C’est bien par l’école que doit commencer notre recouvrance de la cosmicité.
Augustin Berque
En quoi l’expérience subjective d’un milieu d’enseignement-apprentissage reprise dans la perspective de la « science des milieux » peut-elle intéresser la recherche en éducation et plus spécifiquement les travaux sur la reconstruction de la forme scolaire (Go, 2007 ; Sensevy 2011 et 2019) ? Par l’intermédiaire de cet article, et dans le prolongement des travaux en sciences de l’éducation et de la formation s’intéressant à l’épistémologie et la philosophie berquienne1, je tenterai de définir et de mettre en circulation des notions clés de la mésologie sur lesquelles je m’appuierai pour mener une réflexion sur des aspects saillants de ma première année d’enseignant dans une école primaire en pays amérindien guyanais. Cette prise de distance critique me conduira à ouvrir quelques perspectives sur une possible évolution de l’éducation scolaire en Guyane et plus largement dans l’outre-mer français en dialoguant étroitement avec les résultats des recherches locales menées initialement dans le cadre de l’ethnologie et de la sociolinguistique. Si cet article prend comme point de départ un contexte de pratiques dans lequel a évolué l’auteur de cette contribution, le texte produit n’est pas un témoignage mais une véritable réflexion philosophique et pédagogique.
1. Préparer un voir-comme mésologique : considérations onto-cosmo-logiques
Cet article cherche à tirer profit de l’apport de la pensée d’Augustin Berque pour réfléchir sur des questions éducatives. Je m’attacherai dans cette partie à clarifier le postulat onto-cosmo-logique proposé par Augustin Berque en utilisant quelques notions clés du système théorique de la mésologie et en proposant une description de la logique mésologique. Les termes rattachés à l’idée de cosmicité comme lien d’indissociabilité entre le milieu et l’être humain feront l’objet d’une attention particulière en vue de mieux saisir certains enjeux de l’expérience d’enseignement décrite dans la deuxième partie.
1.1. Le monde importe pour l’être humain
Pour la mésologie, la subjectité humaine, à la différence de la subjectité2 animale ou végétale, se conçoit théoriquement en deux corps : un corps animal et un corps médial. Cette structuration fondamentale de l’être humain associe l’être zoologique au milieu que ce dernier transforme et organise et qui, par rétroactions, transforme et modifie son assise biologique. Cette conception du processus d’humanisation doit beaucoup à l’anthropogenèse d’André Leroi-Gourhan (Berque, 2015, p. 154 et Leroi-Gourhan, 1964) pour laquelle l’être humain ne cesse d’être en devenir par l’extériorisation technique et symbolique de sa corporéité. La lecture berquienne de la logique d’ensemble leroi-gourhanienne débouche sur la conceptualisation d’un triple mouvement solidaire d’anthropisation, d’humanisation et d’hominisation :
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anthropisation des données environnementales brutes3 (l’Umgebung uexkhullien) en écoumène par la technique humaine ;
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humanisation des données environnementales brutes en écoumène par le symbole ;
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hominisation du corps animal humain par les modifications technique et symbolique des données environnementales brutes.
Dans le vocabulaire mésologique, le déploiement du corps animal dans le corps médial et l’effet en retour de ce dernier sur l’être physique impulse un double processus de cosmisation (le corps devient monde) et de somatisation (le monde prend corps) marquant le fait que le monde importe dans la structuration de l’existence de l’être. Ce grandir-ensemble d’un être et d’un milieu, cette concrescence (Berque, 2018, p. 13), signifie qu’un être s’humanise progressivement en lien avec son espace vital dans lequel sont « posés » des acquis matériels et symboliques. L’être humain est donc un être historique en perpétuel achèvement selon un processus trajectif, compris comme une suite de va-et-vient, de trajections entre le subjectif et l’objectif. La mésologie appelle donc à penser un nouvel état de l’être qui ne soit ni seulement substantiel, ni seulement relationnel (Berque, 2018, p. 41) mais selon l’expression du philosophe japonais Watsuji Tetsuro dont s’inspire très largement Berque, « spatial et culturel ». La mésologie fonde ainsi une nouvelle façon de concevoir l’existence et l’être en proposant une onto-logie qui dépasse le paradigme dominant à partir de raisons à la fois ontologique et logique. Je vais tenter d’éclairer plus spécifiquement ce dernier point dans la mesure où la logique mésologique, au contraire de la logique occidentale classique, n’achoppe pas à traduire des états ou des faits concomitants.
1.2. Une logique mésologique qui dépasse la logique du paradigme ontologique moderne classique (POMC)
Comme l’affirme Berque, penser une logique mésologique – une méso-logique, c’est-à-dire une logique qui pense « au milieu », entre les pôles théoriques du subjectif et de l’objectif – est indispensable pour dépasser la logique dominante basée sur le principe d’identité et sur la séparation et la substantialisation des termes de la relation logique. Ainsi, selon celle-ci, une chose en soi ne peut pas ne pas être ; elle est ou elle n’est pas. Cette logique du tiers exclu, est une logique incapable de se situer rationnellement dans l’intermédiarité ou dans l’entre-deux puisqu’elle suppose des états absolus. Elle aboutit in fine à l’étrangeté logique de l’individualisme contemporain : un être peut se tenir ou fonctionner tout seul en s’affranchissant des conditions de son existence.
Critiquant l’aporie du tiers exclu, la logique mésologique développe une proposition théorique qui com-prend – littéralement « prend ensemble » – les termes séparés par la logique du logos. Cette logique dite lemmique, inspirée du philosophe japonais Yamauchi Tokuruy (1890-1982) et du tétralemme bouddhique, produit une logique du tiers inclus qui intègre et dépasse la bi-valence aristotélicienne – affirmation (A), négation (non-A) – au profit d’une reconfiguration des deux derniers lemmes du tétralemme. La bi-affirmation (à la fois (A) et non-(A)) et la bi-négation (ni (A) ni non-(A)) sont inversées de sorte que la bi-affirmation devient le quart lemme ou syllemme, ouvrant ainsi « à tous les possibles » (Berque, 2018, p. 39).
