Vous avez dit dramaturgie circassienne ?

p. 197-212

Référence(s) :

Diane Moquet, Karine Saroh, Cyril Thomas (2020). Contours et détours des dramaturgies circassiennes. Châlons-en-Champagne : CNAC.

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L’ouvrage Contours et détours des dramaturgies [sic] circassiennes codirigé par Diane Moquet, Karine Saroh et Cyril Thomas est l’une des publications récentes du Centre national des arts du cirque (CNAC) et plus particulièrement d’ICiMa : la Chaire d’innovation cirque et marionnette. L’introduction, brève, inscrit le contexte d’où émerge l’ouvrage : la création d’un certificat de dramaturgie circassienne, en 2016, par le CNAC et l’École supérieure des arts du cirque (ESAC). Certificat qui s’adresse à des professionnels du secteur, à l’échelle internationale, désireux de s’arracher du statut d’interprète pour embrasser celui d’auteur ou créateur (p. 7).

Parmi les questions posées dans l’introduction, celle-ci : « [d]’où vient la dramaturgie, comment peut-elle s’appliquer au cirque […] ? », semble poser le problème épistémologique de la dramaturgisation du cirque ou sa mise en conformité avec l’art dramatique ou le théâtre. Que le cirque dit moderne puisse être anthropophage1 aurait suffi à expliciter qu’il s’assimile les recherches en dramaturgie. Chercher à légitimer la dramaturgie dans la formation des artistes de cirque pourrait devenir effectivement suspect (p. 9), à moins que ce soit pour désigner un élément du cirque pré-existant, mais qui jusqu’alors n’avait pas besoin d’être nommé. Pourquoi, dans ce cas, nommer dramaturgie cet élément plutôt que de lui inventer un nom qui lui soit vernaculaire ? Corps, pluralité, porosité des genres, transdisciplinarité ou encore recherches esthétiques de l’extrême contemporain justifieront l’ouvrage composé de douze articles rédigés par huit femmes et quatre hommes universitaires, artistes, dramaturges, chercheurs indépendants de France, de Belgique, d’Allemagne.

Le premier article rédigé par Karel Vanhaesebrouck s’ouvre sur cette affirmation contradictoire peut-être avec l’enjeu d’un certificat de dramaturgie circassienne : la dramaturgie ne s’apprend pas (p.13). L’auteur s’attache à décrire son travail personnel en qualité d’intervenant au sein du certificat : Brecht, marxisme, signe, théâtre politique et propositions théoriques normatives, constituent son cadre théorique pour expliciter l’un des rôles du dramaturge : « [l]e dramaturge veille à ce que l’interprétation correcte soit respectée […] et veut s’assurer que les propositions du metteur en scène sont conformes au langage visuel du théâtre politique marxiste de l’époque [de Brecht] » ; par suite, dans le cadre de son article, la dramaturgie est synonyme de caution intellectuelle (p. 15). Des fondements historiques de la dramaturgie sont sollicités, notamment autour du xviie siècle : le théâtre dit classique (Corneille). Le théâtre classique ou digne d’être enseigné en classe est le ressort des effets rationnalisants de la dramaturgie (p. 17). Le dramaturge ferait saillir « les structures narratives des textes » puis rendrait visible « la façon dont elles sont construites » en tant que produit d’idéologies (p. 18). Enfin, le cirque sous l’œil du dramaturge, porterait en son sein une « dramaturgie fragmentée » ou aurait toujours été « post-dramatique » avant le « post-dramatisme » propre aux années quatre-vingt du xxe siècle (p. 21). Voire le cirque se définierait par une dramaturgie « radicalement autre » et « non dramatique » (p. 22). La pensée de la dramaturgie de l’auteur de ce premier article lui permet de saisir que « [l]e cirque pourrait concourir, par sa propre dramaturgie, à faire retourner le théâtre à ses origines rituelles (plutôt que de ramener le cirque, par la dramaturgie, plus près du théâtre) » (p. 22). L’ouverture dramaturgique du cirque l’inféoderait ainsi à une vision évolutionniste qui fait du théâtre un marqueur de civilisation dont l’art serait désireux parfois de retremper son âme dans un corps primitif (naturel ?).

Le second article est signé par Philippe Goudard, médecin, artiste (acrobate, clown) praticien et pionnier de l’enseignement universitaire du cirque à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3. Il rappelle avant tout que le « cirque est un ensemble hétérogène de formes et de pratiques » (acrobatie, clown, dressage, magie et jongle) (p. 29). Après remémorer que des hommes de théâtre à l’image d’Antoine Vitez refusaient l’emploi de termes tels que dramaturge et dramaturgie, il note son introduction récente au cirque dont l’intérêt est de contribuer à interroger les pratiques de l’artiste de cirque déjà conscient, depuis que le cirque existe, de la nécessité de comprendre, critiquer, réfléchir ses propres actions, ses positionnements politiques et ses créations (p. 30). D’après sa propre expérience d’artiste engagé dans la création, puis d’enseignant-chercheur en arts du spectacle vivant, une « étude théorique des relations entre dramaturgie et cirque qui suivrait le modèle de la démonstration académique rendrait difficilement compte à elle seul de cette réalité de la création ; [a]ussi, trouver un procédé dynamique, qui maintienne la pensée dans un mouvement qui “fasse cirque”, est apparu nécessaire » (p. 31). Philippe Goudard invite-t-il à la méfiance vis-à-vis des approches théorisantes du cirque ? Sa contribution, sous forme de témoignage, articule des notes de travail collectionnées au fil de ses créations personnelles et constituent, sinon un manifeste, une piste ouverte à remonter pour un dramaturge soucieux de penser sa propre pratique dramaturgique dans l’histoire récente du cirque. De l’approche réflexive de Philippe Goudard ressort en premier lieu un enjeu épistémologique et méthodologique dont les études circassiennes semblent peu se préoccuper jusqu’alors : « […] rebattre les cartes de la production d’un cirque contemporain ethno- et eurocentré » ; en second lieu, ce que désignerait la dramaturgie en cirque : « l’ensemble des outils et processus dont dispose l’artiste pour lire le monde, rendre lisible et accessible son spectacle tout en se situant dans la communauté, l’histoire et la société » (p. 62).

