La recherche en éducation et le temps

DOI : 10.57086/lpa.207

p. 125-144

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La recherche en éducation existe, libre, malgré les contraintes politiques, administratives ou simplement celles des évolutions universitaires, malgré les systèmes d’obédience, les chapelles se voulant épistémologies et les réseaux de promotion réciproque. Libre et diverse, mais contrôlée et discutable, fondatrice et provisoire.

La recherche en éducation peut être définie d’une façon très générale, simple : une quête de connaissance ou de compréhension nouvelle concernant l’éducation et reposant sur une démarche identifiable et contrôlable. Mais cette recherche en éducation est en danger ; trois types de dangers se conjuguent : le besoin de crédits, la dépendance de commandes, et, aussi, trop souvent, le manque d’imagination des chercheurs soumis aux modes porteuses de financements et des effets de castes.

La liberté du chercheur est ainsi brimée par une soumission peureuse et un opportunisme qui se veut conquérant. Or la recherche en éducation doit être à la fois accrochée aux réalités et affaire d’imagination, en termes de problématiques, en termes d’outils de recherche, en termes d’exploitation et d’interprétation des données.

La recherche s’élabore par rapport à un objet et, sur ce point, les propos de l’anthropologue Lucien Sebag ont valeur de dogme : « Il faut que toute science soit science d’un objet. Cela implique que celui-ci se donne en personne, que le sujet connaissant entretienne avec lui un rapport immédiat qui reste le fondement sur lequel s’élèveront les constructions secondaires » (Sebag 1964, p. 205-206).

Un chercheur en éducation ne doit donc pas être ignorant de l’éducation… Est-ce une découverte ? Au moins, cela nous conduira à évoquer ici la question du temps de l’éducation, de sa nature et de sa fonction. Mais d’abord, qu’est-ce le temps ?

1. Le temps

Soyons prudent, je ne suis ni Einstein ni Bergson. Et j’en suis seulement au stade de quelques constatations…

Effet d’une construction sociale vécue intimement, la conscience du temps imprègne toute vie, en particulier dans ses rapports avec le travail et avec la formation qui y prépare, dans ses rapports avec les autres aussi. La question de la maîtrise du temps, ou simplement de la capacité à se situer dans le temps, d’être en quelque sorte présent dans le temps que l’on vit, occupe ainsi chacun qui, s’il la perd, ne peut qu’en abandonner l’espoir ou la déléguer à quelque chef, bien concret ou symbolique : de toute façon, perdre sa liberté de vivre. Les jeunes années sont censées préparer à en prendre conscience…

On évoque souvent le caractère irréversible du temps, même quand on n’en tient pas compte, ce temps qui ne peut se diluer dans l’idée de l’instant ou dans celle de l’éternité. L’action le marque, comme l’illustre Ferdinand Alquié : « Agir est donc toujours se séparer de l’éternel, et de son inconscience » (Alquié, 1993, p. 134) ; et « nous savons aussi qu’une entreprise, pour être effective, ne doit pas se borner à exprimer une évidence rationnelle : elle doit se dérouler dans le temps, et mettre en jeu la volonté » (ibid., p. 135). Il y a là deux mots importants qui colorent l’intention de chercher : temps et volonté. Mais Joseph Gabel nous rappelle aussi que le « le temps est irréversible » (Gabel, 1983, p. 69) ; et par là, la « dimension à la fois anxiogène et dialectique de notre expérience » (ibid., p. 71).

Car le temps bouge, il est à la fois signe de vie, signe de renouvellement, et signe de mort : « L’expérience du temps est celle d’une privation incessante et d’une perpétuelle compensation. Le temps ne m’enlève un moment de ma vie, un aspect de mon être qu’en les remplaçant par d’autres, et, s’il est source de deuil, il l’est aussi de renouveau » (ibid., p. 39).

On peut mesurer le temps. Mais « on ne trouve au temps une longueur que lorsqu’on le trouve trop long » (Bachelard, 1950, p. 37) ; et « Plus un temps est meublé, plus il parait court » (id.). Les mêmes mots sont dits par le psychologue Paul Fraisse… Pour Bachelard, la prise en compte des durées est relative et peut paraitre secondaire : « Les durées des actes constituants peuvent être allongées ou raccourcies, ces durées ne troublent pas le caractère essentiel des conduites. Elles ne sont pas attachées à l’acte, elles n’en sont que des suites contingentes et variables, sans objectivité quantitative. Ce défaut d’objectivité quantitative est le signe d’un relativisme essentiel. […]. Devant une action bien étudiée en un projet bien explicite, l’ordre des actes constituants domine tout. L’idée de longueur du temps est secondaire » (id.). Nous y reviendrons en parlant de la recherche.

Ainsi, sans doute, « Dire oui au temps, admettre le futur, accueillir le changement qu’il nous apporte sont les conditions premières de la réalisation de toute œuvre » (Alquié, 1993, p. 150).

Mais le temps économique domine aujourd’hui le temps des vies. Et organiser le temps, le sien bien sûr, mais surtout le temps des autres, c’est avoir un pouvoir, prendre du pouvoir sur la vie et ses produits, d’où des envies d’en avoir une meilleure maîtrise en mesurant le coût du temps, en classant les compétences par le temps et l’évidence de conflits entre les temps.

2. L’éducation et le temps

Partant d’une remarque simple : « L’éducation se déroule dans le temps, selon le temps. Elle requiert du temps. Mais le temps presse, à moins qu’on se veuille attentiste » (Avanzini, 1973, p. 11), Guy Avanzini classe le rapport au temps de l’éducation en quatre rubriques distinctes et complémentaires :

« – l’éducation perçue comme réfraction accélérée du temps de l’humanité, comme assimilation du passé culturel des hommes,
– l’éducation conduite dans le temps, en un certain nombre d’années, celles de la scolarisation mais aussi, en tant qu’éducation permanente, coextensive au temps personnel,
– l’éducation organisée comme conditionnée par la genèse de la perception du temps. Comment faire comprendre, notamment, le temps historique ?
– l’éducation traitée comme apprentissage de la gestion du temps »
(id.)

Cette énumération semble juste. Mais allons au-delà, plus violemment.