Cette logique s’établit sur le fait que ce dont il s’agit (le sujet (S), qui n’est pas le sujet aristotélicien de la logique classique) et les termes dans lesquels ce sujet est saisi (le prédicat (P)) dépendent de l’interprétation (I) qui en est faite. Pour l’exprimer de manière moins technique et plus sensible, il faut comprendre qu’en mésologie, une chose de l’environnement n’existe que sous un certain rapport pour un être vivant donné et non comme une chose absolue ; la chose en soi est inatteignable et doit son existence à un interprète – qui par les sens et l’action, qui par la pensée et la parole (Berque, 2020, p. 51) la fait exister en tant que ressource, contrainte, risque ou agrément (
Berque, 1990, p. 101
). L’exemple de la touffe d’herbe illustre cette qualité d’embrayeur existentiel que permet la locution « en tant que » : dans la réalité lemmique, la touffe herbe peut exister en tant que chose-pour l’étude pour le botaniste, en tant que chose-bonne-à-manger pour la vache, en tant que chose-obstacle pour une fourmi, en tant que chose-pour-s’abriter pour le scarabée, etc. Logiquement, la réalité lemmique pose ainsi que (S) est sorti « de la gangue de son identité à soi » (Berque, 2018, p. 17) par l’introduction d’un troisième terme (I) correspondant à l’interprétation de ce en quoi (S) existe en tant que (P). L’interprète (I) qui « peut être humain ou non humain, voire un simple dispositif matériel » (ibid., p. 36) défait la relation logique élémentaliste S et P. La formule ternaire S-I-P rejette donc le principe d’identité (« le fait d’être pareil à soi-même, à autre chose ») et introduit une tierce possibilité nommée contingence, c’est-à-dire une réalité située entre le hasard (« n’importe quoi n’importe quand n’importe où ») et la nécessité (« toujours et partout la même »), soit le fait, pour cette réalité advenant depuis « S-I-P », d’être toujours « autre qu’elle n’est, mais qui est ce qu’elle est en fonction d’une certaine histoire et d’un certain milieu4 » (ibid., p. 13). D’une relation exclusive qui fige l’identité des termes en excluant le tiers, nous passons à une relation qui combine les termes en l’incluant. D’une logique bi-valente qui caractérise le sujet ou l’objet par leur substantialité et leur hétérogénéité, nous passons au tétralemme, ordonné de telle manière que la précédence de la bi-négation – le tiers lemme –, par son refus de la qualité d’en-soi des objets ou des êtres (ni (A) ni non-(A)), justifie la conséquence de la bi-affirmation – le quart lemme ou syllemme de la mésologie – (à la fois (A) et non-(A)).Ce syllemme conditionne le donné brut de l’environnement, l’Umgebung, à l’interprétation de (I) et remet donc en cause, tout en le dépassant, ce que Berque nomme le paradigme occidental moderne classique (POMC). Les impasses de cette modernité classique sont caractérisées par les notions de dualisme, de mécanicisme et d’individualisme :
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le dualisme, dans lequel l’accent est mis sur l’être et sur l’objet comme entités absolues et fonctionnellement isolables, niant le fait que la réalité est toujours appréhendée sous un certain rapport ;
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le mécanicisme, qui instaure la primauté de l’être, et plus précisément du cogito cartésien, et dans lequel chaque effet dépend de causes absolutisées ;
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l’individualisme, à la suite du bond mystique qui absolutise la parole divine identificatrice (Yahvé au mont Horeb) du cogito cartésien ; c’est le fait pour l’homme de transcender son environnement et de se poser en substance auto-constitutive.
Le POMC tend aujourd’hui à devenir hégémonique puisque chaque chose tend à devenir la même partout, quel que soit le milieu originaire et quelle que soit la relation existentielle des êtres avec leur milieu propre. Un des effets les plus notables de ce découplage est le sentiment d’une perte de cosmicité, d’une rupture brutale avec l’ordre et les valeurs forgés dans la logique de chaque milieu.
1.3. Le processus de décosmisation
Berque trouve dans la révolution scientifique occidentale du xviie siècle l’origine d’une coupure majeure entre l’être humain et son milieu. Les sciences modernes se développent alors par abstraction de notre existence en écartant la subjectivité du processus scientifique au profit d’une position de neutralité scientifique. Ce régime spécifique de scientificité, dominant encore l’épistémologie contemporaine des sciences dites « exactes » et d’une partie des sciences sociales, se base sur l’idéal du point de vue hors du monde, d’une connaissance sans sujet portant sur un monde objectivé lequel conduit à exclure les valeurs dont est pourtant imprégnée toute Umwelt au profit de la recherche de lois et d’évidences chiffrées. La science moderne, majoritairement nomologique, conçoit l’ensemble des mondes humains que forme l’écoumène comme un objet dévalorisé, neutralisable et quantifiable.
Cette séparation du monde et des valeurs structurant chaque devenir humain renvoie chez Berque à la notion durkheimienne d’anomie (Durkheim, 2007 et Durkheim, 2013) selon laquelle le vécu de la modernité engendre une perte de sens et une dévalorisation des choses qui font que le monde n’importe plus. Cet oubli des liens ontologiques à une terre – et à la Terre comme le précise souvent Berque – est une conséquence du processus historique évoqué plus haut que l’auteur récapitule en trois étapes dans un ouvrage récent (Berque, 2022). Il situe l’origine de ce processus dans le « saut » onto-logique représenté par l’avènement, au xiiie siècle av. J.-C., du Dieu absolu, Yahvé, transcendant les conditions terrestres et cosmiques en se manifestant comme affirmation de l’être, c’est-à-dire comme sujet-prédicat de lui-même5. La deuxième étape est une conséquence de cette absolutisation du sujet ; au xviie siècle apr. J.-C., le dualisme esprit (qu’il se nomme conscience ou sujet) – matière (les choses) fait résider toute subjectité dans l’esprit au détriment de la matière. Celle-ci, privée d’âme pour l’animer et la faire exister en tant que sujet, se voit objectifiée et réduite à des liens mécaniques. La dernière étape, dont Berque signale qu’elle est aujourd’hui bien avancée, voit l’être humain s’affranchir des limites corporelles et environnementales par la mythologie technicienne6 d’un devenir-cyborg ; « déterrestrer pour de bon » (Berque, 2022, p. 43), sans lieu ni corps, hors de toute base. Ainsi, tout ce qui a permis et permet encore de faire et d’avoir un monde, de faire advenir une Mondanité par un déploiement historique dans l’espace, tout ce qui permet d’être et d’exister en tant qu’espèce se trouve exposé à un devenir inhumain. S’expulser de son propre mouvement de la chaine des relations trajectives à un lieu, autrement dit s’expulser de la chôra par le logos, c’est la forclusion fondatrice de la modernité telle que la réalise Descartes aux yeux de Berque :
Puis, examinant avec attention ce que j’étais, et voyant que je pouvais feindre que je n’avais aucun corps, et qu’il n’y avait aucun monde, ni aucun lieu où je fusse (…) je connus de là que j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser, et qui, pour être, n’a besoin d’aucun lieu, ni ne dépend d’aucune chose matérielle
(Descartes, 2008 [1637], p. 38-39, cité par Berque, 2022, p. 40).
Cette perte de cosmicité marquant l’avènement de l’individualisme contemporain produit un sujet dégagé d’un lieu, d’un milieu et d’un ensemble de liens. À travers ce processus de décosmisation, chaque individu se détache du « système de raisons d’être » (Berque, 1987, p. 145) de son milieu, de sa matrice, de sa « forme formante » (ibid., p. 245) inspirée par le modèle de l’habitus bourdieusien : « structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes » (ibid., p. 244). Le concept de décosmisation porte implicitement l’idée que les milieux ont « une logique, celle de leur échelle » ce qui implique qu’il est fonctionnellement « illogique de la négliger » (Berque, 2000, p. 145). La réalité mondaine r, qui est la réalité concrète effectivement vécu par chaque être vivant, est historiquement constituée de la chaine des trajections précédentes, ce qui revient à dire qu’une base précède chaque rapport trajectif aux choses du milieu, et que l’interprète ne peut s’abstraire de celui-ci sans perdre en cosmicité, c’est-à-dire sans se couper de l’histoire, des valeurs et du sens trajectivement structurés. À la suite, cette réalité r constituée à un moment donné sera donc prise comme base d’une nouvelle trajection, c’est-à-dire comme fondement d’une nouvelle prédiquation de sorte que r se traduit par les formules suivantes à chaque moment du déroulement de la chaine trajective : S/P devient au moment suivant (S/P)/P’, puis ((S/P)/P’)/P’’, puis (((S/P)/P’)P’’)/P’’’, etc. Chaque moment correspond donc à une hypostase de la réalité S/P en S’, puis de S’/P en S’’, de manière continue et sans possibilité d’atteindre, à chaque substantialisation S’, S’’, etc. ce qui fonde ce qui est, c’est-à-dire le S initial.
