Questions à Daniel Hameline

DOI : 10.57086/lpa.204

p. 8-74

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1. Pourriez-vous d’abord nous expliquer quel fut votre choix d’études et ses raisons ?

La réponse à cette première question est à la fois simple et compliquée.

Simple ? Oui, simple. La réponse en effet peut tenir en quelques mots : ce n’est pas moi qui ai choisi de faire des études supérieures universitaires. Je n’ai pas choisi de préparer la licence de philosophie (on est en 1957, une époque où n’existe pas la maîtrise, ni le master. La licence est l’étape conclusive de l’année Propédeutique-Lettres, et des deux années du second cycle universitaire). Cette orientation m’a été imposée. Contre mon gré. Et rien à rajouter ! La contrainte, ici, est chose simple.

Compliquée, la réponse ? Oui, compliquée. D’abord, compliquée hic et nunc, ici et maintenant, au moment où je rédige ce texte. C’est la première fois que j’évoque publiquement ma condition sociale de l’époque. Et je romps, dans ce but, un engagement de taire cet épisode de ma vie. Et cet engagement, je l’ai pris auprès d’une instance qui n’existe plus aujourd’hui certes sous cette forme, mais dont la réputation (qui fut si redoutée) demeure : le Saint-Office de l’Église catholique romaine. On comprendra que ce « serment du St Office » complique un peu la tâche, aujourd’hui encore. Certes, j’ai pris de grandes distances avec l’institution, mais j’ai encore un peu de respect pour la parole donnée.

Néanmoins, rien ne sera compréhensible si la vérité sur cette époque n’est pas évoquée, une vérité qui contribue fortement à expliquer, mais aussi à compliquer certaines orientations qui viendront plus tard mais dont les promesses figurent déjà dans l’enfance, la jeunesse et les débuts de la vie adulte.

En 1957, c’est l’évêque de Nantes qui m’envoie préparer à la faculté des lettres de l’université catholique d’Angers (UCO), une licence de philosophie afin de prendre le poste de professeur en classe terminale de l’École Ozanam, école normale des instituteurs de l’Enseignement catholique du diocèse de Nantes. L’évêque a le droit de décider à ma place, car j’ai été ordonné prêtre diocésain en juin de la même année. Et cette ordination comporte l’engagement d’obéissance. On me demande plus loin de répondre à l’importante question du « militantisme ». Et c’est là encore que l’engagement personnel vers la prêtrise catholique – un engagement d’enfance –, va compliquer la réponse comme à cette première question. J’y reviendrai tout à l’heure pour parler du « militant » : peut-il ne pas y rester quelque chose des velléités du futur prêtre et du prêtre, même une fois ce dernier « réduit à l’état laïc » à sa demande ?

J’ai dit plus haut que j’avais été orienté vers les études universitaires « contre mon gré ». La chose peut paraître paradoxale quand on examine la carrière ultérieure ! Dans l’entrevue qu’il accorde à chacun des individus qu’il a ordonnés, l’évêque demande à son nouveau subordonné quels sont ses souhaits. Demande plutôt protocolaire, dès lors que le supérieur hiérarchique a déjà pris sa décision. Mais ça, à ce moment, je l’ignore. Et j’exprime naïvement à Son Excellence que je désire devenir un simple vicaire dans une paroisse ouvrière, à Saint-Nazaire par exemple ou dans une des communes voisines où vivent les 12 000 travailleurs des chantiers navals. Sans autre commentaire, Mgr me fait savoir qu’il a plutôt décidé de m’envoyer préparer la licence de philosophie afin de l’enseigner aux futurs instituteurs. Fin de l’entrevue.

2. Par suite, quel a été votre parcours professionnel, les périodes, institutions, responsabilités ?

Les études universitaires, Angers (1957-1959)

En réalité, j’ai vite adhéré au projet que l’on avait sur moi en haut lieu. Et c’est là, sans doute, que la fibre « pédagogique » « militante » qui s’était révélée dès ma jeunesse, a joué son rôle. Mes études universitaires furent courtes mais heureuses. Elles furent, en définitive, particulièrement provinciales. À y regarder de près, les études proprement philosophiques y furent peu marquantes. Aucun des enseignants de cette matière essentielle n’était un maître incontesté de la connaissance de l’œuvre qu’il enseignait : la dépendance à l’égard de la faculté de Poitiers, qui disposait de la collation des grades, obligeait les enseignants d’Angers à s’aligner sur des programmes qu’ils n’auraient pas choisis s’ils avaient été libres. C’est ainsi, par exemple, que le doyen Amand Jagu, spécialiste reconnu de la philosophie stoïcienne, devait s’astreindre à se taire sur sa spécialité pour nous enseigner Aristote qui était au programme de Poitiers ! Et je n’ai pas eu vraiment une « formation » de philosophe. C’est en préparant le Certificat de Psychologie générale (l’un des quatre certificats de la licence de philosophie) que j’ai été « formé ». Je peux cependant signaler parmi mes découvertes philosophiques marquantes et durables : Aristote, Leibniz, Kant évidemment, Berkeley, Husserl et parmi les contemporains, Jankélevitch et Gabriel Madinier. Bien sûr, demeurent des « trous », béants même ! Mais c’est la règle : Platon, les stoïciens, Thomas d’Aquin, Spinoza, Hegel, Marx, Bergson, Wittgenstein… Il faudra combler les manques, ou les assumer… Et un certain « habitus » philosophique fera toujours défaut.

Nantes, école normale Ozanam (1959-1964)

Mais dès 1959, sans avoir terminé mon cursus de licence, j’étais nommé professeur de philosophie à l’École Ozanam à Nantes. J’avais évidemment pour mission complémentaire de terminer la licence tout en enseignant. Ce qui fut fait dès l’année suivante, alors que je n’avais que quelques élèves. Je suis resté à Ozanam de 1959 à 1964. J’ai eu tout de suite un contact humain assez intense avec mes élèves. J’en parlerai lors d’une prochaine question.

Mais l’essentiel de mon enseignement dans le Secondaire, c’est évidemment l’expérience non directive que j’ai menée de 1961 à 1964 et qui a donné lieu d’abord à la publication de quelques articles dans la revue Orientations puis à celle de La liberté d’apprendre, justification pour un enseignement non-directif, coécrit avec Marie-Joelle Dardelin, qui avait mené une expérience similaire à Caen, publié aux Éditions ouvrières en 1967. J’insiste sur la date, car il a été écrit que cet ouvrage était un pur produit des événements de mai 1968. C’est inexact, de même que l’accuser d’en être l’un des inspirateurs, ce qui est lui faire un honneur plutôt ridicule. Néanmoins, qu’il fasse partie des prodromes de la déflagration, on peut l’admettre : la « non-directivité » rogérienne contribuait, pour la clarification des attitudes, à une ouverture culturelle dont les conséquences n’étaient pas toutes, et de loin, maîtrisées. Mais elle comportait autant d’équivoques, voire de contradictions. C’est ce que nous avons tenté de montrer en écrivant dix ans après (1977), La Liberté d’apprendre, situation II, rétrospection sur un enseignement non-directif.

Angers, département de psychologie générale (1964-1969)

En 1964, je fus recruté par l’UCO, où j’avais fait mes deux années d’études universitaires, comme assistant du professeur Honoré Lesage, chargé de l’enseignement de la psychologie générale (qui constituait aussi un certificat de la licence de philosophie à cette époque).

On m’octroya un an de préparation (je ne dirai pas de formation !) dans le laboratoire de Paul Fraisse, à la Sorbonne (1963-1964 ?). Nous étions deux « stagiaires » destinés à la même fonction. L’autre était un agrégé de philosophie, je crois qu’il s’appelait Jahier. Il devait prendre un poste en psycho à Nancy, je crois. Fraisse nous reçoit entre deux portes et nous confie que le plus simple, puisque nous sommes destinés à enseigner, c’est de suivre les enseignements que donnent lui-même, ses collègues et ses assistants. Les amphis sont pleins à craquer. Je me souviens d’un cours de Fraisse, où le professeur parlait debout et avait déposé son manteau sur le fauteuil derrière la paillasse. Un étudiant, sans la moindre vergogne, cherchant une place, passa derrière lui, déposa le manteau sur la paillasse et s’installa dans le fauteuil !

À part le cours de Simondon, proféré sans notes avec précision et talent, l’ensemble des enseignements manquaient d’envergure et, parfois, s’avéraient pédagogiquement médiocres. Le plus pittoresque était le cours de Statistiques, donné par Faverge lui-même, l’auteur du manuel utilisé par toutes les sections de psychologie des universités. Cet enseignement regroupait plus de mille étudiants dans le grand amphi de l’Institut océanographique offert à la ville de Paris par la Principauté de Monaco. Un malheureux tableau modèle Éducation nationale pour classes de 30 élèves se trouvait posé devant l’immense fresque où le Prince Albert de Monaco conduit sa goélette pêcher la baleine dans un Atlantique-Nord agité. Faverge s’évertuait à noter des choses sur le minuscule tableau. Illisibles, alors que la progression fictive de la goélette princière, dont s’imposait l’image gigantesque, n’avait plus de secret pour les mille assistants. Soudain, un doigt se leva dans l’amphi. Stupeur générale. Une étudiante se fit entendre pour dire ce que tout le monde constatait, c’est qu’il était impossible de lire ce que le professeur écrivait. La réponse de ce dernier fut superbe : « puisque je le dis, il n’est pas indispensable de le lire ! ». Il n’y eut personne dans l’amphi pour lui demander à quoi lui servait alors d’écrire. Et, bien sûr, ce n’était ni à Jahier, ni à moi, de le faire ! À chaque vomitorium de l’amphi stationnaient des étudiants de 3e cycle qui proposaient leur service pour effectuer des remises à niveau par cours particuliers… Ils avaient de la clientèle potentielle !

Nous nous sommes très bien entendus et soutenus, Jahier et moi. Mais nous n’avons jamais repris contact après ce compagnonnage du stage chez Fraisse. C’est dommage. Avons-nous été initiés à la recherche ? Certes, nous avons participé à des TP avec les assistants de Fraisse. Mais c’était plutôt de l’entraînement à passer et faire passer des tests que de la recherche proprement dite.

Prenant mon poste à Angers, je découvris vite qu’il s’agissait d’un enseignement captif : nous n’étions pas maîtres de nos programmes, car la collation des grades était le monopole de l’université de Poitiers et nos étudiants seraient interrogés sur ce sur quoi travaillaient Stéphane Erlich et son labo : le conditionnement ! La collaboration avec Poitiers est nulle. Nous sommes quantité négligeable à leurs yeux.

Je me tourne vers Louvain, université catholique comme Angers, mais autrement prestigieuse dans le domaine de la psychologie. J’ai contact avec Georges Thinès et l’un de ses jeunes collègues, Marc Richelle, ancien assistant d’André Rey à Genève. Richelle publie à ce moment son ouvrage sur le conditionnement opérant opposé par l’américain Skinner au conditionnement pavlovien. Je deviens, par nécessité, un assez bon connaisseur de Skinner, mais via les livres. Et je ne suis, sur ce point, qu’un répétiteur à peine plus avancé que mes étudiants.

Paris, Institut supérieur de pédagogie, faculté de philosophie de l’ICP, École de psychologues praticiens (1966-1969)

Je crois avoir commencé à faire l’aller-retour entre Angers et Paris en 1966. J’y étais invité à donner un cours de psychologie générale à l’Institut supérieur de pédagogie de l’Institut catholique. À cette époque-là, l’ISP, qui ne regroupait que quelques dizaines d’étudiant(e)s occupait deux salles à l’École Saint-Thomas d’Aquin, dont le directeur, le chanoine Reynès, était aussi le directeur de l’ISP. Je ne me souviens plus comment s’est effectué mon transfert définitif d’une ville dans une autre. Mais je crois me souvenir que dès 1967, mes fonctions à l’ICP s’étaient élargies. J’étais désormais chargé d’un cours (toujours Psychologie générale) à la faculté de philosophie, d’un autre à l’ISP (pédagogie et psychologie expérimentale) et d’un troisième (Psychologie générale) à l’École de psychologues praticiens. La directrice adjointe de « Psycho-prat » était Marie-Louise (Lisette) Fanchon, qui avait été ma professeure de psychologie expérimentale et de psychologie sociale lors de mon Certificat de Psychologie à Angers et qui m’avait initié à la dynamique de groupes, qu’elle avait pratiquée aux États-Unis auprès de Kurt Lewin, son inventeur. Elle fut l’un des membres, en France, de la première expérience de T-group (1959), menée par un disciple de Lewin, et à laquelle participa aussi Paul Arbousse-Bastide qui en fit un compte-rendu dans le Bulletin de Psychologie de 1959. Professeur à Paris-VII après 1968, il était destiné à devenir mon directeur de thèse.

Mai 1968

J’ai vécu les événements de mai 1968 à la fois à Angers et à Paris. J’ai exercé avec quelques autres assistants ou chargés de cours, dont Jean-Claude Denis, alors assistant de géographie, qui devait devenir secrétaire général de la mairie d’Angers, une fonction difficile et souvent dramatique de médiation entre les étudiants des universités catholiques, tout à fait partie prenante du mouvement collectif étudiant des universités publiques, et les autorités universitaires. Je me souviens d’une rencontre très tendue à Paris entre le recteur de l’Institut catholique et un groupe d’étudiants de Psycho-Prat sous le grand porche historique du 21 rue d’Assas, avec moi-même au milieu en médiateur. Ces étudiants, très excités, venaient à 6 heures du matin pour occuper l’étage de leur École et j’étais allé réveiller le recteur ! Ces engagements, plutôt modérateurs, me valurent, malgré tout, d’être remercié de « Psycho-Prat » et de quitter Angers définitivement dès 1969.

Direction des études à l’Institut supérieur de Pédagogie (1969-1974)

La mauvaise santé de M. Reynès, directeur de l’ISP, me valut d’être chargé de mission par le rectorat de l’ICP, avec l’appui et sous la responsabilité du vice-recteur Jean-Jacques Latour, non seulement pour assurer l’intérim et les affaires courantes, mais, avec les prérogatives de directeur des études, de redonner à l’ISP une orientation scientifique plus rigoureuse et un contrôle moins paternel de la qualification des étudiant(e)s, de faire prendre sa place à l’ISP dans le concert des nouvelles universités parisiennes au moment où se créaient les sciences de l’éducation dans les universités d’État (la licence en est reconnue en 1967).

Le « second » de Jean Le Pichon (1906-1995)

Ces nouvelles tâches étaient particulièrement délicates et absorbantes, peu compatibles avec la sérénité minimale propice à la recherche, ni avec le temps dont cette dernière est censée disposer. Mais ce furent des années assez grisantes, en particulier, quand Jean Le Pichon prit la succession du chanoine Reynès. J’ai eu, avec Jean Le Pichon, pour la première fois, le sentiment d’être le second d’un vrai chef, fort de son expérience diplomatique (il fut le dernier consul général de France à Saïgon, pour y liquider les intérêts français après la débâcle d’Indochine) et de ses qualités humaines exceptionnelles. C’était un catholique traditionnel. Mais c’était, tout autant, une manière d’insoumis. Il osa parler vrai au Conseil des évêques protecteurs de l’ICP, mentionnant l’hostilité que manifestait à l’égard de l’ISP le secrétaire général de l’Enseignement catholique d’alors à propos de l’université pédagogique d’été (UPE) qui était notre plus éclatante opération auprès du monde enseignant catholique. Sa franchise ne lui fut pas pardonnée. Et il ne fut pas reconduit dans sa fonction. On nous refusa même qu’il fût promu à l’honorariat.

Missions diverses

Je viens de signaler l’université pédagogique d’été. Événement devenu national, avec plus de 1000 participants dès la seconde année (1970), l’UPE absorbait une bonne partie des forces de l’ISP pour sa préparation, même si un directeur, Paul Aubret, et une directrice, Marie-Joelle Dardelin, autonomes à l’égard de l’Institut, avaient été nommés ainsi que plusieurs dizaines de formateurs et formatrices. Son déroulement absorbait la totalité du mois de juillet et j’en fus l’un des animateurs particulièrement engagés. Le stage de 1971 de l’UPE fut analysé par Yvonne Léon, sous le titre Formation permanente des enseignants (1973). À condition d’y joindre la critique, particulièrement âpre mais souvent judicieuse, de ce livre par Pierre Besnard (Revue française de pédagogie, 1974), j’y renvoie.

Besnard, un déconverti du catholicisme devenu particulièrement anticlérical, reproche, entre autres griefs, à Yvonne Léon de masquer le caractère confessionnel de l’institution à laquelle appartiennent les enseignants auxquels s’adresse cette vaste opération de rénovation pédagogique. Ma contribution aux missions du CODIAM ne peuvent encourir ce reproche ! Car le délégué général de ce Comité pour l’organisation et le développement de l’intelligence en Afrique et à Madagascar (sic) n’est autre que Édouard Lizop (1917-1993) que Wikipédia qualifie assez justement comme « un activiste français et une figure importante du catholicisme français ». Lizop n’avait pas son drapeau dans sa poche et s’était fait connaître en effet comme le créateur et le patron du Secrétariat d’études pour la liberté de l’enseignement et la défense de la culture (sic) qui a contribué à modifier la Loi Debré sur la contractualisation de l’enseignement catholique (1959). Je n’ai pas connu directement Lizop. Je n’avais pas affaire à lui. C’est Piveteau qui m’a embauché pour prendre en charge deux sessions de formation, l’une à Madagascar (Antananarivo et Majunga, 1964), l’autre en Polynésie française (Papeete, 1965). La participation n’était pas rétribuée : nos frais de déplacement et nos frais de séjour étaient pris en charge.

Je ne sais si j’ai apporté des informations pédagogiques bien utiles aux enseignants qui suivirent ces stages (membres de l’enseignement catholique de Madagascar, quasi-totalité des membres des enseignements public et privé de Tahiti). En revanche, c’est moi qui ai beaucoup appris à ce dépaysement : relations de la France (et des Français) avec un pays ex-colonisé comme Madagascar, découverte des heurts entre les cultures maorie et occidentale pour l’éducation des enfants à Tahiti, etc. Et, ayant choisi de me rendre à Papeete en bateau, j’ai fait l’expérience du dernier voyage organisé sur la ligne des Messageries maritimes Marseille-Sydney, via Alger, Gibraltar, Pointe-à-Pitre, Curaçao, Balboa, Canal de Panama, les Marquises, les Touamotous. Un mois de vie semi-claustrale sur un paquebot mixte où j’eus à intervenir pour faire des conférences aux passagers, mais aussi calmer les tensions et les animosités à la suite d’un vol important de bijoux en milieu fermé comme l’est un paquebot !

C’est à la même époque (1965) que je commence à me préoccuper aussi de ma qualification universitaire, c’est-à-dire de la préparation de mes thèses. Comme il s’agit là d’un investissement personnel dans la recherche, je pourrai en parler lors de l’une des questions suivantes.

Fin de partie

En 1969, j’ai sollicité de l’évêque de Nantes dont je dépendais canoniquement, ma « réduction à l’état laïc » pour des motifs personnels. Je n’entre pas dans les détails du procès canonique, sauf à souligner l’extrême courtoisie et même la bienveillance quasi fraternelle, des juges ecclésiastiques. Il est vrai qu’il n’y avait aucun motif de scandale. Les enseignants de la faculté de philosophie, où j’étais passé au grade de maître de conférences, votèrent à l’unanimité, à l’instigation du doyen Dominique Dubarle, une motion qui considérait que rien ne s’opposait à ce que je poursuive mon enseignement, dès lors que le droit canonique avait été scrupuleusement respecté. Je poursuivis mes enseignements tant à l’ISP qu’à la faculté de philosophie. Mais le Cardinal-Chancelier, archevêque de Paris, n’entendait pas que les choses puissent demeurer en l’état. Il fit un recours à la Sacrée congrégation pour l’enseignement catholique à Rome et obtint un rescrit qui, sans nommer personne bien sûr, interdisait à tout ancien prêtre d’enseigner à de futurs prêtres. Or j’avais quelques étudiants du Séminaire universitaire dans mon auditoire. Le cardinal avait visé juste. En juin 1971, je fus convoqué par le Recteur Haubtmann (un éminent spécialiste de Proudhon) qui me tint ce langage (je vois encore la scène) : « Mon cher Hameline, j’ai tout fait pour vous défendre. À cause de vous, je sais désormais que je ne serai jamais évêque. Mais je ne regrette rien. En revanche, je suis obligé de vous signifier que vous n’avez pas d’avenir dans cette maison et qu’avec vos qualifications, vous devriez trouver assez facilement ailleurs pour poursuivre votre carrière ». Haubtmann ne fut effectivement jamais évêque : il mourut accidentellement quelques semaines plus tard… Le courage de m’avoir soutenu et le prix qu’il savait avoir à payer, la lucidité à l’égard de la détermination du chancelier à obtenir mon éviction, furent parmi les dernières actions de son brillant rectorat… Et l’Église catholique perdait un de ses plus profonds penseurs.

Dauphine

Et c’est ainsi que je me retrouvai à Dauphine en octobre 1972 (?)… Un poste y avait été ouvert, financé pour deux ans par la FNEGE (Fédération nationale pour l’enseignement de la gestion des entreprises) et destiné à installer à l’université de Paris IX Dauphine une antenne de « pédagogie universitaire ». Je posai ma candidature. J’étais loin d’être le seul. Je comparus devant une Commission où siégeaient, entre autres, Bertrand Girod de l’Ain et Bertrand Schwartz. Les commissaires connaissaient le rayonnement que j’avais contribué à rendre à l’ISP. Sans doute étaient-ils au courant de mon changement de situation sociale. Toujours est-il que j’obtins le poste.

Je rendis une visite protocolaire au président de l’université Paris-Dauphine, Paul Didier, un juriste de réputation internationale. Il me reçut très courtoisement et me prévint tout de suite : « Vous échouerez. C’est normal. Mais je vous ai préparé un bureau au 3e étage dans le couloir des enseignants du 3e cycle. J’y ai même fait mettre de la moquette neuve. Et il y a une porte intérieure qui donne directement dans le bureau du professeur Bertrand Schwartz. Quand vous aurez constaté qu’il n’y a rien à espérer, vous pourrez vous retirer dans ces locaux et trouver à vous occuper ». C’était à la fois encourageant et décourageant. Mais j’ai vite compris qu’il avait raison.