C’est par l’école que se fait l’apprentissage du temps contraint et que se prépare l’acceptation du « malmènement » temporel, de la gestion et de l’utilisation de son temps par autrui, le sacrifice et la perte du temps. Le formatage du temps des personnes dans l’institution prépare à une vie ultérieure, à un futur – que ceux qui y préparent ne connaitront pas – et dans cette vie à accepter le temps contraint comme s’il s’agissait d’une condition naturelle à l’insertion, sociale et professionnelle.

Le temps de formation « forcé » prépare-t-il au bien-être individuel dans un collectif ou à l’exploitation de l’adulte, à l’acceptation de la mise à disposition des marchés – du travail comme de la consommation – de son temps, de sa vie ? La formation, à la fois stressante et routinière, propédeutique à la vie sociale et participant à la construction d’un habitus durable, dans ce temps formel et vécu de l’enseignement, place-t-elle l’élève ou l’étudiant dans ses fonctionnements futurs ? Même si le temps de l’école semble préparation obligée : « Le temps mesuré, social, est temps accordé par le nous – et le petit d’homme a à l’apprendre car étranger à lui par sa temporalité même… » (Tastayre, 1993, p. 58.)

Le temps passé à l’étude, à l’école, qui est parfois signalement, ne l’est ni toujours ni pour tous et la mise démocratique d’une même quantité de temps à la disposition des sujets de l’éducation ne signifie pas sa consommation égale : son utilité finale dépend non de sa durée mais de la capacité à la valoriser, à en user, capacité qui ne s’acquiert pas en milieu scolaire ; sans cela il n’y a que gaspillage, gaspillage d’un bien limité et irremplaçable.

L’organisation du temps dans l’enseignement supérieur peut illustrer ces questions. La question du temps y est posée, formellement, à plusieurs niveaux :

  • le passage du temps de l’élève au temps de l’étudiant ;
  • la durée des études, se prolongeant de plus en plus ;
  • la structuration de cette durée en différentes étapes, hiérarchisées mais aux fonctions pas toujours clairement définies : formation et apprentissage, connaissance générale, formation et connaissance strictement disciplinaire, formation professionnelle, formation sociale, ouverture à la recherche ;
  • l’organisation du temps des étudiants (structuration et emploi du temps) et les concurrences qui la marquent (cours en direct, cours à distance, natures différentes des cours), lectures, rédactions, contrôles, expériences type stages, travail rémunéré, et, pourquoi pas, loisir ! (S’est ainsi développée, en France à partir surtout de la 3e année, une accumulation de cours, de travaux personnels et de stages obligatoires voulant être une jonction entre le temps de la formation et celui de la vie au travail. L’intention est louable, à la condition que l’organisation des stages ne soit pas laissée à la bonne volonté des uns et des autres et que la « professionnalisation » visée et nommée par la publicité des formations corresponde à un « vrai » métier. En pratique, le temps de l’étudiant risque d’être dévoré par la concurrence de ces trois types d’activité, non intégrées, sacrifiant l’introduction à la recherche et, finalement, ne permettant que des progrès accidentels).
  • L’organisation du temps des enseignants selon les différents statuts, donc charges, avec ou non le devoir de recherche (cours, suivi des étudiants, évaluations, recherche, administration, réunions…) ; l’évolution des carrières et des fonctions ;
  • les étapes dans la formation des enseignants du supérieur, supposant des âges d’accès au métier et des durées de maturation différentes ;
  • le rapport, ou les discordances, entre les temps des étudiants et ceux des enseignants : dépendances et libertés.

Des textes réglementaires, aux différents niveaux administratifs, limitent l’orientation du temps des étudiants à sa planification, avec les exigences liées à la durée officielle de l’année universitaire, aux évaluations et à leur préparation, aux présences physiques ou non, aux contenus des programmes et, bien sûr, au temps de travail disponible des enseignants. La notion de temps n’y apparaît guère que comme modalité formelle d’encadrement. Constatation qui rejoint celle d’une institution scolaire s’intéressant davantage à structurer le temps de l’élève qu’à développer sa notion du temps… Constatation qui doit se confronter à la juste remarque de Florence Giust-Desprairies : « La scolarité se déroule dans une historicité du développement, mais sa temporalité effective, l’histoire qui la fait être, s’inscrit dans un temps processuel. La temporalité psychique ne se confond pas avec la temporalité événementielle » (Giust-Desprairies, 2003, p. 184).

Ainsi, problème complexe, la question du temps dans l’enseignement supérieur apparait à la fois comme problème pédagogique, comme problème économique et comme problème social, problème de fond, reflétant une politique éducative volontariste, formatant la société et les individus, et non comme un problème folklorique occupant épisodiquement les médias à l’occasion des rentrées universitaires, d’essais de réforme ou d’échéances électorales. Est-il étudié comme tel ? Quelles valeurs, quels principes ou quels automatismes la portent ? La question est d’importance car nous approchons de la recherche…

3. À quoi peut servir la recherche en éducation, son rapport au temps qui passe ?

3.1. Le désir d’utilité

On veut manier parfois utilement, au sens d’une action visible sur la société, là sur l’éducation, la recherche, obtenir des résultats exploitables, ne pas errer, ne pas perdre du temps. On a donc développé les demandes faites aux chercheurs sur des points bien définis, des « projets », dans nos domaines sans doute plus souvent déterminés par les besoins ou les envies du politique que de ceux des acteurs de l’éducation, ainsi la mode de travaux sur la violence à l’école ou celles actuellement sur la citoyenneté et la bienveillance, sans avoir bien conscience que cela ne peut au mieux qu’apporter quelques constations et confirmer le propos de Jean-Pierre Dupuy : « Le seul futur que la conception d’un projet peut engendrer est, en quelque sorte, déjà contenu dans le passé. » (Dupuy, 1991, p. 49) ; pas de découverte mais le temps des chercheurs a été, pense-t-on, utilement affecté.