Le troisième article est d’Ariane Martinez qui aborde « ce que la dramaturgie doit au cirque » par les préliminaires politiques du sujet :

En France, cette extension du spectre dramaturgique a été accompagnée par les pouvoirs publics : un arrêté du 12 décembre 1989 introduit dans l’Aide à la création deux nouvelles catégories, dont celle des « Projets de recherche à caractère pluridisciplinaire », qui devient ensuite « Dramaturgies non exclusivement textuelles », siglées « DNET ». En 2007, lorsque le Centre national du théâtre (CNT) reprend le dispositif d’Aide à la création, cette catégorie est rebaptisée « Dramaturgies plurielles ». L’appellation a perduré jusqu’aujourd’hui au sein d’Artcena. « Dramaturgies plurielles » : la formule désormais consacrée, et délibérément floue, succède à l’expression embarrassée et négative « non exclusivement textuelles ». À peu près à la même période, dans les années 2000, le monde universitaire et critique s’est penché sur le « hors-texte », « l’écriture scénique », « les écrivains de plateau » — autant de manières (assez texto-centrées) de tenter d’appréhender un mode composition scénique qui ne relève pas de la littérature dramatique.
(p. 70).

Sur un mode auto-critique, l’auteure revient sur ses travaux antérieurs de chercheuse en études théâtrales au tournant des années 2000 (p. 72), les concepts utiles pour elle de « dramaturgie-structure » ou de « dramaturgie-processus » ou encore de « dramaturgie-noyau » (p. 74). Le concept central de « dramaturgie-structure » la conduirait à l’idée que le nouveau cirque s’inscrirait à la fois dans une continuité théâtrale et de fluidité chorégraphique (p. 78). Il apparaît à l’autrice que le dramaturge identifié collaborateur à la mise en scène ou à la chorégraphie pourrait exister « encore trop peu » dans le cirque contemporain ? (pp. 79-80). Serait-ce, ce trop peu de dramaturge au cirque, qui entraînerait à ces questions : « [s]’il y a “de la dramaturgie sans dramaturge” au cirque, est-ce à dire pour autant que la dramaturgie s’y trouve partout et nulle part à la fois ? Est-ce que cela signifie que les circassiens font de la dramaturgie sans le savoir […] » (p. 80). D’où naît l’irrésistible besoin de dramaturgie au cirque ? D’où vient aujourd’hui l’injonction à ennoblir le corps de cirque par l’écriture, comme dans les années soixante-dix par le langage ou la parole ? La recherche théâtrale serait-elle trop imbue de la culture du livre pour se décentrer et percevoir le cirque autrement que par la dramaturgie et sa boite à outils conceptuels ?

L’article de Jean-Michel Guy, chercheur indépendant, offrirait bien des réponses lorsqu’il traite des effets de sens. S’il admet qu’il « serait bien présomptueux d’ébaucher ici une théorie sémiotique de la dramaturgie » ; il déclare se borner « à évoquer trois conceptions du sens aujourd’hui pertinentes en cirque » : a) « l’incomplétude du sens », b) « la transparence du sens », c) « l’interdiction du sens (à ne pas confondre avec le nonsense […] » (p. 101). La dramaturgie éclairerait-elle le sens là où le cirque l’aurait en défaut ?! Ne saurions-nous nous passer du sens là où le plaisir du sens fait pourtant sens en lui-même ? Aucun doute pour Jean-Michel Guy, selon qui « aucun spectacle de cirque, jamais, même le plus classique, n’est purement de “cirque”. […] tout geste scénique est doté de trois propriétés — physicalité, musicalité, théâtralité […] » (p.104). Proposition typiquement théorique à l’image d’un âge de la physicalité (cirque, rite, sport…) puis de la musicalité (danse, musique…) et enfin de la théâtralité (théâtre, art dramatique, dramaturgie…) qui renforce la hiérarchie des arts implicites selon laquelle plus le corps, l’organicité et le vivant sont en jeu plus la technique et l’esthétique se situent à la base de la pyramide des arts. Le théâtre serait-il l’âge adulte du cirque ?

Le cinquième article, de Marion Guyez, sans se recommander également d’une théorie sémiotique pointe néanmoins « le manque de théorisation du cirque » (p. 109). L’ouvrage est ainsi symptomatique d’un courant scientifique dans les arts du spectacle vivant à l’inverse d’une approche ethnoscénologique de la scène. Alors que l’ethnoscénologie s’intéresse, dans le sillage épistémologique et méthodologique maussien, à partir du concret et à décrire analytiquement l’expérience vécue en se méfiant des concepts, de manière à brider l’abstraction, l’essentialisation, mais pour rendre compte de la complexité du vivant, l’approche dramaturgique rechercherait la théorisation. L’autrice soulève cependant le biais ethnocentrique de l’approche dramaturgique du cirque : « [e]nvisager le cirque à travers la dramaturgie serait une manière de plus d’imposer les modèles formels du théâtre, d’accentuer la fusion des arts et par conséquent de conduire à l’élimination de spécificités circassiennes, de risquer une dissolution du cirque dans le théâtre » (p. 110).

Très curieusement se rejouerait là, la critique du théâtrocentrisme que les théoriciens français du théâtre pouvaient projeter à l’époque de la décolonisation dans les années soixante sur les formes performatives, spectaculaires et à dimension symbiotique forte en Afrique par exemple où l’on s’intéressait aux pratiques spectaculaires sous les dénominations de pré-théâtre, de para-théâtre, etc. De sorte que la colonisation puisse se poursuivre non plus par les armes, mais par le langage et le théâtre. Entraînant ainsi de nombreuses formes spectaculaires à se théâtraliser ou à être délaissées ; le phénomène a donné lieu à des études approfondies, notamment par l’anthropologue Roberte Hamayon pour les jeux en Mongolie. Le cirque serait ainsi perçu implicitement comme la pratique spectaculaire vivante des primitifs de l’intérieur de l’aire euro-américaine. À l’exception du cirque nouveau, dramaturgisé, autrement dit, sauvé de l’identité traditionnelle !

