, psychologues), il n’était pas question d’utiliser une notion fermée sur elle-même et qui aurait fait l’objet d’illustrations-confirmations mais de tester son potentiel heuristique au regard des champs disciplinaires de référence d’une part, des évolutions des politiques et pratiques éducatives et formatives étudiées sous différents angles, d’autre part. Il s’agissait aussi de se demander si la notion avancée par Vincent, en alternative du mode de socialisation « scolaire », le mode de « socialisation démocratique », pouvait constituer, dans les termes où il l’illustrait (par exemple une leçon au lycée expérimental de Saint-Fons), une voie robuste pour affronter les défis contemporains et/ou si l’idée de socialisation formative (ou éducative, en un sens plus proche de la Bildung, en tout cas moins rigide que la forme scolaire) pouvait y pourvoir. Le colloque tenu à Lyon en juin 2017 sur la « forme scolaire, prisonnière de son succès ? » a montré, sans se limiter à leurs seuls apports, que les membres de l’unité de recherche s’étaient, dans leur diversité, inscrits réflexivement dans la perspective ainsi définie, en dehors de toute inféodation à un modèle théorique exclusif11.

Pour répondre plus complètement, il me semble que « forme scolaire des relations sociales » est une notion riche et heuristique à condition qu’on ne la banalise pas comme la tendance12 s’en fait actuellement jour (confusion avec institution scolaire ou école), à condition donc qu’on la travaille pour lui faire produire du nouveau (comme l’ont fait dès 1993, dix ans après la thèse de Vincent, Vincent lui-même, Lahire et Thin), en insistant notamment sur le lien entre forme scolaire de socialisation et pratiques scripturales13 ; qu’on la confronte à d’autres concepts disponibles pour approcher de manière synthétique et transhistorique le phénomène « école » (modèle scolaire, culture scolaire, « éducationnalisation », mass scholarization, grammar of schooling, etc.). En particulier, sans poser par essence une opposition frontale entre scolaire et démocratique, il me paraît nécessaire d’introduire, au sein de la notion, le travail de la contradiction, en considérant – toute conscience de sa dimension aliénatrice établie, abondamment étayée au fil des siècles – le degré de compatibilité entre la forme scolaire et l’émancipation (selon quelles conditions de possibilité). De ce point de vue, je reviens volontiers à Foucault, lorsque – après avoir assimilé écoles, hôpitaux, prisons sous l’expression de « grand enfermement » – il parle de ces rencontres avec un maître – disons plus modestement un professeur – certes exceptionnelles mais existantes (peut-être permises par la seule forme scolaire ?) – « qui altèrent sans aliéner », qui modifient une vision du monde ou une approche de la réalité, suscitent une vocation, marquent leur empreinte sur un devenir personnel en libérant ses potentialités propres. Comment faire en sorte qu’au lieu de la grisaille de trop de situations scolaires, ce soit ce type de rencontres qui prévale ? Questions de finalité(s), comme mentionné précédemment, et aussi de « design » de l’école. Il s’agirait alors de repenser sa forme, de desserrer sa pression évaluative (certains pays le font, et sont mieux placés que nous dans les classements internationaux), de repenser fondamentalement le rapport aux savoirs des élèves et, partant, la nature même des savoirs qui leur sont proposés, de faire de l’école un lieu de véritable(s) culture(s) en la rapprochant de l’idée de « centre de culture » très largement ouvert aux populations (voir à cet égard ce qu’en dit, sur la base d’expériences de lycées de son pays, un ancien ministre italien de l’éducation, Luigi Berlinguer14). Bref, de remplacer la « forme scolaire » par une « forme proprement éducative » inscriptible dans l’enceinte scolaire, ou encore par une socialisation formative ouverte à tous (en pensant ici aux réformes Jean Zay et Langevin-Wallon, non appliquées, mais ayant fortement insisté sur la continuité entre scolarité et suite de la vie). « Socialisation démocratique » m’irait aussi (en la retravaillant à nouveaux frais), il ne s’agit pas de s’arrêter au fétichisme des mots, mais d’agir en vue d’un changement radical de cap éducatif.