Pédagogie universitaire

À cette époque, la pédagogie universitaire n’est pas autre chose que la prétention à former les enseignants de haut niveau (depuis les assistants jusqu’aux professeurs de classe exceptionnelle), à les conduire à vérifier si leurs façons de faire sont les plus efficaces pour que les étudiants apprennent, pour que ceux et celles qui se sentent « largués » puissent trouver le moyen de retrouver le contact. Et c’est, dans la francophonie, le Québec qui est à la pointe de la recherche et de l’innovation. Le Québec, donc, en gros, l’Amérique. Et l’abondance des références en anglais témoignant que les États-Unis ne sont effectivement pas en reste. Or, à cette époque, ce qui est américain, c’est le diable, à la fois pour les agrégés plus-français-que-moi-tu-meurs et pour les assistants gauchistes mondialistes anticapitalistes. Je me heurte dès mes premières tentatives à cette alliance contre nature. Je ne suis qu’un émissaire du grand capital, et, en plus subventionné par la FNEGE ! Le crime… Quelques collègues s’intéressent. Mais dans une quasi-clandestinité. Je pense à la visite nocturne de Nicodème dans saint Jean : surtout ne pas être pris en flagrant délit d’intérêt pour la pédagogie ! L’un d’entre eux m’explique la situation avec lucidité : « Prendre intérêt pour la pédagogie, c’est donner le signal de l’échec professionnel. Un enseignant de gestion qui réussit ne peut être reconnu comme tel que sous deux conditions : posséder un cabinet d’affaires à Paris ou sur la Côte d’Azur ou y être associé, appartenir à une écurie de recherche “pointue” incontestée politiquement et internationalement. Quelqu’un qui s’intéresse à améliorer ses enseignements au profit des étudiants, signifie d’emblée qu’il n’appartient à aucune de ces deux catégories. Il signifie qu’il est un raté. Voilà pourquoi vous n’avez pas de clients. »

Vacance à l’étage des grands profs

Effectivement, ce fut l’échec annoncé par le président Didier. Après avoir participé à un colloque à Montréal pour y annoncer que mon service de pédagogie universitaire était mort-né, je me retirai dans ma tour d’ivoire du couloir des grands professeurs. J’étais impressionné par la plaque de l’un des bureaux voisins du mien : « Mathématiques d’aide à la décision ». À quelques encablures siégeait le grand économiste et conseiller politique Jacques Attali, qui recevait, porte grande ouverte, ses assistants et chercheurs, et les éclats de voix du maître traversaient nos portes fermées. Comme, en plus, son bureau, porte ouverte, se trouvait en face des toilettes… je ne poursuis pas la phrase qui pourrait heurter la bienséance. Je n’eus évidemment aucun contact avec ce genre de hauts personnages, sauf avec Henri Tézenas du Montcel, qui n’était pas encore président de l’université, et qui s’ennuyait dans un bureau voisin du mien. Comme nous cherchions l’un comme l’autre à meubler nos temps morts, qui étaient nombreux, nous nous sommes réunis à deux avec une certaine régularité. Son bureau était une ancienne salle de cours où le tableau à craie avait été laissé au mur. Nous l’utilisions pour nos séances de travail qui avaient pour but de confronter les mots, notions et concepts de la Gestion avec ceux de la Pédagogie, pour déceler des accointances et des répulsions. Ce furent des épisodes très instructifs.

Bertrand Schwartz et le Conseil de l’Europe

Et surtout, j’eus l’occasion de nombreux colloques singuliers avec Bertrand Schwartz. C’était l’homme que le président du MIT présentait à ses collègues : « Messieurs, voici l’un des rares européens qui peut nous apprendre quelque chose… » Schwartz était alors l’un des penseurs de l’Éducation permanente qui se mettait en place en France, avec la Loi de 1971. Un homme d’action plus qu’un chercheur et surtout pas un enseignant. Mais une action qui développe avec elle l’intelligence de ce qu’elle est en train d’induire ou d’empêcher. J’ai rarement entendu et vu à l’œuvre une pensée stratégique aussi immédiatement avisée et juste. J’ai appris beaucoup à ce voisinage. Il se trouve que j’ai eu l’occasion, l’été 1976, de lui rendre un peu de ce que je lui devais. Il était en panne pour terminer l’ouvrage qu’il devait publier Une autre école (1977). J’ai passé mon mois d’août à reprendre les chapitres inachevés. Il paraît que l’on peut à certains endroits reconnaître mon style… Schwartz eut la délicatesse de me proposer de cosigner le livre avec lui. J’ai décliné l’offre, car je n’avais fait que développer ses conceptions à lui, que je connaissais bien par nos conversations.

L’un des pôles principaux de la collaboration avec Bertrand Schwartz, c’est d’avoir été recruté par lui pour la Commission « Éducation » du Conseil de l’Europe dont il était l’un des membres les plus influents. Cela m’a valu de l’accompagner à plusieurs reprises à Strasbourg et à présider une session du Conseil à Stockholm. Parmi les rapports dont la rédaction m’est revenue, figuraient le compte-rendu de deux séries d’expérience pédagogiques, l’une sur l’École ouverte, principalement en Irlande, l’autre sur Open University, principalement au Royaume-Uni, en Écosse. Je reviendrai sur mes souvenirs de l’École ouverte lors de la question sur la « forme scolaire », car si le terme n’était pas employé à l’époque, c’est bien d’une tentative de modifier cette « forme » qu’il s’agissait. Quant à l’Open University, j’y ferai une brève allusion lors de la question sur la « recherche ».

Dauphine SEP (Service d’éducation permanente)

À la fin du contrat FNEGE, Dauphine m’offrit de reconduire mon poste, sur son propre budget, au sein du Service éducation permanente, l’un des plus importants, sinon le plus important, des universités françaises, que dirigeait de manière très universitaire en même temps que très managériale, Guy Jobert, l’une des intelligences les plus fines que j’ai rencontrées.

J’y fus en service de 1976 à 1982. Pas d’enseignement. Mais des études pour le compte de grands organismes. C’est ainsi que j’ai cosigné le rapport après l’enquête nationale commandée par la Sécurité sociale au SEP, sur la formation de son personnel, enquête qui m’avait conduit en compagnie de Guy Jobert, à Marseille où se trouvait l’un des principaux centres de formation de la Sécurité sociale et où d’importantes tensions avaient été constatées. J’ai participé à l’enquête et au rapport sur la formation des acheteurs publics (plusieurs dizaines de milliers d’agents) pour le compte du ministère de l’Économie. J’ai été chargé de l’animation du groupe de travail pour la formation continue des Infirmières générales (véritables chefs du personnel d’hôpitaux de plus de mille infirmières) de l’Assistance publique à Paris, etc.

Direction de recherches à l’université de Nanterre

Je ne sais plus comment, tout en assurant mon service à Dauphine, je fus recruté comme directeur de recherche par la faculté des sciences de l’éducation de l’université de Nanterre. C’était une époque où l’habilitation à diriger les recherches (HDR) n’existait pas : la possession de la thèse d’État suffisait pour occuper cette fonction. À l’université de Paris-IX Dauphine, les sciences de l’éducation étaient seulement représentées par l’Unité dirigée par Bertrand Girod de l’Ain, qui avait été l’un des plus sagaces observateurs du mouvement étudiant et lycéen en mai 68, à titre de chroniqueur du journal Le Monde. Cette unité appartenait au second cycle et n’était pas habilitée à diriger des thèses. Cette habilitation me fut accordée par l’université de Nanterre. J’y ai dirigé quelques thèses et participé à un certain nombre de jurys, dont le plus pittoresque fut celui de Jacques Pain pour sa thèse de 3e cycle, du fait de la présence de Fernand Oury en personne accompagné d’une quarantaine de militants de la Pédagogie institutionnelle.

Suppléance d’Huberman à Genève

Cependant dès 1978, Bertrand Schwartz était venu me trouver dans mon bureau attenant au sien pour me faire une proposition. Depuis plusieurs années déjà, il avait été sollicité par l’université de Genève pour conseiller la mise en place d’une mission d’éducation permanente près du rectorat. Il avait enquêté dans toute l’université en s’adjoignant des collègues genevois. Parmi ces derniers, il avait eu des contacts avec l’américain Michael Huberman, qui avait mené avec succès la véritable transformation en faculté (1973) de ce qui restait de l’Institut Jean-Jacques Rousseau fondé en 1912 et où régnaient Piaget et la pensée piagétienne. Huberman s’était entouré d’assistants non piagétiens et y organisait les sciences de l’éducation de telle façon qu’elles ne soient pas qu’une succursale de la psychologie dominante. Or Huberman venait solliciter Schwartz pour le suppléer. Il devait regagner les États-Unis et Harvard, son université d’origine, pour participer à la conception et à l’animation d’une vaste enquête sur tout le territoire des USA, afin de faire le point sur l’état de l’instruction publique. Bertrand Schwartz n’avait aucune envie de prendre en charge l’enseignement de « pédagogie générale » et le séminaire des « candidats » à l’enseignement qu’assurait Huberman. Et s’il venait me voir, c’était pour me demander si la chose m’intéressait ! Il était prêt à recommander à Huberman ma candidature.

Je me souviens de mon retour par le métro (nous habitions le XIXe arrondissement à l’autre bout de Paris !), abasourdi par cette proposition mais vraiment tenté d’y répondre positivement : l’enseignement me manquait. Et Genève, l’Institut Jean-Jacques Rousseau : j’en avais alors une image plus que confuse certes mais j’avais lu quelque part que cette institution avait été surnommée « La Mecque de la pédagogie ». Aller enseigner la pédagogie dans un pareil endroit… Après consultation de mon épouse, je donnai à Schwartz une réponse positive. Mais c’était sans compter sur la répulsion immédiate d’Huberman : « Hameline, pas question ! Un bavard parisien, non merci ! ». Schwartz me fit la commission sans fard, en me conseillant de poser quand même ma candidature. Sur le plan français, un détachement était concevable en toute légalité. Si mes souvenirs sont bons, il y eut cinq candidats pour cette suppléance. Je suis venu une première fois pour me présenter à Huberman, sachant ses réticences, qu’il me fallait tenter de vaincre. J’adoptai une stratégie risquée : ne pas parler de moi, mais interroger sur lui, sur ses objectifs, sur sa conception de la recherche dans le séminaire pour les « candidats », lui donner par mes questions les garanties qu’il retrouverait ses « biens » tels qu’il pouvait me les confier. J’assistai à ses cours, à son séminaire avec ses quatre assistants, au séminaire avec les « candidats ». À chaque étape, je lui donnai mon opinion sans ambages. Je vis assez longuement les assistants. Je rentrai à Paris le soir même, sans engagement aucun d’Huberman. C’est quelques jours plus tard qu’il me fit savoir que c’était ma candidature qui était retenue.

Je me souviens aussi être revenu à Genève pour rencontrer de nouveau Huberman, en septembre, le jour du Jeûne genevois. Ce jour est férié. La ville était vide. Mais nous avons longuement travaillé ensemble. Je tenais absolument à ce qu’il parte aux USA assuré que je n’étais qu’un suppléant et qu’il retrouverait son œuvre comme il me l’avait laissée. En revanche, nos styles d’intervention magistrale étaient aux antipodes l’un de l’autre : j’étais effectivement un rhéteur, ce à quoi il se refusait. Je lui demandais, pour le cours magistral de pédagogie générale, de me laisser carte blanche, ce dont il convint. Je consacrai ce cours à initier les étudiants, qui étaient plus d’une centaine, à l’entrée dans la pédagogie par les objectifs, qui faisait l’objet de mes recherches depuis déjà quelques années. Je jouai donc cette année universitaire-là les « Swissairprofs », venant en avion chaque vendredi, arrivant le matin à 10h pour me retrouver avec les assistants, faire le tour des questions avec eux des séminaires qu’ils menaient, déjeuner avec eux, faire le cours de pédagogie générale dans l’amphi des « Études pédagogiques » de 14h à 15h 30, mener le séminaire des « candidats » à l’enseignement de 16h à 17h 30 et me retrouver à l’aéroport à 18h. Mon livre sur Les objectifs pédagogiques en formation initiale et continue parut fin 1978. Je le dédiai aux assistants d’Huberman, Liliane Palandella, Claude Thollon-Pommerol, Béatrice Desplands et Roland Hafner, qui m’avaient particulièrement bien reçu et avec qui j’avais eu les meilleures relations de travail tout au long de cette année de suppléance. Devenue chargée de mission au service de la section des sciences de l’éducation, Liliane Palandella, qui gardait un contact très fructueux avec le monde enseignant primaire dont elle était issue, m’aida singulièrement à m’y faire admettre et, en particulier, provoqua ma collaboration avec la revue L’Éducateur, dont elle était l’une des chevilles ouvrières. En plus, c’était une collègue d’un exquis dévouement. Je lui dois beaucoup.

J’ai consacré un long développement à cette année universitaire qui fut, pour moi, sans doute, la plus belle de ma carrière.

J’ignorais au moment où je fis mes adieux aux étudiants et aux assistants (en musique, par une audition donnée sur l’orgue historique du Temple Saint-Gervais) que je ne tarderai pas à revenir et même à me fixer à Genève. Effectivement, Huberman sollicita de nouveau un congé, de deux ans cette fois, pour reprendre du service à Harvard. Et il lui parut aller de soi de me demander une nouvelle suppléance. La section des sciences de l’éducation et la faculté, de leur côté, étaient d’accord. Mais cette suppléance de deux ans devait correspondre cette fois à un temps plein de professeur invité.

Il se trouvait que le professeur de psychosociologie, Roland Vuataz, venait d’être nommé par l’État de Genève, directeur du Conservatoire populaire de musique (que la qualification de « populaire » ne rend pas inférieur au Conservatoire tout court, avec lequel il est d’ailleurs fédéré). Son successeur n’était pas encore désigné et cette désignation, d’ailleurs, faisait problème. La candidature interne de Philippe Poussière – prix de thèse de l’université de Lausanne et excellent praticien de la psychosociologie clinique – était mal vécue par la Direction de l’enseignement secondaire. Poussière, un esprit indépendant et parfois caustique, gardait une classe au cycle d’orientation (correspondant au niveau du collège en France) et était l’un des acteurs des tentatives de rénovation de cet enseignement. Aggravant son cas, il dessinait des caricatures pour une revue syndicale parmi lesquelles on retrouvait régulièrement la silhouette peu épargnée du directeur général ! La section crut d’une sage prudence politique de surseoir à la nomination de Poussière et, en attendant, inscrivit la psychosociologie comme second enseignement du temps plein que je devrai remplir. Il fallait un troisième enseignement : ce furent mes collègues de la Subdivision Éducation des adultes (principalement Pierre Dominicé et Johny Stroumza) qui souhaitèrent que je prenne en charge chez eux un séminaire de 3e cycle. J’avais eu l’occasion d’admirer (le mot n’est pas trop fort) Dominicé lors d’un congrès de Psychosociologie à Dauphine. Était rassemblé là le gratin de la psychosociologie francophone. Soucieux de se neutraliser mutuellement, les Français s’étaient mis d’accord pour conférer la présidence des séances générales à un « étranger » (tout en reconnaissant que les Genevois sont des étrangers un peu particuliers pour les Français !). Dominicé s’était tiré de ce « piège » avec une compétence et un à-propos qui furent appréciés de tous, et de moi-même en particulier. Et, une fois à Genève, je lui ai toujours gardé cette haute estime.

Mais, pour en revenir à mon cahier de charge genevois, c’est sur un panorama intellectuel assez hétéroclite (pédagogie générale, psychosociologie, éducation des adultes) que je pris en charge la fonction. L’État de Genève m’avait autorisé à loger en France (car nos filles désiraient, pour ces deux ans, rester dans le système éducatif français). Nous prîmes une location à Gaillard, faubourg français de Genève, pour une double raison : la proximité du terminus du tram 12, parce que je ne conduis pas, la construction en cours d’un orgue dans l’église, parce que je suis organiste.

Au retour de Michael Huberman, la section avait désormais l’intention de ne pas me laisser repartir à Paris. J’avais d’ailleurs pris goût à Genève et travaillé avec des collègues que je commençais à connaître et à estimer. En particulier, j’avais participé, en 1981, au jury de la thèse de la jeune Mireille Le Coultre, dirigée par Michel de Certeau. Et, avec cette Mireille Le Coultre devenue Mireille Cifali, j’avais commencé à m’intéresser à l’histoire de l’Institut Jean-Jacques Rousseau, fondé en 1912 par Claparède, l’actuelle faculté de psychologie et des sciences de l’éducation depuis 1975.

Cifali avait retrouvé d’importantes archives concernant en particulier la psychanalyste Sabina Spilrein dont Freud espérait bien qu’elle implante le freudisme à l’Institut Jean-Jacques Rousseau de Genève. Elle avait aussi la disposition des archives personnelles de Charles Baudouin (1893-1963), dans le grenier de sa maison familiale du Carmel, où je me souviens l’avoir accompagnée avec ses assistantes. Quant à moi, j’avais saisi le prétexte du Centenaire (fêté avec un peu de retard !) de la naissance d’Adolphe Ferrière (1879-1960) pour rappeler à une faculté où il était totalement oublié (« Ferrière, c’est quoi ? », m’avait demandé le président de la section des sciences de l’éducation quand je lui avais parlé de ce projet !) l’existence et le rôle de ce « fondateur » de l’« École active », et, aidé par les assistants de Michael Huberman, en particulier Claude Thollon-Pommerol, je négociais le transfert des archives Ferrière à l’université avec son fils Claude, d’abord très réticent.

Huberman ayant repris ses enseignements et ses recherches avec ses assistants, il fallait, si l’on voulait me garder, redéfinir le contenu d’un poste. Un financement existait. On pensa à la philosophie de l’éducation dont le chargé de cours venait de décéder. Étant donné le passé de la faculté et l’importance de Genève pour irriguer la pensée de l’Éducation Nouvelle entre les Deux Guerres, compte tenu de nos premières tentatives pour créer les Archives Institut Jean-Jacques Rousseau, il fut suggéré (est-ce moi qui fis cette suggestion ? Je ne pense pas, car je n’ai à aucun moment participé à la définition des contenus du poste) d’adjoindre à la philosophie de l’éducation, l’histoire des idées pédagogiques. La troisième composante du poste était, comme pour la seconde suppléance d’Huberman, l’éducation des adultes.

Une nomination mouvementée

La procédure à employer dans mon cas aurait dû être la nomination « par appel », mais cette procédure était à ce moment-là suspendue pour révision juridique. Il était donc nécessaire de procéder à une nomination « par concours », accompagnée de l’information, légale, qu’il existait un candidat interne. Cette dernière condition avait, le plus souvent, pour résultat de décourager les candidatures concurrentes. Mais, dans mon cas, il faut dire surtout que l’hétérogénéité des trois champs (philosophie de l’éducation, histoire des idées pédagogiques, éducation des adultes) suffisait à rendre le poste peu attractif et signifiait aux plus expérimentés qu’il était confectionné pour le profil d’un candidat qui avait fait ses preuves dans ces trois domaines et dont on désirait s’attacher les services. Cette hétérogénéité, qui correspondait, à un élément près, à la suppléance que je venais d’accomplir et semblait en l’occurrence me profiter, s’avérerait, pour les travaux personnels et l’identité de la recherche, un véritable fardeau par l’écartèlement qu’elle provoquait entre des thèmes d’investissement intellectuel effectivement hétéroclite. Mais elle eut pour effet, lors du concours, de dégager la place, si l’on peut dire. L’affaire semblait donc une simple formalité.

La commission facultaire de nomination rendit son verdict favorable au Conseil de faculté qui abonda dans son sens. L’affaire semblait résolue. Restait une « formalité » : la nomination devait être ratifiée par l’État de Genève. La Confédération helvétique, au grand étonnement des Français, jacobins par accoutumance, n’avait aucune part à la nomination. Une commission ad hoc comprenait deux membres du rectorat de l’université, deux membres du département de l’Instruction publique de la République de Genève, le doyen de la faculté, le président de la section des sciences de l’éducation et deux experts. Ces deux derniers étaient les rofesseurs Georges Snyders (Sorbonne, Paris V) et Hans Aebli (université de Berne). L’un comme l’autre étaient réputés comme hautement compétents pour juger de la candidature. On parlera plus loin de Snyders dont mes débats avec lui étaient encore dans les mémoires. Aebli avait été un disciple de Piaget à Genève et son ouvrage Didactique psychologique faisait toujours autorité.

Après la première réunion de la Commission, je fus convoqué par le président de la section des sciences de l’éducation, le professeur Jean-Paul Bronckart : « Les choses se compliquent de manière inattendue, me dit-il. Hans Aebli ne s’est pas dérangé. Il a envoyé un rapport. Et ce dernier vous charge sans concession ». Il me le résume : vous n’avez aucune compétence d’historien (à peine un travail insignifiant sur Ferrière), vos travaux à prétention philosophique ne sont en réalité que des « propos de journaliste de qualité » (sic) et vous êtes catholique romain, « d’origine de l’Ouest de la France » (sic) et jamais la philosophie de l’éducation n’a été confiée, depuis Théodore de Bèze, à un professeur qui ne soit pas protestant. En plus cet Hameline est un « arriviste parisien » (sic) qui n’a manifesté aucun intérêt pour Genève, qui ne connaît rien à la Suisse et qui s’empressera de rejoindre Paris dès qu’il aura inscrit Genève, « La Mecque de la pédagogie », pour quelques années sur son curriculum vitae. Il n’est pas facile de contester ses propos à quelqu’un qui n’est pas là. Le président me demande de lui préparer un mémoire de toutes les opérations de formation ou de réflexion extra-universitaires auxquelles j’ai participé pour le compte de Genève ou de la Suisse romande, mais il ne me cache pas deux données : les membres du rectorat et du département de l’Instruction publique ont été ébranlés et demandent une contre-expertise ; par ailleurs, il est probable que si le professeur de Berne, qui ne me connaît pas, ne s’est pas dérangé, c’est parce qu’il ne maîtrise pas la question et ne fait que réciter un texte qui lui a été dicté de Genève. Il y a un ennemi dans la place !