L’article de Bauke Lievens, le sixième, est une traduction du néerlandais vers le français. Sa compréhension de ce que serait la dramaturgie au cirque est explicite :

[…] j’entends la dramaturgie (au cirque) comme, en premier lieu, la conscience que tout ce qui est montré, tout ce que [sic] se passe sur la piste (ou la scène), est une incarnation d’une vision de l’homme et du monde définie. […] la dramaturgie est la conscience de l’enchevêtrement inextricable de la forme, du contenu, du dedans, du dehors, du processus et de son résultat. La dramaturgie est le travail de débrouiller l’écheveau des liens existants pour en tresser de nouveaux. La dramaturgie est un « continuum », une conversation infinie entre les couches et les niveaux différents dont un spectacle se cristallise. […] La dramaturgie porte en effet sur « la zone de transition entre la théorie et la pratique » et « toujours quelque chose à voir avec une transformation des émotions en connaissances et vice versa. » […] Ainsi, d’après moi, la pratique dramaturgique dans le cirque, où le matériel est surtout de nature physique, n’est pas si différente de la dramaturgie au théâtre.
(p. 134).

Ainsi, d’après l’autrice, la dramaturgie serait de la dramaturgie ou presque de la dramaturgie qu’elle émerge ou soit employée au cirque ou au théâtre. Au fil de son article s’explicite comment elle plaide pour « une perception de la dramaturgie en tant qu’une écologie » (p. 136) partisane voire plutôt véhicule de sa compréhension de la philosophie et des théories politiques de Jane Benett et Rosi Braidotti :

[…] l’humanisme a permis à l’homme blanc occidental et hétérosexuel d’en déshumaniser « d’autres » en les sexualisant (les femmes, les membres de la communauté LGBTQI) ou en les racialisant (non-Blancs). Ainsi, entre les êtres humains aussi, une différence est introduite pour distinguer sujets actifs et objets passifs. L’objectification de toute personne qui ne soit pas blanche, de sexe mâle et hétérosexuelle est fondamentalement violente et discriminatoire. Tant Bennett que Braidotti sont qualifiés de philosophes posthumanistes. Leur pensée s’intègre dans un courant pus large dans la philosophie, qui revient en gros à formuler des stratégies pour faire tomber l’homme (blanc, européen, hétérosexuel et mâle) de son piédestal humaniste, au centre de tout.
(p. 137).

L’ouvrage rend compte ainsi de la possibilité de politiser le cirque par la dramaturgie. Ce qui, dans l’article suivant, pour Corine Pencenat, dans sa « dramaturgie à rebrousse-poil », représente davantage l’écume de la vague plutôt que la vague elle-même du spectacle vivant. Le cirque d’aujourd’hui semblant être pour elle l’un des parachèvements des happenings et des performances radicales (féministes ?) des années soixante/soixante-dix (p. 152). Le nouveau cirque ou cirque d’aujourd’hui et de création résultant des acteurs de ces années, les débats autour de la dramaturgie seraient-ils le fait d’une crise intergénérationnelle qui ne serait que l’un des aspects de la crise multifactorielle actuelle ? L’autrice n’apporte pas de réponse, mais fermerait plutôt les débats d’une manière assez pragmatique :

[c]eux qui aimaient le cirque ont pensé pouvoir y amener quelque chose de neuf en y insérant du théâtre. Mais l’expérience aura montré qu’il est difficile de jouer l’oiseau dans un numéro de trapèze volant. Un numéro où la vie est en jeu requiert toute la concentration. Cette attention sans défaut défait le rôle, rend difficile le jeu. L’habillage chorégraphique, qui peut laisser l’esprit plus libre, est moins problématique. Son abandon au moment où il le faut paraît moins criant. Le théâtre comme la danse ont été rapportés au cirque pour le nettoyer de son imagerie. Il est peut-être revenu, le temps de questionner les spécificités du cirque classique qui ont pu attirer les artistes du théâtre, ceux des arts plastiques et de la musique.
(p. 157).

Pour elle, le « CNAC, lieu de formation nationale et supérieure, créé avec la volonté de pallier la désaffection (quel mot terrible !) du public pour le cirque », s’est vu introduire la chorégraphie puis la théâtralisation pour « briser l’image du cirque figée par la télévision » (pp. 158-159).

L’artiste Maroussia Diaz Verbèke, de la Cie Le Troisième Cirque, déboule sur la piste des débats ouverts par l’ouvrage avec un huitième article, dont le titre a le mérite d’être clair : « [c]e que je ne sais pas d’un mot qui n’existe pas : la circographie » (p. 167) ! Partant du concret pour aller vers l’abstrait, et non l’inverse, elle revient sur sa propre formation au CNAC :

À l’époque où j’étais à l’école de cirque, le passage de la pratique acrobatique à la mise en forme d’un spectacle nécessitait l’intervention d’un artiste issu d’un autre art, du théâtre ou de la danse. J’en ai alors déduit intuitivement l’idée suivante : le cirque n’est pas capable de composition. CQFD, le cirque est l’acrobatie, puis, pour devenir une forme véritablement artistique, un vrai spectacle, il est nécessaire qu’il, le cirque, ou elle, l’acrobatie, soit porté(e) par une « authentique » écriture, une mise en scène solide, une chorégraphie véritable. L’équation a l’air anodine mais elle est dure, « les arts » du cirque pour « l’art » du théâtre, ou celui de la danse.
(p. 170).