C’est aussi l’intention des chercheurs eux-mêmes, le plus souvent issus du monde scolaire, de lui être directement, rapidement, utile, comme si les décisions d’évolution dépendaient de lui, comme si les conclusions des recherches étaient immédiatement généralisables – même si elles peuvent être directement utilisées localement. Pourtant, pour agir sur le milieu, mieux vaut être prêcheur que chercheur, même si l’on a cette dernière étiquette.

Il faut être modeste : la recherche n’est pas directement applicable ; sa lecture rapide peut donner des idées et son applicabilité dépend surtout de l’influence politique, administrative ou médiatique de leurs auteurs, et alors peu importe que les fondements des résultats aient été vérifiés pour faire des recommandations ou prendre des décisions, toujours à court terme et sans continuité temporelle.

Le chercheur ne peut et ne doit pas, dans l’affolement, vouloir ou pouvoir régler tout ce que l’on pourrait attendre de la recherche. Il n’est pas porteur de remèdes d’urgence. Il est porteur de compréhensions en évolution à faire tester par d’autres : les autres chercheurs, les enseignants et autres responsables de la pratique éducative qui sont au premier rang pour tester l’utilité et l’efficacité d’une idée ou d’un procédé étudié par le chercheur, cela sous le contrôle des évaluateurs de la recherche et de ses financeurs, trop souvent davantage intéressés par le respect des calendriers et des normes comptables que par la lecture et la prise en compte des connaissances acquises.

Enfin, on peut noter, avec Gaston Mialaret, qui a été mal compris par ses amis militants pédagogiques lorsqu’il les a qualifiés de « rebouteux de l’éducation », que les changements et les améliorations peuvent venir plus rapidement et avec davantage de précision des enseignants en action, à la tâche qu’ils essaient d’améliorer, que des chercheurs.

3.2. Le temps de la recherche et le temps de la décision

On a souvent dénoncé les différences et les contradictions entre ce qui serait un temps de la recherche et ce qui serait un temps de la décision, un temps politique. Certes, les démarches et les urgences sont différentes, mais l’un et l’autre devraient travailler pour le futur… C’est parfois difficile, le temps des effets de la recherche est indéterminé tandis que les échéances électorales obligent la politique à montrer rapidement ses résultats.

Il y a parfois des alliances, des alliances souvent marquées en France par la publication de grands rapports demandés par le pouvoir. Avec quelques grands ministres n’ignorant pas la recherche, au premier rang Christian Fouchet et Alain Savary et plus tard, à un moindre niveau sans doute, Ségolène Royal, adjointe à Claude Allègre peu intéressé à la recherche en éducation.

Deux exemples peuvent être évoqués, rappelant le rôle pionnier joué par un grand organisateur de la recherche se voulant utile, Louis Legrand, directeur de recherche à l’IPN (Institut pédagogique national) puis directeur du service de la recherche à l’INRP (Institut national de la recherche pédagogique) – né du précédent lorsque la fonction de documentation et d’information a été prudemment séparée de celle de recherche – avant de devenir professeur à Strasbourg. 

Jadis donc, le plan de rénovation du français à l’école élémentaire, nommé « plan Rouchette » du nom de l’inspecteur général présidant la commission préparant le rapport, totalement lié aux recherches menées à l’IPN devenu l’INRP et singulièrement à celles d’Hélène Romian qui y a développé pendant près de 20 ans des travaux expérimentaux associant les écoles et leurs personnels, mais bloqué pour des raisons politiques alors que les recherches se sont poursuivies…

Louis Legrand lui-même, pilote direct d’une longue recherche associant terrain et chercheurs professionnels (1967-1980), appuyée sur des collèges expérimentaux, portant en particulier sur l’organisation et l’efficacité de groupes de niveaux, s’est laissé prendre en rédigeant un rapport alors même que cette recherche n’avait pas donné tous ses résultats. Un rapport vite oublié…

Cela montre la difficulté, alors que cela parait être une nécessité pour qu’elles donnent des résultats concrets, des effets sur les fonctionnements, de la traduction des résultats des recherches en mode opératoire. Cela soulève la question des « passeurs » ; je dirai plutôt des interprètes de la recherche, pas seulement de ceux qui peuvent la faire connaître mais de ceux qui peuvent traduire ses résultats, ses enseignements, en mode opératoire. Un travail exigeant, bien au-delà de l’information sur les recherches qui se font.

Cela aurait pu être la mission en France de l’ancien INRP, ou de l’ancien IPN s’il avait eu les moyens nécessaires à sa mission, mais la volonté d’y sanctuariser des recherches a pu entrainer des confusions entre recherche et application. L’actuel IFÉ (Institut français de l’éducation), annexé à une École normale supérieure, n’est pas adapté à cette mission.

Tous les utilisateurs possibles de la recherche, les politiques aussi, les chercheurs aussi, pourraient être aidés dans leur tâche si on se souciait de mettre en place au plus haut niveau administratif des États un grand organisme de traduction de la recherche formé de spécialistes de l’analyse de la recherche, permettant de repérer ce qui peut être directement exploitable, sans jouer à « faire de la recherche ». Un tel organisme pourrait aussi libérer les chercheurs de leur souci de conseil et d’utilité immédiate qui finalement les rend répétitifs et inefficaces. J’ai pu faire une proposition de ce type dans un autre pays à un moment où l’on pouvait rêver (Marmoz, 1975). Elle reste illusoire.

Sur un autre plan, on pourra noter que les résultats de la recherche ne sont pas extensibles ; en particulier, si la recherche en éducation peut avoir des effets, c’est d’abord à usage national et local. Cela n’exclut pas, bien au contraire, les contacts, les échanges d’idées, ni les comparaisons – à la condition qu’elles ne soient pas simples juxtapositions et captatrices – ni les confrontations internationales. L’international en tant que tel est incompétent pour dicter thèmes et démarches à des nationaux : ce sont au contraire eux qui peuvent apporter à l’international utile. Or les financements sont de plus en plus internationaux et issus là des besoins des plus puissants des nationaux…

3.3. Les pressions des urgences

Pour tout chercheur le problème de sa subordination aux pouvoirs se pose – cela n’est pas seulement une dépendance financière ; l’utilité des horizons nouveaux peut être oubliée et la recherche ne viser qu’à des conclusions opératoires et à une capacité d’intervention sur les décisions. Un désir de rendre service qui peut très vite conduire à se mettre au service. De là le glissement vers une acceptation soumise à la commande, dans l’esprit d’un moment, et à produire la lecture attendue qui tue la recherche, voire l’intention de recherche, comme découverte ouverte possible.