Cette chaîne trajective se trouve « brisée » pour un monde P lorsque les nouvelles prédiquations se réalisent arbitrairement, dans la négation des êtres et des choses qui peuplent P au profit d’un saut ontologique destructurant l’ordre d’un kosmos et dé-responsabilisant les êtres humains du lien ontologique à P. Ce concept de décosmisation me parait fournir ce que Wittgenstein nomme un voir-comme, c’est-à-dire une manière spécifique de percevoir et de penser des éléments de ma première expérience d’enseignement dans une école publique située en pays amérindien, en Guyane française.
2. L’expérience de Kayodé : témoigner d’une perte de cosmicité
L’enjeu de cet article consiste à penser des situations éducatives spécifiques à partir d’une cadre épistémologique et philosophique inspirée de la pensée Berquienne. Je vais ici procéder à une « relecture mésologique » de quelques éléments de ma propre expérience d’enseignant dans un village du Haut-Maroni, en Guyane française. Après avoir donné un aperçu contextuel, je tenterai de montrer en quoi l’irruption d’une forme scolaire de transmission dans un milieu non préparé est une concrétisation dramatique de la négation du postulat onto-cosmo-logique. J’évoquerai également l’importance des tentatives précoces de recouvrance dans les orientations prises par la politique éducative guyanaise au cours des deux dernières décennies.
2.1. La Guyane française : quelques éléments de contexte
La Guyane française est le seul territoire non insulaire7 encore rattaché à une ancienne puissance coloniale. Situé sur la côte nord-est de l’Amérique du Sud à 7 000 km de la France hexagonale, cet espace aussi grand que le Portugal, recouvert à plus de 90 % par la forêt équatoriale8, constitue la seule présence de l’Union européenne dans le continent sud-américain. Délimitée par les fleuves Oyapock, à l’Est, et Maroni, à l’Ouest, la Guyane est occupée par des populations amérindiennes depuis le Ve millénaire avant J-C. Colonie esclavagiste française entre le xviie et le xixe siècle, puis colonie pénitentiaire entre 1852 à 1946 avec la création des bagnes de Cayenne, de Saint-Laurent-du-Maroni et des îles du Salut, la départementalisation promulguée lors de la loi du 19 mars 1946 apporte de profonds changements sur les plans politique, économique et social en dotant la Guyane de structures et de services identiques à ceux des départements de la France hexagonale.
Malgré un nombre peu élevé d’habitants (296 058)9 au regard de l’immensité du territoire (83 534 km2), la Guyane est aujourd’hui un département dont la population est en constante augmentation. Le taux de natalité élevé explique en grande partie cette croissance démographique et place la Guyane au second rang des régions les plus dynamiques, après Mayotte. La population guyanaise, concentrée sur un littoral faiblement urbanisé (la région de Cayenne et les villes de Kourou et de Saint-Laurent-du-Maroni accueillent les ¾ des habitants de la Guyane) se caractérise par une grande précarité sociale : une personne sur deux, vit sous le seuil de pauvreté, avec des inégalités de richesse parmi les plus marquées en France. Le chômage touche près de 60 % des 15-64 ans et explique en partie l’importance des prestations sociales comme principale source de revenu pour une part importante de la population.
Malgré des marqueurs socio-économiques défavorables, avec une grande part de l’économie portée le Centre Spatial Guyanais basé à Kourou, la Guyane exerce une force d’attraction dans un contexte régional marqué par de fortes disparités économiques et une instabilité politique. La composition de la population guyanaise est en partie marquée par ce solde migratoire : à côté d’une majorité de créolophones guyanais (langue parlée par 1/5 de la population) descendants des la période esclavagiste, et des différents peuples amérindiens ayant occupé le territoire avant l’arrivée des Européens, des Bushinengués descendants d’esclaves en provenance du Surinam voisin, des Hmongs, des Haïtiens, des Dominicains et des personnes provenant des pays voisins (Venezuela, Guyana) contribuent à renforcer cette étiquette de melting-pot culturel. L’immigration massive, en provenance du Brésil implique également une nouvelle configuration de l’espace linguistique guyanais avec aujourd’hui 10 % de lusophone dans le département.
Pour compléter cette brève mise en contexte, il faut signaler la part importante de la jeunesse de la population guyanaise : plus de la moitié des guyanais est âgée de moins de 25 ans et environ 1/3 de la population totale est en âge d’être scolarisé. 40 % des enfants sont scolarisés dans l’ouest de la Guyane au sein d’un territoire non-routier occupé principalement par des populations bushinengués et amérindiennes. L’Ouest guyanais connait également un taux de non-scolarisation de 16 % trois fois supérieur à la moyenne guyanaise et quatre fois plus élevé que dans l’hexagone. L’expérience que je vais décrire prend place dans ce contexte éducatif spécifique.
2.2. Bref retour sur mon expérience d’enseignement à Kayodé (Guyane française)
Mon premier poste de professeur des écoles (2010) a été celui de directeur à titre provisoire d’une école de deux classes multiâges dans l’Ouest guyanais, à Kayodé, un village amérindien d’une centaine d’habitants. Depuis Cayenne, le trajet pour rejoindre Kayodé comprend une heure d’avion jusqu’à Maripasoula, centre névralgique de la région du Haut-Maroni. À partir de ce bourg situé à la frontière avec le Surinam, deux heures de navigation en pirogue sur les fleuves Maroni et Tampok sont ensuite nécessaires. Le Haut-Maroni est aujourd’hui un environnement très faiblement anthropisé où domine la forêt équatoriale. Quelques villages amérindiens à majorité Wayana sont dispersés sur les berges du Maroni en amont de Maripasoula.
Une scène – avec ce que celle-ci supporte comme effet de condensation – est encore vivante dans ma mémoire par l’effet de contraste saisissant qu’elle véhicule et par la force évocatrice qu’elle contient. À l’arrière-plan, un épais et impénétrable mur végétal signale l’orée de la forêt primaire ; au premier plan, groupés autour des carbets, tee-shirts larges et casquettes signés des logos de différentes marques de vêtements à la mode, des adolescents squattent un espace ombragé tandis que plusieurs villageois âgés, vêtus de leur calimbé, se fraient un passage pour rejoindre le fleuve en contrebas. Cette scène me parait représenter l’évolution brutale, à l’échelle d’une génération, des modes de vie hérités, traduisant un flottement existentiel pour reprendre un concept de Joël Bonnemaison10.