La dramaturgie circassienne relève d’une pratique fondée sur une croyance inculquée par apprentissage normatif. S’appuyant sur les travaux de l’historienne Caroline Hodak, Maroussia Diaz Verbèke rappelle que le cirque est né en Angleterre de la main d’entrepreneurs du divertissement placés en situation par décrets de 1806 et 1807 d’interdire la parole dans leurs salles : « [m]is en application afin d’empêcher le cirque de concurrencer les Théâtres royaux […] » (p. 174). Giffle à l’industrie théâtrale, les circassiens s’en accomodèrent très bien laissant la parole « périphérique, hors des numéros, assignée à la présentation des numéros par Monsieur Loyal. Elle ne deviendra jamais centrale, car la place est prise par tout ce qui n’est pas parole, tout ce qui n’a pas besoin de parole, tout ce qui la précède et la suit. Le corps sera la star [nous soulignons] » (p.175).

Dans ce sens, dans quelle mesure les questions autour de la dramaturgie circassienne sont-elles symptômatiques seulement de la crise du divertissement théâtral, dramaturgique et littéraire, alors que les travaux artistiques, scientifiques et pédagogiques sur le corps se multiplient depuis la fin du xixe siècle et le début du xxe siècle. Le problème posé par le cirque se niche peut-être dans cette considération que dans une société où l’on évaluait l’excellence artistique sur la littérature, plus que sur le corps et ses effets de vie, les circassiens inversent cette hiérarchie classique des arts. Les départements universitaires où les arts du spectacle vivant sont le plus fréquemment improprement considérés comme sous-ensembles de l’art dramatique ne devraient plus être nommés département d’études théâtrales, mais d’études circassiennes. La dramaturgie circassienne est le pic émergeant d’un changement de paradigme, mais qui, en fin de compte, intéresse peu l’artiste lui-même. Maroussia Diaz Verbèke l’écrit : « [e]st-ce vraiment du cirque que je fais aujourd’hui ? » Après tout peu importe, ce qui compte pour elle c’est « [l]e rêve fou de se libérer de la vie pour y faire des choses absurdes et dérisoires, avec le plus grand des plaisirs, celui de rire dans la confidence de la vie » (p. 180). Belle définition du cirque !

Le neuvième article est extrait de la thèse de doctorat de Franziska Trapp intitulée Lectures du cirque contemporain. Un modèle d’analyse des représentations circassiennes axé sur des textes et contexte [sic] (p. 183). L’autrice revient sur la distinction entre tradition, nouveau, contemporain, ou comment le sens au cirque émergerait du dit contemporain ! Elle s’inscrit délibérément dans la continuité des travaux sémiotiques de Paul Bouissac (p. 185) et structuralistes de Roman Jakobson (p. 186) augmentés par l’approche qui serait celle de la « dramaturgie du genre » (gender studies) (pp. 188-189). Le dixième article, de Marian del Valle, apporte un éclairage sur la dramaturgie circassienne depuis les « problématiques et méthodes issues des études en danse pouvant être utiles à la recherche en arts du cirque » (p. 199). L’article nous renseignerait ainsi davantage sur le chorégraphique ou la vision et la perception kinesthésique : « le corps du dramaturge », selon Hubert Godard (danseur) plus que sur le cirque. Si le cirque et la danse, comme le sport, ont le corps en partage, le concept de chorégraphe-dramaturge semble tout à fait assimilé dans le champ des études en danse (p. 205) quand bien même « [d]ans la danse, ce qui compte et est privilégié, c’est le mouvement, ses transformations, ses changements, l’action (drama) jouant un rôle beaucoup moins important » (p. 214). L’avant-dernier article, de Karine Saroh, s’appuie sur ses travaux de recherches doctorales autour de « la musique dans la création contemporaine » (p. 223). Enfin, le dernier article : « Barbette : un artiste de cirque au prisme des études de genre », entérine l’idée que si dramaturgie circassienne il y a, ce sera dramaturgie du genre ou plutôt « au prisme conjoint des études de genre et de la sociologie de l’art dans sa perspective critique » (p. 239).

Depuis 2014, elle est habilitée à délivrer en alternance le diplôme national supérieur professionnel d’artiste de cirque […], de niveau II. Reconnu par le Ministère de la Culture et de la Communication, il s’inscrit dans le dispositif européen d’enseignement supérieur (LMD). […] depuis 2016, Fratellini assure […] la délivrance du Diplôme d’État de Professeur de Cirque, de niveau III […]
(p. 92).

Les deux autres écoles sont le Centre national des arts (CNAC) du cirque à Châlons-en-Champagne et l’École supérieure des arts du cirque Toulouse-Occitanie (Ésacto’Lido) à Toulouse.

L’ouvrage intitulé Qu’apprendre de la formation des artistes de cirque ?, sous-titré : L’expérience Fratellini : une histoire d’écoformation professionnelle en devenir2, s’adresserait volontiers à qui s’intéresse aux apprentissages, à l’éducation ou à l’entraînement dans le monde circassien. Mais plus encore à l’historien·ne des arts du spectacle vivant (cirque, danse, théâtre, arts du mime et du geste, etc.), à la recherche en sciences de l’éducation, ainsi qu’en sciences et techniques des activités physiques et sportives (STAPS). Mais également aux futurs enseignant·e·s d’éducation physique sportive (EPS) dans la mesure où l’enseignement des activités physiques artistiques (APA) y devient un enjeu majeur au concours de recrutement, néanmoins encore source d’incompréhension3.

La notion d’écoformation, contraction du nom de la collection « Écologie & Formation » dans laquelle l’ouvrage est publié chez L’Harmattan, attise la curiosité : l’écologie est à la mode, tandis que les attaques violentes des antispécistes4 contre le cirque pour un cirque 100 % humain5 est un symptôme de la crise multifactorielle actuelle. L’on imaginerait volontiers que le cirque définit par ses artistes comme « le corps à deux cent pour cent »6 puisse stimuler la recherche dans les perspectives scientifiques autour de l’écologie corporelle à l’image, dans le champ des arts du spectacle vivant, de l’ethnoscénologie, ou dans celui des études sportives, de l’émersiologie. Mais la conception écologique est appréhendée dans l’ouvrage telle « une grille d’analyse du processus d’institutionnalisation des activités circassiennes » (p. 49).

