Le présent article1, qui se réfère à une recherche exploratoire sur le plurilinguisme de jeunes enfants au Luxembourg (Portante et al., 2005), a pour objet de décrire deux situations plurilingues dans le cadre d’activités de littératie en langue française dans une école primaire luxembourgeoise en zone urbaine à très forte proportion d’enfants immigrés. Les descriptions et interprétations, qui s’inscrivent dans une démarche ethnographique, prennent appui sur un cadre théorique socioculturel et interactionniste. Après une présentation succincte du contexte langagier de l’école et des enfants ainsi que du cadre conceptuel de la recherche, nous retraçons comment plusieurs enfants et un adulte co-construisent des contextes d’apprentissage du français dans lesquels des pratiques plurilingues prennent forme et sens. De cette manière, nous arrivons à montrer comment ces pratiques, qui se constituent dans l’interaction et qui modifient le contexte, conduisent à une expansion de l’objet de l’activité. Les espaces interdiscursifs qui émergent dans la dynamique de l’interaction plurilingue sont riches en nouvelles opportunités de construction de sens et d’apprentissage pour tous les participants concernés. Nous voulons mettre en évidence que la prise de conscience de cette ouverture et des nouvelles possibilités de participation auxquelles elle donne lieu, articulée explicitement par les enseignants en collaboration avec les chercheurs, constitue pour nous un premier pas vers le développement d’un cadre pédagogique permettant d’utiliser la diversité des ressources langagières et culturelles de tous les enfants dans les apprentissages langagiers à l’école.
1. Le contexte
Avant de présenter le cadre conceptuel et méthodologique de la recherche, nous allons brièvement caractériser les langues de l’école et des enfants par rapport au contexte institutionnel luxembourgeois.
1.1. Contexte langagier de l’école et des enfants
La caractéristique sans doute la plus frappante de la société luxembourgeoise est la reconnaissance du trilinguisme institutionnel sur tout le territoire du pays et sa mise en application dans l’ensemble du système éducatif. Pour des raisons historiques et politiques, le luxembourgeois, l’allemand et le français sont les trois langues institutionnelles de l’école luxembourgeoise avec des rôles et statuts différents selon le programme officiel et selon la réalité quotidienne.
Dans le parcours scolaire, l’éducation précoce et préscolaire, qui accueille les enfants de 3 à 6 ans, a pour mission prioritaire de développer la langue luxembourgeoise. Le Luxembourg, qui est un pays d’immigration depuis la fin du XIXe siècle, connaît, à partir des années 1970, un accroissement constant de la diversité culturelle et linguistique de la population, et près de 40 % des enfants scolarisés actuellement apprennent et utilisent dans leurs familles une langue autre que le luxembourgeois (SCRIPT, 2004). Il s’agit là de la moyenne nationale, mais ce pourcentage atteint 83 % dans l’école d’où proviennent les données exploitées dans cet article, avec 21 nationalités différentes et avec une prédominance d’enfants immigrés lusophones. De plus, comme une grande partie des familles des enfants immigrés des classes observées séjournent au Luxembourg depuis moins de dix ans, une partie importante de ces enfants n’a pas eu de contacts significatifs avec la langue luxembourgeoise avant la scolarisation.
Le plan d’études de l’école primaire prévoit que tous les enfants sont alphabétisés en allemand à partir de la première année d’études et que les activités de français débutent au cours de la deuxième année. Les entretiens avec les enseignants et avec les parents des enfants observés dans les classes de référence font apparaître qu’une partie des enfants entrent en contact, en dehors de l’école, avec au moins l’une de ces deux langues soit par les médias ou dans le contexte local familial ou local. Pour les enfants qui n’ont pas le luxembourgeois comme L1, le premier contact avec la langue allemande a lieu à l’école et les usages extrascolaires de cette langue se manifestent seulement au cours de la scolarité. Par contre, une grande partie des enfants lusophones ont participé à des pratiques en français dans le cadre de la famille ou autour de celle-ci (Portante et Sunnen, 2005). Habituellement, les enfants qui ont le luxembourgeois comme L1 (près de 60 % sur le plan national) entrent en contact avec l’allemand avant d’être scolarisés. Ce contact se fait dans et autour de leur famille à travers les médias essentiellement. La situation est moins claire pour ce qui concerne les contacts extrascolaires avec le français, langue fréquemment plus éloignée des contextes de ces enfants.