Une urgence, pour des raisons de clarté du travail et aussi d’évaluation, est bien sûr pour le chercheur de rendre compte régulièrement de ce qu’il fait. Le faire prend du temps ; le faire pour quoi ? Publier pourrait relever alors de l’échange et susciter des surprises heureuses… Participer à ce que l’on appelait le débat scientifique.

En apparence, ce débat existe, et il y a des lieux pour le faire vivre si l’on en croit la multitude des colloques, séminaires et journées d’études. Mais cette prolifération que l’on peut admirer peut aussi entrainer un renfermement. Au nom du temps disponible ou par simple ignorance, on se limite à ce que l’on connait déjà et les discussions risquent alors de relever d’un gentil bégaiement.

Nous sommes là dans le risque de l’entre-soi. Chaleureux et protecteur sans doute mais a-heuristique et appauvrissant par excellence. On gagne du temps peut-être, mais on n’en profite pas.

Sur un tout autre plan, contribuant ainsi sans doute, à une absence d’illusion, on pourra remarquer qu’alors que la recherche paraissait être un élément distinctif du métier d’universitaire, faire de la recherche apparait de plus en plus comme un moyen de compléter son salaire et cela aussi bien dans des pays riches – avec l’instauration de primes et d’avantages directs ou non, où les rémunérations sont relativement fortes, que dans les pays dits pauvres où elles sont souvent très faibles : on ne se met plus en position de recherche pour mieux comprendre et savoir davantage mais pour gagner un peu plus. Sans mépriser ce besoin, il assujettit encore plus les chercheurs aux financeurs qui ne connaissent de la recherche que les études à court terme, donc finalement peu fondées, peu vérifiées.

4. Le temps dans la recherche

D’abord, deux constatations générales, anciennes, de Gaston Bachelard sur le rapport entre la pensée (la recherche en a besoin) et le temps. Elle se place dans un contexte général où « aucune expérience temporelle ne se suffit à elle-même ; c’est qu’aucune expérience temporelle n’est vraiment pure » (Bachelard, 1950, p. 113), et la recherche en est une, elle n’est jamais pure et relève soit d’un entre-deux soit, à la fois, de différents champs d’action et de pensée : « Penser scientifiquement, c’est se placer dans le champ épistémologique intermédiaire entre théorie et pratique, entre mathématiques et expérience » (Bachelard, 1994, p. 5). Un entre- deux ou un regard multiple qui demande du temps…

La recherche, visant le futur ne peut se passer du passé ; les propos joueurs d’un spécialiste de la médiation, Jacques Salzer, le rappellent : « Le cherché, même celui du passé, était toujours dans le futur. C’est le propre de la recherche quand on ne sait que chercher. Quand vous êtes chercheur, vous êtes condamné à faire de votre futur la quête de votre passé et de votre passé la quête de votre futur » (Salzer, 1993, p. 32).

Plus ambitieuse sans doute est la remarque d’Isidore Isou, pape du lettrisme, « le temps n’a d’autre but que le remaniement de l’utopie en science », (Isidore Isou, Traité d’économie nucléaire, cité par Guigou, 1993), et réalistes sont celles de Ferdinand Alquié, « Agir est donc toujours se séparer de l’éternel, et de son inconscience » (Alquié, 1993, p. 134), et « chercher est bien rechercher la conscience de ce qui est », ce qui entraine une conséquence qui est une condition : « une entreprise, pour être effective, ne doit pas se borner à exprimer une évidence rationnelle : elle doit se dérouler dans le temps, et mettre en jeu la volonté » (Alquié, 1993, p. 135) : deux mots importants là, temps et volonté, qui colorent l’intention de chercher.

4.1. La production de la recherche : la recherche, produit d’un travail et travail elle-même

La recherche est un travail. Cela pose la question de sa fonction, de sa valeur et de sa mesure.

Les constats de Karl Marx sont justes : d’une façon générale « la société doit – et peut – répartir judicieusement son temps pour obtenir une production conforme à ses besoins généraux ; de même, l’individu doit bien diviser son temps pour acquérir ce qu’il faut de connaissances ou pour satisfaire aux diverses exigences de son activité. », sachant que « l’universalité de son développement, de sa jouissance et de son activité dépend de l’économie de son temps » (Marx, 1969, p. 110-111). Le problème est qu’il n’y ait pas de contradiction entre les deux…

Le temps peut servir à mesurer la valeur du produit : « la valeur de la marchandise est déterminée par le temps de travail total, passé et vivant, qu’elle absorbe » (Marx, 1957, p. 273) ; la formule peut paraitre simpliste – les économètres la trouveront purement idéologique, incomplète, mais sa base est bien que « c’est donc seulement le quantum de travail, ou le temps de travail nécessaire, dans une société donnée, à la production d’un article qui en détermine la quantité de valeur » (Marx, 1950, p. 55) ; une valeur dont la source est uniquement le travail, déterminable « parce qu’il dure un certain temps » (Marx, 1950, p. 200).

Le temps pourrait donc être utilisé pour mesurer la valeur du produit de la recherche, confondue avec sa qualité. On limite alors la valeur de la recherche en en limitant et uniformisant la durée artificiellement, ce qui parait possible puisque « chaque force de travail individuelle est égale à toute autre, en tant qu’elle possède le caractère d’une force sociale moyenne et fonctionne comme telle, c’est-à-dire n’emploie dans la production d’une marchandise que le temps de travail nécessaire en moyenne ou le temps de travail nécessaire socialement » (Marx, 1950, p. 54).

Reste que « La contrainte du temps a des effets contradictoires : moyen pour les uns de s’autocontrôler et de s’adapter au mode social de fonctionnement, frein à l’autonomie du développement personnel pour les autres » (Postic, 1993, p. 60) et que le problème est bien le manque ainsi créé car « la relation au monde, aux autres et à soi-même implique un temps intériorisé qui n’est pas simple juxtaposition d’événements mais suppose l’émergence d’une signification pour le sujet comme condition d’une suffisante cohérence » (Giust-Desprairies, 1993, p. 103).