Les trois fiches bio-professionnelles des co-auteurs de l’ouvrage indiquent la complémentarité de leurs compétences pour décider à consulter leur étude. Hélène Bezille est psychosociologue, professeure émérite en sciences de l’éducation, spécialiste de l’engagement en (auto)-formation et apprentissages informels dans les processus de création et d’innovation ainsi que sur l’expérience dans les apprentissages. Tony Froissart est historien du sport, professeur en STAPS, spécialiste des liens entre solidarisme et éducation dans une perspective historienne, culturelle et orientée vers la pédagogie circassienne en Europe. Florence Legendre est sociologue de l’éducation et du travail, maîtresse de conférences, spécialiste des processus de socialisation dans les groupes professionnels enseignants et en école circassienne en Europe.

Les co-auteurs possèdent les compétences utiles pour appréhender la formation des artistes de cirque et l’histoire de l’expérience Fratellini. Mais les disciplines de référence en arts du spectacle vivant : ethnoscénologie, histoire du théâtre, esthétique et neuroesthétique, par exemple, n’auraient-elles pas complétées heureusement leur approche ? De même, un regard anthropo-historique de l’esthétique des pratiques corporelles aurait conduit peut-être les auteurs à nuancer leur imaginaire du cirque où les notions d’universalisme, d’enracinement ancestral et d’origine rituelle du cirque renvoient à la vision évolutionniste, non des historiens des arts du spectacle vivant, mais des amateurs éclairés de la scène7. La critique par Jean Duvignaud du théâtrocentrisme dans les années soixante-dix, dont les études théâtrales peinent à se défaire, trouve aujourd’hui un équivalent dans le circocentrisme :

[…] deux préjugés pèsent lourdement sur la connaissance que nous prenons de l’art dramatique. Le premier, qui n’est presque jamais remis en cause, postule que la création dramatique est universelle, que le théâtre en tant que tel doit être l’expression suprême de toute civilisation. Le second est plus dangereux, parce qu’il prétend expliquer la création théâtrale par une prétendue « histoire du théâtre », vaste mouvement puisant sa source dans une primitivité fantastique… […] Nous sommes en présence d’un curieux phénomène qui répond assez à ce que l’on nomme l’ethnocentrisme : se prendre pour le centre du monde et le détenteur de l’« humaine condition » est probablement une « idée force » qui a justifié maintes propositions de la philosophie des lumières, de la Révolution et de la pensée libérale du siècle dernier. Mais c’est aussi une « idée folle » : elle a conduit les gens de théâtre à s’engager dans des impasses ; elle entraîne certains peuples jeunes à tourner le dos aux possibilités authentiques de leur propre culture pour tenter de traduire à travers la formule européenne de la scène des situations qui lui sont incompatibles8.

Les faiblesses épistémologiques en anthropologie de l’imaginaire et la vision a- ou trans-historique du cirque accentuées par l’idée dramaturgocentrée d’une pratique circassienne devenue art par scénarisation s’estompe néanmoins devant l’ouverture des archives Fratellini. L’approche socio-historienne des archives tend néanmoins à dissoudre la dimension esthétique et artistique ou plutôt technique9 de Fratellini dans un objet de culture voire de communication. Le contenu de l’ouvrage stimule moins peut-être l’intérêt de l’historien du spectacle vivant pour l’histoire de Fratellini que pour l’idée qu’il pourra se faire désormais de l’écoformation : transmission intergénérationnelle et/ou par les pairs de savoirs tacites qui constituent une culture du métier au sein d’un environnement spécifique ! L’ouvrage assez didactique guide en effet le lecteur pas à pas dans sa compréhension de ce que serait une auto/socio/éco/anthropoformation du micro-monde fratellinien : a) Fratellini dans son terreau historique ; puis, trois chapitres considérés en tant que « zooms » de celui-ci (p. 49), b) Fratellini dans le territoire professionnelle de la formation circassienne, c) l’équipe enseignante de Fratellini, c) entretiens fratelliniens, notamment avec Valérie Fratellini et Jérôme Thomas.

À l’image de poncifs circassiens éclairés, la première partie continue de véhiculer l’idée d’une histoire du cirque dont le salut viendrait de son arrachement au traditionnel, au familial, au commercial, au mercantile, au performatif, au classique pour se renouveler dans les années soixante-dix et institutionnaliser alors les arts du cirque ou le cirque expérimental par fertilisation du cirque avec la danse, le théâtre, le mime, la musique et le cinéma. On regrette ainsi les références classiques d’Éric Hobsbawm et Terence Ranger10 ou même de Gérard Lenclud :

Or, il arrive souvent que la fréquence d’emploi de certains mots soit inversement proportionnelle à la clarté de leur contenu. On en use comme sans y penser. Cette situation ne s’observe pas seulement dans le langage ordinaire mais aussi à l’intérieur des sciences sociales. On peut y vérifier que certains termes d’usage courant sont, à l’image des mots d’ordre politiques, fort peu définis11.

Aussi la vision évolutionniste du passage du cirque de la tradition au nouveau, à l’avant-garde, au contemporain, etc., est sous-tendue par des jugements de valeurs explicites lorsque les co-auteurs affirment que l’apport de Fratellini, dans cette histoire, aurait été d’arracher dès la fin du xixe siècle le cirque au grotesque et à l’exubérance en intégrant une dimension poétique (p. 21) ! Autrement dit, tout comme il existe un théâtre d’art, un cirque d’art existerait dont Fratellini serait le fleuron universel.

Les prémices du cirque d’art se nicheraient dans la scénarisation des premiers numéros de Fratellini (p. 23) : le salut artistique viendrait de la littérature, seule apte dans une représentation du monde où le texte fait loi, d’ennoblir le corps et ainsi de transcender la fatalité circassienne. Aristote a vampirisé le théâtre occidental12, voilà qu’il vampirise le cirque : la créativité, la poétique, l’artistique tiendraient dans une idée de la dramaturgie13 qui renvoie pourtant à une activité strictement littéraire et austère et s’attache à stériliser le vivant.