Disant cela, je n’ignore évidemment pas l’histoire et les apports majeurs de l’éducation nouvelle, dans toute sa diversité, et d’ailleurs dans ses contradictions-oppositions internes. Je me suis récemment intéressé aux diverses modalités de résistance à la forme scolaire et aux possibilités d’y échapper, voire de la subvertir15. Il n’est pas simple de dégager une voie de véritable subversion, je renvoie à ce que j’ai dit au paragraphe précédent, qui – tout en n’étant pas révolutionnaire au sens habituellement donné à cet adjectif – contient peut-être un potentiel de rénovation à ne pas négliger, j’y reviendrai un peu plus loin. Antérieurement, j’avais questionné la relation entre courant progressiste de l’éducation nouvelle et institution scolaire d’État, montrant – à divers moments de l’histoire du xxe siècle – les emprunts réels ou la volonté d’emprunt de celle-ci à celle-là. Je concluais sur la capacité d’absorption de l’institution d’État et sa tendance à aseptiser, neutraliser, par la généralisation, les innovations ou petites révolutions relevant de la nouvelleté, vouant en quelque sorte l’éducation nouvelle à se réinventer sans cesse, à se vivre comme un phénix sempiternellement condamné à renaître de ses cendres, à imaginer du nouveau16. C’est la leçon que je retiendrai, celle selon laquelle toute transformation, même initialement réussie, risque de se scléroser très vite si elle ne se soumet pas elle-même à un mouvement de dépassement continu (c’est toujours ici le travail de la contradiction dans l’optique hégélienne).

Plus que jamais, nous sommes confrontés au problème de faire rencontrer aux élèves la « culture savante » dans le cadre de l’école pour tous ; faut-il choisir entre un aristocratisme culturel ou un remaniement des programmes scolaires pour les rapprocher d’une « culture populaire » ? L’utopie élitaire pour tous d’Antoine Vitez est-elle toujours une source d’inspiration, ou faut-il y renoncer, selon toi ?

Avant de répondre à l’objet précis de la question, l’allusion finale à Vitez et donc au théâtre me touche beaucoup. Je saisis l’occasion de le dire plus nettement : je considère – dans la ligne de l’héritage grec – l’activité théâtrale comme un des piliers de la vie démocratique ou plutôt de la vie du démos, par sa vocation à représenter critiquement sur la scène – dans des formes multiples, du tragique au comique pur – les modulations infinies de nos manières d’exister. Cela peut-être plus encore que le cinéma, du fait de la « distanciation » (au sens brechtien) immanquablement introduite par le dispositif lui-même qui nécessite la rencontre en présence réelle d’acteurs et de spectateurs (ces derniers certes en situation plus passive, mais indispensables à l’accomplissement du geste théâtral lui-même), interdisant l’identification complète et favorisant donc la posture critique. S’« il y a plus de choses sur la terre et dans le ciel que dans toute la philosophie » (Hamlet, acte I), pour moi, le (vrai) théâtre renferme – dans son mode d’expression propre, non conceptuel – beaucoup de la philosophie comme réflexion en chair et en acte sur les choses de la terre et du ciel.

Cette parenthèse close, j’en viens à la transposition à l’école de la belle et célèbre formule vitézienne d’un « théâtre élitaire pour tous », que j’ai reprise à mon compte dans les ouvrages que j’ai consacrés à l’histoire du système scolaire français dans la seconde moitié du xxe et au début du xxie17. De fait, comment concilier culture exigeante et refus de la sélection telle que réellement mise en œuvre quoique déniée, c’est-à-dire principalement fondée sur l’appartenance à une classe ou à une catégorie sociale culturellement située ? Comment reconnaître la nécessité d’une émulation bien tempérée et donc de la distinction des meilleurs (une élite) et ménager des communautés apprenantes vivables, bienveillantes, non perverties par un esprit de compétition exacerbée entièrement préoccupé de résultats ? C’est bien alors en termes d’utopie élitaire pour tous qu’il faut parler.

Néanmoins, essayons d’ouvrir quelques chemins teintés de ce qu’il faut de réalisme pour ne pas être taxés de « ne mener nulle part ». À l’alternative de la question (aristocratisme culturel versus culture populaire), j’opposerai un déplacement dans la manière d’aborder le problème : question de conciliation entre socle culturel commun à tous et nécessité de dégager des élites (non pas une élite selon un modèle de référence unique, mais en valorisant la diversité des formes d’expression et la multiplicité des formes d’intelligence, en réduisant le plus possible la hiérarchisation sociale des activités).