La mesure du travail de recherche et de son produit par le temps, par le temps qu’elle prend, serait appauvrissante pour la recherche elle-même…

4.2. Chercheur à vie ? Chercheur tout le temps ?

Traitée comme profession, la recherche est censée se développer seulement pendant la durée d’emploi en tant que chercheur. Mais peut-on, même chercheur professionnel, être toute sa vie efficace en tant que tel ? On aime bien répéter qu’un chercheur en mathématiques n’est plus productif au-delà de ses trente ans. Je n’en sais rien, mais est-ce une raison pour le faire évoluer vers la direction de laboratoires ?

Certains chercheurs professionnels, en particulier les enseignants-chercheurs français, ne le sont pas « à plein temps » ; le temps où ils sont censés se consacrer à la recherche est même déduit d’une soustraction : le temps de service d’un fonctionnaire diminuée des heures d’enseignement bien spécifiées, elles.

4.3. Le financement, facilitateur, accélérateur et entrave

La question du financement est primordiale : ses sources et ses fonctions orientent les recherches en les subordonnant à la recherche de crédits. Crédits dont elles pourraient pourtant parfois se passer mais l’habitude est prise, comme l’illustrent d’une façon caricaturale certaines pratiques d’évaluation mesurant la valeur des chercheurs à celle des crédits qui leur ont été accordés.

Un certain type de financement, mise de crédits à la disposition du fonctionnement des équipes de recherche dont on peut contrôler l’usage n’est pas nuisible, bien au contraire. Mais le développement de plus en plus net des financements sur projets, non sur projets des chercheurs mais sur propositions de chercheurs essayant de s’insérer pour disposer de crédits dans des projets ou des thèmes décidés politiquement ou administrativement par les instances de financement, ministères nationaux ou regroupements internationaux, subordonne les chercheurs en quête de moyens, les formate au service d’études dont les résultats peuvent être connus à l’avance, évitant tout risque de découverte, de surprise, de ces élaborations ou de ces compréhensions nouvelles qui justifient la pratique de recherche. Fournissant au mieux des états des lieux qui pourraient être la base de recherches…

Dans ce cheminement, où l’emploi du temps est la « réelle infrastructure de la personnalité développée » (Sève, 1975, p. 408-409), en une gymnastique étudiée par Lucien Sève, l’individu vit dans la contradiction entre un « emploi du temps psychologiquement postulé » et « un emploi du temps socialement nécessaire » (ibid., p. 420-421) déterminé en grande partie par la demande qui lui est faite d’augmenter sa production sous la subordination d’une autorité de plus en plus souvent extérieure à sa profession (cf. Bouffartigue & Lanciano-Morandat). Cela entraine des conséquences pour le chercheur : « Dans les situations de crise, l’affaiblissement ou la dislocation du processus identificatoire est inséparable d’une rupture de la temporalité. L’individu se sent dépassé dans ses moyens d’action habituels. Les situations lui apparaissent dans un temps dont les moments ne s’articulent plus, devant une signification qui lui échappe et les représentations dans lesquelles il pensait son rapport au monde ne lui permettent plus le renouvellement de ses modes d’adaptation. » (Giust-Desprairies, 1993, p. 103-104). Et, au mieux, le chercheur ne pourra être alors que copieur ou répétiteur…

4.4. Les recherches programmées : hors du temps de la recherche

« La science va toujours de l’universel au concret, applique à la particularité de l’expérience les exigences et les critères éternels de la pensée. » (Alquié, 1993, p. 130) et « C’est donc sans exception qu’il faut admettre que toute pensée féconde, technique ou scientifique, se présente, non comme un retour à l’éternel, mais une descente de l’éternel au temporel, une application de l’éternel aux choses » (ibid., p. 131)

Ce retour, nécessaire à tout progrès en matière de connaissance, suppose, même sous une forme simplifiée, la connaissance de ce qui a été fait avant. Cela suppose une consommation de temps que, pour être performante, répondre à la commande et paraitre innovateur, certains préfèreront éviter.

Car la question de la demande – de plus en plus la commande – domine la durée des recherches, déterminant leur nature, les questions travaillées et donc leurs résultats, marquant le temps du projet, le temps d’élaboration, le temps des résultats, le temps de leur vérification, le temps de la publication. On rencontre alors une rationalisation instrumentale de la pensée, avec un contrôle a priori du formatage du temps affecté à l’obtention de résultats montrables et visant à prendre le plus de données possibles dans un minimum de temps (pensée « ordinateur »).

La question peut alors être posée : « L’organisation et la programmation de la recherche et leurs contraintes temporelles se traduisent-elles par une croissance du nombre de brevets et de publications, conduisent-elles les chercheurs à produire des innovations plus rentables qu’auparavant ? Peuvent-elles être à l’origine d’un “nouveau radical” ? Permettent-elles de maintenir l’originalité et la diversité des travaux ? » (Lanciano Morandat, 2013).

4.5. Les mauvaises pratiques, les pratiques viciées

J’ai travaillé quelque temps dans un organisme où l’on se souciait de recommander des « bonnes pratiques », un art difficile… Sans trop d’illusion sur ces recommandations, il m’est plus aisé et j’espère utile de repérer les mauvaises pratiques : même grossières, ce sont malheureusement celles qui donnent plus vite des formes et leurs résultats. Dès les prémices du métier de chercheur, elles l’accompagnent.

La question du doctorat

Elle concerne les prémices vécues du métier de chercheur.