Professeur nouvellement titularisé dans une école publique en pays amérindien, ma formation initiale à l’institut universitaire de formation des maîtres (lieu où l’on forme les enseignants11) m’éloignait d’une pédagogie tournée vers la valorisation du milieu dans sa force organique12 et vers la prise en compte effective des nombreuses motivations que ce milieu suscitait pour la croissance de chaque enfant. Les manuels scolaires à disposition pour les nouveaux enseignants affectés sur le « fleuve13 » se révélaient insuffisants pour apporter des réponses didactiques pertinentes aux besoins des élèves. Pour enseigner la lecture à des élèves en situation d’illettrisme, les formateurs m’avaient recommandé l’utilisation du manuel de lecture Tiki 2 (Déjou-Taglia, Melin, Rosa, 2005), édité par le centre régional de documentation pédagogique de Guyane. Cet ouvrage pédagogique marquait une réelle volonté d’adaptation des outils pédagogiques au contexte guyanais14 mais demeurait prisonnier de la forme scolaire dans la mesure où la méthodologie défendue illustrait le formalisme d’une décomposition rationnelle de l’enseignement-apprentissage tout en proposant des situations thématiques censées, de l’extérieur, rencontrer les intérêts des enfants. Je tentais de « bricoler » des situations d’enseignement-apprentissage avec le maigre outillage pédagogique dont je disposais au sortir de ma formation initial15 mais je rencontrais rapidement un ensemble de problématiques éducatives, sociales, culturelles, voire politiques qui, ajouté à mon inexpérience professionnelle, rendait le quotidien scolaire difficile : faible culture scolaire, absence d’une mémoire locale sur les pratiques didactiques effectives, conditions matérielles délicates16, situations sociales préoccupantes17, etc.
L’implantation d’une école en pays amérindien – je parle ici plus spécifiquement du cas de Kayodé et de ce que j’ai pu y observer entre 2010 et 2011 – me parait aujourd’hui relever d’un processus illustrant le concept mésologique de décosmisation décrit plus haut : sans temps de concertations véritables, les autorités administratives se sont affranchi de la spécificité de ce monde en reposant sur un modèle scolaire modifiant radicalement l’ordre commun entre nature et culture forgé historiquement par ces différents groupes humains. L’enrôlement des enfants dans la forme scolaire classique d’éducation et de socialisation, dont le mode de transmission se révèle « formel et méthodique » (Prairat, 2005, p. 46), a bouleversé l’ordre anthropologique local et a désajusté la manière de faire sien l’héritage culturel résultant d’une histoire éco-techno-symbolique spécifique. Les cadres opératoires de l’école publique française ont été appliqués sans s’ajuster au régime de vérités du lieu considéré. La confrontation « directe » à des savoirs écrits dans une langue non maternelle, l’application de règles impersonnelles, la programmation rationnelle des apprentissages, les contenus programmatiques calqués sur ceux de la métropole, la progression rigide et unilinéaire de l’enseignement des objets de savoir (du simple au complexe, selon une méthode prédéfinie et un défilement des notions à acquérir, notamment pour l’apprentissage de la lecture évoqué plus haut), le quadrillage du temps par une succession de séances cloisonnées, l’organisation spatiale standardisée18, ont eu pour effet, entre autres, de transformer radicalement la forme sociale de transmission entre les générations peuplant ce village.
En étant « posée » dans ce milieu, l’école publique est apparue comme un objet neutre, sur lequel les prises possibles pour la plupart des élèves et des habitants se sont révélées difficiles, voire impossibles à stabiliser. Ce qui faisait que « tout avait concrètement sa place » (Berque, 2018, p. 2) par une « adéquation réciproque de l’être et de son milieu » (Ibid., 2018, p. 14), me semble avoir produit une « perte des repères qui faisaient aller ensemble les êtres et les choses d’un milieu » (ibid., p. 15). Je ne suis resté qu’une année à Kayodé, rongé par la portée de mon action éducative et démuni d’un arrière-plan théorique et pratique nécessaire pour mener des actions qui auraient respecté une logique d’échelle et qui auraient assuré suffisamment de possibilités de prises aux êtres élevés dans ce milieu.
2.3. Des facteurs de décosmisation
La nouvelle réalité engendrée par l’adjonction soudaine d’une forme sociale exogène à Kayodé n’a donc pas été le résultat d’une construction progressive dans la logique de ce milieu, dans la suite de sa chaine trajective. Logiquement, ce dé-calage trajectif (Berque, 2014, p. 65) signifie que la nouvelle assomption que représente l’école publique a forcé son calage sur le milieu propre de Kayodé exprimé par une réalité (S/P) ’’’…’, de sorte que la chaine trajective de cette localité, au moment de l’implantation de l’école publique, se conçoit sous la forme (S/P)P’)P’’)…P’’’…’) / P)°, ce dernier signe (°) étant arbitrairement utilisé pour illustrer l’indépendance totale de cette réalité agrégée par rapport à celle qui la précède.
Cette brisure a eu un impact significatif pour les habitants de Kayodé, comme pour ceux d’autres villages amérindiens de Guyane entrés brutalement dans la modernité (Chapuis, 2000). Les commissions sur le suicide qui se sont multipliées depuis une décennie dans le Haut-Maroni sont peut-être un symptôme, dans une perspective mésologique, de la négation du postulat onto-cosmologique, d’une perte irrémédiable de cosmicité et d’une forme d’anomie. Il serait peu rigoureux, dans le cadre de cette contribution, de déterminer de manière exhaustive l’ensemble des causes qui ont poussé le Premier ministre de la République française a demandé, en 2015, un rapport parlementaire sur les suicides des jeunes Amérindiens en Guyane française19. Néanmoins, de nombreux chercheurs se sont rejoints sur le fait que cet état de profonde acosmie a été historiquement précipitée par la politique dite de « francisation » (Hurault, 1972, p. 300) initiée par le préfet Robert Vignon (1910-1989) à partir des années 197020. Mesure phare de cette période de « renouveau démographique et économique » (Mam-Lam-Fouck, 1996, p. 96) impulsée par la progressive structuration d’une politique de l’assistanat (Ibid., p. 197), l’octroi de la citoyenneté française, qualifiée par certains auteurs de « piège » (Grenand, Bahuchet, Grenand, 2006), a entrainé le bouleversement des modes de vie des groupes sociaux concernés. Les pratiques traditionnelles d’autosubsistance ont été massivement délaissées au profit de « comportements d’assistés » déclenchés notamment par l’ouverture de droits à des prestations sociales, le plus souvent sans accompagnement institutionnel.
Du point de vue éducatif, le dispositif scolaire s’est inséré à cette époque au cœur d’autres dispositifs d’encadrement et d’assistance21 des groupes sociaux éloignés du littoral. L’obligation d’instruire chaque jeune de l’intérieur guyanais jusqu’à l’âge de ses seize ans a accéléré la constitution d’un réseau d’écoles publiques sur de nombreux lieux de peuplement rattachés aux communes nouvellement créées. Ce maillage territorial s’inscrivait à la suite des premières tentatives d’éducation formelle par le système des « homes » indiens dont le rôle dans l’acculturation des premiers occupants22 (Navet et Mohia, 1990), engendra paradoxalement, surtout chez les Kali’na, un « mouvement inverse de quête d’identité et de retour aux racines » (Puren, 2007, p. 287) et une forme de conscientisation politique23 culminant notamment dans l’adresse au gouvernement et au peuple français prononcée par Félix Tiouka, le 9 décembre 1984. Comme le signale Puren, « ces structures scolaires ne faisaient le plus souvent que prolonger l’œuvre éducative initiée qui par des missionnaires, qui par des laïcs nommés notamment par le préfet Vignon » (ibid., p. 289). Les écoles implantées dans l’intérieur de la Guyane ont donc été conçues, en termes d’espace, de temps, de relations et de contenus, sur le modèle des écoles métropolitaines, elles-mêmes héritières du fonctionnement des écoles chrétiennes. L’éducation scolaire a imposé une vision rationnelle et technicienne de l’enseignement qui entrait en tension avec des formes spécifiques de transmission des acquis culturels. Des tentatives de prise en compte du contexte culturel et linguistique vont pourtant, assez rapidement, émerger sous l’impulsion de chercheurs adossés à une connaissance fine des populations concernées.