Comme je l’ai indiqué précédemment, je suis membre d’un groupe de réflexion intitulé Collectif d’Interpellation du Curriculum (CICUR). Celui-ci a, à son actif, depuis deux ans, un site de réflexion et de discussion très vivant18, la rédaction de « jalons » (c’est-à-dire de contributions visant à l’interrogation et à la problématisation des disciplines scolaires installées)19, un colloque largement ouvert aux différentes parties prenantes de l’éducation20, des publications21, un séminaire en cours. Partant de la question fondamentale des finalités du système scolaire, le collectif présente l’originalité de tenter de repenser l’organisation du système et de s’attaquer à la sédimentation des injustices sociales anciennes et criantes qu’il génère, à partir d’une interrogation inédite sur les savoirs, leur nature, leur choix, leur distribution, bref sur le type de culture scolaire transmise. Quels savoirs en vue de quoi, pour former quel type d’homme et de citoyen ? En espérant installer par là une possible désirabilité de la formation scolaire ainsi convoquée ou reconvoquée à enseigner des choses « qui vaillent » (selon la belle formule de Jean-Claude Forquin22). Des choses qui aient véritablement du sens aux yeux des élèves, la majorité d’entre eux – particulièrement ceux dont les familles sont socialement les plus éloignées de la culture scolaire en vigueur – s’avérant largement déboussolés face au désordre actuel des savoirs transmis au cours d’un cursus qui leur apparaît du coup purement factice.

En France, si la question des inégalités scolaires et celle du « rapport au savoir » ont largement alimenté les débats du fait des avancées de la recherche sociologique et éducationnelle depuis plusieurs décennies, si des politiques de remédiation ont effectivement été tentées à de nombreuses reprises et sous de multiples formes (je ne retiendrai ici que la politique de discrimination positive qui a cette année 40 ans), ce sont indéniablement les voies organisationnelle et pédagogique qui ont été privilégiées, un peu la voie qu’on pourrait appeler didactique ou socio-didactique (sans cependant s’extraire du découpage disciplinaire institué). La voie curriculaire, on pourrait encore dire épistémique, centrée sur les savoirs eux-mêmes (et pas seulement les « rapports à » des contenus inchangés), n’a à ce jour pas été explorée. L’idée de politique curriculaire est ainsi nouvelle en France (où la notion de curriculum a été circonscrite aux confins d’une certaine sociologie23) ; elle vise à repenser à nouveaux frais non seulement le cloisonnement disciplinaire des savoirs entre eux, mais aussi l’exclusion ou la relégation à la marge du champ scolaire de plusieurs d’entre eux, par exemple la science écologique, l’anthropologie, le droit, etc. (pourquoi ?). Pour ce faire – et en cela j’essaie de répondre à la question qui suppose de concevoir une culture de haut niveau mais qui, créant du sens, parle à tous, – il s’agit de partir des enjeux du temps présent concernant tous les humains, plus particulièrement tous les petits d’hommes appelés à vivre un futur incertain et inquiétant : enjeux environnementaux, sociaux, économiques, scientifiques, culturels, éthiques, philosophiques. Dans cette optique, sans se masquer les difficultés ni contourner l’indispensable débat démocratique à installer dans la société sur un sujet aussi sensible, notre collectif (divers, non composé de seuls universitaires) préconise une conception nouvelle de la culture (ouverte sur toutes les cultures du monde), et comme déjà dit, de l’organisation générale des savoirs, en ménageant toute leur place aux dépassements de frontières, aux enrichissements des uns par les autres ; de la gouvernance du système et des établissements ; des temps et espaces scolaires ; de la formation de tous les professionnels de l’éducation ; des modalités d’affectation, d’évaluation et de certification des élèves. Bref, en écho à la question précédente, une autre manière de contester la forme scolaire dominante au nom d’une forme curriculaire. Toutes les bonnes volontés, notamment convaincues du bien-fondé d’aborder les problématiques de justice scolaire par les savoirs, œuvrant dans un esprit humaniste, non tournées vers de seuls intérêts particuliers (et encore moins marchands), sont conviées à participer à cet élan, dans le sens où le récent rapport de l’UNESCO (2021) Repenser nos futurs ensemble appelle, en vue d’une éducation meilleure pour tous partout dans le monde, à une coopération internationale de toutes les parties prenantes de l’éducation. La formule « élitaire pour tous » renvoie à l’idée de ne pas renoncer à l’exigence de haut niveau de savoirs repensés en fonction d’une logique cohérente et ayant donc un sens réel pour ceux à qui elle s’adresse ; elle n’exclut pas pour autant la nécessité pour les sociétés de former des élites du savoir, ne se situant pas en position d’arrogance mais de dialogue et de coopération (rôle de la formation morale) dans une optique d’intelligence publique des sciences24, ou plus largement des savoirs.