En France, un cas particulièrement significatif, fondateur, me parait être la suppression du doctorat d’État es-lettres et sciences humaines, normalement présenté après l’obtention d’un doctorat de spécialité créé en 1954 – dit de 3e cycle et sanctionnant une formation acquise dans la pratique de la recherche – qui existait à côté, à côté aussi d’un doctorat d’université jugé moins exigeant et moins qualifiant. Contrairement à l’agrégation de l’enseignement supérieur utilisée dans d’autres disciplines et dans d’autres pays pour qualifier les professeurs d’université au titre et à la fonction, ce doctorat, sanctionnant l’aptitude du candidat à mettre en œuvre une recherche scientifique originale de haut niveau, montrait une expérience et des capacités exceptionnelles en matière de recherche pour accéder à ce titre et diriger de nouvelles recherches. D’autres pays avaient un doctorat du même type et l’ont simplifié, comme le Portugal. Cela correspondait à une longue durée du travail de recherches, de maturation et d’écriture liée, puisque nécessitant des réflexions et des travaux s’étendant sur de longues années. Bien sûr, peu y arrivaient et dans un souci de rationalisation et de démocratisation du métier d’universitaire, la durée nécessaire à sa préparation était jugée trop longue, peu rentable par rapport à la durée envisageable de sa valorisation. Ainsi, à un moment où, pourtant, la durée des études préalables s’allongeait, on l’a supprimé. Importaient davantage des définitions en termes de forme du produit, d’épaisseur ou de minceur, de sa durée, des normes de présentation plutôt que sur sa qualité : la fermeture d’un produit plutôt que l’ouverture travaillée et fondée d’un nouveau domaine de recherche. Cela en ignorant qu’« Entre deux événements utiles et féconds, il faut que joue la dialectique de l’inutile. La durée n’est perceptible que dans sa complexité. Si pauvre qu’elle soit, elle se pose au moins en opposition avec des bornes. On n’a pas le droit de la prendre comme une donnée uniforme et simple » (Bachelard, 1950, p. 37).

Bien sûr, cela a permis de mettre plus vite les enseignants au travail puisque l’habilitation à diriger les recherches qui, statutairement l’a remplacé en 1984 sous des formes variables selon les universités, constate davantage les étapes d’une carrière en cours que des propositions pour l’avenir.

Au niveau en dessous, le doctorat unique, institué aussi en 1984, rappelant l’ancien doctorat de spécialité, doit attester la réussite d’une formation à la recherche et une expérience professionnelle de la recherche. Sa durée de préparation, de plus en plus vérifiée, de 3 ans, ne vient pas de la logique de la recherche en cours mais d’une copie de la durée des doctorats dans les disciplines dites scientifiques, réalisés normalement en laboratoire fermé dans des temps de production clairement programmés et organisés, ce qui n’est pas le cas pour des recherches ouvrant à des découvertes ou des compréhensions nouvelles dans les sciences humaines. Pour ma part, parmi les meilleures thèses que j’ai dirigées, l’une a pris un an, l’autre dix ans…

Notons, sans aller plus loin, que les essais de professionnalisation de ces doctorats ont jusqu’à présent surtout servi à fournir des « petites mains » aux instituts de recherche, sous payées et guère en responsabilité intellectuelle et temporelle de ce qu’elles font, sans garantie d’emploi ultérieur.

Je ne m’attarderai pas sur le ridicule, malgré la publicité qui en est faite et leur succès, de la mode actuelle des présentations de thèse en 3 minutes, exercice physique plutôt qu’apport à la pensée. La pensée Jivaro ainsi manifestée retient davantage l’attention et les louanges que la thèse elle-même ou la riche discussion qu’elle a pu susciter avec son jury.

La disparition des recherches liées au temps

Malgré la multiplication des sujets de recherche, on semble assister à la quasi-disparition des recherches dans des domaines ayant besoin de faire référence ou d’utiliser le temps, qu’elles en aient besoin ou qu’elles en traitent, et donc à la disparition de disciplines comme la pédagogie expérimentale (même si les travaux à usage pédagogique se développent), la prospective, la planification ou la démographie scolaire (même si en leur nom on produit des états des lieux ou des essais). Quant aux questions posées par le temps scolaire, très travaillées en leur temps par François Testu (cf. par ex. Testu 1993, 2015) et les expérimentations d’Aniko Husti (évoquées in Husti 1993) sur « l’emploi du temps mobile », on en reparle beaucoup mais dans le désordre et en ne donnant lieu qu’à des recherches locales et ponctuelles liées trop souvent à des soucis de gestion. Restent cependant les travaux, nombreux, en histoire de l’éducation.

Le calibrage des opérations de recherche

Avec au premier rang la question des calendriers stricts, conditions de l’obtention de crédits.

Cela malgré les besoins d’une documentation diverse et toujours à la fois à mettre à jour, à questionner et à approfondir, en respectant – donc connaissant – les acquis antérieurs ; malgré les normes formatant la rédaction des résultats ; malgré bien sûr les différentes formes et l’adaptation voire la création des outils nécessaires à la recherche. Parmi eux, un exemple de caricature dans les entretiens jugés souvent utilisés : la programmation fixe de leur durée, certes élément éventuel de motivation, ne peut qu’appauvrir ses résultats qui doivent être imprévisibles, sinon, pourquoi les faire ? En une heure, on n’obtiendra pas les mêmes choses de différentes personnes, selon leur mode personnel de réaction, de pensée et d’expression…

La question de l’évaluation de la recherche

Moins on accorde de temps à la recherche, plus on l’évalue… Ou, plutôt en respectant la distinction souvent développée par Jacques Ardoino, on la contrôle.

La comptabilité introduite par les organismes « d’évaluation » de la recherche, – en France le haut conseil de l’évaluation et de la recherche et de l’enseignement supérieur (HCRES) – même lorsqu’elle s’accompagne de gentils conseils se voulant prospectifs, ne peut être que des produits « matériels ». Faute de temps, en s’attachant seulement à repérer et mesurer certaines formes.

Si le contrôle des résultats des recherches parait nécessaire, il ne devrait pas porter sur les formes de présentation mais bien sur la qualité de l’approche des preuves et la vérification des sources – pensée et outils – de ce qui est rapporté et par là même travailler davantage sur les rapports de recherche fort mal classés dans les évaluations plutôt que sur des articles rapides et contraints ; bien sûr, cela exige du temps, un temps non contraint justement.

Pratiques de classement surtout, exacerbant les concurrences entre les centres de recherche et entre les universités, elles facilitent le renfermement, les jalousies, avec des complicités éventuellement amicales mais toujours simplificatrices et appauvrissantes, poussant à faire semblant d’afficher des certitudes.