Ce complément d’enquête fut en réalité une bonne affaire. Consultée, la faculté de théologie protestante jugea qu’elle n’avait rien à me reprocher et que mes convictions chrétiennes, quand elles étaient exprimées, s’avéraient bien proches des leurs. Quant au rapporteur désigné par le département de philosophie de la faculté des Lettres, il ne fut autre que Jacques Bouveresse (futur professeur au Collège de France). Bouveresse était déjà réputé pour son intransigeance et son incorruptibilité. Lui non plus n’avait avec moi aucun lien personnel. Je parie même qu’il ignorait mon existence. Il prit connaissance de mes ouvrages et conclut que leur qualité philosophique n’était pas niable et qu’il considérait, dès lors, que le candidat remplissait les conditions posées pour enseigner la philosophie de l’éducation. Être appuyé par Bouveresse lui-même, sans aucune complaisance de sa part, n’était pas le moindre passeport et, ayant été mis au courant, je ne pouvais que me réjouir de cette contre-expertise. On me rapporta que c’est Snyders qui eût le dernier mot : « si vous n’en voulez pas à Genève, je le prends à la Sorbonne comme mon successeur ! ». Et la nomination fut entérinée par la République et le canton de Genève. Néanmoins ce fut un épisode, certes inattendu, mais instructif. Restait à donner les preuves que cette nomination n’était pas un malentendu.

La philosophie de l’éducation comme expérience existentielle

La philosophie de l’éducation avait dans la faculté une histoire assez particulière et l’héritage en était singulier. L’intitulé même en avait été créé par le détenteur du poste, Claude Pantillon, un ancien collaborateur de Piaget qui avait rompu avec le maître et souhaitait restaurer dans la faculté l’état d’esprit philosophique que Piaget avait, semblait-il, totalement évincé (cf. Sagesse et illusion de la philosophie, 1965). Pantillon concevait l’approche de la philosophie non pas comme un enseignement mais comme un véritable entraînement existentiel, proche de l’expérience orientale de l’être. Il prit l’initiative de créer un « Centre de philosophie de l’éducation », sans passer par les contraintes institutionnelles qui réserve la dénomination de « Centre » à une instance qui engage au moins deux facultés. Mais un nombre non négligeable d’étudiants adhérait à sa démarche. Et la faculté toléra la situation. Il se trouve que, pendant ma seconde suppléance d’Huberman, Pantillon tomba très gravement malade, d’une maladie qui faisait de lui un véritable handicapé, et un handicapé impressionnant. Il mobilisa sa maladie pour en faire le moteur même de sa présence de philosophe. Je me souviens des dernières interventions de ce quasi mourant dont l’enseignement se transformait en un véritable témoignage testamentaire. Certains collègues, plutôt spontanément positivistes, trouvèrent à cette « fin » devenue publique, un certain caractère d’indécence. Mais les étudiants s’étaient attachés à cet homme et à son exceptionnel dévouement. Ses funérailles furent suivies par des centaines de participants. Si le poste m’était confié, j’aurais à me situer à l’égard de cet héritage, à la fois très admirable et très encombrant.

Il me fallait d’abord ramener la philosophie de l’éducation à son rang parmi les enseignements de la faculté. À son rang d’enseignement. Non que je méprisais l’expérience humaine menée par Pantillon, mais que « politiquement », si l’on voulait que la philosophie de l’éducation soit dotée d’un avenir proprement universitaire, il lui fallait retrouver des marques identifiables comme telles par l’ensemble des collègues et des étudiants.

La métaphore en éducation et Nanine Charbonnel

Mes premiers travaux sur les métaphores dans le langage de l’éducation dataient de mon séjour à Dauphine. Je décidai de poursuivre dans cette voie à Genève, d’une part parce qu’elle me paraissait féconde, quoique universitairement peu explorée, d’autre part parce que, mêlant la rhétorique à la réflexion proprement philosophique, elle pouvait donner lieu à une investigation qui ne mobilise pas en premier les états d’âme, mais l’intellect. Mes deux premières conférences publiques sur la question de la métaphore datent de cette époque (1981), l’une à Antibes, au Congrès annuel du Syndicat national des psychologues praticiens que présidait François Marchand, l’autre à Fribourg pour le Congrès de la Société suisse de recherche en éducation/Schweizerische Gesellschaft for Bildungforschung (SSRE/SGBF). C’est à l’occasion de ce congrès que je suis allé, seul, à l’église des Cordeliers, fleurir la tombe de Grégoire Girard, le grand pédagogue suisse pour lequel j’ai un grand attachement, et mettre mon séjour romand sous son égide.

Il se trouve qu’à la même époque (je crois), j’avais été invité dans le jury de la thèse de Michel Juffé à Vincennes. Entre autres remarques, j’avais reproché au doctorant d’avoir utilisé fréquemment des métaphores de l’éducation sans les soumettre à un examen critique. Or qui ne mène pas la métaphore est mené par elle. Je fus abordé après la soutenance par une personne que je ne connaissais pas et qui me dit d’emblée que mon intervention, dont la manière l’impressionnait, recoupait ses propres sujets de recherche. Elle était elle-même agrégée de philosophie, major de sa promotion, en passe de nomination en École normale pour le cours habituel de psychopédagogie, ce qui ne l’intéressait pas particulièrement. En revanche, si elle pouvait trouver un emploi compatible avec ses recherches et son projet de thèse sur la métaphore en éducation… C’était la première fois qu’elle entendait un professeur d’université aborder le sujet comme quelque chose qui lui était relativement familier.

Rentré à Genève, je réfléchis à cette rencontre. Je disposais, pour le cours de philosophie de l’éducation et le cours d’histoire des idées pédagogiques de deux demi-postes d’assistant. Je pouvais les regrouper en un poste à temps complet et recruter cette chercheuse dont les thèmes de travail croisaient les miens. Je fis donc savoir à Mme Nanine Charbonnel qu’elle pouvait faire les démarches pour obtenir son détachement à l’étranger et que je remplissais, de mon côté, les formalités administratives pour la recruter comme assistante à temps plein. C’est ainsi que je fis équipe avec Nanine Charbonnel qui devait, par la suite, soutenir, à Strasbourg, sous la direction d’Olivier Reboul dont elle devait prendre ultérieurement la succession, devant un jury où figurait René Girard, une brillante thèse sur la métaphore en éducation. Auparavant, elle avait publié une Critique de la raison éducative où elle confirmait l’alacrité de sa pensée.

Les assistants sont tenus, à Genève, à être présents au cours du professeur qu’ils assistent. La présence de Mme Charbonnel dans mes enseignements aurait pu n’être que protocolaire. En réalité, elle fut pour moi l’occasion de la mise à l’épreuve de mes propres approches des problèmes qui nous étaient communs. De la manière la plus courtoise, mais dans un esprit implacable, elle soumit mes propos à une véritable critique hebdomadaire, au point que, par moments, j’avais l’impression d’avoir l’inspecteur dans la classe ! Mais, en même temps, quel profit intellectuel que ces débats réguliers avec elle ! Néanmoins le reproche que je peux lui faire, c’est que la réciproque n’existait pas. Elle se refusa toujours à me livrer la moindre information sur ses propres travaux préparatoires à sa thèse. J’avais, à mes côtés, une chercheuse d’une immense culture, d’une curiosité intellectuelle infatigable et d’une rigueur de pensée quasiment lumineuse, mais une chercheuse qui semblait cultiver sa solitude et, de plus, si elle était d’une exemplaire courtoisie et assurait son service avec un réel dévouement, ne manifestait pas, en définitive, une très haute estime pour mes propres réflexions sur un sujet qui, pourtant, nous était commun. Solitaire, elle le demeurera par la suite au long de sa carrière. En 1986, je publiai L’éducation, ses images et son propos, résultat de mes travaux et de mon enseignement, et je dédiai l’ouvrage à cette assistante exceptionnelle.

Aidé par mes nouveaux assistants, Arielle Jornod, Joseph Coco, Michèle Schärer, Malika Belkaïd-Lemdani, Dominique Vallée, puis plus tard Martine Hahn, j’ai mené mes enseignements et mes recherches personnelles. J’ai participé de manière régulière, dans l’« esprit de milice » propre aux institutions suisses, à la gestion ordinaire de la faculté et de la section (conseils de faculté et conseil de section, présidence du Conseil des docteurs à partir de 198?), commissions diverses, réunions hebdomadaires de la Subdivision Éducation des adultes, présidence tournante de cette subdivision, présidence du Comité d’éthique facultaire à partir de 198X). J’ai présidé la section des sciences de l’éducation à mon tour en 1994 et 1995, ce qui me valut de mener une profonde reconstitution de cette section, avec l’aide de la professeure Linda Allal, qui présidait le Conseil de section, pour y intégrer la formation des enseignants primaires genevois après la dissolution des « Études pédagogiques », qui tenait lieu d’école normale, et le rapatriement, décidé par le Grand Conseil genevois, de cette formation à l’université. L’affaire n’allait pas de soi. Et les mobiles du Grand Conseil n’étaient pas des plus clairs. Ce furent des années de gestion universitaire très intenses et, à ceux ou celles qui s’étonnaient de me voir prendre des initiatives et me soucier du détail en gestionnaire expérimenté, je rappelais que mon premier diplôme avait été celui d’officier d’administration des hôpitaux de l’armée française !

Le collège des Docteurs

C’est la présidence du Collège des docteurs qui, sur le plan de la gestion des instances de la section, m’a apporté le plus de satisfactions intellectuelles. Ce Collège était, de droit, ouvert à tout docteur, quel que soit son grade et sa fonction. Cela donnait à des universitaires en position subalterne, dès lors qu’ils possédaient leur doctorat, l’occasion de participer, à égalité, avec les membres de l’aristocratie universitaire qu’étaient les professeurs ordinaires et extraordinaires. Tout projet de thèse, quel qu’en soit le directeur, devait être soumis à ce Collège, et par le directeur lui-même, non par le doctorant. Le directeur en question avait pour tâche de légitimer le projet de ce dernier, à une double lumière : d’une part, la capacité qu’il pressentait chez lui, de mener à bien son travail dans un délai raisonnable ; d’autre part, de montrer que le projet entrait bien dans la « vocation » de la section des sciences de l’éducation. Ce fut ainsi que j’eus l’occasion, au moment où, avec Cifali nous lancions les Archives IJJR, de mesurer les réticences de plusieurs membres du Collège à intégrer des thèses d’histoire de l’éducation. Je me souviens de la réflexion superbe de Michael Huberman : « Moi l’histoire, je ne l’écris pas, je la fais ! ». J’eus parfois à demander à l’éminent linguiste belge, restaurateur de la pensée de Vitgosky, Jean-Paul Bronckart, pour lequel j’avais (et j’ai toujours) une grande admiration, de recentrer davantage les brillants projets de ses thésards sur les problèmes proprement pédagogiques qui montreraient que leurs thèses trouvaient légitimement leur place dans une section comme la nôtre. La question était presque devenue un rite dont nous plaisantions. Je me souviens aussi de la participation d’Edmée Ollagnier, alors modeste chargée de cours à la subdivision Éducation des adultes, en attendant de devenir la directrice du DUFA (Diplôme universitaire de formation d’adultes). Elle considérait ces séances du Collège des docteurs comme l’un des hauts lieux de sa respiration intellectuelle. Et c’était aussi pour moi le cas, même si je présidais ce Collège.

Les Archives Institut Jean-Jacques Rousseau, Ruchat, Gerber, Helmchen

Bien sûr, la consolidation des Archives IJJR et leur développement devenait l’objet de la recherche universitaire liée à mon enseignement d’histoire des idées pédagogiques. « Histoire des idées » : la formule suscitait le soupçon, voire une franche réprobation, du côté des historiens aux tendances « chartistes ». C’est Leroy-Ladurie, je crois, qui oppose la « vue cavalière » et le « fouissage » : le véritable historien doit pouvoir concilier l’une avec l’autre. Cependant, l’historien des idées, s’il ne prend pas garde, se contente vite de la première et rend lyrique le survol sans trop se préoccuper d’aller vérifier « en bas » comment les choses se passent en réalité. Il fait dialoguer Ricœur avec Platon sans trop de vergogne. Je décidai de commencer ma carrière par un épisode de « fouissage » qui aurait la longueur qu’il faudrait. « Fouiner », c’est-à-dire en l’occurrence, me faire archiviste.

Nous n’avions pas de local. Je me souviens du transport et du séjour dans mon bureau des boîtes-archives de Ferrière et de ses précieux carnets : 20 000 pages ! Cifali et moi, nous obtînmes comme premier local le grenier de la Maison des Petits, grâce à l’entregent de la professeure Laurence Rieben, qui en était la directrice au nom de l’université. Nous recrutâmes une première collaboratrice, une tessinoise, étudiante brillante et prometteuse, Francesca Matasci. Celle-ci serait plus tard l’autrice d’un ouvrage qui demeure fondamental sur la célèbre maîtresse de l’« école sereine » d’Agno, Maria Boschetti-Alberti, qui se veut « disciple » de Ferrière et du romain Lombardo-Radice, L’inimitable et l’exemplaire (1987). Mais ce grenier recelait des trésors oubliés que nous annexâmes, sans trop d’états d’âme, pour entamer l’archivage de ce que nous nommâmes le « Fond général ». L’affaire était sur les rails. Restait à l’officialiser. Sur les conseils du Doyen Édouard Bayer, favorable au projet en dépit de son scepticisme congénital mais en fonction de son intelligence aiguë des opportunités, nous avons créé deux instances juridiques : une fondation de droit privé et une sous-section de la faculté universitaire. Un conseil d’administration et un conseil scientifique furent institués.

Je me souviens que, dans le premier, nous souhaitions faire figurer le président des Archives Piaget, alors florissantes et « naturellement » dominatrices. Le personnage, un Reverdin (rejeton illustre de l’une des grandes familles genevoises), méritait qu’on se déplaçât pour l’inviter. Il mit une seule condition à accepter : que ces Archives de l’Institut Rousseau ne contribuent pas à faire la guerre aux Archives Piaget en « sortant des cadavres de quelque placard oublié » (sic). Je promis la complémentarité des deux Archives. Ce qui, d’ailleurs, eut lieu car la bonne entente fut la règle et même une coopération efficace : le Centenaire de Piaget en donna l’occasion puisque ce furent les deux présidents des Archives Piaget, le professeur Jacques Vonèche, et des Archives Institut Jean-Jacques Rousseau, le professeur Daniel Hameline, qui furent ensemble les coresponsables du Congrès international et de l’exposition dont ils cosignèrent l’ouvrage. Mais je reviendrai sur ce Centenaire.

Quant au Conseil scientifique, il se réunit régulièrement et nous fut d’une grande aide. Il comprenait Samuel Roller (1912-2003), prestigieux survivant de l’Institut, Alfred Berchtold (1925-2019), historien de la Suisse romande, à la fois bernois et genevois mais, par certains côtés, plus montmartrois que suisse, une intelligence extrêmement déliée mal reconnue par l’université, Carlo Trombetta, professeur à la Sapienza de Rome, spécialiste internationalement reconnu de Claparède, et Jacques Testanière (1936-2004), professeur à l’université de Bordeaux et l’un des tout premiers universitaires à étudier la pédagogie et le mouvement Freinet. Ce fut d’ailleurs au sein de ce Conseil scientifique que nous abordâmes la question de la discrétion, voire du secret, de la documentation archivée. Une thèse avait été soutenue sur Claparède (je ne souviens plus par qui et quand !) Et je m’étonnais qu’aucune allusion n’ait été faite à Jean-Louis Claparède, le fils très fragile du fondateur, dont la mort à 35 ans, en 1937, avait toujours été entourée de silence, un silence que rompaient assez nettement certains documents désormais en notre possession. Roller déclara que le rôle des Archives n’était pas de réveiller les vieux démons et de mettre sur la place publique des événements qui demeurent du niveau de l’intime. Au contraire, Berchtold plaida pour l’ouverture des Archives, y compris sur les secrets de famille, dès lors qu’il n’y avait plus de descendants pour en souffrir.

Tandis que Mireille Cifali continuait à éclairer les rapports de l’Institut avec la psychanalyse, la présence de Sabina Spielrein à Genève, ses rapports avec Freud, je commençai à prendre connaissance des immenses archives manuscrites de Ferrière, redécouvrai le film qu’il avait retravaillé – à sa gloire ? – en 1927 sur le « Home chez nous », présenté comme le type même de l’« École nouvelle à la campagne » selon son cœur, et fait entamer par mon assistante Arielle Jornod, l’analyse du « Livre d’or » de l’Institut en même temps que les rapports des revues L’Éducateur, publié par la Société romande de pédagogie et l’Intermédiaire de l’Éducateur, publié par l’Institut JJR. Elle écrivit un mémoire remarquable sur la fusion manquée des deux publications, qui éclairait déjà les rapports compliqués entre l’Institut Rousseau et la masse des enseignants romands ainsi que l’hostilité évidente de leurs formateurs lausannois à l’égard de Claparède et de l’Institut. J’ai toujours regretté que cette assistante intelligente et méticuleuse n’en ait pas fait une thèse. Elle a cosigné avec moi et Malika Belkaïd-Lemdami, une de mes autres brillantes assistantes, ancienne inspectrice générale de l’enseignement algérien, un résumé de nos trouvailles concernant la notion même d’« École active », centrale dans notre documentation d’archives (L’École active. Textes fondateurs, Paris, PUF, 1995).

Mais, dès 1983, les tâches archivistiques s’avéraient colossales et dépassaient nos moyens. C’est alors que Guy Avanzini nous signala qu’un jeune chercheur allemand, possédant parfaitement le français, Jürgen Hemlchen, terminait un stage à Lyon auprès de lui. Avanzini était très satisfait de sa collaboration et la perspective de poursuivre sa carrière francophone à Genève tentait Hemlchen. Je ne sais plus très bien comment je réussis à faire ouvrir un poste de maître-assistant. Mais je le recrutai dans mon équipe, spécialement pour les Archives dont j’avais été promu directeur. Le rôle de Jürgen Helmchen fut décisif pour la conception, l’organisation et la suite des investigations dans les archives. Il s’intégra parfaitement dans mon équipe d’assistants. Avec Nanine Charbonnel, devenue elle-même maître-assistante, il me suppléa même dans mon cours d’Histoire des idées pédagogiques, lors de ma longue hospitalisation pour une hépatite médicamenteuse en 1991. Rentré en Allemagne, il fut nommé d’abord à l’université de Dresde dont il participa à la « déstalinisation », puis termina sa carrière comme professeur titulaire à l’université de Munster.

Entre-temps, j’avais soumis deux projets au Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNRS) qui eurent la chance de recevoir le subside demandé. Le premier me permit de recruter Rémy Gerber, un ancien assistant d’Huberman, qui fut mon plus précieux collaborateur dans l’analyse des carnets d’Adolphe Ferrière. Le second m’adjoignit les services de Martine Ruchat, dont l’esprit joignait audace et rigueur et qui mena une recherche comparative sur l’intégration des enfants « arriérés » dans un canton urbain (Genève) et dans un canton rural (Fribourg), en rapport avec les travaux menés en France et dans le prolongement des recherches pionnières de Claparède telles que nous les livraient nos Archives. Je préfaçai en 2001 son premier ouvrage Inventer les arrières pour créer l’intelligence. Écrivaine de grand talent (récompensée en 2019 par la Société genevoise des écrivains pour son livre sur Élisabeth Huguenin, une proche d’Adolphe Ferrière), mais esprit très indépendant, voire un brin anarchiste, elle n’a pas fait à l’université la carrière que j’espérais pour elle mais elle a terminé comme professeure associée rattachée aux Archives.

Nous eûmes aussi l’opportunité de recruter Lucie Allaman-Berset qui fut la précieuse organisatrice du premier colloque des Archives IJJR en 199 X. Quand je pris ma retraite en 1997, la direction des Archives fut confiée au professeur Charles Magnin, pour qui le poste d’Histoire des idées pédagogiques avait été transformé en poste d’Histoire de l’éducation tout court. Je l’assurais de mon estime et de mon dévouement. J’étais à sa disposition s’il jugeait utile de faire appel à moi. Mais il faut croire qu’il ne le jugea pas opportun, ni même de me tenir au courant. C’était son droit le plus strict et je comprenais parfaitement qu’il n’avait pas l’intention de s’encombrer de la statue du Commandeur. J’ai su qu’il n’avait jamais plus convoqué le Conseil scientifique. Lui a succédé la professeure Rita Hofstetter qui a donné aux archives le rayonnement dont elles jouissent aujourd’hui et renforcé, par la rigueur et l’ampleur de ses travaux, la place de l’histoire de l’éducation dans les cursus de la faculté, voire de l’université, Elle est pour moi, le successeur dont je pouvais rêver, qui ferait mieux que moi ce dont j’avais esquissé la figure.

La Criée

Mon cours d’histoire des idées pédagogiques ne pouvait pas ne pas rencontrer, parmi ses thèmes principaux, la scolarisation générale de l’enfance en Occident dans la deuxième moitié du xixe siècle.

Dans les pays « modernes » – et la plupart des cantons suisses, dont Genève, en étaient – l’« enfant » devenait substantiellement, voire « ontologiquement », un « écolier ». Le phénomène paraît aujourd’hui, dans l’ensemble du monde, comme un fait quasiment « naturel », et de nombreux programmes de « développement » des pays en proie à la « planification » de l’éducation, ont contenu, comme une composante obligée, la création de l’« école », sur le modèle de l’école occidentale. Il allait donc de soi que soit marquée, dans ce cours d’« histoire des idées pédagogiques », la consolidation de cette nouvelle conception de l’enfance « moderne », par le développement définitif de l’école dans le Canton et République de Genève. Le Centenaire de la Loi sur l’instruction publique survenait en 1986. C’est à cette occasion qu’un rapprochement s’effectua entre quatre instances qui étaient, chacune à sa manière, intéressées par l’événement : le Service de la recherche sociologique du département de l’Instruction publique (DIP), les archives de ce même DIP, le Musée d’ethnographie par son département « Europe », la faculté de psychologie et de sciences de l’éducation (FAPSE) par l’enseignement de l’histoire des idées pédagogiques. Une exposition et une série de conférences furent décidées et tenues en commun. Un ouvrage parut, Le Passé composé, édité par la Tribune de Genève, signé par les historiens Charles Magnin et Marco Marcacci.