Tout cela me semble aussi rejoindre les perspectives tracées par Edgar Morin lorsqu’il prône une politique pleinement humaniste et une réforme de la pensée, non alignée sur la logique aristotélicienne excluant toute contradiction : « Il s’agit de remplacer les principes qui engendrent des pensées simplificatrices, unilatérales, partielles et évidemment partiale, par des principes qui permettent à la fois de reconnaître, de distinguer et de réunir des antagonismes complémentaires. Une réforme de l’Éducation souhaitable enseignerait et détaillerait les sources d’erreurs et d’illusions de la connaissance. Le séparé est aussi l’inséparable, le continu est aussi le discontinu »25. Et plus loin : « Est-il possible d’envisager, dans cette perspective, une politique de l’humanité qui aurait pour tâche de poursuivre et de développer le processus d’hominisation dans le sens d’une relation entre humains, d’une amélioration des sociétés humaines et d’une amélioration des relations entre les humains et leur planète ? »26.

On pourrait ici objecter que les penseurs et les idées de bonne volonté pour instituer le meilleur ne manquent pas, et qu’il y a loin de la coupe aux lèvres, les forces contraires (celles qui « noient tout dans les eaux glacées du calcul égoïste »27) étant – toujours, voire encore plus – puissantes. Justement, sans pour autant tomber dans l’illusion par naïveté, nous avons besoin de l’aiguillon des « utopies réalistes » – si on me permet cet oxymore – et encore une fois du travail des contradictions pour agir, pour avancer et parfois faire gagner nos convictions.

1 https://maitron.fr/spip.php?article248611

3 Trois syndicats d’enseignants face aux réformes scolaires (1968-1982), Thèse nouveau régime, Paris 5-Descartes.

4 Voir ma contribution à paraître en 2023 dans un ouvrage consacré à Mai 68 et l’éducation à Lyon, aux PUL : Une philosophe engagée dans le « moment

5 Voir le récent ouvrage de Vincent Citot (2022). Une histoire mondiale de la philosophie : une histoire comparée de l’histoire des cycles de la vie

6 École normale nationale d’apprentissage, chargée de la formation des professeurs de LEP (ultérieurement LP).

7 Spécialiste de la pensée chinoise donc de la rupture avec la tradition philosophique occidentale.

8 André D. Robert (1999). Actions et décisions dans l’Éducation nationale, un itinéraire de recherche, L’Harmattan, p. 10-11.

9 Communication le 1er juin 2022 au colloque de la Sofphied à Bonneuil-sur-Marne : « Du programme de « l’éducation-basée-sur-la science » aux

10 Par exemple : Biesta, G. (2019). What kind of society does the school need? Redefining the democratic work of education in impatient times. Studies

11 Seguy, J.-Y. (Dir.) (2018). Variations autour de la forme scolaire. PUN.

12 Je pense ici aux nombreux témoignages et récits d’épreuve du malheur scolaire.

13 Vincent, G. (Dir.) (1994). L’éducation prisonnière de la forme scolaire : scolarisation et socialisation dans les sociétés industrielles. PUL.

14 Berlinguer, L. (2017). Ré-inventer l’école. Fabert.

15 In Variations autour de la forme scolaire, op. cit.

16 « Une culture contre l’autre : les idées de l’éducation nouvelle solubles dans l’institution scolaire d’État ? Autour de la démocratisation de l’

17 Dernière édition en date : André D. Robert. L’école en France de 1945 à nos jours. (2015). PUG.

18 https://curriculum.hypotheses.org/

19 Consultables sur le site cité note précédente.

20 Tenu à la BNF le 20 novembre 2021.

21 P. Champy, R.-F. Gauthier (2022). Contre l’école injuste ! sortir des pièges et des faux débats. ESF.

22 J.-C. Forquin (1989). École et culture. Le point de vue des sociologues britanniques. De Boeck, (p. 192-193) ; sur l’œuvre de J.-C. Forquin, cf.