La publication des résultats de la recherche. Quels résultats ?

S’agit-il d’informer ou de conclure ? S’agit-il de présenter seulement un produit fini, achevé, ou les démarches, les hésitations pour le construire, les découvertes en chemin ?

Il y a aujourd’hui une obligation, pas seulement morale, de publier ou périr, de publier régulièrement, quels que soient les rythmes de la recherche. Plus de 3 000  000 d’articles « scientifiques » par an dans le monde (je ne sais pas si l’on compte ceux émanant de la recherche en éducation), plus de 25 000 revues dites scientifiques pour les accueillir…

Le risque de l’entre-soi est pourtant, paradoxalement sans doute, multiplié par l’heureuse augmentation du nombre de revues rendant compte de la recherche en éducation, la multiplication des lieux possibles de publication. Chaque université, chaque centre de recherches, chaque laboratoire veut avoir sa revue ; il y consacre du temps, le plus souvent pris sur l’approfondissement de nouvelles recherches. C’est un très bon signe de forte production et d’émulation…

Reste à savoir en vue de quoi et qui lit. Si ces revues ne sont que des vitrines particulières, expositions bien rangées des travaux du laboratoire parfois garnies de ceux d’invités de la même obédience, en un gentil et amical réseau bien fermé, rédacteurs et lecteurs – ou plutôt ceux qui y font référence – risquent d’être les mêmes. Il ne s’agit pas de nier l’intérêt des publications directement produites par un laboratoire, elles sont nécessaires et leur diffusion peut être très utile, mais le rejet méprisant de la « littérature grise », non prise en compte par les évaluateurs institutionnels, conduit à vouloir présenter comme publications de recherche à vocation générale ce qui serait lu utilement comme témoignage d’un travail qui se fait et qui marque très positivement le laboratoire. Tout mêler, mélanger la nature et le calendrier des productions, n’aide ni la lecture ni son exploitation.

Cela peut conduire à des déviations, comme Maria Teresa Estrela le dénonçait déjà en 2011 : « si la recherche scientifique a commencé par valoriser le fait, elle a passé à valoriser la représentation et la parole qui l’extériorise », et « malgré la sophistication croissante des sujets et des outils de recherche et d’un élargissement thématique, on assiste, nous semble-t-il, au déjà-vu dans la recherche qui se fait. »

Fortifient cela des réseaux groupusculaires à visées impérialistes sur un domaine, se croyant maîtres d’un territoire qu’ils considèrent, par ignorance, vierge, avec les inventions sophistiquées de nouveaux termes, d’un vocabulaire pseudo-savant croyant dépasser les mots du commun pour qualifier des choses déjà connues et étudiées. Avec la fermeture sur des approches autorisées et balisées comme telles. Avec bien sûr des références, d’équipe ou de réseaux, obligatoires.

À cela s’ajoute le fait que les normes des formes d’écriture entrainent celles du contenu, donc du licite, et contraignent l’expression des résultats de la recherche. Des manies d’écriture devenues règles de publication très respectées produisent une écriture à la fois simplificatrice et emphatique qui ne permet pas le questionnement de la part du lecteur et par là n’offre pas une communication permettant l’échange. On peut en citer quelques-unes, correspondant, pense-t-on, à une économie de temps mais qui ne sont que des simplifications limitant la pensée et le travail ultérieur pourtant nécessaire :

  • le formatage des articles, la loi du nombre de lignes ou de signes l’emportant sur des nécessités différentes de présentation et d’explication selon le thème, l’approche, la méthode et aussi le style personnel du chercheur : un chercheur qui écrit est un auteur et un écrivain ; il est étonnant d’avoir à le remarquer… Le camouflage des différences limite et affadit les questionnements possibles, même si ce corsetage prend du temps au rédacteur ;
  • la confusion entre l’invention de termes ou de formules et celle de notions. Mettre un nouveau nom sur quelque chose de déjà connu n’est souvent qu’une façon d’ignorer les travaux précédents en se supposant premier découvreur ;
  • lorsque des données chiffrées sont présentées, l’absence d’affichage de leurs limites et de discussion sur la qualité de leur recueil et donc de leur exploitation possible ;
  • les fausses références n’indiquant qu’un nom et une date d’édition, du type « … éthique (Aristote ss d. 1828, Levinas, 1961 ; Estrela, 1998)… » faisant montre d’une culture d’annuaire ou au mieux de catalogue, sans que l’on sache ce qu’apportent de précis les auteurs ainsi listés et ne permettant pas à celui qui lit de s’y reporter ;
  • l’interdiction par certaines revues de références jugées trop anciennes, même nécessaires à la recherche et non exploitées jusque-là ;
  • la survalorisation par les systèmes d’évaluation des publications dans une langue autre que celle de l’auteur (longtemps l’anglais, maintenant aussi le chinois) n’est pas une ouverture à de nouveaux lecteurs – les traductions d’articles publiés dans leur pays sont pour le moins aussi opérantes - mais signifie une fermeture méprisante vis-à-vis des lecteurs et utilisateurs possibles locaux. Les chercheurs n’étant pas obligatoirement maîtres de la langue de publication, cela ajoute des délais et du temps car l’utilisation des moteurs de traduction par le chercheur prend du temps aussi à la recherche ;
  • les signatures multiples inexpliquées qui ne prennent pas en compte le temps réel de travail de chacun.

Combien de temps continuera-t-on à accepter, voire à conseiller ces formes alourdissantes, obscurcissantes ?

Le lecteur, curieux, consommateur ou « en recherche » ?

Il y a aujourd’hui trop de publications apparemment canonisées parce que bétonnées pour qu’elles soient toutes maîtrisées par un lecteur même s’il voulait y consacrer le temps qu’il ne peut avoir : de combien de temps, dévolu à la connaissance de ce que font les autres, dispose aujourd’hui un chercheur ? Le tri devient nécessaire. Le choix qui se fait est habituellement de proximité et relève alors d’un prudent confinement intellectuel. Le lecteur reste modeste, respecte ou ignore et se tait ; et passe à autre chose. Il n’a pas le temps de réagir.