Cet ensemble d’initiatives furent un succès près des genevois cultivés bien sûr, mais, tout autant, près du grand public. Les protagonistes décidèrent de ne pas en demeurer là. Ils convinrent de former une nouvelle instance commune qu’ils baptisèrent « La Criée » (Communauté de recherche interdisciplinaire sur l’éducation et l’enfance). Ce titre sentait un peu le poisson de mer, mais tout autant la tournée et les roulements de tambour du Crieur public dans les villages de Suisse romande. La Criée organisa une « collecte tout ménage » pour recueillir, dans les familles, les objets « scolaires » qui pouvaient témoigner de cette période de fondation de l’école genevoise. Cette collecte eut lieu en 1988, par voie postale. La réponse du public alla au-delà de nos espérances : la Criée récolta plus de 20 000 objets et documents se rapportant à l’école de la fin du xixe siècle et début du xxe ! Sur le site de la Criée, une photographie regroupe les huit fondateurs de cette « communauté de recherche interdisciplinaire » : Walo Hutmacher, directeur du Service de la recherche sociologique du DIP et son adjoint Charles Magnin, Chantal Renevey Fry, archiviste du DIP, Bernard Crettaz, directeur de l’Annexe de Conches du Musée d’Ethnographie et de son département « Europe », Christine Detraz, son adjointe, Nanine Charbonnel, maître-assistante à la FAPSE et Daniel Hameline, professeur à cette même FAPSE. L’interdisciplinarité y était sous son ancrage d’interinstitutionnalité. Nous avons organisé plusieurs autres expositions, disposant de l’Annexe de Conches du Musée d’ethnographie. C’est d’ailleurs là que nous nous réunissions avec régularité, autant qu’à la rue du 31 décembre où siégeait le Service de la recherche sociologique. Je me souviens bien de ces deux lieux et des échanges que nous y avons eus. Hutmacher (1932-2020) était un sociologue qui avait transféré son sérieux calviniste dans un athéisme plutôt résolu et gauchisant. Mais, sous la carapace de conviction de l’intellectuel, il y avait une chaleur humaine intacte en même temps qu’un souci scientifique d’objectivité. Et c’était un grand esprit que ce sociologue, en même temps qu’un manager d’une grande habilité dans les négociations financières et institutionnelles avec le département. Quant à Bernard Crettaz, ce valaisan était un personnage dont la fréquentation a été pour moi l’une des plus enrichissantes de mon séjour à Genève. Je revois le banc où nous étions installés à Conches, face au paysage immédiat de la courbe de l’Arve qui donne son nom au lieu-dit, face au paysage lointain de la chaîne des Alpes où l’on percevait, par beau temps, le Mont-Blanc en majesté. Crettaz était volontairement demeuré à Genève un montagnard valaisan qui aimait jouer les paysans un peu rugueux. Mais l’inventivité intellectuelle que je lui ai connue, et à laquelle il était tellement plaisant et formateur de donner la réplique, était vraiment prodigieuse. Je me souviens d’une séance sur la vache suisse, digne d’un dialogue platonicien. Il paraît qu’à plus de 85 ans, il a rejoint son village d’Anniviers et qu’il se réunit avec de vieux copains d’école pour y chanter au bistrot les cantiques de leur enfance !

Le colloque Rey (1990)

Lors de la rédaction de l’Anthologie des psychologues français contemporains, j’avais fait une exception pour deux Suisses : Jean Piaget et André Rey. Piaget avait enseigné à la Sorbonne. En revanche, Rey était un pur romand. Ce dernier était moins connu que Piaget, dont l’aura, à cette époque, était mondiale. Néanmoins, la méconnaissance que subissaient Rey et son œuvre n’était pas le fait du hasard, ni la légitime conséquence de son infériorité à l’égard de Piaget. Il semble établi que ce dernier a toujours cherché à entraver la promotion universitaire de Rey et n’est pas pour rien dans le mépris dont a souffert ce concurrent. S’il y avait un « cadavre à sortir du placard », pour rappeler la mise en garde de Reverdin, c’était bien celui de Rey… Étant donné la résolution prise d’éviter tout différend entre les Archives IJJR et les Archives Piaget, il s’agissait d’agir avec prudence et doigté si l’on avait l’intention de réveiller la mémoire de Rey dans sa propre faculté.

Il se trouve que, au temps où j’enseignais la psychologie générale, j’avais accordé une grande importance à l’œuvre d’André Rey : j’avais donc été étonné de l’espèce d’oubli dont il semblait souffrir à Genève même. Se posa évidemment la question de ses archives. Celles-ci étaient conservées avec un soin méticuleux, quasi révérentiel, par Teresa Rey-Pinto, sa seconde épouse d’origine brésilienne, chargée de cours dans la subdivision « Éducation spéciale ». Elle-même en fin de carrière, elle fut détachée, à ma demande, pour se consacrer à préparer les archives de Rey pour leur transfert aux AIJJR.

Parallèlement à ce travail d’archiviste, mené avec soin et constance par Mme Rey, je m’étais assuré le concours de l’Association des amis d’André Rey, présidé par François Gaillard (université de Lausanne). Un colloque « chercheurs/praticiens » fut organisé en 1990 à l’université de Genève, sous la présidence des professeures Annick de Ribaupierre et Laurence Rieben, anciennes étudiantes de Rey, qui regroupa plusieurs centaines de participants. Je me souviens de l’intervention de Maurice Reuchlin, l’un des « patrons » de la psychologie française, et, évidemment, de Marc Richelle, de Louvain, ancien assistant de Rey. J’y fis la conférence introductive, publiée depuis. À la fin du colloque, plusieurs « témoins » furent invités à prendre la parole. Parmi ces « témoins » figurait une étudiante de 3e cycle de la section de psychologie. S’adressant à ses propres enseignants, tous piagétiens de haut niveau, elle les apostropha au nom des étudiants : « pourquoi faut-il nous trouver en 1990 pour qu’une initiative d’un professeur de la section des sciences de l’éducation nous permette d’entendre parler de Rey ? Pourquoi ai-je dû attendre mon année d’études doctorales, et un colloque sans rapport immédiat avec elles, pour entendre prononcer son nom et découvrir sa célèbre “figure complexe” dont personne ne nous a jamais parlé ? » Le cadavre était sorti du placard, mais sans règlement de compte. Je n’étais pas fâché néanmoins d’avoir provoqué ce réveil.

Le centenaire de Piaget (1996)

Est-ce la réussite du colloque Rey en 1990 qui me valut d’être invité à donner la conférence publique commune aux deux congrès internationaux commémorant la naissance la même année (1896) de Jean Piaget et de Lev Semionovitch Vygosky ? Ces deux congrès, menés en parallèle, réunissaient plusieurs milliers de participants en provenance de 50 nations des cinq continents. Je ne me fais aucune illusion sur le choix qui fut fait de me confier cette conférence publique : j’avais une réputation d’orateur et on se souvint que j’avais accordé à Piaget une place spéciale dans mon Anthologie des psychologues français contemporains. Surtout faire appel à moi permettait de ne pas avoir à trancher entre les disciples de Piaget pour désigner lequel d’entre eux parlerait du maître au détriment des autres.

Je surpris tout ce beau monde. Je choisis de parler du Piaget jeune homme – « Piaget avant Piaget », pour citer de mémoire Fernando Vidal – et de son roman Recherche (1916) où il met en scène le personnage, sans doute autobiographique, de Sébastien. Un passage (« Le réveil de Sébastien ») était suffisamment lyrique pour être mis en musique. Je composai une courte cantate sur ce texte, pour baryton, chœur à 4 voix mixtes et clavier. Et il fut interprété par le chœur universitaire dans le grand amphi Piaget, évidemment « noir de monde ». J’ai su que des Américains furent choqués qu’on puisse mettre ainsi Piaget en musique, mais surtout qu’on insistât sur sa jeunesse entre adhésion militante et rupture à l’égard de la philosophie reçue de ses maîtres. J’avais quand même un peu d’appréhension sur la manière dont mes initiatives, assez inattendues, voire iconoclastes, seraient reçues par mes collègues piagétiens de stricte obédience. Or j’avais bien perçu, au premier rang de l’amphi, la présence de Bärbel Hinhelder (1913-1997), déjà âgée et se déplaçant difficilement, la première collaboratrice de Piaget et la dernière détentrice de son « autorité » morale. Après ma conférence, elle me fit signe de venir à elle. Je m’empressais, ignorant quelle serait sa réaction (je la savais très cassante quand elle le jugeait nécessaire) : « vous avez bien fait ! », me dit-elle. Et elle prononça ces mots de façon à ce que son jugement soit entendu autour d’elle. J’avais mon « nihil obstat » ! Et ce chœur fut repris lors du « Dies academicus » qui suivit ! Une exposition interactive avait été organisée à Conches, sous la présidence conjointe de Jacques Vonèche (section de psychologie) et Daniel Hameline (section des sciences de l’éducation). Le commissaire de l’exposition, très actif et efficace, fut Hervé Platteaux. Un ouvrage, préfacé par Vonèche et Hameline fut publié. L’exposition Piaget fut un succès.

Le groupe de travail École et pédagogie SSRE/SBDF

C’est invité par la Société suisse de recherche en éducation (SSRE/SGBF) en 1981, alors que je suppléais Huberman pour la seconde fois, que j’ai prononcé, à titre de conférence introductive de leur congrès annuel, ma première allocution publique sur la métaphore en éducation. Il allait de soi que, devenu professeur ordinaire à Genève, je devienne membre de cette Société. Mais ce n’était pas simplement de ma part une marque de civilité à l’égard des chercheurs suisses en éducation, c’était l’un des plus sûrs moyens d’entrer en contact avec eux et, en particulier, en franchissant la « barre des roesti », de coopérer avec mes collègues de Suisse alémanique et du Tessin. Le patron des sciences de l’éducation de l’université de Berne était un allemand, Jürgen Oelkers, de très grande compétence, à la fois érudit et attentif à l’évolution de la culture européenne. Malheureusement, il me prit toujours de très haut et ne fit aucun effort pour pallier ma méconnaissance de l’allemand (qui était effectivement, dans la recherche du contact avec les germaniques, une carence handicapante). Je me fis traduire ses ouvrages et ses conférences par Helmchen ou Mme Schärer, mes assistants parlant allemand, mais il ne s’intéressa jamais à mes propres travaux.

En revanche, je trouvai le meilleur accueil auprès de Fritz Häger (1939-1997), le professeur ordinaire d’histoire de l’éducation de l’université de Zürich. Il parlait un français impeccable et trouvait plaisir à se servir de cette langue. Il m’associa immédiatement à un projet qu’il caressait depuis longtemps mais qu’il ne parvenait pas à réaliser : fonder, à l’intérieur de la Société, un « groupe de travail » consacré à l’histoire de l’école et de la pédagogie. Je lui apportai mon concours sans aucune réticence. Et ce fut rapidement l’un des groupes de travail les plus dynamiques de la Société. Je n’entrerai pas dans trop de détails. Nous nous sommes réunis avec une très grande régularité. Mes archives de nos travaux sont déposées aux AIJJR de Genève. Mais j’insisterai sur le fait que ce groupe réunissait à la fois des chercheurs universitaires (comme Charles Magnin pour Genève ou Fritz Ostermayer pour Berne ou Pierre-Philippe Bugnard pour Fribourg) et des non universitaires, hauts responsables dans les départements de l’Instruction publique de leurs cantons respectifs. Parmi eux, je me souviens en particulier de Lucien Criblez, de Coire (Chur en alémanique), qui m’a beaucoup appris sur la pénétration de Herbart et de l’Herbartianisme en Suisse, dont Coire fut l’un des principaux vecteurs au xixe siècle, et du regretté Carlo Jenzer (1937-1997), directeur du Service pédagogique du canton de Soleure, dont les connaissances, l’acuité de jugement et la disponibilité bienveillante à l’égard d’un non praticien de l’allemand font de lui une des personnalités intellectuelles suisses que j’ai trouvé des plus attachantes.

Le Centre Pestalozzi

J’ai évidemment collaboré avec le Centre Pestalozzi d’Yverdon, en particulier à l’occasion du 200e anniversaire de la Révolution française dont Pestalozzi fut d’abord un soutien puis un critique. J’ai appuyé l’évolution scientifique du Centre et j’ai fortement soutenu l’appel que le Centre a fait à Michel Soëtard, le meilleur spécialiste français de Pestalozzi. Je continue aujourd’hui à cotiser à l’Association des amis du Centre qui publie des documents très bien faits et parfaitement informés, fort utiles aux historiens et aux étudiants.

Activité éditoriale « Exploration » série « Histoire et pensée »

En comparaison avec d’autres universitaires, j’ai peu publié. Bien sûr, mon ouvrage Les Objectifs pédagogiques en formation initiale et en formation continue a connu 14 éditions et, comme le disait Guy Jobert en exagérant pour le plaisir, ce fut peut-être en son temps « le livre le plus photocopié de France » à cause des nombreux exercices qui le parsèment.

J’ai participé à quelques opérations éditoriales importantes : j’ai été conseiller scientifique pour les questions d’éducation de l’Encyclopaedia universalis, j’ai écrit un nombre important de notices du nouveau « Piéron » le Dictionnaire de psychologie de Doron et Parot aux Presses universitaires de France, j’ai rédigé plusieurs des nouveaux articles de la 2e édition du Dictionnaire historique de l’éducation chrétienne d’expression française de Guy Avanzini. Peut-être ai-je pris un plaisir particulier à écrire des préfaces et des postfaces. J’en recense plus de trente. Une sélection en a été présentée dans Préludes à une pédagogie majeure (2017). Ce type de littérature peut n’être qu’un geste protocolaire ou bienveillant à l’égard d’une œuvre qu’on veut soutenir. Pour moi, préfacer ou postfacer, c’est me laisser imprégner par l’intelligence d’un auteur et lui faire écho en déployant ma propre « comprenoire », y compris en explorant les territoires qui ont été simplement survolés dans le livre.

Mais la part que j’ai le plus appréciée dans cette carrière éditoriale, c’est d’avoir, pendant de nombreuses années, été codirecteur de la Collection « Exploration » de la Société suisse de recherche en éducation (SSRE/SGBF), publiée par les éditions Peter Lang de Berne. Cet éditeur est l’un des plus importants d’Europe. J’ai rencontré une fois Peter Lang lui-même à Berne, en compagnie de Anne-Nelly Perret-Clermont, cofondatrice de la Collection avec le didacticien des mathématiques Jean Brun. C’est elle qui m’avait coopté. Il s’agissait, auprès du grand patron, de conforter notre collection, la seule en langue française, alors que cet éditeur publiait 1 200 ouvrages par an, soit près de quatre par jour, dans une vingtaine de langues. La collection en français ne représentait qu’une part infime de la production éditoriale de la firme. Perret-Clermont s’étant repliée sur Neuchâtel, sa ville d’origine, où elle mena la plus brillante des carrières (y compris à l’Académie suisse des sciences humaines), passa la main à Bernard Schneuwly, fribourgeois, alors principal collaborateur à Genève de Jean-Paul Bronckart dans la didactique linguistique (il deviendra plus tard le patron de cette spécialité et assurera la fonction de doyen de la faculté dans les circonstances les plus difficiles de son histoire).

Au temps où je m’occupais d’« Exploration », ce duo Schneuwly-Hameline fut pour moi l’un des plus stimulants de ma carrière genevoise. Nous nous réunissions régulièrement pour discuter des manuscrits que la Collection recevait. La raréfaction des éditions françaises en France même, ou leur manque de crédit scientifique, faisaient converger vers nous une assez grande variété de projets qui nous permettaient d’avoir une vue assez large et, malgré son caractère aléatoire, assez fidèle sur la production intellectuelle touchant l’éducation et visant plus loin que le débat médiatique endémique. Notre examen des manuscrits nous élargissait forcément l’horizon, d’autant que Schneuwly est une intelligence très fine, rapide, au jugement sûr, bienveillant certes, mais qui ne s’en laisse pas conter. Avec lui, j’eus les meilleurs débats dont un pédago intellectuel puisse rêver. Je créais, à côté de la série « Recherches en sciences de l’éducation », une série nouvelle « Histoire et pensée ». Cette dernière, la seule de son genre et de son exigence, actuellement dirigée par Rita Hofstetter, dont la courtoisie n’efface pas la rigueur intellectuelle, comporte aujourd’hui plus de quarante titres.

Congé sabbatique à Lisbonne (1987)

Le congé sabbatique décennal fait partie des droits des professeurs ordinaires. La faculté ne fit aucune difficulté pour me l’accorder. La double condition était de présenter un projet de recherche et une invitation. Cette dernière fut formulée par la faculté des sciences de l’éducation de l’université classique de Lisbonne, et, spécifiquement, par mon ancien doctorant, le professeur Antonio Novoa, futur recteur de l’université. Je présentai un projet en rapport étroit avec nos travaux aux Archives IIJR.

Adolphe Ferrière, en 1930, avait fait une tournée en Amérique du Sud et il était rentré en Europe par le Portugal où il avait effectué un long séjour. On savait peu de choses sur le retentissement de ce passage de Ferrière. Séjour fort instructif que j’entendais reconstituer. Nous avons découvert qu’il y avait rencontré des pédagogues et qu’il en avait évité certains autres. Arrivé avec la réputation d’un esprit subversif, il avait conquis ses opposants en apparaissant comme un centriste particulièrement prudentiel, voire comme un conservateur, à la grande déception de la section anarchiste de l’« École active » qu’animait Alberto Lima. Ce dernier qui espérait le rencontrer fut tenu à l’écart du grand homme.

Le « Petit Journal » quotidien de Ferrière était assez précis pour que nous puissions le suivre quasiment « à la trace », y compris dans les ruines de l’hôtel qu’il avait occupé à Estoril ! Avec Novoa, nous avons inventorié à Coimbra, les archives et la Bibliothèque d’Alvaro Lemos, autre tenant, modéré cette fois, de l’Éducation Nouvelle. Le flair archivistique étonnant de Novoa avait déjà réussi à retrouver, pour sa thèse, les archives de la grande enquête du Premier ministre Pombal près des enseignants portugais au xviiie siècle. Ces archives dormaient dans un grenier de l’Amirauté (!). Et l’état de la poussière, épais et séculairement vierge de toutes traces de pas, témoignait que personne, depuis deux siècles, ne les avaient fréquentées ! Bien sûr, le passage de Ferrière au Portugal n’avait pas la même importance politique ! Mais Novoa réussit à trouver, dans un grenier de l’École normale de Coimbra, tout un matériel intact de panneaux, de guirlandes, de documents préparés pour l’accueil du « grand pédagogue » genevois.

Je garde, de ce congé sabbatique au Portugal, un souvenir lumineux. Je faisais, en français, plusieurs cours hebdomadaires au 3e cycle de sciences de l’éducation. Les étudiants, principalement des étudiantes disposant déjà de responsabilités dans le système éducatif, dans des services publics ou dans des entreprises, étaient d’une grande largeur d’esprit et capables d’un dialogue, en français, à la fois courtois dans la forme et rigoureux dans la pensée. Ce fut un bonheur de travailler avec de pareilles interlocutrices. Je rentrai à Genève après avoir pillé les bouquinistes en compagnie de Novoa. Une grande partie de ma bibliothèque du xixe siècle pédagogique provient de Lisbonne où le français, à cette époque, était la langue intellectuelle de référence, l’anglais étant réservé au commerce du Porto…

3. Quels bilans tireriez-vous, et que retiendriez-vous d’essentiel dans votre expérience professionnelle, du point de vue de vos charges d’enseignement ?

J’ai aimé enseigner. Aussi bien dans les débats des petits groupes que dans les cours magistraux en amphi. L’expérience « non-directive » dans le Secondaire m’a habitué au silence et à l’intervention mesurée, voire sibylline. La proximité intellectuelle avec ces jeunes hommes de terminale, découvrant leur propre pensée, sollicitant judicieusement la mienne, était très stimulante. Elle pouvait aller jusqu’à une sorte de complicité. Je me souviens de l’une des promotions d’élèves présentée par mes collègues, assez unanimes – qui les connaissaient depuis la 6e – comme des garçons impossibles et frondeurs. J’ai refusé de prendre connaissance de leur passé scolaire. En réalité ces grands élèves formaient déjà quasiment, en terminale, un groupe de jeunes adultes. Je les ai traités comme tels. Nous nous sommes entendus comme s’ils m’attendaient pour enfin se saisir de leur scolarité finissante et en faire une chose à eux.

Le rhéteur

En revanche, l’enseignement universitaire m’a confronté à mon propre goût pour la parole publique et pour la carrière de rhéteur. Oui, de rhéteur. Carrément. Évidemment, les choses aujourd’hui ont complètement changé à cause de la domination du visuel informatisé dont l’enseignant est bien souvent l’esclave, réduit au commentaire d’images et de tableaux qui parlent à sa place et dont, souvent, il maîtrise mal le rythme.

Mais, dans les années où j’enseigne en amphi (1979-1997), le visuel c’est encore principalement le parleur, ses gestes, son écriture au tableau, ses déambulations éventuelles sur l’estrade, ses mimiques. Et le rhéteur est quelqu’un qui sait se servir de son corps et de ses postures. Comme il sait se servir du silence, du débit de sa parole, de son volume. Gérer le silence à l’intérieur de son propos est l’art suprême du rhéteur. Ce que je regrettais chez beaucoup de mes collègues, c’est de ne pas aller jusqu’au bout de la logique du propos public : ne pas vouloir jouer les orateurs, débiter, face à des centaines d’auditeurs, un discours écrit monotone et sans saveur. Sans doute y a-t-il chez l’orateur une ostentation, une démonstration de soi qui frise à leurs yeux l’impudeur et leur paraît déplacé dans un enseignement universitaire. J’utilisai, en ce qui me concerne, deux garde-fous : le commentaire de texte, la liberté d’assister ou non au cours.

Le commentaire de texte

C’est chez Alain que j’ai trouvé cette priorité accordée au texte sur la parole proférée d’abondance. Alain est sévère à l’égard des enseignants qui se prennent pour des orateurs sur la place publique et qui s’écoutent parler plus qu’ils n’enseignent. Le texte, entre les mains des auditeurs, devient le truchement de l’apprentissage et le référent qui contraint la parole à se donner un objet qui la cadre. C’est l’équivalent du visuel en quelque sorte. J’ai distribué des centaines de textes au cours de ma carrière à Genève, aussi bien dans le 1er cycle (histoire des idées pédagogiques) que dans le 2d (philosophie de l’éducation). Il m’est arrivé, face à certains textes, de passer une heure et demie à ne commenter que le premier alinéa. « Vous nous apprenez à lire, y compris entre les lignes », me dit un jour un étudiant. C’est sûr que ces jeunes gens (et parfois ces adultes d’âge mûr en formation permanente) ne savent pas vraiment ce que c’est que de lire. Lire à fond dix lignes est une capacité qui leur manque souvent. J’aimais beaucoup cet exercice, que les auditeurs présents appréciaient. Ils venaient pour ça.