2.4. Des tentatives précoces de recouvrance : l’enseignement adapté
Après la départementalisation, des ethnologues attirent l’attention des autorités sur la nécessité de promouvoir explicitement un enseignement adapté pour les populations de l’intérieur (notamment Grenand F. et Grenand P., 1970, Navet, Grenand F., Grenand, P., 1971, Hurault, 1972, Renault-Lescure et Grenand, 1985 et 1990). Ces voix s’élèvent donc assez tôt pour condamner les effets déstructurateurs de cette politique de scolarisation ayant organisé le sens de l’œuvre éducative par et pour elle-même sans prise en compte de l’échelle locale dans ses dimensions temporelle (une certaine histoire) et spatiale (un certain lieu). Lorsqu’elle milite pour une approche culturelle et linguistique de l’enseignement dès 1989, anticipant d’une décennie l’orientation de certains travaux menés en Guyane dans la recherche en éducation, l’ethnologue Françoise Grenand rencontre l’« inadaptation » de la « forme scolaire » et son manque de relativisation au niveau du régime de vérité de chaque groupe social :
Je pense, très sincèrement, avoir acquis au cours des vingt dernières années durant lesquelles je me suis penchée sur la question, les convictions suivantes :
– appliqué sans prudence à des élèves pour lesquels il n’a pas été prévu, le système éducatif français ne peut que donner des résultats désastreux ;
– la raison n’en est pas qu’il soit fondamentalement mauvais, mais simplement qu’il est fondamentalement inadapté ;
– le système éducatif n’est pas seulement inadapté dans les formes, auquel cas il serait facile d’y remédier : il a déjà été tenté de remplacer les quatre saisons de notre climat tempéré par les deux saisons tropicales (attention cependant au facétieux petit été de mars !), les pommiers du jardin par des arbres à pain et mon beau sapin par un fromager, cependant que Daniel et Valérie deviennent Féfé ou Taliko. Tout le monde est convaincu aujourd’hui que ces détails sont nettement insuffisants.
– le système éducatif métropolitain, et c’est ma conviction la plus intime, est inadapté parce qu’il est, fondamentalement, culturocentrique. Quoi qu’on en dise, et sous quelque lumière qu’on le regarde, il met en avant la société occidentale, ou, à tout le moins, française ; il la pose inconsciemment comme modèle, comme référent. Le chemin de l’école est conçu comme une marche ascendante : les petits Indiens qui y cheminent, s’ils échappent aux embûches nombreuses le long de ce parcours de l’évolution, nous auront rejoints dans le club des civilisés
(Grenand et Renault-Lescure, 1990, p. 9-10).
Cet « état des lieux », quoique conceptuellement inachevé dans sa critique des dimensions temporelle, spatiale et relationnelle de la forme scolaire classique, évoquent le besoin d’adapter des contenus et des pratiques scolaires de transmission aux réalités locales. Le savoir ethnologique est supposé fournir une matrice suffisante pour soutenir toute intention éducative et agir comme une manière de recouvrir un monde dont les catégories portées par des valeurs rejoignent les significations forgées trajectivement par les habitants de Trois-Sauts. C’est à cette échelle que les auteurs élaborent des normes éducatives fondamentales, dans la logique du milieu qu’elles étudient :
– liberté absolue est donnée à l’enfant ;
– sa volonté d’apprendre à vivre est laissée à son seul libre arbitre ;
– jamais on ne l’oblige à faire ou à dire quoi que ce soit ;
– l’apprentissage des techniques est toujours indirect et jamais directif : l’enfant apprend par imitation spontanée ou délibérée les gestes des adultes ;
– aucune répression n’est opposée à ses envies, ni pour l’usage du sabre ou des couteaux, ni pour la proximité du feu ou de l’eau ; l’enfant peut perdre, détériorer, casser, donner, prendre tout ce qu’il désire sans être jamais réprimandé ;
– les mères peu patientes sont généralement habilement stigmatisées par le reste de la communauté ;
– dernier point enfin, on observe une absence totale de sanction : « On approuve mollement quand ils réussissent (tout simplement parce que c’est normal) et l’on reste neutre en cas d’échec » nous dit Peter Kloos (1971) pour les Galibi
(ibid., p. 24-25).
Les auteurs tirent de leurs observations des propositions pédagogiques qu’elles jugent plus adaptées aux réalités locales :
Nous nous sommes rapidement rendus compte que seul un enseignement par discussion, ouvert à tous, libre de toute contrainte horaire, au gré des circonstances (fêtes à cachiri, travaux d’artisanat, cuisine collective…) et bien qu’il soit beaucoup plus astreignant et fatiguant pour nous qu’un enseignement de type classique, donnait des résultats bien plus probants que ce dernier. L’échange immédiat favorise une assimilation plus profonde et une diffusion plus large parmi les adultes
(Grenand, F. et Grenand P., 1971, p. 20)
Ces travaux militant pour une reconnaissance institutionnelle de la logique des milieux se sont heurtés aux craintes des autorités (Maurice, 2014, p. 123). Il apparait que cette remise en question de la forme scolaire classique, républicaine, par la tentative d’adaptation n’est pas propre aux savoirs ethnologiques et à leur instrumentalisation dans un contexte spécifique et procède d’un mouvement plus ancien, visible dès la fin du xixe siècle dans l’ensemble des possessions coloniales françaises. Je m’arrêterai sur ce point dans la partie 3.2.
Il reste que cette prise de conscience du fait qu’un milieu engage des êtres et que l’institution scolaire est comptable de la structuration des existences au sein des institutions a eu des effets manifestes sur les groupes sociaux concernés comme l’exemple de Kayodé a pu me le montrer. Au terme d’une scolarité souvent chaotique, avec de multiples orientations professionnelles plus souvent subies que consciemment travaillées, j’ai constaté que de nombreux jeunes revenaient dans le village sans perspectives pour leur avenir, contraints de subir l’illogisme de la mondialisation en cours. Arborant de manière définitive certains signes de la modernité, les jeunes Teko et Wayana sont retournés dans leur « ancien monde » en transformant, pour certains radicalement, l’ordre général qui assurait l’équilibre du village, la cosmicité qui maintenait la vie de cette communauté amérindienne depuis de nombreuses générations. Je me suis interrogé en 2010 sur le fait de savoir s’il existait, chez ces jeunes également, un besoin de recouvrance comme le supposait, avec ses propres termes, l’ethnologue Éric Navet :
[…] si les Amérindiens, comme les autres, aspirent toujours secrètement à retourner au temps du mythe, s’ils continuent à prendre en compte la réalité de leurs rêves, ils n’en demeurent pas moins ancrés en ce monde, et ils se font même un devoir moral d’entretenir « l’ordre, l’harmonie et la beauté » de la Création
(Navet, 1998, p. 331).