23 Illustrée jadis par Viviane Isambert-Jamati et Jean-Claude Forquin notamment.

24 Cf. Stengers, I, Drumm, T. (2013). Une autre science est possible ! La découverte.

25 Morin, E. (2022). Réveillons-nous ! Denoël.

26 Ibid. p. 68-69.

27 K. Marx et F. Engels. (1966). Manifeste du parti communiste [1848], Éditions sociales.

Notes

1 https://maitron.fr/spip.php?article248611

3 Trois syndicats d’enseignants face aux réformes scolaires (1968-1982), Thèse nouveau régime, Paris 5-Descartes.

4 Voir ma contribution à paraître en 2023 dans un ouvrage consacré à Mai 68 et l’éducation à Lyon, aux PUL : Une philosophe engagée dans le « moment 68 » à Lyon : Jeannette Colombel, politique et école.

5 Voir le récent ouvrage de Vincent Citot (2022). Une histoire mondiale de la philosophie : une histoire comparée de l’histoire des cycles de la vie intellectuelle dans huit civilisations. PUF.

6 École normale nationale d’apprentissage, chargée de la formation des professeurs de LEP (ultérieurement LP).

7 Spécialiste de la pensée chinoise donc de la rupture avec la tradition philosophique occidentale.

8 André D. Robert (1999). Actions et décisions dans l’Éducation nationale, un itinéraire de recherche, L’Harmattan, p. 10-11.

9 Communication le 1er juin 2022 au colloque de la Sofphied à Bonneuil-sur-Marne : « Du programme de « l’éducation-basée-sur-la science » aux conditions socio-épistémiques d’un progrès de la Raison éducative », à paraître.

10 Par exemple : Biesta, G. (2019). What kind of society does the school need? Redefining the democratic work of education in impatient times. Studies in Philosophy and Education, 38, 657-668.

11 Seguy, J.-Y. (Dir.) (2018). Variations autour de la forme scolaire. PUN.

12 Je pense ici aux nombreux témoignages et récits d’épreuve du malheur scolaire.

13 Vincent, G. (Dir.) (1994). L’éducation prisonnière de la forme scolaire : scolarisation et socialisation dans les sociétés industrielles. PUL.

14 Berlinguer, L. (2017). Ré-inventer l’école. Fabert.

15 In Variations autour de la forme scolaire, op. cit.

16 « Une culture contre l’autre : les idées de l’éducation nouvelle solubles dans l’institution scolaire d’État ? Autour de la démocratisation de l’accès au savoir », Paedagogica Historica, 42, n°s 1-2, 249-261, London, Routledge.

17 Dernière édition en date : André D. Robert. L’école en France de 1945 à nos jours. (2015). PUG.

18 https://curriculum.hypotheses.org/

19 Consultables sur le site cité note précédente.

20 Tenu à la BNF le 20 novembre 2021.

21 P. Champy, R.-F. Gauthier (2022). Contre l’école injuste ! sortir des pièges et des faux débats. ESF.

22 J.-C. Forquin (1989). École et culture. Le point de vue des sociologues britanniques. De Boeck, (p. 192-193) ; sur l’œuvre de J.-C. Forquin, cf. André D. Robert (2010). À propos de philosophie et sociologie de l’éducation. Retour sur l’œuvre de J.-C. Forquin. Le Télémaque, 2, 38, 19-34.

23 Illustrée jadis par Viviane Isambert-Jamati et Jean-Claude Forquin notamment.

24 Cf. Stengers, I, Drumm, T. (2013). Une autre science est possible ! La découverte.

25 Morin, E. (2022). Réveillons-nous ! Denoël.

26 Ibid. p. 68-69.

27 K. Marx et F. Engels. (1966). Manifeste du parti communiste [1848], Éditions sociales.

Citer cet article

Référence papier

La Pensée d’Ailleurs et André D. Robert, « Défense de la philosophie », La Pensée d’Ailleurs, 4 | 2022, 205-221.

Référence électronique

La Pensée d’Ailleurs et André D. Robert, « Défense de la philosophie », La Pensée d’Ailleurs [En ligne], 4 | 2022, mis en ligne le 06 octobre 2022, consulté le 24 avril 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/lpa/index.php?id=217

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