L’enjeu esthétique est explicite dès l’aube des années soixante-dix : « dépasser les codes du cirque classique valorisant les composantes visuelles et musicales, pour injecter une dimension théâtrale » (p. 30). Ce dramaturgocentrisme14 échappe aux co-auteurs. Leur focale sur le micro-monde fratellinien les empêche de voir également ce qui se produit alors en France dans le spectacle vivant, dans les marges de la création, la conversion au cirque de gens de théâtre non pour le cirque lui-même, mais pour l’attrait du corps en performance, en situation spectaculaire et dans un art de forte relation non dialogique, mais symbiotique.

Le cirque théâtralisé ou « thématisé, scénarisé et possédant un titre évocateur du fil conducteur [dramaturgique] : le cirque imaginaire », a trouvé droit de cité en 1971 au Festival d’Avignon. Tandis que, dans les marges théâtrales, les troupes de cirque fertilisaient la rue, le nom de Fratellini lui permettait d’obtenir les soutiens politiques, économiques et culturels nécessaire pour occuper le terrain de la formation (p. 32-33). Entre formation sédentaire et cirque ambulant, afin de vivre l’itinérance, les élèves-artistes auraient cotoyé sous le chapiteau la plupart des métiers utiles pour faire cirque nouveau : monteurs de chapiteau, équilibristes, clowns, etc., avec le spectacle pour but. La polyvalence est toujours recherchée, valorisée (p. 37). Le contenu de l’enseignement, très complet, est précautionneusement décrit par les co-auteurs (pp. 42-43). Par succès rencontré dans le contexte soixante-huitard et effet d’essaimage fratellinien, la famille du cirque se conçut désormais non plus par lignée « mais plutôt autour des solidarités construites ensemble » (p. 46).

La seconde partie de l’ouvrage se revendique d’une approche « résolument écosystémique » pour ouvrir le regard sur la structuration du territoire professionnel français de la formation circassienne et sa dynamique : réseau fédéral, écoles d’amateurs, filière préparatoire aux écoles supérieures, baccalauréat cirque, cursus de niveau universitaire (DNSP-AC) (p. 54). La place, la compétence, la légitimité et la stratégie culturelle, politique, économique et professionnelle de la figure pionnière qu’est Fratellini sont rigoureusement analysées. La contextualisation politique des années soixante-dix ou l’instrumentalisation du cirque par l’État en temps de guerre-froide est éclairante. Le cirque devient un vivier d’artistes nouveaux ou « terrain rêvé d’expériences vers le théâtre total. Les liens entre le cirque et l’art dramatique sont ainsi explicitement revendiqués » (p. 67). Les difficultés de Fratellini sont soulignées, notamment de gestion économique et face à la volonté d’État de créer un Centre national supérieur de formation aux arts du cirque qui deviendra le Centre national des arts du cirque (CNAC), le risque étant pour Fratellini d’être relégué au rôle de la préparation à l’entrée au CNAC (pp. 72-73).

Bien que nécessaire à la compréhension de la trajectoire de Fratellini, l’analyse des enjeux socio-politiques du cirque en France nous fait alors perdre de vue l’intérieur de l’école où apprendre de la formation des artistes de cirque. Aussi des assertions sont-elles difficiles à lire. Par exemple : « Sous le chapiteau de l’académie, la dynastie Fratellini renvoie à l’univers du cirque tandis que sa pédagogie tend à favoriser la création » ; est-ce à dire qu’il n’y aurait pas eu de création dans le cirque dit traditionnel ?! Les co-auteurs participent ainsi à nous faire voir dans ce qu’il est communément nommé « nouveau cirque » une machine d’État prétentieusement apte à patrimonialiser tout ce qui aurait été original avant sa mise à l’avant de la scène (p. 86).

Un changement de paradigme artistique s’opérerait néanmoins à l’aube du xxie siècle. La création d’une « année cirque » (1999) tendrait à reconnaître le cirque non plus comme un sous-ensemble du théâtre ou un art du spectacle vivant en voie de théâtralisation, mais un art du spectacle vivant à part entière (p. 87). En une décennie, le cirque serait devenu à la mode ; en témoigneraient, les « apéro-cirque » mis en place en 2011 par Fratellini où se mêleraient public défavorisé socialement, économiquement, culturellement et public de « bobo » parisiens (pp. 88-89). Les arts du cirque sont instrumentalisés pour favoriser alors l’estime somato-psychique de soi dans des rapports dialogiques (p. 89). La situation géographique de Fratellini dans la Plaine Saint-Denis, à Saint-Denis, ancienne banlieue stigmatisée de Paris, nouvelle plateforme administrative et scientifique et prochaine base d’accueil des Jeux Olympiques (2024), en fait un laboratoire vivant d’études socioculturelles.

Dans ce cadre, depuis 1990, Fratellini aurait dégagé une pédagogie innovante en conciliant « l’apprentissage de la virtuosité technique traditionnelle et le langage circassien contemporain »15 ; une pédagogie à l’image du cirque nouveau, donc, laissant croire à l’appauvrissement technique du cirque contemporain, mais en faveur de quoi ? De plus de théâtralité, de narrativité… ? ou simplement de plus de lisibilité pour des spectateurs et spectatrices non-averti·e·s (p. 90) ? Si les co-auteurs donnent bien de Fratellini l’image d’un lieu de création pédagogique et artistique, sa dynamique d’innovation et d’ouverture s’exprimerait plutôt d’un point de vue de politiques territoriales, d’actions culturelles voire de communication entrepreneuriale et manageriale (p. 95).

La troisième partie entreprend enfin de s’interroger ou s’entretenir avec les enseignants artistes de Fratellini pour s’enquérir de leur « posture professionnelle » ici conçue telle un « processus écologique » permettant de « comprendre tout autant ce que le travail et l’emploi font à l’individu que ce que l’individu fait à son environnement professionnel » (p. 98). La restitution de la parole artiste qui arrive tard dans l’ouvrage aide à poursuivre la lecture en lui restituant la part sensible qui pouvait lui manquer (p. 104).