Cet ordre, cette harmonie et cette beauté qui seraient ainsi recherchés font d’ailleurs écho à l’idée d’adéquation qualitative que Berque reprend de Platon :
Ayant admis en lui-même tous les êtres vivants mortels et immortels et entièrement rempli de la sorte, Vivant visible qui enveloppe (periechon) tous les vivants visibles, Dieu sensible formé à la ressemblance du Dieu intelligible, très grand, très bon, très beau et très parfait, le Monde (ho kosmos) est né (…)
(Berque, 2009, p. 45)
Mon expérience à Kayodé ne m’a pas permis de confirmer le propos de Navet. Faire croitre dans une adéquation réciproque un être relatif avec son monde bel et bon (Berque, 2013) aurait bien dû être le principe directeur de l’émergence des écoles publiques sur le fleuve à partir des années 1950 comme Navet lui-même le soulignait dès le début des années 1970. On pourrait ici poser sous forme synthétique la fameuse question arendtienne : quel monde a été présenté aux jeunes du village de Kayodé ? Ou, plus précisément, de l’intérieur du monde de Kayodé que l’on peut supposer megistos kai aristos kallistos te kai teleôtatos pour ses « êtres formateurs », quelle a été – et demeure encore aujourd’hui – le rôle joué par l’institution scolaire ?
3. Agir et être agi par le milieu
Des propositions pédagogiques portant un soin particulier au ménagement24 du milieu demeurent encore en marge des politiques éducatives. Parmi les réalisations les plus abouties accordant une importance décisive au souci de cosmicité, la pédagogie de l’école Freinet25 (Go et Riondet, 2020, 1, p. 134), forgée par Élise et Célestin Freinet entre les années 1920 et 1980, s’affirme comme une expérience éducative originale cherchant à réduire le hiatus entre l’école et des vies portées par leur milieu. Je tenterai ici de montrer en quoi ce modèle pédagogique peut ouvrir quelques perspectives pour la recherche en éducation et pour la politique éducative de la Guyane et plus largement des territoires ultramarins. Je terminerai en soulignant l’importance du rôle de l’éducation scolaire dans le projet de faire milieu en contexte guyanais.
3.1. « Reconstruire » le milieu scolaire comme institution écouménale : la pédagogie des Freinet et l’exemple de l’école Freinet
La pédagogie de l’école Freinet, héritée de l’esprit et des pratiques de la pédagogie du couple Freinet (Go, 2014 ; Go et Riondet, 2020) s’inscrit bien dans ce lien aux êtres et aux choses qui participe de la croissance de l’enfant puisqu’elle vise « une formation qui puise enfin dans le peuple, dans ses besoins, dans ses modes de vie, dans ses habitudes d’agir, de travailler et de penser, les racines vivaces qui assureront la puissance de sa sève » (Freinet, 1994, tome 1, p. 143). Cette importance du milieu pour l’éducation, dans l’hexagone comme dans les territoires qui partagent avec celui-ci une partie de leur histoire, Freinet la rappelle dans des pratiques à forte teneur mésologique :
Il nous faut comme en France d’ailleurs, changer l’ordre des processus : partir non de connaissances qui seront parachutées de l’extérieur mais du récit et du texte libre en langue maternelle, traduit ensuite si nécessaire, en langue nationale, mis au point par le maître, accompagné du dessin et de la peinture, du chant, de la musique et de la danse qui sont eux aussi des modes d’expression essentiels.
(Freinet, 1963)
Dans son travail de thèse (2005) sur l’école Freinet de Vence, Henri Louis Go insiste sur la nécessité de considérer une approche environnementale et écologique de l’éducation dans la perspective de reconstruire la forme scolaire. Pour étayer ce choix philosophique et pratique, Go26, le premier, étudie le milieu vençois à l’aide de certains concepts empruntés à l’approche mésologique. Il s’agit pour lui de penser le milieu comme une « institution écouménale » (Go, 2006) qui comprend, en les unifiant, les milieux écologique, géographique, sociologique, didactique. Le milieu « école Freinet » est conçu pour susciter la structuration du jeune être humain en ouvrant un espace et un lieu à ses transactions, en accueillant, sans hiérarchisation et sans la dissocier, la croissance conjointe du corps animal et du corps médial. Go écrit ainsi qu’« [à] l’école Freinet, les usages sont pragmatiquement tournés vers une recherche d’équilibre, associant les capacités physiologiques et psychologiques de l’enfant » (Go, 2006, p. 90) Sous ce dernier aspect, les trajections offertes par un tel milieu vise à accueillir des expériences continues sans les fractionner arbitrairement, en ajustant au plus près les besoins de la croissance enfantine et les réalités du milieu. Il s’agit, du point de vue éducatif, de prendre au sérieux la sortie de l’être en dehors de soi – en accord avec l’étymologie latine ek-sistere – pour se structurer, en portant un soin particulier au processus de médiance. Go résume en ces termes le respect du postulat onto-cosmo-logique dans les pratiques éducatives vençoises :
Freinet a tenté, dans son école expérimentale de Vence, le rapprochement de l’école et de la vie. Il ne s’agit pas de faire éclater l’organisation formelle de l’éducation, l’école reste cette structure initiale (en service public) de l’action éducative dans l’existence individuelle. Mais pendant son temps d’enfance l’élève n’est pas coupé de la vie, la forme scolaire est « ouverte » sur la vie, et la vie doit « entrer » dans l’école. C’est le milieu qui doit permettre cette transaction : l’école doit être structurée en direction d’un milieu environnant, et instituée elle-même en tant que milieu de vie
(Go, 2006, p. 91-92)
Freinet a insisté sur le fait qu’« [à] la base […] il y a la vie des individus dans le milieu » et que « [l]’enseignement ne partira donc jamais ni des manuels qui apportent la vie d’autres milieux, ni des moyens audio-visuels qui déracinent élèves et étudiants » (Freinet, 1963, p. 18-19). Si la matrice des existences joue un rôle éducatif majeur, l’éducation scolaire, dans la conception freinetienne, est aussi une recherche constante de greffes des grandes réalisations humaines sur le processus concomitant d’intégration au local. Les deux pédagogues avaient conscience de la nécessité vitale d’une certaine forme d’universel27, dans une mise en tension de deux exigences en apparence contradictoires. Freinet écrivait ainsi :
Mais vous rattacherez en même temps cette formation à la grande pensée humaine, à tout ce que le progrès nous a apporté de positif et de définitif, comme aux grands courants de civilisation, qui à travers les siècles, par le truchement de la religion et de la tradition, ont commencé ce mouvement en avant que nous avons pour mission de renforcer et de continuer.
(Freinet, 1994, tome 1, p. 143)
Pour tendre vers cet universel, les Freinet n’ont cessé, depuis le début des années 1920 jusqu’à la mort de Freinet en 1966 (et jusqu’en 1983 pour les activités d’Élise Freinet), de réfléchir sur la forme scolaire classique et dans le cadre de l’institution, avec le projet de la moderniser, de la reconstruire (Go, 2007). Les Freinet ont ainsi cherché à complexifier la matrice de leurs actions à partir des différentes conceptions éducatives présentes et passées, à évaluer en connaisseurs pratiques les expériences28 et les innovations pédagogiques dont ils cherchaient volontairement à prendre connaissance, à subordonner les progrès techniques et technologiques à la mesure de leur conception de l’enfance29 ; à faire dialoguer la pratique et la théorique de manière pragmatique. Pour résumer, « Freinet a mis en réseau des idées (et donc du vocabulaire) qu’il a recueillies de ses lectures en réfléchissant sur des situations pratiques » (Go et Riondet, 2020, p. 244).