Le lecteur, acteur de la recherche

Pourtant, toute action – la publication en est une – pour permettre de progresser doit générer sa critique, c’est-à-dire son analyse, ce qui est à l’opposé de la censure. Par la publication le chercheur et le lecteur sont associés dans ce travail et ont à le partager. En la matière, l’écho est constitutif de la réanimation de la recherche ; ses réactions, ses questions lui donnent sens et peuvent la faire évoluer. Pourquoi ne pas le partager avec qui en est la source ? Au nom de quelle paresse s’en priver ? Un mépris paresseux, un « cela ne sert à rien » ?

Le lecteur, au-delà de la satisfaction éventuelle de celui qui l’a rédigé, est pourtant celui qui donne sens à un article, un sens, « à sa façon », qui peut engager une compréhension supplémentaire et une utilisation différentes de celles pensées par l’auteur de l’article, en faire durer l’utilité donc. Car, sans curiosité libre puis pointée, mais prenant son temps, il n’y a pas de recherche.

5. Alors ?

Tout cela correspond aussi à une absence de sens critique, et donc de la critique elle-même : comme on évoque sans approfondir, on ignore plutôt que de critiquer et par là faire progresser sa propre pensée. Une pratique du coussin, reposant ou étouffant… Est-ce seulement parce qu’une trop grande spécialisation – jugée par ailleurs productive – signifie l’absence du reste ? Les chercheurs en sciences humaines risquent alors d’être de moins en moins des penseurs, et davantage des enquêteurs à plein temps entravés, ou dirigés, par le joug de leurs financements.

La multiplication systématique des colloques y participe si elle n’est que réponse à des critères – ou plutôt à des indicateurs – mal maîtrisés d’évaluation des équipes de recherches renforçant des besoins d’apparence, les conduisant donc à « se montrer » plutôt qu’à prendre le temps et le risque de vrais échanges avec des chercheurs extérieurs qui, eux-mêmes, sont pris dans les mêmes précipitations, par les mêmes jeux. D’où une fortification de chapelles – ou au moins de domaines fermés…

Le temps est marqué par son manque, par ses limites et sa disparition. La recherche vit dans ces absences. Elle est censée s’attacher à repérer les manques, à combler les trous, les vides de la connaissance et à rendre présentes des compréhensions qui n’existaient pas.

La définition du sujet, la vérification de ses antécédents, la définition voire la production des moyens d’étude, leur mise en œuvre, l’élaboration du travail, la définition du type de résultats attendus, leur production, la critique de ces moyens, la mise au clair des résultats, leur vérification, leur discussion, leur diffusion, leur reprise… Tout cela demande du temps. Certes, on peut penser pouvoir refuser le temps mais ce n’est qu’une douce illusion, peu opératoire.

Comme pour la vie, pour l’éducation, pour la recherche, le temps est un bien rare, le temps n’est pas disponible dans la mesure où il est bloqué, apparaissant comme ce qui permet d’obtenir autre chose, dans la mesure où l’insatisfaction de lui-même le règle, dans la mesure où son caractère premier, de lieu du possible et de production, est camouflé par l’insertion qui s’y fait de sa consommation, consommation de soi par les autres, consommation d’entretien, consommation de choses prise comme ressourcement, remplissage qui accélère le processus d’asservissement, de dilution et de disparition du temps. Et, directement, temps de la recherche dévoré par les autres tâches, administration, enseignement, recherche de crédits, réponses aux évaluations, publicité…

En résumé, le temps même si on pense l’avoir, on ne le prend pas, on ne l’a pas et on le perd.

Par mesure d’efficacité, ou de surveillance, le chercheur risque de devenir employé contrôlé :

Les chercheurs apparaissent […] comme de plus en plus contraints d’augmenter leur productivité sous la subordination d’une autorité extérieure à leur profession, autorité différée, non immédiate et agissant en imposant des prescriptions de plus en plus précises, détaillées. Dans le même temps, il leur est demandé un fort engagement personnel et une autonomie relative dans la conduite de leurs activités alors même que les normes et les catégorisations professionnelles antérieures ne peuvent plus, à elles seules, assurer leur contrôle. Cette position intermédiaire et éventuellement contradictoire entre assujettissement et engagement n’est-elle pas celle qu’on retrouve dans certaines des nouvelles figures salariales.
(Caroline Lanciano-Morandat, 2013).

La domestication des chercheurs ne conduit cependant même pas à une domestication de la recherche : elle l’annihile, la supprime, dans l’incapacité de s’en servir ou seulement d’accepter son inutilité apparente alors même que son premier produit ne consiste pas en des résultats bétonnés et définitifs mais bien d’être en recherche, et de le dire et de tenter de l’expliquer. La remarque générale de Raoul Vaneigem peut alors bien s’appliquer à l’évolution de la recherche « le temps de l’expansion de la vie a été transformé en temps d’expansion de la marchandise ».

Le chercheur est-il alors réifié, simple machine à produire, à reproduire surtout, un objet qui ne peut guère progresser, seulement s’user ? Est-ce dire que les conceptions de Georg Lukacs sur la réification peuvent s’appliquer au chercheur, expliquer sa position et ses possibles ?

Aujourd’hui, pour éviter des travaux futurs inutiles, il faut collectivement réagir, en partant des réalités et en y revenant finalement : le travail de la recherche, et principalement de la recherche en éducation, recherche sociale et sociétale par excellence, peut le permettre à condition que l’on sache résister, c’est-à-dire chercher librement, sans se laisser entraver par des pratiques dites de valorisation de la recherche, sans contraintes corporatistes, sans soumissions mais en en livrant les produits dans leurs limites et leurs développements possibles.

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Citer cet article

Référence papier

Louis Marmoz, « La recherche en éducation et le temps », La Pensée d’Ailleurs, 4 | 2022, 125-144.

Référence électronique

Louis Marmoz, « La recherche en éducation et le temps », La Pensée d’Ailleurs [En ligne], 4 | 2022, mis en ligne le 06 octobre 2022, consulté le 18 avril 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/lpa/index.php?id=207

Auteur

Louis Marmoz

Professeur (honoraire) des universités (UVSQ), président d’honneur de l’AFIRSE.

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