La liberté d’assister au cours

D’autres ne venaient pas. Et à cause de mon second garde-fou : la créditation des unités de valeur ne passait pas par l’assistance obligée au cours, mais par la correction des travaux dont les étudiants avaient connaissance des énoncés, comme du calendrier, dès le début de l’année universitaire. J’accordais un temps considérable à préparer ces documents d’évaluation qui fournissaient en même temps les références bibliographiques et les indications nécessaires à leur rédaction conforme aux normes universitaires. Et je passais le même temps à les commenter moi-même longuement par écrit pour chacun des rédacteurs ou pour les binômes autorisés à faire le travail ensemble (la condition étant que les intéressés joignent une note sur leur manière de se répartir les tâches).

J’ai eu, tout au long de ces années, un fort investissement des étudiants dans ce travail dont il savait l’importance primordiale à mes yeux et qui ferait l’objet d’un long commentaire écrit de ma part. Le cours magistral était comme la cerise sur le gâteau, si l’on peut dire. Et je m’efforçais à ce que les thèmes abordés dans le cours constituent un « plus » et n’entrent pas dans les exigences réglementées par le protocole d’évaluation. Bien sûr, j’attachais de l’importance à ce qui se passait dans les cours. Mais, pas au point d’en faire le cœur du dispositif. Ceux et celles qui assistaient à ces cours magistraux y venaient comme pour leur plaisir et pour partager le mien. Étaient-ils les plus nombreux ? Je n’ai jamais fait le compte… De toute façon, je préférais cette sorte de gratuité de la présence et de ce type de partage de l’intelligence.

La formation des adultes

La formation continue des adultes, en particulier lorsque, avec mes collègues Pierre Dominicé et Johnny Stroumza, nous avons créé le CEFA devenu le DUFA (Diplôme universitaire de formation d’adultes), faisait l’objet d’une tout autre approche pédagogique. J’en ai dessiné les plans avec Stroumza et effectué, avec lui, les démarches diplomatiques auprès des fournisseurs éventuels de notre nouvelle population de « retour à l’université » : entreprises, syndicats, services publics. Stroumza, qui était ingénieur de formation et détestait les universitaires (il ne soutint jamais de thèse), rencontrait là des gens de son propre monde favori et s’y montrait un négociateur intelligent et persuasif. C’est là, pour ma part, que mon expérience à Dauphine m’a beaucoup aidé. J’ai participé deux années de suite à la formation. J’avais obtenu le concours de mon alter ego Pierre Gillet que j’avais connu au temps de l’ISP à Paris, puis comme formateur au CEPEC des facultés catholiques de Lyon (où je présidais le Conseil scientifique). J’avais dirigé la thèse de Gillet parue aux PUF. Il s’est tué en montagne après avoir rédigé, pour l’École des Hautes Études, un mémoire sur les échelles de difficulté en alpinisme. Nous avions au CEFA, affaire à des praticiens de la formation venus chercher une qualification universitaire indispensable à la progression de leur carrière dans le domaine : un public d’emblée compétent et exigeant à notre égard. Je me souviens de notre entrée en matière de la seconde année : une sorte de jeu de rôle sur les manières de « commencer ». J’ai rarement éprouvé le véritable plaisir de cette formation mutuelle, dont nous étions, Gillet et moi, autant bénéficiaires que nos stagiaires.

La direction de thèses

Pour finir, last but not least, je mentionne le point culminant de l’action d’un professeur ordinaire d’université : l’accompagnement des doctorants. Peut-être parce que cet accompagnement m’a manqué au cours de ma propre thèse, j’y ai attaché la plus grande importance. Mais, plus encore, parce que la thèse représente pour l’étudiant avancé, du moins dans nos matières, l’aventure intellectuelle primordiale. Suivre ainsi la démarche des doctorants est une tâche lourde, exigeante, exaltante souvent. On leur doit la bienveillance de celui qui est passé par là et qui prend la responsabilité de faire du thésard son égal en qualification. On leur doit tout autant la sévérité sans malveillance dont ils doivent considérer qu’elle leur rend encore plus service. Le questionnement est capital. Sans concession, mais dans l’aménité constante.

J’ai dirigé peu de thèses, si je compare le nombre de mes doctorants à celui de certains collègues, car j’avais, près des médiocres, mauvaise réputation : trop exigeant, cherchant toujours la petite bête, contestant en permanence. Exagération évidente, mais qui provoquait une sorte de sélection naturelle. C’est aux prises avec cette faune de courageux et courageuses, que j’ai éprouvé mes plus grandes satisfactions intellectuelles, et même humaines, tout simplement. Leur en ai-je fait éprouver, à l’instar du bonheur que les unes et les autres me procuraient ? J’en ai eu quelques témoignages qui font que je ne regrette rien.

Parmi ces doctorants, plusieurs ont fait une belle carrière dans les sciences de l’éducation à l’université. Je ne vais pas les citer tous, même si tous le mériteraient. J’en retiens deux, parce que dans ces sciences de l’éducation à l’université, leur nom compte autant, sinon plus, que le mien. J’ai évoqué Antonio Novoa, l’un des plus brillants penseurs portugais contemporains, éminent dans la charge, politiquement délicate, de réunir en une seule grande institution internationale les deux universités de Lisbonne. Polyglotte distingué, ayant enseigné aux États-Unis et au Brésil, il fut président de l’ISCHE (International Standing Conference for the History of Education).

Je donnerai aussi une place spéciale à Jean Houssaye, qui a fait de l’université de Rouen un des hauts lieux de la pensée de l’éducation dans la Francophonie. Il fut d’abord mon étudiant à Angers en psychologie générale. Puis je l’ai retrouvé à Paris à l’ISP, comme formateur. Professeur de philosophie dans le Secondaire, il avait la responsabilité de la formation initiale des enseignants de ce cycle. Sous ses allures de barde breton un peu cagneux, il révélait une puissante capacité d’analyse de la situation de transmission du savoir. Préparant, sous ma direction, une thèse de 3e cycle, je l’ai encouragé à passer directement à la thèse d’État, dont je le tenais capable. Ce ne fut pas, de ma part, une erreur. Son paradigme sur le « triangle pédagogique » est devenu un classique de la réflexion sur la situation d’enseignement. Il a, bien sûr, dépassé la portée banale de cette métaphore, pour faire de ce « modèle » un mode de compréhension dynamique de cette situation d’enseignement, de ses ouvertures et de ses impasses. Et il a su s’entourer de « jeunes » qui prolongent aujourd’hui à Rouen ou ailleurs le rayonnement de sa pensée.

Ce développement sur mon rapport avec les thésards me permet de contribuer à lever une erreur assez commune. On m’attribue souvent l’honneur d’avoir été le directeur de thèse de Philippe Meirieu. Ce n’est pas exact. C’est Guy Avanzini qui a dirigé la thèse de cet étudiant avancé plus que prometteur. Je fus, par contre, de son jury de thèse. Et c’est à cette occasion que j’ai « institutionnellement » fait sa connaissance et que nous avons définitivement eu partie liée. Mais, consacrant cette thèse au phénomène de « groupe » dans la situation scolaire, il avait évidemment lu et travaillé mes propres travaux et nous avions eu quelques conversations préalables assez décisives. Dans l’un de ses nombreux ouvrages, où il dialogue avec Luc Cédelle, alors chroniqueur « éducation » du journal Le Monde, Meirieu me présente comme son « mentor ». L’image me convient assez. Car, dans le Télémaque, Mentor accompagne le jeune prince, fils et héritier d’Ulysse. Il le conseille, mais il ne se substitue jamais à lui à l’heure de la décision. Au contraire, il se réjouit, tel le vieillard Siméon, de voir advenir qui fera mieux que lui et tiendra mieux que lui la place prophétique. J’ai chanté explicitement mon Nunc dimittis, parodiant Siméon, en préfaçant L’École, mode d’emploi en 1985. Et j’étais sincère. Je le suis plus encore aujourd’hui. Meirieu a une lucidité, un courage, une intelligence des opportunités dans l’éducation, une capacité de rendre cohérentes des pratiques à première vue incompatibles, que je n’ai pas. Bien sûr, il récuse cet effacement et insiste sur ce qu’il pense me devoir, s’attribuant même en public le « complexe de l’imposteur » à mon égard ! Non. Même s’il m’a emprunté quelques idées, Philippe Meirieu n’est ni mon porte-parole, ni mon disciple. L’indépendance de son œuvre, considérable, à l’égard de la mienne, plutôt restreinte, ne me paraît pas contestable. Et l’importance de son apport à la pensée et à la pratique de l’éducation, en dépit des outrages qu’il a reçus, – et peut-être aussi à cause d’eux – son authentique volonté de dialogue et de débat, font de lui l’une des figures marquantes de la réflexion sur l’éducation. Et de cette position éminente que retiendra l’Histoire, je ne suis pour rien.

4. Si vous deviez revenir sur la définition ou détermination de ce que l’on appelle dagogie, que souhaiteriez-vous exprimer ?

Le terme « pédagogie » connaît depuis une vingtaine d’années un usage médiatique quasi banalisé. En cette fin de 2021, la notoriété de la formule se trouve d’ailleurs renforcée par les débats, les incompréhensions et les refus obstinés autour de la pandémie de Covid-19, et, dans le domaine proprement politique, par la perspective de la campagne pour l’élection présidentielle de 2022. Le Président de la République parle ce soir, mardi 9 novembre, à la Nation, et il s’est évidemment trouvé hier un chroniqueur télévisé pour (le ?) prévenir qu’il lui faudra « faire montre de pédagogie ».

On est évidemment loin ici d’autres usages qui peuvent être faits de ce terme reçu des siècles passés, dans le domaine que la présence du « παῖς » (l’enfant, le jeune serviteur, l’esclave) fait désigner spontanément comme « pédagogique » ! « Le » domaine ? Au singulier ? Disons plutôt « les » domaines, au pluriel : car la mère de famille qui tente d’éduquer sa marmaille fait-elle preuve de la même activité humaine que l’enseignante qui tente, de son côté, d’instruire ses élèves ? Le débat éduquer/instruire a fait couler des flots d’encre d’imprimerie tout au long des xixe et xxe siècles. Et les deux verbes, jugés antagonistes par des esprits distingués, ne sauraient, quoi qu’il en soit, être englobés sans réflexion intellectuelle par le terme « pédagogie », même si la chose peut paraître faisable.

On fera alors deux remarques, et d’abord un rappel. On notera au passage – et, justement, non sans cette métaphore du passage – que dans l’Antiquité grecque, le « pédagogue » n’était ni le parent, ni le maître, mais le serviteur, voire l’esclave, qui conduisait l’enfant de la maison à l’école. Des trois acteurs, c’est celui auquel l’on porte la moindre attention qui est désigné comme le « pédagogue », car il « fait passer » materialiter et en position très subalterne. Et voilà que la désignation « pédagogue » tend à englober les deux autres, mais spiritualiter (si l’on peut dire). Et en position hiérarchique. Car le parent, comme l’enseignant ont bien pour mission humaine d’assister des humains à « passer » d’un état à un autre, d’un stade à un autre, d’une croyance à une autre, d’une ignorance à une autre (ce savoir qui sait qu’il ne sait pas, par exemple), etc.

En second lieu, si on en revient aux politiques ou aux managers contemporains, « faire preuve de pédagogie » est pour eux se montrer capables d’expliquer un projet, une décision, les aléas d’une situation. Mais expliquer, dans leur cas, c’est aussi s’expliquer car ils sont tout sauf désimpliqués dans la quête du résultat. S’ils cherchent à faire admettre, c’est, pour, « en même temps » comme dit l’autre, se faire admettre. Or, quel que soit le domaine où s’exerce ce rapport inégalitaire à l’autre, que constitue tout lien qualifiable de « pédagogique », que l’autre soit foule, groupe ou individu (ou, souvent, les trois à la fois !), il y a là une leçon universelle à tirer : qui explique s’explique, qui cherche à faire admettre, cherche à se faire admettre. C’est vrai aussi du parent et de l’enseignant, comme du politique ou du manager. En conséquence, la distinction entre objectivité (qui explique) et subjectivité (qui s’explique), même si elle est sous-jacente à l’opposition, certes conceptuelle, entre instruire et éduquer, n’est pas pertinente car il s’agit toujours, dans l’un et l’autre cas, de « pédagogiser », comme titrait Félix Pécaut à la fin du xixe siècle. L’éducable, l’apprenant, l’élève (appelons cet assujetti comme on voudra !) « aime » ou n’« aime pas », les mathématiques par exemple. Et penser à ces dernières véhicule encore pour le vieillard de quatre-vingt-dix ans, au sein du défilé de ses propres enseignants d’hier, l’image, révérée ou moquée, des individus qui ont tenté de les lui faire apprendre. Certains de ces « passeurs » étaient à ses yeux bien médiocres. Et leur image est plutôt ternie. Mais, pour d’autres que le mauvais élève que j’étais, quelque chose « passait ». Alors, ces élèves « passaient ». Ils « passaient outre » à l’occasion de cette rencontre avec la chose passante. D’autres, dont je fus, demeuraient « dans l’impasse ». Mais la métaphore du passage n’est pas trahie par cette dernière image. Bien au contraire. Car si une démarche peut être dite « pédagogique », c’est parce qu’elle est toujours menacée de se manquer.

5. Pourriez-vous retracer votre parcours de chercheur, dans ses principales étapes, et vos contacts, vos coopérations, vos divergences avec d’autres chercheurs ?

« Être en recherche » / « Faire de la recherche »

Jean-Claude Filloux, dans un article d’Orientations je crois, au cours des années 1970, avait bien marqué la différence fondamentale entre deux attitudes où apparaît le mot « recherche ».

L’une et l’autre correspondaient à deux états d’esprit, à la fois parallèles et enchevêtrés, de ces années-là. Un héritage des événements de 1968 fut de confirmer que vacillaient déjà, sans qu’on s’en rende vraiment compte, maintes certitudes en tout domaine. Il s’agissait, dès lors, d’« être en recherche », avec comme corollaire que n’occupe plus la première place la satisfaction de « trouver ». Mais Filloux oppose à cette vue, qui invite à une sorte de pèlerinage interminable aux relents quasi religieux, l’expression « faire de la recherche », construction intellectuelle de variables dépendantes et indépendantes, mise en œuvre de paradigmes qui tranchent avec la « quête » d’objets idéaux ou idéalisés, restauration de la scientificité dans la connaissance de l’univers et dans celle, propre, de l’humain. Et, dans cette perspective, il est notoirement insuffisant d’« être en recherche », il est important de « trouver », fut-ce à titre provisoire, ce que tout scientifique admet.

J’ai vécu cet enchevêtrement des deux attitudes dès ma formation universitaire (1957-1959), mon enseignement de philosophie en École normale (1959-1964) et mon premier assistanat en psychologie générale (1964-1968). Car autant je me sentais d’accord avec Filloux pour ne pas ramener l’action humaine de « faire de la recherche » au sentiment d’« être en recherche », autant je concevais que la mobilisation pour la première exigeait l’état d’esprit, certes démystifié, de la seconde.

« Qu’est-ce qui est en train de se fabriquer ? » / « Qu’est-ce que je fabrique ? »

J’ai, très tôt je pense, formulé mon attitude fondatrice à l’égard de la « recherche », dans les sciences de l’éducation qui se fondaient à cette époque (1967) par une question dont les réponses peuvent témoigner de la « recherche » sous les deux acceptions dégagées par Filloux : « qu’est-ce qui est en train de se fabriquer ici ? » et « qu’est-ce que, moi, je suis en train de fabriquer ? ». Ainsi, en classe terminale de philosophie, mener, parallèlement à Marie-Joelle Dardelin dans sa propre classe, une « expérience non directive » (La Liberté d’apprendre, 1967) inspirée des travaux de Carl Rogers, m’a conduit à mettre en place des instruments (les catégories de Porter, les analyses sociométriques de Moreno) qui permettaient de mieux déterminer « ce qui se fabriquait » dans cette classe. D’une certaine manière, je « faisais de la recherche » dans une classe-laboratoire. En même temps, introduisant dans un établissement scolaire, des manières de procéder en rupture avec les errements habituels, je ne pouvais pas ne pas m’interroger moi-même sur « ce que j’étais en train de fabriquer », avec mes élèves, non sans rapports plus ou moins conflictuels avec des collègues, mes supérieurs hiérarchiques et le « système scolaire » en général. Il s’agissait de déployer une stratégie très personnelle, engageant mes propres idéaux comme mes propres rébellions, où je prenais des risques et en faisais prendre. Je pouvais prétendre, face aux incertitudes de cette situation, neuve pour tout le monde, « être en recherche » ! Le principal contact qui m’a permis de « tenir » et de développer mon « expérience » fut celui d’André de Peretti qui était en train de devenir, dès ce moment, l’un des meilleurs connaisseurs de Carl Rogers, tout en étant un conseiller (parfois) écouté des patrons de l’Éducation nationale.

Paradoxalement, c’est ma période d’assistanat auprès d’Honoré Lesage, professeure de psychologie générale à l’UCO d’Angers, qui s’avère la moins consacrée à la « recherche » pure. Pas de laboratoire. Pas d’équipements. Je l’ai dit plus haut : un rôle médiocre de répétiteur, dépendant strictement du programme de recherche des « collègues » de Poitiers.

Anthologie des psychologues français contemporains (1969)

En revanche, les circonstances me donnèrent l’occasion de jouer, dans l’univers de la psychologie universitaire, un rôle sans commune mesure avec mon modeste statut d’assistant (et d’une université catholique en plus !). Les Presses universitaires de France avait sollicité l’avis de Paul Fraisse pour la rédaction d’une Anthologie des psychologues français contemporains. Fraisse voyait tout de suite les risques de l’opération : être assuré par une coterie qui privilégierait ses membres et ses collatéraux, en « oubliant » les têtes qui ne leur revenaient pas. Ne désirant pas assurer lui-même cette publication, il fit appel à Honoré Lesage, dont j’étais l’assistant. Lesage était connu pour ses traductions de l’américain que Bourdon, puis Piéron, puis Fraisse lui avaient commandées pour des ouvrages à paraître aux Presses universitaires. Mais il était, en définitive, un marginal. Néanmoins son appartenance à une université catholique semblait garantir, aux yeux de Fraisse, l’objectivité et l’honnêteté (sic) que ce dernier souhaitait pour l’Anthologie !

Lesage mit comme condition de m’associer à l’affaire. Or il se trouva qu’il tomba à ce moment très gravement malade. Il convint avec Paul Fraisse, qui se souvenait de mon stage dans son labo, de me laisser la responsabilité de l’entreprise. Fut-ce de la « recherche » que de sélectionner des auteurs pour cet ouvrage ? J’en sortis, de toute façon, après avoir lu des milliers de pages et retenu un certain nombre de concepts fondamentaux des recherches psychologiques en cours ! J’ai eu contact avec tous les sélectionnés, leur demandant de répondre à un questionnaire dont les réponses sont déposées aux Archives Jean-Jacques Rousseau à Genève, avec mes propres archives. Et, sur la suggestion pressante du directeur des PUF, je rendis visite aux deux psychanalystes-enseignants les plus notoires du moment : Daniel Lagache et Jacques Lacan, pour des conversations qui mériteraient chacune un long compte-rendu !

Conversation avec Daniel Lagache (1968)

Lorsque j’ai suivi les cours de psychologie générale d’Honoré Lesage à l’UCO à Angers en 1958-1959, le nom de Lagache me fut d’emblée familier car Lesage s’y référait avec régularité, comme d’ailleurs tout professeur de psychologie à l’époque. Lagache, philosophe, psychologue et psychanalyste, était un maître sinon incontesté du moins reconnu et, pour beaucoup, tout simplement « le » maître. Lesage nous engageait à travailler les cours de Lagache, dans le Bulletin de Psychologie. Ce dernier, dirigé par Dimitri Voutsinas, n’était encore dans les années cinquante, qu’un assez modeste recueil des notes d’étudiants prises aux cours de la Sorbonne. Devenu l’assistant d’Honoré Lesage, puis son suppléant, j’ai poursuivi et même amplifié ma connaissance de l’œuvre de Lagache qui correspondait assez étroitement avec mes propres préoccupations intellectuelles. Je me souviens d’un de ses cours sur « le changement », me demandant à l’époque comment on pouvait tenir une année de cours de psychologie sur ce thème. Je ne me poserais plus cette question naïve aujourd’hui à l’heure des « gender studies » et du « gender reversal » !

L’ouvrage de Lagache de 1949, L’unité de la psychologie, représentait encore le meilleur effort de synthèse entre des tendances que d’autres s’efforçaient d’opposer intellectuellement et institutionnellement : psychologie expérimentale vs psychologie clinique, psychologie sociale vs psychologie générale. Un professeur comme Lesage, agrégé de philosophie, traducteur des grands manuels de psychologie sociale américains, Festinger et Katz, Kretch & Cruchfield, et se voulant disciple de Politzer, était proche de la pensée de Lagache quand il montrait l’imbrication obligée de ces disciplines. Et je le suivais sur ce terrain.

Cependant, l’éclatement de la Sorbonne après les événements de 1968, irait dans l’autre sens et confirmerait la rupture : psychologie expérimentale à Paris V, psychologie clinique à Paris VII. Elle s’illustrait anecdotiquement par l’éloignement institutionnel des deux Pagès : Robert Pagès, professeur de psychologie sociale expérimentale à Paris V, Max Pagès, professeur de psychologie sociale clinique à Paris VII ! L’unité de la psychologie n’était-elle qu’une utopie sous la plume de Lagache ? C’est à cette question que, sélectionnant un passage du livre de 1949, j’essayais de répondre en construisant le propos de notre Anthologie des psychologues français contemporains, vingt ans après, en 1969.