Identité et carrière professionnelle de l’enseignant délivre néanmoins peu d’expérience esthétique, peu de l’imaginaire et du vécu en première personne des artistes. Elles n’apportent en réalité d’autres originalités que celles de la réalité de l’intermittence du spectacle vivant et du fait qu’un artiste est un artiste, mais pas nécessairement un pédagogue (p. 110). L’acculturation des artistes et des pédagogues à l’imaginaire circassien et fratellinien méritait d’être creusée (p. 114) d’un point de vue anthropologique plus que sociologique pour appréhender les savoirs tacites des artistes-pédagogues (p. 117). Or, il ressort de l’approche sociologisante que l’artiste de cirque est un être humain typique de la modernité : polyvalent, adaptable ou apte à répondre aux besoins du marché de l’art, d’une façon durable, dans la mesure où « la dimension purement artistique peut même parfois être reléguée au second plan » (p. 118).

Dans une optique qui se dit bourdieusienne, les controverses au sein des écoles de cirque s’articuleraient autour de la possibilité de former un créateur et de penser l’art (p. 120). L’approche sociologisante trouve encore ici ses limites dans la mesure où « art » est une notion typiquement euro-américaine, marqueur de civilisation, renvoyant simplement à la technique tandis qu’émergerait parfois une notion plus complexe : « esthétique » ! Or, la technique s’aquiert, ainsi le souci de l’artiste est donc moins la technique que d’avoir son imagination stimulée au risque réel d’une œuvre qui resterait technique sèche et décorative. Une approche de l’écoformation fratellinienne pouvait-elle ainsi faire l’économie de ce qui contribue à stimuler la sensorialité, la sensibilité et l’imaginaire des élèves de manière à ce qu’ils l’incarnent ensuite par la technique qui leur est enseignée ? Formes du bâtiment, textures, odeurs, couleurs, etc., tout ce qui participe à l’atmosphère propice à l’éveil intime et artistique semble pourtant peu avoir suscité l’intérêt des co-auteurs plus attachés à réfléchir l’écart entre une posture pédagogique « à l’ancienne » et une « moderne » (pp. 121-124), avec pour conclure : « finalement les enseignants se rejoignent autour d’un objectif commun : former un artiste de cirque autonome et ouvert » (p. 122). Les questions de pluridisciplinarité, de trans- ou d’interdisciplinarité (p. 123), sont-elles foncièrement pertinentes pour l’éveil esthétique dans la mesure où l’artiste procède par anthropophagie plus que par discrimination ? La liberté d’expression artistique (p. 123) est de prendre ce qu’il y a de bon à prendre et de construire sur cette base, non dans le but de l’art lui-même, mais de la survie de l’artiste.

La quatrième partie s’ouvre justement, mais peut-être trop tardivement, sur l’idée de « pédagogie du sensible » (p. 132). Pour en esquisser les contours, les co-auteurs s’appuient sur l’histoire de l’école, les témoignages recueillis et des entretiens, ni participation observante ni description ethnographique pour cet enjeu qui est « l’exploration de cette dimension invisible des apprentissages » et dépasser le discours construit des artistes et élèves-artistes formés à répondre aux attentes des co-auteurs comme enquêteurs ou des journalistes (pp. 134-135). Enfin, si les co-auteurs reconnaissent les apports qu’auraient pu fournir les neurosciences à propos de la sensorialité — ils ne parlent pas de neuroesthétique — et retiennent les travaux de Bernard Andrieu au CNAC16 ; en revanche, il semblent ignorer les travaux entre sciences de la vie et arts du spectacle vivant menés en France, comme à l’international, depuis le début des années quatre-vingt, inaugurés pour la France lors du Colloque international « Théâtre et science de la vie / Performing Arts and Life Sciences » qui tenait ses assises en 1984 à la Maison des Cultures du Monde sous l’égide du Ministère de la Culture et de l’Alliance française. Si les co-auteurs montrent bien au fil de leur ouvrage les résistances, les stratégies d’adaptation et de transformation de Fratellini (p. 141), les outils épistémologiques et méthodologiques qu’ils mobilisent, issus des STAPS, des sciences de l’éducation et de la sociologie ou de la socio-histoire, ne sont peut-être pas les meilleurs pour rendre compte de ce que serait une « expérience Fratellini » d’où l’on apprendrait de la formation des artistes de cirque.

1 De Andrade O. (2011 [1928]. Manifeste anthropophage. Paris : BlackJack éditions.

2 Bezille, H., Froissart, T., & Legendre F. (2019). Qu’apprendre de la formation des artistes de cirque ? L’expérience Fratellini : une histoire d’éco

3 Philippe-Meden, P. (2020). Entrée du cirque dans la formation des enseignants et enseignantes en éducation physique et sportive en France : une

4 Régnier, P., & Héas, S. (2019). Prolégomènes à une analyse des points de vue antispécists et véganes. L’Homme & la Société, 210, 137-164. Dray C.

5 Bouglione, A.-J., Lahana, R. (2018). Contre l’exploitation animale. Paris : Tchou.

6 Sun, S. (2017). Trapèze, existence-ciel. In G. Freixe (Éd.), Le corps, ses dimensions cachées (pp. 81-87). Montpellier : Deuxième époque.

7 Par exemple : Lorelle, Y. (2003). Le Corps, les rites et la scène : des origines au xxe siècle. Paris : l’Amandier.

8 Duvignaud, J., & Veinstein A. (1976). Le théâtre. Paris : Librairie Larousse, 5-6.

9 L’on se réfère plaisamment à Marcel Mauss dès qu’il est question de techniques du corps, mais l’on sous-estime le plus souvent le chapitre V du

10 Hobsbawm, É., & Ranger, T. (2012 [1983]). L’invention de la tradition. Paris : Éditions Amsterdam.

11 Lenclud, G. (1987). La tradition n’est plus ce qu’elle était… Sur les notions de tradition et de société traditionnelle en ethnologie. Terrain, 9

12 Dupont, F. (2007). Aristote ou le vampire du théâtre occidental. Paris, Flammarion.

13 Moquet, D., Saroh, K., & Thomas, C. (Éds.) (2020). Contours et détours des dramaturgies circassiennes. Châlons-en-Champagne : ICiMa, CNAC.