3.2. Esquisse d’une réflexion pour la reconstruction de la forme scolaire d’éducation et de socialisation dans les outre-mer
L’adaptation de l’enseignement aux réalités locales des « vieilles colonies », et plus largement des anciennes possessions coloniales françaises, est un processus à l’œuvre dès la fin du xixe siècle (Barthélémy, 2010). Devant les difficultés de l’administration coloniale à insinuer30 une forme scolaire d’éducation et de socialisation forgée dans un contexte socio-historique spécifique éloignées des réalités métropolitaines, la prise en compte du local devient une évidence naturelle (Falaize, 2016, p. 148) en vue de servir une politique majoritairement assimilationniste : contenir l’ordre social, fournir une main d’œuvre « auxiliaire ». L’adaptation recouvre des processus fort différents dans l’Empire ; les programmes et les objets de savoir à enseigner ne sont pas uniformisés et varient selon les publics et la conjoncture économique. Cependant, les écoles urbaines, accueillant principalement des élèves européens et les enfants des élites locales, proposent un enseignement et un curriculum calqués sur les standards de la métropole. L’adaptation au contexte local est ici très faible et se voit considéré comme un enseignement « au rabais », l’objectif prioritaire de ces populations demeurant d’accéder à des fonctions supérieures par l’obtention des diplômes reconnus officiellement et valables sur le territoire métropolitain. Les pratiques d’adaptation concernent plutôt les écoles de campagne. Ces pratiques, dominées par un « empirisme pragmatique » (Fageol et Labrune-Badiane, 2023, p. 10) s’inscrivent dans une forme d’opportunisme pédagogique. L’éducation scolaire des indigènes tend très tôt vers un enseignement pratique et professionnel, poussant « l’utilitarisme éducatif […] à l’extrême » (Ibid., p. 15).
Dégagée des enjeux assimilationnistes qui caractérisent la période coloniale, l’adaptation pédagogique, dans un processus global de contextualisation des savoirs scolaires, gagne aujourd’hui à être repensée sous une finalité mésologique. Pour la Guyane, comme pour d’autres territoires ultramarins, l’adaptation par la valorisation culturelle et linguistique reste une étape importante pour tendre vers un processus de recouvrance dans la mesure où les prises sur le vécu scolaire se trouvent multipliées. Mais, comme le souligne par exemple Roué dans le cas de la scolarisation des populations cries au Canada et comme l’illustre le contenu pédagogique du manuel de lecture cité plus haut, le risque est grand de transmettre une vision simplifiée, figée voire folklorisée de cultures pourtant bien vivantes. Le manque d’adéquation dans un processus d’adaptation de l’enseignement au milieu fragilise la chaine trajective, causant dans certains cas une perte irrémédiable de cosmicité : chez les Cries, Roué écrit que « [q]uand les jeunes démotivés sortent de l’école, sans qualification, ils se trouvent donc en situation d’échec, à la fois à l’égard de l’école et du monde occidental où ils ont presque tous échoué, et à l’égard de leurs aînés dont ils n’ont pas acquis les savoirs » (Roué, 2006, p. 22). Ici apparait de manière manifeste l’absence d’une visée d’universel qui aurait cherché à tenir en tension l’ancrage dans le local et le rattachement aux œuvres humaines, dans l’esprit du modèle éducatif « mésologique » promue par la pédagogie des Freinet.
En se focalisant sur les questions de valorisation linguistique et/ou culturelle, de nombreuses recherches sur l’éducation dans les outre-mer ne font qu’interpeller une forme sociale de transmission d’origine exogène, résultant d’une histoire éco-techno-symbolique « allochtone ». Certains auteurs mentionnent pourtant la nécessité de prendre en compte l’écart entre les normes éducatives établies dans des milieux différents :
l’ensemble des références présentes dans le système éducatif français et ses supports pédagogiques – le cadre, le mode de vie, la nature, l’organisation sociale, et bien entendu la langue de scolarisation – se trouve en porte-à-faux dans l’univers de la forêt, des fleuves, de la faune et de la flore, de la relation aux adultes et aux pairs, du système des valeurs et d’accès à la connaissance, et de la langue véhicule de cette culture
(Alby et Launey, 2007, p. 324).
Ces auteurs en viennent d’ailleurs à signaler la nécessité « d’éviter [le] hiatus entre l’école et la vie » (Ibid., 2007, p. 321) – rappelant au passage la célèbre expression freinetienne formulée un demi-siècle plus tôt.
Face à cette prise de conscience des enjeux éducatifs liés à la perte de cosmicité dans les différents milieux ultramarins, les productions scientifiques gagneraient à pousser plus loin la critique du modèle républicain de la « forme scolaire » classique (Vincent, Courtebras et Reuter, 2012, Sensevy 2011 et 2019, Go et Prot, 2023). La recherche d’une école qui prendrait soin de l’interprétation d’un espace qu’un groupe social a établi dans le temps long adéquation qualitative, qui affleurait par exemple dans l’expérience pédagogique des Grenand à Trois-Sauts, se centrerait dès lors sur la reconstruction d’un ensemble d’habitudes scolaires tenues pour définitives (Go et Prot, 2023, p. 82-85), à savoir :
-
la soumission à un espace de vie neutre et standardisé, en tout cas indifférent aux réalités locales et aux besoins physique, psychique et affectif de l’enfance. Ce point rejoint l’idée décrite plus haut de concevoir l’école comme institution écouménale ;
-
la soumission à un avenir (ce que l’on veut qu’ils soient) au détriment d’une attention effective au présent (ce que le professeur peut sur ce que les enfants sont aujourd’hui, hic et nunc). La déconsidération de l’enfance dans l’élève pousse à réduire ce dernier à un opérateur de l’attendu. Or comme le signale le philosophe américain John Dewey, cité par Go et Prot, « l’éducation, c’est tirer du présent tout ce qui sert à la croissance » (ibid., p. 83) ;
-
la soumission à une discipline autoritaire et imposée de l’extérieur au détriment d’une discipline induite par la discussion et le dialogue. Si l’on suppose, avec Vincent (2012), que derrière l’ordre scolaire il y a « toujours un ordre social », on peut suivre l’hypothèse de Go (2007) selon laquelle la démocratie ne s’est pas encore dotée de sa forme scolaire ;
-
du point de vue strictement didactique, la soumission à une logique de restitution plutôt qu’à une logique de compréhension. Le savoir présenté aux élèves est généralement un savoir « mort », non problématisé et imposé, qui fait l’impasse sur l’étude des raisons du savoir. Apprendre dans le modèle scolaire républicain relève surtout de la contrainte et non de la nécessité de justifier ce que l’on admet (Vincent, 2012). Plus largement, il s’agit de poser la question incontournable du temps scolaire et de sa possible reconstruction (Sensevy, 2011, p. 735).