Le directeur littéraire des Presses universitaires de France (PUF) m’avait fortement incité à rendre visite à Lagache et à Lacan et à soumettre à ces « maîtres » le passage de leur œuvre que j’avais retenu. C’était d’ailleurs les deux seuls dont il pensait opportun que je requiers l’avis. Je demandai donc une entrevue au professeur Lagache, sur recommandation du directeur des Presses, ce qui me valait un passeport des plus valides… J’avais, pour Lagache, que je n’avais jamais rencontré personnellement et qui ne me connaissait pas, un attachement à la fois rationnel et irrationnel. Rationnel : le développement précédent le montre. Irrationnel : je portais le même prénom que lui ! Lagache me reçut très aimablement. Il me questionna sur le travail de l’Anthologie et la portée à la fois intellectuelle et institutionnelle de nos choix à l’heure où l’unité de la psychologie, telle qu’il l’avait fait pressentir, à défaut de la démontrer, avait volé en éclats. Il approuva la sélection que j’avais faite dans son œuvre, dont je lui avais montré que je la connaissais depuis ma propre formation.

Notre conversation prit soudain un tour inattendu, rendu sans doute possible par la sympathie évidente que je portais à ses écrits et la connaissance que j’en avais. Il me demanda à brûle-pourpoint : « Et votre prénom, comment vivez-vous avec ? ». Ainsi, comme moi de mon côté, il n’était pas insensible au fait que nous portions l’un comme l’autre ce prénom de Daniel. « Vous savez », poursuivit Lagache, « ce qu’il signifie en hébreu ? » Je le savais. Bien sûr que je le savais et que j’avais payé le prix pour le savoir ! Lagache continua : « Dieu-me-juge », vous trouvez ça facile à porter ? » Et me voilà à disserter, moi, petit assistant inconnu, avec l’un des plus célèbres psychanalystes-enseignants du moment, sur la portée du verbe « juger », sa signification pervertie par la culpabilisation chrétienne du Dies Irae par exemple, la nécessité (?) humaine de projeter l’espérance d’un « juste Juge », garant de l’impossible approche de la vérité de soi.

Vers 1980, à Genève, je croisais régulièrement dans les couloirs de la FAPSE (faculté de psychologie et des sciences de l’éducation) Daniel Karlin, le réalisateur de télévision qui venait de produire La raison du plus fou. Il donnait un cours au service audiovisuel de la faculté. Je l’abordais pour lui dire que j’avais vu et apprécié son émission et je me présentais. Et ce fut immédiatement, exactement la même question que m’avait posée Lagache : « comment vivez-vous un pareil prénom ? » Karlin, athée ou au moins agnostique, me raconta alors que sur son lit de mort, son père, israélite pratiquant son judaïsme, lui avait fait comme dernière recommandation : « Pense à ce que signifie le prénom que je t’ai donné ».

Mes parents en me prénommant Daniel, alors que mon jumeau recevait le prénom de Jean-Yves, ignoraient l’un comme l’autre la portée métaphysique puissamment interrogative de leur choix. Lagache, lui, le savait. Et Karlin.

Conversation avec Jacques Lacan (juillet 1969)

Rencontrer Lagache, c’est rencontrer l’universitaire respectable et respecté. Lagache incarne à sa manière « moderne » l’université reçue de Gréard : cinquante après, il ouvre la vieille Maison aux sciences humaines les moins « dures » (la sociologie a fait son entrée avec Durkheim mais au prix d’un scientisme que Lagache ne partage pas) : psychologie et psychanalyse obtiennent, grâce à lui, droit de cité. Mais dans les règles de l’institution du savoir telles que l’université en détient le monopole en vue du bien public.

Rencontrer Lagache en 1968, c’est se voir confirmer d’être en présence d’un grand monsieur. Rencontrer Lacan à la même époque, c’est bénéficier de la faveur d’être admis à côtoyer une star. À ce moment de l’Histoire, c’est l’image de Lacan qui s’impose et que des centaines d’intellectuels, parmi les plus titrés et les plus raffinés, entretiennent de leur engouement. Or l’engouement est une des faiblesses du monde intellectuel. Que reste-t-il de Sartre et de l’impérialisme de sa pensée, qu’il nous fallait aduler comme par devoir en méprisant Camus, « ce Saint-Exupéry… et encore, sans avion » comme le bafouait le sartrien Jean Cau dans L’Observateur ? Que reste-t-il d’Althusser, véritable dictateur de l’orthodoxie marxiste, quand les innombrables disciples disciplinés, singeant la maîtrise du maître, se refusaient à entrevoir les faiblesses du « pauvre homme » que ce maître était aussi ?

On s’engoue de même de Lacan. D’autant que Lacan est un rebelle, un « personnage » qui est à lui-même sa propre institution. Il a rompu avec le freudisme officiel. Il enseigne en marge de l’université. À midi. Comme s’il voulait distribuer le pain de sa parole à l’heure où les gens ordinaires font leur pause pour se restaurer. Lacan sait qu’il est l’objet de cet engouement. Le méprise-t-il au fond de lui-même ? Toujours est-il qu’il semble en cultiver l’aura, faite autant de rumeurs soigneusement entretenues que de faits vérifiables. La star est un personnage imaginaire dont la caractéristique est de n’être pas qu’imaginaire.

Petit assistant de province, même une fois « monté à Paris », je ne participe en rien à cette quasi-frénésie. Mais l’imagerie parisienne qu’elle suscite est connue dans le milieu, y compris dans ses territoires les plus reculés ! Quand on ne s’engoue pas, on se gausse. Et il peut y avoir de quoi ! Pour me procurer les biographies des auteurs que je retiens, il n’existe pas de Wikipédia, à cette époque. Les Presses universitaires m’abonnent à SVP, un service qui, contre rétribution, fournit les informations les plus diverses dont les rédacteurs ont besoin. Je trouve un curriculum vitae très complet de Lagache. Mais de Lacan : rien. SVP me fait savoir que Lacan a toujours refusé que la moindre information soit diffusée au sujet de sa vie privée et qu’en particulier, le service ignore sa date de naissance ! Caprice de diva ?

Cependant, le peu que j’ai lu de Lacan me fait subodorer qu’il y a dans ses écrits autre chose qu’une verbomotricité mallarméenne dont il cultive la talentueuse rhétorique dans son célèbre Séminaire. J’ai lu ses premiers articles des années 1930 dans le volume IV de la célèbre Encyclopédie française dirigée par Anatole de Monzy. Limpides et instructifs. Ce Lacan-là est un psychiatre surdoué. C’est plus tard que l’ésotérisme de sa profération du savoir devient l’une de ses façons de penser et d’écrire. Et même là ! Même là, le dessein s’impose, dans sa rationalité. Oui, sa rationalité. Et même sa rationalité freudienne. Jamais personne n’avait conjugué de cette manière la perlaboration langagière erratico-vaticinante, aux allures de liberté surréaliste, du « ça parle », avec la maîtrise discursive et rusée du « je parle ».

Je ne participe pas à l’engouement, qui me paraît tellement d’un parisianisme superficiel et mondain, mais j’admire la performance du rhéteur, qui n’est pas que cela.

C’est dans cet esprit que je prends rendez-vous avec Jacques Lacan, muni du précieux sésame de la recommandation du directeur des Presses universitaires de France. Je me souviens que ce devait être en juillet. Sans doute juillet 1968. C’était un matin. Il faisait déjà très chaud. Je me rends à l’adresse de son cabinet de consultation, dans le VIIe arrondissement si mes souvenirs sont exacts. Lacan me fait asseoir en face de lui devant son bureau. Il est conforme à l’image bien connue : chevelure abondante grisonnante soigneusement massive et ondulée, petites lunettes cerclées finement, le célèbre nœud papillon au col d’une chemise rose. Cette dernière, sans doute mal ajustée dans le pantalon, s’ouvre soudain et il m’est donné d’apercevoir le nombril du maître. J’ai gardé mon sang-froid de visiteur subalterne et respectueux. Mais le vers d’un cantique me revient à ce moment-là à l’esprit, un vers dont, enfants, nous faisions une sorte de contrepèterie : « Ton Nom brille au plus haut des cieux » devenait évidemment « Ton nombril au plus haut des cieux ». Stupide, certes. Et, dans la circonstance, peu propice à la concentration intellectuelle. Je me suis vanté quelquefois, pour rire, de proposer d’ajouter à mes titres sur ma carte de visite « l’homme qui a vu le nombril de Lacan ». Cela dit bien la quasi-divinisation du personnage à laquelle, tout en raillant, on se laissait aller.

Cependant cet épisode se passe en quelques secondes et Lacan me donne la parole. Je lui expose le projet des Presses, mes choix généraux et le choix particulier que j’ai fait d’un assez long passage de son célèbre commentaire de la Lettre volée d’Edgar Poe. « Comment présentez-vous ce commentaire ? » me demande Lacan. Je lui passe mon texte. Il en prend rapidement connaissance : « C’est intelligent, ça. Juste ce qu’il faut dire. Pas de contresens. Au contraire. On écrit beaucoup de sottises au sujet de mon commentaire de la Lettre volée. Ce n’est pas votre cas. J’approuve ». Il me regarde déjà d’un autre œil. Autre question : « pouvez-vous me dire quelle place vous donnez à mon texte ? Il y a des voisinages que je pourrais trouver comiques ! » Je lui présente la table des matières : il occupe la partie conclusive et voisine avec le seul André de Peretti, dont le voisinage n’attire aucun commentaire de sa part. C’est lui qui relance la conversation : « Vous êtes à l’Institut catholique… comment se sont passés les événements de mai chez vous ? » Je lui réponds qu’à l’instar des universités publiques, les universités catholiques ont connu l’agitation, parfois même véhémente, des mouvements étudiants et que si la violence n’a pas été jusqu’à l’occupation des locaux, il a fallu des médiateurs, dont je fus.

Lacan alors me fait tout un exposé sur le gauchisme qui, selon lui, est essentiellement rongé par la culpabilité à l’égard des masses paupérisées dont il désespère de les extraire de leur misère, alors que les conservateurs (et j’ai alors l’impression qu’il assimile étudiants et enseignants de l’Institut catholique à cette catégorie politique), même si on peut leur reprocher leur paternalisme, ne sont pas aux prises avec cette culpabilité qui débouche sur la violence par impuissance. « C’est la même chose, ajoute-t-il, pour la sexualité. Un bon conservateur croyant fornique : il s’en confesse, et basta ! Vous pourriez proposer à votre recteur de tendre un calicot sur la grande entrée de votre institut : “Ici, on baise autant qu’ailleurs !” Et ce serait sans doute la vérité ! J’admire au fond cette liberté d’esprit potentielle, même si je n’adhère évidemment pas aux croyances qui la rendraient possible ». Je tente de lui répondre que la culpabilité névrotique est malheureusement aussi répandue, sinon plus, dans les rangs du christianisme catholique tel qu’il s’est constitué autour de l’horreur du sexe et la répulsion à l’égard de la femme. Il me dit que le christianisme comportait, au départ, une grande capacité de renverser l’ordre établi et de modifier l’humain. Et sans violence. Mais ça n’a pas marché ! Il reste un instant pensif, puis il ajoute : « tenez, Hameline, on me présente comme le psychanalyste attitré des belles dames du xvie oisives et fortunées. Mais ce n’est pas à leur chevet que je trouve ma véritable raison de pratiquer la psychanalyse. J’en apprends plus en m’occupant d’enfants gravement déficients du fait de leur enfance meurtrie, et même d’enfants psychotiques. Mais, dites-moi, vous qui êtes dans un institut catholique, vous connaissez ce passage des Évangiles qui dit quelque chose comme : je te remercie, Père, d’avoir caché cela aux habiles et aux savants, et de l’avoir révélé aux tout petits ? Voilà mon métier véritable, l’écoute des petits. Le reste… »

Lacan m’a alors invité à traverser la rue avec lui pour se rendre à son appartement dans l’immeuble d’en face (« Vous ne me voyez pas recevoir mes patients chez moi ! Une promiscuité insupportable ! »). Je ne me souviens plus si la personne qui nous y a servis était sa conjointe ou sa domestique. Il m’a offert l’apéritif et s’est mis à dévorer à pleines dents un paquet de bretzels. Puis, j’ai eu droit à un passionnant cours d’histoire de la psychologie. Je retrouvais là le Lacan de l’Encyclopédie française. C’était merveilleux à entendre, merveilleux d’érudition dominée, de vues cavalières inattendues, de jugements équilibrés et fondés. J’ai rarement écouté avec cette satisfaction tranquille de me trouver devant un détenteur d’un savoir intact et profond désireux de le partager. Était-ce, en même temps, une entreprise de séduction ? Quelqu’un de ses familiers m’a assuré qu’il était très rare qu’il invite un visiteur venu pour des raisons professionnelles, à traverser la rue pour être admis dans sa sphère privée. Et Lacan n’a pas manqué de m’inviter à venir à son Séminaire hebdomadaire.

Avant de prendre congé, je lui ai quand même signalé que SVP ne m’avait fourni aucune information sur son CV et qu’il me fallait bien une notice biographique le concernant : « Mais, mon pauvre ami, qu’est-ce que vos lecteurs ont à faire de savoir la date de naissance de Lacan ? Je vous enverrai cette notice que je rédigerai moi-même et c’est elle que vous transcrirez, telle quelle, dans votre Anthologie ». Quelques jours après je recevais un pneu contenant un mot aimable et la notice promise. Cette dernière figure in extenso dans l’Anthologie et je suis assez fier d’avoir provoqué et publié la note biographique de Lacan par lui-même. Mais il ne semble pas que les lacaniens qui ont écrit l’histoire de leur maître en ait eu connaissance. Élisabeth Roudinesco, par exemple, ne la cite pas. Il est vrai que je n’appartenais pas à leur milieu intellectuel et que cette Anthologie, quoique parue aux Presses universitaires de France, ne méritait pas leur attention… Le pneu de Lacan, sa lettre et sa notice, figurent aux Archives IJJR, dans mes archives personnelles.

À l’Institut supérieur de pédagogie (1966-1972)

À l’Institut supérieur de pédagogie (1966-1972), mon activité de « recherche » est à la fois collective et individuelle. Faisant fonction de directeur des études, il me revient de coordonner les interventions des enseignants. L’ISP fait appel à des personnalités fortes mais diverses, aux spécificités parfois contradictoires. Certaines de ces personnalités se consacrent, en même temps qu’à leurs tâches de formateurs et d’enseignants, à une activité éditoriale bientôt de premier plan dans les sciences de l’éducation naissantes. C’est le cas de Didier-Jacques Piveteau et Étienne Verne, par exemple, qui font de la modeste revue des Frères des Écoles chrétienne Orientations un des véhicules majeurs de la pensée pédagogique en langue française. Le comité de rédaction, dont je fais partie, est le lieu d’un débat permanent où le souci éditorial se confond avec le dessein innovateur et la réflexion stratégique. C’est un haut lieu de pensée.

À l’Institut, je propose à l’ensemble de mes collègues de nous retrouver toutes les semaines pour un « séminaire de formation mutuelle » (sic). Ce n’est pas un laboratoire de recherche patenté et subventionné. Mais le terme « laboratoire » peut être retenu pour désigner ce lieu d’« élaboration » interdisciplinaire et de confrontation des connaissances et des pratiques éducationnelles ainsi que des multiples angles sous lesquels il est cohérent de les prendre. C’est Verne qui, le premier, perçoit, dès le début des années septante, analysant la retombée de l’effervescence « groupiste » dans l’éducation scolaire ou universitaire, ce qu’il appellera, et moi après lui, le « retour de la didactique ». Il est le premier à voir un avenir à l’entrée dans la pédagogie par les objectifs. Je vais dès lors faire de cette « entrée » l’un de mes thèmes personnels de recherche. Mais je commence par m’intéresser de près à ce qui semble se présenter comme une sorte d’application de cette « entrée » : l’enseignement programmé. Cela m’amène à travailler, assez solitairement, la littérature américaine et britannique sur la question. Je fais traduire, dans la collection que je dirige aux Éditions ouvrières, « Point d’appui/Éducation », An Introduction to Educational Psychology de E.Stones (Londres, 1966) par Jacques Drouet, sous le titre Introduction à la psychopédagogie (Paris, 1973). C’est dans cet ouvrage que je rencontre pour la première fois l’œuvre de Vygotski et de ses disciples, dont Leontiev, un chercheur soviétique éminent, dont Paul Fraisse parlait avec estime au temps de mon stage. Ne pratiquant pas le russe, je prends connaissance avec régularité de l’excellente revue en anglais Soviet Education. Et je peux alors opposer la « programmation » des apprentissages selon les méthodes américaines et selon les méthodes soviétiques issues clandestinement de Vygotsky, car ce dernier, objet de la méfiance des staliniens, disparaît prématurément en 1935, emporté par la tuberculose. Je publie sur cette question avec un peu de malice, sachant que des universitaires français appartenant au Parti communiste ont ces œuvres sous le coude mais se trouvent astreints au silence par crainte de manquer d’orthodoxie stalinienne ! C’est l’ISP de l’Institut catholique qui prend le relai en quelque sorte !

Mes thèses

La spécificité de cette activité individuelle de recherche ne m’empêche pas de me préoccuper de la préparation d’une thèse. Je me suis inscrit en 3e cycle à Paris-VII avec l’intention de présenter une thèse de 3e cycle sur Maine de Biran ! La condition obligée est de participer au séminaire de Levy, qui est une sorte de dynamique de groupe où je rencontre des gauchistes et d’ex-gauchistes. Je me fais embarquer à écrire dans Politique-Hebdo où je fais la connaissance d’Hervé Hamon !

En même temps, je songe à armer ma qualification dans les universités catholiques en présentant une thèse devant la faculté de philosophie de l’ICP. Seul parmi les cinq instituts catholiques de France (Paris, Lyon, Lille, Toulouse, Angers), l’Institut catholique de Paris bénéficie du statut d’université pontificale à l’égal de celles de Rome (université grégorienne, université du Latran). Il peut décerner le titre de docteur en philosophie des facultés pontificales. Évidemment, ce titre, à cette époque-là, n’a pas d’existence légale aux yeux du gouvernement de la France laïque qui détient seul, en France, le pouvoir légitime de la collation des grades et ne dispose d’aucun accord avec le Saint-Siège pour reconnaître les diplômes qui sont décernés en son nom. Philippe-Alexandre Rey-Herme qui, tout en enseignant l’histoire de l’éducation à l’ISP est professeur à la faculté de philosophie, accepte de prendre la fonction de directeur de thèse. Je remplis les formalités nécessaires (dont je ne me souviens plus quelles elles étaient). Fin décembre 1968, je me cloître pendant quinze jours (le jour de l’an, je ne sortirai qu’à 18h pour acheter Le Monde et le kiosquier sera le seul être humain avec lequel j’échangerai des vœux de bonne année, car je n’ai même pas le téléphone), et je « bâcle » un pensum de 400 pages, non sans utiliser de la matière déjà parue dans Orientations. Mais l’essentiel est quand même une réflexion originale dont la relative facilité pour en accoucher sur le papier témoigne qu’elle était en gestation, plus ou moins consciente, pendant tout ce temps d’hyper-activité.

Je ne sais plus à quel moment j’ai déposé la thèse. La faculté l’accepte, constitue un jury : Alexandre Rey-Herme, le directeur, Pierre Colin, un très remarquable historien de la philosophie, futur doyen de la faculté, Antoine de la Garanderie, professeur à la faculté des Lettres et chargé d’un cours à l’ISP où il enseigne sa fameuse « gestion mentale ». Je soutiens cette thèse en juin 1969. Débat instructif et sans concession avec les membres du Jury. Verdict : doctorat accordé « singulari prorsus laude », la distinction la plus élevée ! J’en suis presque accablé tant il me semble n’avoir servi au jury qu’un tissu d’élucubrations personnelles mises plus ou moins adroitement bout à bout.

Je donne connaissance de ce document à mon directeur de 3e cycle à Paris-VII, Paul Arbousse-Bastide, qui, depuis quelque temps déjà, me suggérait de passer d’une thèse de 3e cycle, carrément à une thèse de doctorat d’État. Intéressé par le texte que je lui remets, il n’hésite pas à m’engager à en tirer parti. Il prend lui-même l’initiative de consulter la présidence de Paris-VII, qui interroge son juriste. La réponse de ce dernier est formelle : la thèse soutenue devant l’Institut catholique de Paris n’a aucune valeur devant l’État français. C’est un pur acte privé. Juridiquement, il n’y a pas de thèse ! La présidence de Paris-VII considère donc que le doctorant peut en faire l’usage que son directeur de thèse à Paris-VII jugera opportun. Arbousse-Bastide me conseille alors d’abandonner Maine de Biran, et de reprendre le texte de la thèse soutenue, de considérer sa soutenance devant un jury de l’ICP comme un exercice privé préalable, de tenir le plus grand compte des observations de ce jury en modifiant les passages que les jurés ont pu trouver discutables, de remplacer plusieurs chapitres afin de différencier, malgré tout, les deux objets et de présenter la thèse ainsi modifiée et révisée devant un Jury de Paris-VII.

Ce Jury est constitué : Paul Arbousse-Bastide, Philippe-Alexandre Rey-Herme, Georges Snyders, professeur de sciences de l’éducation à Paris-V et Max Pagès, professeur de psychologie sociale clinique à Paris-VII. Entre-temps, Jacques Ardoino avait pris connaissance du tapuscrit de la thèse et décidé de publier l’ouvrage dans la collection qu’il dirigeait chez Gautier-Villars ! J’ai donc soutenu ma thèse de doctorat d’État sur les premières épreuves du futur livre ! Le matin même de la soutenance, j’ai siégé pendant trois heures au conseil d’administration de l’université pédagogique d’été. Et lorsque j’ai pris congé des participants en disant que j’allais, de ce pas, soutenir ma thèse de doctorat d’État, cette information fut reçue poliment mais dans une parfaite indifférence. La soutenance eut lieu dans un sous-sol de Paris-Jussieu (j’avais rêvé de la Salle Liard à la Sorbonne !). La salle était mal balisée et des invités errèrent un long moment dans ces couloirs peu éclairés. Quand je pénétrai dans la salle, je vis cette scène surréaliste : mon directeur de thèse, Arbousse-Bastide, assisté de Snyders, en train d’épousseter les tables (je ne sais avec quoi ! Leurs mouchoirs ?) recouvertes de poussière ! Parmi les membres du Jury, ce fut Max Pagès qui se montra le plus difficile. Je me souviens de l’exorde de son intervention : « je n’arrive pas à me décider, je suis arrivé ici ayant trouvé votre ouvrage détestable et résolu à le critiquer très sévèrement, mais, je ne vous connaissais pas et, à entendre votre exposé de soutenance, je m’aperçois que je me suis fait de vous une image qui ne correspond en rien à ce que je vois et entends ici. C’est une situation très insolite, assez inconfortable. Mais je vous dirai crûment mes objections, comme je les ai préparées ». Il tint parole et fut très critique. Ce fut Snyders, mon « ennemi intime », qui tempéra, si mes souvenirs sont bons, les propos de Max Pagès. J’obtins la mention « très honorable » et je choisis la spécialité « sciences de l’éducation ». Je sais que Jacques Ardoino m’a tenu grief de cet « arrangement » entre les deux thèses. En réalité, il n’y avait rien d’illégal à cette réutilisation. La chose ne serait pas possible aujourd’hui, et d’ailleurs pas nécessaire, puisque l’État français et le Saint-Siège ont passé des accords pour que les diplômes des universités pontificales, canoniquement reconnus quand ils sont décernés au nom du Saint-Siège, aient valeur aux yeux de la République française.