14 Danan, J. (2010 [2007]). Qu’est-ce que la dramaturgie. Paris : Actes Sud-Papiers. Philippe-Meden, P. (2019). Vous avez-dit dramaturgie du corps ?

15 Or, d’après l’anthropologie théâtrale la virtuosité ne s’apprend pas, elle vient après. L’anthropologie théâtrale n’est pas l’anthropologie du

16 Andrieu, B. (2017). Apprendre de son corps : une méthode émersive au CNAC. Mont-Saint-Aignan : PUR.

Bibliographie

Andrieu, B. (2017). Apprendre de son corps : une méthode émersive au CNAC. Mont-Saint-Aignan : PUR.

Barba, E., & Savarese, N. (1995). L’énergie qui danse : un dictionnaire d’anthropologie théâtrale. L’art secret de l’acteur. Lectoure : Bouffonieries.

Bezille, H., Froissart, T., & Legendre F. (2019). Qu’apprendre de la formation des artistes de cirque ? L’expérience Fratellini : une histoire d’écoformation professionnelle en devenir. Paris : L’Harmattan.

Bouglione, A.-J., Lahana, R. (2018). Contre l’exploitation animale. Paris : Tchou.

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Philippe-Meden, P. (2020). Entrée du cirque dans la formation des enseignants et enseignantes en éducation physique et sportive en France : une approche historique (1983-2019). In P. Goudard & D. Barrault (Éds.), Médecine du cirque (pp. 389-397). Montpellier : Sauramps Médical.

Régnier, P., & Héas, S. (2019). Prolégomènes à une analyse des points de vue antispécists et véganes. L’Homme & la Société, 210, 137-164.

Sun, S. (2017). Trapèze, existence-ciel. In G. Freixe (Éd.), Le corps, ses dimensions cachées (pp. 81-87). Montpellier : Deuxième époque.

Notes

1 De Andrade O. (2011 [1928]. Manifeste anthropophage. Paris : BlackJack éditions.

2 Bezille, H., Froissart, T., & Legendre F. (2019). Qu’apprendre de la formation des artistes de cirque ? L’expérience Fratellini : une histoire d’écoformation professionnelle en devenir. Paris : L’Harmattan.

3 Philippe-Meden, P. (2020). Entrée du cirque dans la formation des enseignants et enseignantes en éducation physique et sportive en France : une approche historique (1983-2019). In P. Goudard & D. Barrault (Éds.), Médecine du cirque (pp. 389-397). Montpellier : Sauramps Médical.

4 Régnier, P., & Héas, S. (2019). Prolégomènes à une analyse des points de vue antispécists et véganes. L’Homme & la Société, 210, 137-164. Dray C., & Porcher J. (2020). Le travail des animaux au cirque. Le cirque dans l’univers, 278, 24-27.

5 Bouglione, A.-J., Lahana, R. (2018). Contre l’exploitation animale. Paris : Tchou.

6 Sun, S. (2017). Trapèze, existence-ciel. In G. Freixe (Éd.), Le corps, ses dimensions cachées (pp. 81-87). Montpellier : Deuxième époque.

7 Par exemple : Lorelle, Y. (2003). Le Corps, les rites et la scène : des origines au xxe siècle. Paris : l’Amandier.

8 Duvignaud, J., & Veinstein A. (1976). Le théâtre. Paris : Librairie Larousse, 5-6.

9 L’on se réfère plaisamment à Marcel Mauss dès qu’il est question de techniques du corps, mais l’on sous-estime le plus souvent le chapitre V du Manuel d’ethnographie qui constitue une base utile pour appréhender l’esthétique du point de vue ethnoscénologique. Mauss M. (1967 [1935]), Manuel d’ethnographie. Paris, Petite Bibliothèque Payot, 85-122.

10 Hobsbawm, É., & Ranger, T. (2012 [1983]). L’invention de la tradition. Paris : Éditions Amsterdam.

11 Lenclud, G. (1987). La tradition n’est plus ce qu’elle était… Sur les notions de tradition et de société traditionnelle en ethnologie. Terrain, 9, 110-123.

12 Dupont, F. (2007). Aristote ou le vampire du théâtre occidental. Paris, Flammarion.

13 Moquet, D., Saroh, K., & Thomas, C. (Éds.) (2020). Contours et détours des dramaturgies circassiennes. Châlons-en-Champagne : ICiMa, CNAC.

14 Danan, J. (2010 [2007]). Qu’est-ce que la dramaturgie. Paris : Actes Sud-Papiers. Philippe-Meden, P. (2019). Vous avez-dit dramaturgie du corps ? Chantier Pédagogique du Collectif des arts du mime et du geste, 3, 9-12.

15 Or, d’après l’anthropologie théâtrale la virtuosité ne s’apprend pas, elle vient après. L’anthropologie théâtrale n’est pas l’anthropologie du théâtre, mais une démarche réflexive d’artistes. Barba, E., & Savarese, N. (1995). L’énergie qui danse : un dictionnaire d’anthropologie théâtrale. L’art secret de l’acteur. Lectoure : Bouffonieries.

16 Andrieu, B. (2017). Apprendre de son corps : une méthode émersive au CNAC. Mont-Saint-Aignan : PUR.

Citer cet article

Référence papier

Pierre Philippe-Meden, « Vous avez dit dramaturgie circassienne ? », La Pensée d’Ailleurs, 2 | 2020, 197-212.

Référence électronique

Pierre Philippe-Meden, « Vous avez dit dramaturgie circassienne ? », La Pensée d’Ailleurs [En ligne], 2 | 2020, mis en ligne le 22 novembre 2022, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/lpa/index.php?id=144

Auteur

Pierre Philippe-Meden

MCF, Université Paul-Valéry Montpellier 3, RiRRa21 (EA4209), MSHPN (USR3258 Paris 8 USPN), SOFETH, SFPS.

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