En fait d’adaptation, il conviendrait, dans le cadre d’une approche mésologique, de parler d’adéquation de l’enseignement au milieu concerné. Les travaux menés par Eddie Wadrawane en Nouvelle-Calédonie pointent une direction féconde pour illustrer la recouvrance des liens au lieu. Les éléments fondamentaux de la culture kanak transposés en savoirs à enseigner sont désormais inscrits dans le cursus obligatoire et contribuent à officialiser « la dimension pays » dans l’éducation scolaire. Ces « opérations de rééquilibrage et de rééquilibration à l’intérieur de l’institution » (Wadrawane, 2020, p. 18) ciblant une « école laïque apaisée » (Wadrawane, 2022) portent un mouvement de contextualisation de la relation d’enseignement-apprentissage qui ne s’en tient pas seulement à la seule valorisation des langues et de la culture mais prend appui sur des « épistémologies autochtones » intégrant certains modes particuliers d’enseignement et d’apprentissage. Ces écoles-pays, bâties sur un cadre légal autonomisant, devraient constituer une « étape supérieure » de l’histoire calédonienne en instituant des formes de vie qui réconcilieraient, en les impliquant, en les incorporant, en les présupposant31, le savoir socioculturel kanak océanien et les savoirs nationaux attendus pour le plein exercice de la citoyenneté au sein de la République française.
La modélisation de l’école Freinet que propose Go me parait donner une réponse encore plus systémique en proposant un contrat didactique générique qui met en réseau un ensemble d’institutions de transmission de savoir (parmi lesquelles le texte libre, la conférence32, le plan de travail) comme autant de manières structurées, parmi d’autres existantes ou à construire, de percevoir, de penser et d’agir pour construire un rapport adéquat au monde depuis un ancrage dans son milieu.
3.3. Faire milieu par l’éducation ? Tension entre exigence d’universel et prise en compte effective du milieu
Du point de vue mésologique, cet ancrage médial apparait comme la première matrice-empreinte sur laquelle se déployer tout en « travaillant la raison » pour tenir à distance l’écueil de la clôture. Le philosophe Cornelius Castoriadis rappelle que si chaque individu « se barricade derrière une révélation divine, ou même simplement derrière une tradition qu’il sacralise […], que veut dire lui imposer une discussion raisonnable ? » (Castoriadis, 1996, p. 61). À ce titre, l’école, « lieu de formation morale et politique », (Prairat, 2005, p. 45) visant l’universel33 en tant qu’« universalité non destructive des singularités » (Laplantine, 2018, p. 14), doit permettre à tout un chacun, contre un surinvestissement répété de la quête identitaire, « d’échapper à la fois à la clôture narcissique et au grégarisme communautaire » (Prairat, 2005, p. 45). L’éducation scolaire en milieux amérindiens ou noirs-marrons, par exemple, ne gagnerait pas à se résumer en une passion fixatrice de traditions. Celles-ci évoluent en raison directe des contacts, des échanges avec des milieux autres, selon un processus de trajections tel que décrit plus haut. Cette mise en relation active – par des liens écologique, technique, symbolique – et accélérée – le bond générationnel – pourrait, à première vue, se retrouver condensée dans ce qu’Édouard Glissant nomme la créolisation, c’est-à-dire
le non-être enfin en acte : enfin le sentiment que la résolution des identités n’est pas le bout du petit matin34. Que la Relation, cette résultante en contact et procès, change et échange, sans vous perdre ni vous dénaturer
(Glissant, 1997, p. 238).
Avec l’anthropologue François Laplantine, il faudrait aller jusqu’à employer le terme de métissage comme travail du temps et du multiple soumis au principe de contingence tel que le définit la mésologie : un être deviendra autre qu’il n’est mais toujours en fonction d’un certain lieu et d’une certaine histoire (Berque, 2018, p. 13). Le retour à des cosmicités antérieures dans les anciennes possessions coloniales françaises est une impossibilité méso-logique ; s’arc-bouter derrière un illusoire processus de recosmisation est au mieux une opération démagogique jouant temporairement le jeu de la fiction unitaire, au pire une impasse politique vectrice de crispations sociales. Un peuple guyanais, kanak ou réunionnais ne peut être qu’en mouvements, qu’en agencements provisoires, qu’en tensions dynamiques qui résulteraient au préalable d’une éducation scolaire facilitant une « rupture de clôture » (Castoriadis, 1996, p. 61). Car l’école, dans la pensée mésologique, est le lieu par excellence où il est possible, depuis son propre terroir, de s’ouvrir à d’autres échelles et ainsi trouver des voies singulières pour assurer une continuité entre son propre milieu et la condition écouménale de l’humanité35.
Continuité renforcée avec le milieu et décentrement par la prise de conscience d’un universel ont guidé les pratiques pédagogiques du couple Freinet. Ces deux voies, ici solidarisées, me paraissent fécondes pour contribuer aux réflexions sur une politique éducative ultramarine réellement démocratique. Dans le précédent numéro de la revue (2023), Berque évoque cet aspect politique en l’abordant sous l’angle logique mésologique :
dans une démocratie qui serait authentiquement territoriale, tenant ontologiquement compte de la médiance des habitants, comment concilier la singularité des milieux et l’universalité des lois de la mécanique ? En d’autres termes, comment faire coexister la Terre de Husserl, qui ne se meut pas (die bewegt sich nicht) et la Terre de Galilée, qui se meut (che si muove) ? Comment reconnaître que ces deux Terres contradictoires sont vraies toutes les deux, la première parce que nous existons et qu’elle fonde notre existence, la seconde parce qu’elle est ce qu’elle est : un corps errant mécaniquement dans l’Univers, comme des milliards d’autres ? Bref, comment reconnaître que la Terre est à la fois universelle et singulière, A et non-A ?
Par une démarche résolument dialectique (Cariou, Lefeuvre, Sensevy, 2023), l’éducation scolaire doit encourager une porosité métabolique entre l’école et son milieu ; l’école devient alors cette « césure qui filtre et transforme les objets du monde » comme l’écrit Eirick Prairat (2005, p. 48) dans la perspective de faire tenir ensemble « la Terre d’Husserl et celle de Galilée ».
Conclusion
Les conséquences dramatiques de la perte de sens et de valeurs forgés par des groupes sociaux dans des conditions écologique, technique et symbolique spécifiques font peser des enjeux considérables sur la forme scolaire de transmission. L’éducation scolaire en contextes guyanais et ultramarin appelle à être repensée en vue d’un meilleur embrayage entre les réalités locales et les attentes institutionnelles. En lien avec la nécessaire valorisation linguistique et culturelle dans les pratiques pédagogiques, une étude approfondie des possibilités de reconstruction de la forme scolaire dans les milieux ultramarins, appuyée sur un arrière-plan théorique désormais conséquent, compléterait les efforts localement menés pour lutter contre l’échec scolaire. J’ai tenté ici de montrer que le modèle pédagogique de l’école Freinet de Vence présente les bases d’une expérience pratique à caractère mésologique fondant l’action éducative sur une tension socialement féconde entre prise en compte effective du milieu dans les pratiques et les apprentissages et appropriation des grandes œuvres humaines. Des expériences pédagogiques audacieuses peuvent encore faire de ces « périphéries » ultramarines des centres d’alternatives et de reconstruction de l’enseignement-apprentissage influençant les réflexions et les pratiques dans l’hexagone, à l’image du rôle joué par les écoles coloniales de campagne dans le renouveau de l’enseignement de l’histoire en France métropolitaine dans les années 70 (Falaize, 2016).