À Dauphine (1974-1981)

La recherche a été l’une des composantes essentielles de mes tâches à l’université de Paris-Dauphine. Je peux les regrouper en quatre ensembles. Le premier tient évidemment aux objectifs de ma nomination : j’ai dû mener une importante investigation sur l’état de la pédagogie universitaire, principalement au Québec. Mais il s’agit d’une recherche purement documentaire, les possibilités d’expérimentation ayant été réduites quasiment dans l’œuf par l’échec (annoncé) de ma mission.

S’occuper pendant la vacance d’emploi

Le deuxième ensemble est en rapport avec la période de « vacance » qui suit la fin de la tentative de pédagogie universitaire. J’ai mené des travaux personnels de préparation documentaire pour mon futur livre sur les objectifs pédagogiques, ainsi que des sessions de formation expérimentant cette piste. J’ai même eu l’occasion de tourner deux films pédagogiques pour l’IPN (Institut pédagogique national, qui devait devenir INRP Institut national de la Recherche pédagogique). Recherche ? Oui, car il y a là autant que la confection d’instruments pédagogiques, expérimentation éclairant en principe mes propres travaux sur les objectifs pédagogiques.

Le premier de ces films, que je n’ai jamais visionné, tourné dans des conditions quasi désastreuses, est la captation filmée d’une double session d’enseignants en vraie grandeur : l’une au cours de laquelle des formateurs préparent leurs interventions, l’autre où les futurs formés préparent les questions qu’ils aimeraient poser à leurs formateurs. Le but « pédagogique » de l’opération est de montrer le décalage entre la conception que se font de leurs objectifs, de part et d’autre, les formateurs et les formés. Je me souviens qu’il s’agissait de réparation automobile. Les « formateurs » préparaient un exposé sur le moteur à quatre temps, pendant que les futurs « formés » posaient parmi les questions : « je cale en haut du col du Simplon, qu’est-ce que je dois faire ? ». Le metteur en scène ayant fait « faux bond », nous avons improvisé nos propres scènes sans aucune possibilité de reprise : les enseignants recrutés pour tourner le film (des profs du technique venant, pour un après-midi, d’un lycée de Picardie, je crois) se sont montrés très coopératifs, voire amusés par cette situation quasi ubuesque, et j’ai essayé, quant à moi, de sauver mon scénario ! Mais je n’ai jamais eu le courage de voir le film !

Le second est intitulé Goûter l’art de Van Gogh et met en scène un professeur d’arts plastiques et ses élèves étudiant Van Gogh en utilisant l’entrée dans la pédagogie par les objectifs. J’ai écrit le scénario et les dialogues. Le tournage nous a transportés au chevet de l’église d’Auvert-sur-Oise et auprès du Pont d’Arles. Ce fut pour moi une expérience très instructive car le film disposait d’un réalisateur qui était un vrai pro. Le film a obtenu un prix de je ne sais quelle institution et il figure dans la nomenclature des films consacrés à Van Gogh ! Heureuse jonction du cinématographe et de la recherche pédagogique !

Pendant cette période de ma carrière, j’ai eu quelques « colloques singuliers » dont j’ai parlé plus haut. Recherche ? Oui, même s’il n’en est pas sorti de documents autres que privés.

Le Service éducation permanente (SEP)

Le troisième ensemble tient à l’ambiance intellectuelle même du Service éducation permanente de Dauphine. Guy Jobert qui le dirigeait était un véritable manager. Mais il était tout autant un constant chercheur. J’ai rarement vu effectuer avec un pareil bonheur l’engrenage de l’action productive avec la réflexion du plus haut niveau. Certes, tous les membres du service ne prenaient pas plaisir à ce que les activités de formation, et parfois les plus banales, donnent lieu à une vraie débauche cogitative. Mais alors que la loi de 1971 avait provoqué la création de maintes officines de formation fonctionnant comme des entreprises destinées à faire du chiffre, Jobert ne perdait jamais de vue, tout en raflant d’importants marchés, que Dauphine était une université et que son Service éducation permanente n’était jamais dispensé de remettre toujours les affaires à plat et de s’interroger sans cesse sur leur signification. Était-ce de la recherche ? Certainement, en ce qui me concerne. Et j’y ai beaucoup appris, en assurant la coresponsabilité d’actions d’envergure dont la formation des acheteurs publics au niveau national, l’enquête sur les instances de formation de la Sécurité sociale, la conception de la formation continue des infirmières générales de l’Assistance publique HP à Paris constituent le portefeuille le plus important.

Le Conseil de l’Europe

Le quatrième ensemble est constitué par ma participation à la Commission « Éducation » du Conseil de l’Europe, sous la houlette de Bertrand Schwartz. Outre l’apprentissage du fonctionnement de cet organisme international, la responsabilité des dossiers de l’École ouverte et d’Open University m’a conduit à manier de nombreux documents en vue de la rédaction des rapports conclusifs. Je prenais rang parmi les « experts » internationaux de ces questions. Certes, je n’ai pas mené les expérimentations moi-même, mais j’ai dû en effectuer la synthèse, ce qui n’est pas l’une des étapes les plus médiocres de la recherche collective. Je n’ai malheureusement plus en mains ces rapports. Il me revient en mémoire deux données. Je parlerai plus tard de l’École ouverte, car il s’agit bien d’une remise en question de la forme scolaire qui fait l’objet d’une question à part.

Open University était une initiative écossaise. On pouvait la résumer par la célèbre réplique de Lagardère : « si tu ne vas pas à l’université, l’université ira à toi ! » ; il s’agissait de permettre à des personnes retenues à la maison pour des motifs divers, de préparer les « crédits » de diplômes universitaires sans avoir à se rendre physiquement à l’université. Un ensemble de « packages » pédagogiques avaient été préparés, un accord passé avec le service postal pour la transmission aller-retour des cours et des travaux « étudiants ». Ainsi une mère de famille aux ressources limitées, résidant dans une commune très éloignée d’un centre universitaire, pouvait transformer l’évier de sa cuisine en paillasse de laboratoire de chimie et réaliser les TP en utilisant le « package » correspondant. Un important brassage social résultait de la mise en œuvre de ce projet. Et, en plus, des économies étaient rendues possibles pour les intéressé(e)s comme pour les institutions. L’évaluation de cette vaste opération releva deux données qui se contrariaient : satisfaction des usagers sur la qualité du matériel pédagogique mis à leur disposition ; frustration des mêmes avec l’impression de ne pas faire partie d’une « vraie » université.

En réalité, ce qui manquait c’était le rituel universitaire ! Et ce dernier exigeait une démarche collective de présence mutuelle des membres de cette communauté humaine, ne fût-elle que symbolique ! Il y eu rassemblement des « étudiants », en tenue, en présence des enseignants en toge. Et cette identification universitaire ainsi certifiée valait le prix du déplacement. Il en fut de même pour la cérémonie de remise des diplômes. On avait trop vite, au nom d’une certaine modernité tranquillement iconoclaste, évacué le symbole !

6. Comment caractériseriez-vous votre engagement dans la recherche en lien avec une forme (et laquelle) de « militantisme » ?

Un militant Cœurs vaillants

Il y a « militance » quand quelqu’un éprouve la légitimité rationnelle et éthique d’une position, le droit et le devoir de sa propagation. Je pense qu’on ne peut rien comprendre à mon « militantisme » de pédagogue (car il est avouable) si l’on ne commence pas par le repérer dans mon enfance et dans ma jeunesse. Et c’est à travers le mouvement Cœurs vaillants que cette tendance s’exprime. Et s’il y a là de la « recherche » – et il y en a ! – c’est de la recherche-action, comme on disait dans les années septante-quatre-vingts. Déjà, ce mouvement, nous l’avions rencontré en colonie de vacances, mes frères et moi, en 1941 et 1942, quand des enfants de Saint-Nazaire et de la Côte d’Amour avaient été regroupés à Gorges près de Clisson. Un animateur d’un dynamisme et d’une inventivité incomparables en était un certain Gabriel Dupland, alors grand séminariste à Nantes, mais particulièrement marginal et original au point d’être ouvertement moqué par ses confrères (son écriture vert « lagon » de Waterman était impressionnante, et sa soutane, retenue par un ceinturon militaire, était, elle, d’un verdâtre qui lui donnait un air de clochard).

Quand je lirai plus tard, vers mes 17 ans, Les Clés du royaume de Cronin, c’est la figure de l’abbé Dupland qui se superposerait à celle de l’abbé Chisholm, pour lequel je me pris d’un attachement – littéraire, certes ! – qui faisait de l’un assimilé à l’autre mon modèle de « militant ». L’un (personnage de roman) comme l’autre (personnage réel, devenu missionnaire de l’ordre des Oratoriens) répugnaient aux formatages comme par nature. C’était des ecclésiastiques marginaux mais fidèles à l’Évangile au sein d’une institution qui les reconnaissait mal, ou même pas du tout, alors que je les pressentais comme ses meilleurs représentants.

Chisholm/Dupland : voilà, je crois, le modèle « christique » qui fonde chez moi tout « militantisme » pédagogique, même quand ce modèle semble s’effacer. L’éducation, telle qu’elle se pratique de façon habitudinaire et telle que la façonnent les lieux communs, qu’ils soient conservateurs ou rebelles, fait toujours plus de mal que de bien. Freud a raison : « ne vous inquiétez pas, madame, de toutes façons, ce sera mal ». En même temps, il a tort : une transformation est possible. S’il y a de la « chute », il y a du « salut » aussi (du « sauvetage » ?).

Ma famille, ayant été contrainte par les occupants de quitter la Côte, s’était réfugiée pendant la guerre à Vertou (dans le Vignoble nantais). C’est là que j’ai retrouvé, pour les vacances 1943 et 1944, le mouvement Cœurs vaillants et l’animateur local, un grand séminariste en fin de formation, l’abbé Pierre Grelier, un excellent animateur, même s’il n’avait pas la singularité de Gabriel Dupland. Les circonstances de la guerre, et, surtout en 1944, le débarquement des Alliés et leur avancée en France occupée, rendaient les rassemblements difficiles et dangereux. J’avais la responsabilité d’une équipe dont les membres appartenaient tous au village de La Billardière où mes parents habitaient. Mon équipe a passé une grande partie de l’été 1944 en autarcie. Mais nous sommes demeurés fidèles aux façons du mouvement qu’accentuait notre patriotisme gaulliste. Et j’ai joué mon rôle de chef, y compris quand une escadrille anglaise, qui mitraillait en piqué, nous a pris pour cible sur les bords de la Sèvre en confondant ce petit groupe d’enfants qui se cachaient dans les rochers avec une patrouille allemande !

Entre 1947 et 1950, élève de ce qu’on appellerait aujourd’hui le lycée (seconde, première, terminale) à l’école St-Louis de Saint-Nazaire réfugiée à La Baule, j’ai passé le plus précieux de mon temps, en particulier en classe terminale, et dépensé l’essentiel de mes forces, avec la complicité de ma mère qui signait les billets d’absence, à jouer mon rôle de dirigeant-chef du Groupe Cœurs vaillants St-Nicolas du Pouliguen. Dès 17 ans, j’avais pris une connaissance sérieuse des « méthodes actives », à travers la littérature du mouvement, et je m’étais donné la capacité de devenir formateur de mes propres camarades qui dirigeaient les différentes sections de ce groupe fréquenté par une centaine d’enfants.

Naissance prématurée d’une « vocation » d’éducateur et de formateur d’éducateur ? Je ne dis pas que mon orientation vers la « pédagogie » ne vient que de là. Mais les traces de ces expériences d’enfance, d’adolescence et de jeunesse ont subsisté à travers toute ma carrière et subsistent encore aujourd’hui au point que je suis en mesure de les décrire avec ce que je pense être une certaine exactitude.

Un centriste ?

Cependant, il me faut avouer – et ceux et celles qui me connaissent le confirmeront – que ma façon d’être universitaire fut plus proche d’un centrisme prudentiel que d’un aventurisme, fût-il évangélique. Déjà, lors des événements de 1968, j’avais adopté la position de médiateur, qui fait forcément la part des choses. Et je revois aujourd’hui combien je ne me suis senti, au cours des événements, aucune affinité avec les extrémistes. La voie éducationnelle est nécessairement une via media. J’ai fait l’éloge de Guy Avanzini – et je maintiens cet éloge à l’heure où l’on oublie ce pédagogue majeur. Je tiens Avanzini comme le penseur type de cette via media, de cette methodos, la voie « au beau milieu ».

Trois convictions

J’ai acquis sur ce point trois convictions qui me séparent tout à fait d’un « militantisme » de radicalité. Le modèle Dupland/Chisholm s’avère, face à la réalité, un modèle de rêve.

La première conviction est qu’il n’existe pas de « juste milieu » au sens commun de compromis médiocre à distance fixe des extrêmes, tel que Jankélévitch (Traité des vertus, 1947) le fustige. Il faut parler, avec Aristote, de « milieu juste », ce que ne dit plus la notion faible et édulcorée de « juste milieu ». Le milieu juste n’est pas un point fixe mais un « punctum mobile ». Le « milieu de terrain », au football, bouge tout le temps ! Mais il n’a pas la « bougeotte » pour autant !

La deuxième conviction s’origine à la lecture assidue d’Alain : « nous agirons par un mouvement petit et suffisant dont l’exemple ne s’est encore vu nulle part » (je cite de mémoire, non sans une possible inexactitude d’expression). Un mouvement « petit et suffisant » (là, je suis sûr des mots !). Le slogan small is beautiful m’a convenu assez quand on l’a proclamé dans les années septante de l’autre siècle. Je ne crois pas aux révolutions majuscules. Elles deviennent immanquablement le contraire de ce qu’elles fomentent en débutant. L’histoire, ancienne comme récente, voire la plus actuelle, montre qu’il n’y a pas pire tyran qu’un ancien rebelle persécuté.

La troisième conviction s’alimente à la pensée de Gilbert Simondon, dont j’avais suivi les cours lors de mon stage à la Sorbonne (il arrivait de Poitiers et je me souviens lui avoir rendu visite dans l’un des greniers de la Sorbonne où on lui avait attribué les ruines – il n’est pas d’autre mot ! – du laboratoire de Binet, le célèbre duettiste du Binet-Simon !). Simondon métaphorise (dans L’individu et sa genèse physico-biologique, 1964) un principe de physique : le véritable équilibre qui permet de faire « tenir » une affaire humaine n’est ni l’équilibre stable, qui fige l’état des choses, ni l’équilibre instable, qui les transforme en n’importe quoi, mais l’équilibre métastable qui fait bouger l’ensemble par le travail opéré sur un seul point bien choisi. Un ensemble (une « communauté » par exemple !) fait système par sa force d’inertie et sa fixation sur l’imposition d’une identité commune obligée. Il faut trouver le point qui permet d’en initier et d’en protéger le mouvement.

7. Avec le recul qui est le vôtre, que pensez-vous de l’enlisement de la forme scolaire d’éducation ?

Je vais commencer par un aveu qui va peut-être étonner certains lecteurs : je suis un téléspectateur assidu de Plus belle la vie ! Non que je sois un fanatique de cette série : la médiocrité des dialogues, la pauvreté des scénarios, l’inconsistance de certains personnages me donnent régulièrement envie de tourner une bonne fois le dos à cette émission souvent détestable. Néanmoins je reste scotché au petit écran ! Addiction ? Non. Pour un vieillard de 90 ans, qui sort peu et n’est plus en contact direct avec la société la plus contemporaine, PBLV est un creuset fort instructif des problèmes qui se posent aujourd’hui et des solutions que les individus, les groupes, les « communautés » (!), la société globale y apportent.

Or ce qui est remarquable – et voilà ma réponse à la question posée ! – c’est que l’école, le collège, le lycée, que fréquentent un assez grand nombre de personnages récurrents, soit en position d’élèves, soit en position d’enseignant(e)s, ne posent pas de problèmes aux protagonistes ni, par le fait même, à leurs scénaristes. À part, bien sûr, les incivilités, les insolences, la paresse, les occupations marginales des élèves, ce que tout le monde connaît. Par contre, quand on nous présente une classe, cette dernière, et les façons dont se conduisent les profs (Nathan, Blanche, Coralie, etc.), ressemblent trait pour trait aux classes que j’ai connues au siècle dernier, comme élève puis comme professeur. Sauf que, en introduisant la « non-directivité » dans « ma » classe, je rompais avec la forme scolaire reçue. Dans PBLV, on dirait que la position frontale de l’enseignant(e), seul(e), dans un local fermé, face aux rangées standardisées de « ses » élèves, relève d’un héritage séculaire pour lequel il n’est même pas pensable qu’il puisse exister une alternative.

Cette sorte d’absence d’imagination a fait l’objet, dès 1970, d’une étude de Pierre Bourdieu et Monique de Saint-Martin. Des étudiants y sont interrogés sur la forme idéale du lieu d’enseignement : la quasi-totalité des réponses reproduit les dispositions de la classe dite « traditionnelle » comme s’il n’était pas concevable que l’enseignement puisse être transmis autrement. Or la critique de cette « forme scolaire » n’est pourtant pas vraiment nouvelle. D’abord l’ancienneté de cette forme est toute relative. Elle date tout au plus du xixe siècle, encore que l’Enseignement mutuel, qui connaît son heure de gloire au début de ce xixe siècle, requiert de très vastes espaces où opèrent de nombreux chargés d’affaires faisant travailler plusieurs centaines d’élèves en même temps dans le même endroit.

J’ai eu l’occasion de rencontrer cette question de la forme scolaire et les tentatives d’y répondre autrement qu’en canonisant la salle de classe où un prof solitaire enseigne à « ses » élèves. Parlant de mon passage à la Commission « Éducation » du Conseil de l’Europe (1975-1978, je crois), j’ai évoqué le fait que Bertrand Schwartz m’avait chargé de rédiger les rapports de synthèse sur deux sujets : l’École ouverte et Open University. Je n’ai malheureusement plus ces rapports, après le don de ma Bibliothèque à l’ISP-FE, et de mes Archives aux AIJJR de l’université de Genève. Après avoir écrit plus haut un alinéa sur ce que j’ai retenu d’Open University, je vais essayer de dire ce qui me reste de souvenir de mon rapport sur l’École ouverte. Ces tentatives d’École ouverte se déroulent en Irlande. Nous sommes dans les années 1970 du xxe siècle, je pense. Les critiques de la forme traditionnelle y disent des choses connues : cette forme scolaire enferme artificiellement dans un local clos pendant une durée déterminée, un(e) enseignant(e) solitaire et un groupe normé d’élèves du même âge et, en principe, du même niveau qui, le temps de « sa » classe, sont, pour cet enseignant, « ses » élèves, comme ils le seront, dans l’heure qui suit, « ses » élèves pour un (e) autre enseignant(e). Cette segmentation est arbitraire et même nocive. Peu de coopération entre enseignants, clôture, aucune liberté d’aller et venir, régime unique pour des élèves en dépit des différences entre eux dans la connaissance du sujet traité. Ainsi un élève de 6e peut, en sciences naturelles par exemple, grâce à des savoirs acquis à l’extérieur de la classe (« sa » classe), avoir le niveau d’un élève de troisième, voire de terminale. En musique, un élève du Conservatoire qui, sur son clavecin, met au point une Courante des suites anglaises de Bach, est tenu d’ânonner avec ses camarades de classe de 6e, des notions élémentaires de solfège pour débutants.

Concevoir alors une autre « forme scolaire », c’est casser cette standardisation des élèves et cette individualisation des maîtres. On imagine alors un vaste forum où les enseignants tiennent comme des stands auxquels les élèves peuvent se rendre pour écouter et répondre, quel que soit leur âge et le « niveau » qui lui correspond sur les échelles normées. Des contrats sont passés pour que ce ne soit pas la chienlit ni la foire d’empoigne. Réaction des parents ? La panique devant l’ébranlement des références de l’ordre et de la progression réglée de leur progéniture. Réaction des enseignants : « ma » classe et qu’on reconstruise les cloisons ! Réaction de l’administration scolaire : bien trop compliqué d’organiser cette « ouverture » dans le respect des programmes et des progressions individuelles. Exit l’École ouverte. En France, c’est en 1980 que paraît le livre de Maurice Feder Un collège sans classes, ça existe. Ce directeur d’école est un pédagogue à la fois mesuré et audacieux. Il a fait sienne, à Longwy, les critiques de la « forme scolaire » reçue et, tout autant, les objections à son remplacement. Il « ouvre » et administre l’ouverture (car il faut bien administrer en tant que, selon la célèbre définition de la fin du xixe siècle, « l’administration c’est la satisfaction des besoins »). Feder disparu, que reste-t-il de sa tentative ? Je ne sais.

Ce qu’on peut dire en 2021, après avoir insisté sur l’absence d’imagination de l’alternative qu’avaient relevée en leur temps (1970) Bourdieu et de Saint-Martin et dont témoigne, entre autres, PBLV, c’est la puissante inertie du « scotome » de l’Éducation nationale, c’est sa résistance, à la fois institutionnelle et multicorporative, à l’innovation venant de la base. L’« ouverture » au sens de l’École ouverte telle que des Irlandais en ont rêvé, est à classer au rang des utopies marginales et sans avenir de généralisation. Le plus grave, c’est que les usagers de l’école en prennent leur parti, à commencer par les élèves. Mais c’est que ces derniers ont trouvé ailleurs l’alternative : pratiquant les réseaux sociaux, y compris clandestinement dans la clôture de la classe, éprouvent-ils le besoin de remettre en cause cette forme, certes désuète, mais dont ils s’arrangent parce qu’elle permet une identification sociale qui leur est nécessaire ? « Je suis en 3e à Scotto » demeure une composante de la carte d’identité imaginaire indispensable. Si ce qui s’y passe se révèle médiocre, on peut corriger ça en vivant ailleurs. Et penser une autre forme scolaire fatigue et fatigue probablement pour rien. Alors ! La seule alternative serait que le système s’effrite progressivement tout seul ou pourrisse sur place. Mais qui pense le remplacement et le remplacement à l’échelle nationale par nécessité jacobine ? Personne.

8. Aujourd’hui, on entend de plus en plus parler de pédagogies critiques ou de pédagogies radicales. Il y a quelques décennies, le monde de la pédagogie française a déjà été traversé par certaines références d’œuvres et de réflexions critiques et subversives. On peut songer, ici, aux années 1970 avec différents auteurs, comme Georges Lapassade, Michel Lobrot, mais également à Ivan Illich, ou même Paul Goodman, et à certaines aventures éditoriales comme la revue Orientations avec notamment frère Didier – Jacques Piveteau. Quel regard avez-vous porté (ou portez-vous) sur ces réflexions et ces problématisations des questions éducatives ?

Lobrot

Je n’ai pas connu personnellement Michel Lobrot. Je l’ai lu et j’ai retenu au moins de lui deux notions (peut-être même des concepts !) qui peuvent encore éclairer aujourd’hui la scène éducative et scolaire. La première de ces notions est celle de scotome. Certes, il y a là métaphore. Mais cette métaphore en remplace une autre, devenu lieu commun : on parle en effet de manière banale de la « sclérose » des institutions instituées. Lobrot rejette cette métaphore qui porte avec elle l’image d’une diminution, mais dans le sens d’une sorte d’amaigrissement, d’un éclaircissement, comme on dit d’une planche de légumes. Or, ce n’est pas la bonne image. Lobrot propose donc la métaphore du « scotome » : une institution qui se pervertit (et c’est, pour Lobrot, leur voie quasi-obligée), s’épaissit à la manière d’un nuage, et d’un « nuage d’inconnaissance ». La métaphore du « compact » est plus fidèle pour dire l’institution et son usure.

La deuxième notion me fut précieuse lors de mes tentatives de « non-directivité », c’est le postulat d’isomorphisme entre ce qui passe dans le groupe et ce qui se passe dans la société. Promouvoir la démocratie dans la classe, c’est mieux préparer les citoyens d’une nation démocratique. Cet isomorphisme fut combattu par le sociologue Jean-Claude Passeron (le Passeron du célèbre duo Bourdieu et Passeron des Héritiers) dans un article de 1964, je crois. Contrairement à Lobrot (je ne sais plus si Passeron s’en prenait à lui nommément), Passeron, en sociologue marxisant, sûr de la primauté du social global sur la socialité du petit groupe, récusait qu’il put y avoir une correspondance terme à terme entre les deux « niveaux ». La société n’est isomorphe à rien d’autre qu’à elle-même. Une autorité directive dans la salle de classe prépare aussi bien, sinon mieux, à promouvoir dans la société, les valeurs démocratiques. Je fus ébranlé par cette lecture et j’ai souvent cité le bel aphorisme que contient cet article de Passeron : « rien de ce qui advient dans l’amphithéâtre n’a sa résolution dans l’amphithéâtre ».

Illich

Contrairement à Didier Piveteau, qui fut l’un des compagnons de Illich à Cuernavaca, je n’ai pas connu le « sombre Monsignor mexicain » ou « le sinistre prélat péruvien » (je ne sais plus trop quelle est l’expression exacte !), comme le décrivait un hebdomadaire de gauche de l’époque. La pensée d’Illich était particulièrement séduisante. Et mes amis d’Orientations, Piveteau et Verne, s’en faisaient les propagandistes particulièrement intelligents. Je ne les ai pas suivis dans cette voie. J’ai même publié, dans la revue Binet-Simon, que dirigeait Guy Avanzini, un article, élogieux certes, mais réservé, sur Illich. Il est vrai qu’à l’époque, je découvrais Fernand Oury et sa conception propre de la Pédagogie institutionnelle, dont l’un des slogans était : « ne rien dire que nous n’ayons fait ». Et je faisais grief à Illich d’être plus un lanceur d’idées qu’un praticien au contact d’un réel qui donne aux meilleures idées le « coup de vieux » qui en montre les limites.

Fernand Oury et la Pédagogie institutionnelle

Je fus l’un des premiers universitaires, sinon le premier, à souligner l’importance proprement intellectuelle de la position de Fernand Oury qui cultivait de lui-même, non sans complaisance, l’image de l’instituteur en gros sabots. J’ai alimenté ce choix de la pensée de Fernand Oury d’une étude sérieuse du courant auquel lui-même se ressourçait, celui de la psychothérapie institutionnelle dont son frère Jean Oury était l’une des figures de proue à la Clinique de La Borde que fréquentait Lucien Martin, mon collègue du Comité de rédaction des Cahiers pédagogiques. Évidemment, je ne pouvais pas ne pas croiser la pensée et l’activité de François Tosquelles, le fondateur, comme médecin-chef de l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban, de la psychothérapie institutionnelle, associant les « malades » à la gestion de l’institution et à la pratique des soins. Il se trouve que celui qui se considère, et que je considère, comme mon « fils spirituel », le docteur Pierre Godart, qui devait devenir le médecin-chef de l’hôpital psychiatrique de Pau, alla se former, après ses études universitaires, auprès de Tosquelles à Saint-Alban. Mon livre Le Domestique et l’affranchi (1977) décrit cette influence sur moi de la Pédagogie institutionnelle, telle que Fernand Oury et ses camarades la conçoivent.

Vincennes et Guy Berger

J’ai toujours été frappé par le quasi-silence des « pédagos » de Vincennes sur ce courant parallèle au leur. J’ai eu peu de contact avec Vincennes. C’était un monde à part, objet, d’ailleurs, de fantasmes récurrents jusque chez les ministres successifs des universités et dont je fus certainement imprégné. Mais quand j’appartenais à l’ISP de l’Institut catholique de Paris, c’était l’époque où cette carte de visite n’était pas la meilleure introduction à ce milieu de gauche, voire d’extrême gauche. Les choses ont bien changé depuis et plusieurs Vincennois notoires ont assuré, et assurent encore, des enseignements à l’ISP-FE, sans réticence sur ses appartenances à l’Institut catholique. Lorsqu’après l’ISP je me suis trouvé à Dauphine, je faisais partie, à l’égard de Vincennes, de l’université adverse : le Bois de Boulogne et son XVIe, contre le Bois de Vincennes et sa banlieue ! Le management capitaliste contre l’engagement militant gauchiste ! On racontait que certains universitaires qui assuraient des cours dans l’une et l’autre universités, changeaient de costume dans l’un et l’autre Bois ! Je me souviens d’avoir participé à un jury de thèse à Vincennes, à cette époque dauphinoise de ma carrière, et de m’être présenté en cravate et costume trois pièces dans un jury où la tenue du président et des juges évoquait plus les hippies californiens. Je fis la remarque : « excusez-moi, messieurs, je suis le seul à ne pas être en uniforme ». C’était assez sot de ma part. Et « sot » est sans doute un mot trop faible.

J’ai évidemment lu Lapassade et apprécié sa pensée. Mais il jouait de l’aura dont il disposait à Vincennes : il en était, en quelque sorte, l’image totémique. Je l’ai un peu connu car il prenait ses repas parfois dans un restaurant de l’île Saint-Louis que je fréquentais de temps en temps moi-même depuis le Quai aux Fleurs où résidait l’ISP. Nous échangions des propos sympathiques. Sans plus. Je me souviens lui avoir dit un jour qu’un article qu’il avait publié me faisait penser au prophète Amos et à ses anathèmes. « Oh ! Hameline, écris ça, écris ça ! », s’était écrié Lapassade.

Celui qui m’a fait vraiment respecter Vincennes, l’honorer même, c’est Guy Berger, sans doute le moins médiatique – allais-je écrire le moins « (pseudo)-messianique » – de ces représentants des nouvelles sciences de l’éducation. Le moins médiatique, mais le plus savant et le plus avisé. C’est dans des jurys de thèse que j’ai fait sa connaissance, véritablement ébloui par l’acuité de son jugement. Au point que lors d’une de ces soutenances que je présidais, au moment d’introduire son intervention, j’ai déclaré : « Maintenant, je donne la parole au plus intelligent d’entre nous ». Et je suis toujours de cet avis, et même plus que jamais. Ce très grand penseur souffre d’une infirmité qui le handicape au point de faire de lui pour beaucoup un inconnu : il n’écrit pas. Alors qu’à l’oral, il est d’une aisance exceptionnelle, il « sèche » à l’écrit. Heureusement, l’un de ses doctorants, Augustin Mutuale, aujourd’hui doyen de l’ISP-Faculté d’éducation, a eu l’idée de tenir avec Berger des heures de conversation qu’il a retranscrites et soumises à l’intéressé. Ils les ont retravaillées ensemble. Cela donne un ouvrage cosigné mais où Guy Berger exprime enfin la richesse de sa pensée et l’originalité (en même temps que l’exemplarité) de son parcours professionnel (Conversations sur l’éducation, 2012).

Piveteau, Verne et Orientations

De Goodman, j’ai connu peu de choses (qu’il avait cofondé la Gestalttherapy et qu’il était croyant). Mais Piveteau m’en a plusieurs fois parlé. Je crois qu’il l’a connu quand lui-même enseignait aux États-Unis, et qu’il a tenté de le faire traduire en français.

Parlons de Piveteau et d’Orientations. Il faudra bien qu’un jour une thèse soit écrite sur cette revue qui, de modeste bulletin des Frères des écoles chrétiennes, devient la « revue chrétienne en milieu scolaire », puis l’un des principaux véhicules de la pensée dans les sciences de l’éducation au sein de la Francophonie. Cette évolution est essentiellement l’œuvre du frère Didier, Jacques Piveteau. Mais – il est nécessaire de le signaler – elle a bénéficié durant plusieurs années de la tolérance de sa hiérarchie, bienveillante chez certains membres qui appréciaient cette ouverture, réticente chez d’autres qui y voyaient la sécularisation à l’œuvre et l’abandon du service à leur congrégation et à l’enseignement catholique. Mais le religieux Piveteau était en même temps le témoin – son long séjour d’universitaire aux USA l’en avait persuadé – du caractère inéluctable de cette « ouverture », même s’il était conscient de ses ambiguïtés. Piveteau n’était pas un universitaire à la française, mais à l’américaine. Sa qualification d’éditorialiste lui importait plus, ainsi que la nécessité d’une vie civile consacrée à la formation des adultes et, particulièrement, des enseignants et formateurs. Ce qui m’a toujours frappé chez lui, c’est sa curiosité intellectuelle quasi insatiable et du plus large empan, son étonnante capacité de globe-trotter, la pertinence de ses jugements. Entouré d’une équipe dynamique et fonceuse dont Bernard Ginisty et Michel Sauvêtre, où émergeait la puissance intellectuelle d’Étienne Verne, il a représenté, dans l’enseignement catholique, mais, tout autant, dans l’enseignement tout court, l’un des pôles les plus influents de la novation pédagogique, controversé évidemment. J’ai postfacé l’ouvrage (2004) sorti de la thèse que lui a consacré Jacques Qeynnec en 2002. On trouvera dans cette postface des informations complémentaires sur ce penseur exceptionnel de la pédagogie qu’était Piveteau.

9. L’histoire des sciences de l’éducation françaises et de leurs controverses n’est pas toujours bien connue par nos contemporains. Pourriez-vous revenir sur la controverse qui vous a opposé, un temps, à Georges Snyders et comment cela s’est terminé ?

J’ai longuement évoqué mon débat avec Snyders dans la postface qu’il m’a demandé pour son livre Y a-t-il une vie après l’École ? (1996). La longue recension qu’en fait Jean Hassenforder dans la Revue française de pédagogie en 1997 constitue l’une des meilleures analyses à la fois panoramiques et profondes de toute l’œuvre de Snyders et de l’évolution de sa pensée. J’y renvoie avec insistance. Est-ce au débat qu’il a eu avec moi que des changements notables peuvent être enregistrés au long de ses écrits ? Je n’irai pas jusque-là. Snyders, quoique encarté au Parti communiste français après son retour de déportation en 1945, a toujours pensé de son propre chef et non sous influence, même la mienne. Il était à la fois assez convaincu de la justesse de sa propre vision de l’humain pour en faire une certitude quasi dogmatique, et assez souple dans l’observation des faits pour accepter que cette certitude devienne, sous certains rapports, incertaine.

C’est Snyders qui a cherché le premier à nous contacter, Marie-Joelle Dardelin et moi, après la publication de notre livre La Liberté d’apprendre. Justification pour un enseignement non-directif (1967). À l’automne 1968, je recevais un tiré à part de la revue Enfance (la revue fondée par Henri Wallon et sur laquelle le Parti communiste gardait une réelle influence), avec une dédicace de l’auteur, Georges Snyders, qui n’avait rien d’antipathique : « dans l’espoir d’un débat ». Le titre de l’article annonçait la couleur sous la forme d’une question purement rhétorique : « La non-directivité, est-ce la bonne direction ? » Son livre Où vont les pédagogies non-directives ? (1973) en reprendrait le contenu en l’enrichissant. Entre-temps, il aurait publié Pédagogie progressiste (1971) dans lequel il nous prenait de nouveau sévèrement à partie, entraînant de ma part une recension sur le même ton. Je ne sais plus si cette recension est parue dans Orientations ou dans la Revue française de pédagogie, mais c’est dans ces deux revues que je suis devenu, en quelque sorte, l’interlocuteur privilégié de Snyders. La non-directivité ne pouvait pas convenir à Snyders dont la philosophie de l’éducation était essentiellement une « philosophie du modèle ». Et qui dit « modèle » risque de s’entendre répliquer « modélisation », « formatage », « aliénation ». Snyders pensait que l’obligation, comportant une certaine forme de soumission aux « grandes œuvres », aux grands penseurs et aux grands artistes, était la seule condition du progrès des petits humains : être mis en présence de l’universel. Il s’agissait, dès le début de l’œuvre comme Hassenforder l’a bien montré, de « tirer la joie de l’obligation », « de la confrontation avec le réussi ». Il nous reprochait trois erreurs de direction.

La première était l’illusion de la non-directivité qui, à ses yeux, était une directivité réelle mais clandestine et dévoyée. Je lui accordai volontiers qu’il y a toujours de la directivité et que Rogers (qu’il connaissait peu et de travers, comme André de Peretti l’a montré avec une grande rigueur) en était lui-même à ce point persuadé qu’il avait abandonné l’appellation pour lui préférer celle de « client-centered » dès 1956.

Notre deuxième erreur, selon Snyders, était d’accorder au « groupe-classe » un rôle équivalent à celui de l’enseignant(e) dans le contrôle du curriculum d’apprentissage et de l’organisation de la vie en commun. « J’ai jugé un de mes camarades », déclare dramatiquement un des intertitres de son article. Et Snyders pense que régir ce type de fonctionnement du « groupe » n’est pas dans la vocation de l’enseignant(e), simple garant de la transmission d’un savoir sur lequel les élèves n’ont pas contrôle. Je lui répondis que c’était effectivement une des difficultés de la « dynamique de groupe » appliquée au groupe-classe (maître compris !) de s’inscrire dans les contraintes de l’institution scolaire mais que l’expérience en valait la peine, car elle mettait au jour le réseau des relations sous-jacentes, la puissance de blocage des non-dits et que, de toutes façons, cette dynamique existait, qu’en révéler l’existence pouvait certes causer du dégât mais, tout autant, libérer l’inventivité individuelle et collective.

Mais c’est justement là que gisait notre troisième erreur selon Snyders. Le « petit Dupont » n’a rien à inventer quand il est placé face à Sartre par exemple, nous dit Snyders. Le maître pseudo non-directif fait croire au « petit Dupont » qu’il est l’égal de Sartre, ce qui est une imposture. Il y a ceux qui savent et ceux qui apprennent. Il y les grands. Il y a les petits. Certes, il existe une culture primaire, celles que partagent les élèves et leurs familles populaires. Les non-directifs veulent faire croire aux élèves que c’est là leur culture propre et qu’ils ont à en tirer parti. En fait ils les y enferment, sous prétexte de leur permettre de s’inventer eux-mêmes, alors que le rôle de l’École est précisément d’aider les élèves à « franchir le pont qui sépare leur culture primitive de la culture élaborée », celle des grandes œuvres, des grandes découvertes scientifiques, des créations artistiques à valeur universelle dont, aux yeux de l’ardent mélomane qu’est Snyders, Mozart est le parfait exemple. Cette objection reprend la critique faite, au début du xixe siècle, à Pestalozzi : enfermer les enfants pauvres dans leur sous-culture, au prétexte qu’elle est la marque de leur spécificité et l’originalité de leur apport « différent » à l’universel.

Et c’est bien ce problème qui se trouve posé au xxie siècle, celui de l’« identité » des personnes et des ensembles humains. La « différence », cultivée avec ostentation, semble assurer cette identité. Ce serait à l’intérieur de l’enclos d’une « communauté » (le mot est aujourd’hui galvaudé médiatiquement) que l’identité pourrait seulement s’affirmer. L’universel serait atteint à travers le prisme des différences. Pour Snyders, atteindre l’universel, c’est, d’une certaine manière, transcender ces différences : Mozart, dans sa vie vécue, a appartenu à une époque, à une contrée, à des réseaux de parenté et de relations. Mais son œuvre, qui affirme son identité avec force, n’appartient pas, n’appartient plus, à ces vissicitudes du concret humain incarné. Elle n’est d’aucun temps, elle n’est d’aucun lieu. Elle transcende l’humain en l’incarnant pour le meilleur (et jamais pour le pire). En conséquence, l’École, en initiant le petit Dupont à Mozart, ou à Sartre, promeut son identité d’humain à sa bonne et seule échelle : l’échelle de l’universel.

C’est bien cette transcendance qui fait problème. N’est-elle pas en réalité, religion ? Quand je fais moi-même de Bach mon « Cinquième Évangile » (après Cioran !), j’atteins une forme d’universalité. J’entendais récemment Gilles Cantagrel, le grand spécialiste de Bach, énoncer la même vérité. Mais cette « vérité », je sais que des millions d’êtres humains ne la partagent pas et trouvent dans d’autres formes de musique un chemin vers le plaisir d’être, voire le dépassement de soi. Faut-il excommunier ces musiques et canoniser le seul Mozart, ou le seul Bach, comme représentant la seule forme musicale capable d’atteindre la transcendance ?

Je me souviens d’un déjeuner en compagnie de Snyders dans les parages de la Sorbonne. S’était joint à nous Pierre Besnard, que j’avais connu étudiant dans la même faculté que moi, et qui était devenu, à Paris-V, un bon spécialiste de la formation des adultes. Besnard aimait à se montrer rabelaisien et incongru. Snyders insistait sur le rôle de l’École qui était de « faire aimer Mozart à qui préférait Verchuren ». Ce dernier était, dans ces années septante, un accordéoniste populaire au double sens du mot : musicien à succès, jouant un instrument réputé très « peuple » et en accentuant, par son jeu, ce caractère « peuple ». Besnard, avec son ton lui-même volontairement « peuple » proclama : « J’aime Verchuren, plus que Mozart ! Et le rôle de l’école, c’est de permettre à ceux qui aiment Verchuren de pouvoir le dire sans avoir honte en face de ceux qui préfèrent Mozart ». « Ne pas avoir honte d’aimer Verchuren » : tel était le slogan possible pour une école accueillant, respectant, et même promouvant, les différences. Restait le problème de l’universalité… Il fallait bien enregistrer là la présence d’une « contradiction vive » à traiter comme telle.

Snyders est devenu pour moi un ami, en dépit des coups que nous continuions à nous porter par ouvrages et revues interposés. Il a tenu à me faire postfacer son dernier livre. Je l’y ménage, lui, mais pas son marxisme, qui n’est en définitive qu’un aristocratisme culturel. Le paradoxe, c’est que nous agissions de conserve en aristocrates de la culture. Un jour Snyders est venu me voir à la maison et, considérant mon orgue, il m’a dit : « tu me joues quelque chose ! ». J’avais sur le pupitre l’Orgelbüchlein de Bach. Je savais que Snyders déchiffrait avec une grande habileté. Je lui répondis : « on essaie quelque chose ensemble ! Il y a deux claviers manuels, chacun le sien ! ». Nous avons feuilleté le recueil : je jouais la basse sur le clavier de grand orgue et lui les parties manuelles sur le clavier de récit. Et nous avons passé un moment des plus heureux en compagnie de Bach.

Snyders nous avait contesté, aux chrétiens que nous étions Marie-Joelle Dardelin et moi, au temps de La Liberté d’apprendre, « la fierté d’affirmer » désormais réservée aux seuls marxistes. Il a vécu douloureusement la chute de l’URSS et celle du mur de Berlin, la comédie sinistre de « démocraties populaires » transformées en dictatures, et certaines même, héréditaires. Et sa « fierté d’affirmer » a dû, à son tour, rabattre de sa superbe. Mais, dépassant toutes les polémiques intellectuelles, cet homme était généreux et loyal. Il le montra à mon égard en défendant ma candidature à Genève, en assurant la promotion de Jean Houssaye, mon doctorant, dont il ne partageait aucunement les thèses. Quand il assurait les Genevois que s’ils ne voulaient pas de moi, il me verrait bien lui succéder à la Sorbonne, il était sincère. J’ai aimé Snyders.

Daniel Hameline
Université de Genève
7 avril 2022

Citer cet article

Référence papier

La Pensée d’Ailleurs et Daniel Hameline, « Questions à Daniel Hameline », La Pensée d’Ailleurs, 4 | 2022, 8-74.

Référence électronique

La Pensée d’Ailleurs et Daniel Hameline, « Questions à Daniel Hameline », La Pensée d’Ailleurs [En ligne], 4 | 2022, mis en ligne le 06 octobre 2022, consulté le 26 avril 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/lpa/index.php?id=204

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