Généralement, pour les enfants issus de familles immigrées, les L1 qui ne correspondent pas aux langues institutionnelles du pays d’accueil sont peu reconnues et considérées comme non légitimes par rapport au curriculum. De ce fait, elles entretiennent une relation de tension avec les objets de l’activité scolaire organisée souvent suivant des scénarios préstructurés et contraignants qui génèrent des rôles prédéfinis, laissant peu de place à la négociation entre les acteurs (Max, Portante et Stammet, 2005). Il en est de même des variantes vernaculaires du français que les enfants lusophones apportent à l’école (Maurer-Hetto et Roth-Dury, 2008 ; Max, Portante et Stammet, 2005). Cependant, la rigidité des pratiques, qui est entretenue par la tradition du centrage sur l’enseignant, par le curriculum national et par les manuels prescrits, est de plus en plus remise en question par des enseignants et d’autres responsables de l’éducation. Ainsi l’école luxembourgeoise est de plus en plus perçue comme une école en besoin de changement.
1.2. Cadre conceptuel de la recherche
Le projet de recherche sur le plurilinguisme des enfants au Luxembourg (Portante et al., 2005) s’inscrit dans une conception socioculturelle de l’apprentissage avec une approche ethnographique. Elle a conduit principalement à l’exploitation, dans une perspective émique, d’enregistrements vidéo réalisés avec les mêmes groupes d’enfants-focus qui ont été suivis pendant deux années consécutives.
Le cadre théorique général du travail dans le setting d’où proviennent les exemples qui seront analysés est fondé par une conception socioculturelle néo-vygotskienne des processus d’apprentissage et de la cognition (Cole, 1996 ; Rogoff, 1990 ; Rogoff, Matusov et White, 1996 ; Wertsch, 1991a, 1991b), des apprentissages langagiers et plus particulièrement de l’apprentissage d’une langue seconde (Lantolf, 2000 ; Lantolf et Appel, 2004 ; Van Lier, 2004) ainsi que de la littératie (Lee et Smagorinsky, 2000). Notre approche de la cognition humaine est également alimentée par les concepts renvoyant à la nature située de l’apprentissage (Lave et Wenger, 1991 ; Wenger, 1998) et elle est enrichie par une conception socio-interactionnelle de la cognition comme celle qui est développée par Mondada et Pekarek-Doehler (2000).
L’analyse qui suit utilise les apports récents issus de l’ethnométhodologie et de l’analyse de la conversation (Bange, 1992 ; Mondada, 2003, Mondada et Pekarek-Doehler, 2003). À partir de notre positionnement épistémologique socioculturel et interactionniste, nous considérons que le travail en interaction transforme l’objet de l’activité en faisant émerger des modes de participation favorisant la co-construction de sens (meaning making, voir également Kress, 1997). Ainsi le développement sociocognitif individuel et collectif est toujours enraciné dans l’interaction sociale et dans des contextes institutionnels plus larges qu’il contribue à son tour à façonner. La référence au dialogisme bakhtinien (Bakhtine, 1977 ; Todorov, 1981) nous permet de dégager le caractère polyphonique des contributions discursives des acteurs qui participent à l’activité. L’analyse conversationnelle (sur la base de la transcription de l’activité verbale) et la théorie de l’activité (Engeström, 1987, 1999, 2001, 2002) sont pour nous des outils d’analyse et de visualisation de l’activité en termes d’expansion et de développement individuel et collectif.
2. Regards sur des pratiques de littératie
Nous présentons dans la suite l’analyse de deux situations pour montrer comment des sujets plurilingues ouvrent, dans une dynamique réciproque, par les modes de participation qui émergent dans leurs interactions, de nouveaux espaces interdiscursifs envisagés comme espaces de construction de sens et comme espaces d’apprentissage. À la suite de Rogoff, Matusov et White (1996 : 388), nous considérons l’apprentissage à partir d’une perspective de participation dans le sens de Lave et Wenger (1991) et plus particulièrement comme la dimension de l’activité qui entraîne la transformation de cette participation. Dans ce processus, « […] l’interaction [devient] le lieu social par excellence où le plurilinguisme est non seulement exprimé mais aussi élaboré dans ses formes spécifiques et dans ses valeurs, fonctionnalités, finalités particulières » (Mondada, 2003 : 95). Le plurilinguisme qui se constitue dans les interactions devient en même temps la ressource par laquelle les contextes sont transformés et par laquelle de nouvelles opportunités de participer et donc d’apprendre sont générées.
Notre analyse permet ainsi d’une part de confirmer l’hypothèse que la diversité langagière et culturelle des enfants peut constituer une ressource pour apprendre, dans la mesure où dans les échanges socio-discursifs les sujets co-construisent des espaces plurilingues offrant l’accès et l’engagement dans des activités d’apprentissage. D’autre part, elle nous permet d’élaborer un début de réflexion en vue de la construction, avec les enseignants concernés, d’un cadre pédagogique qui prend explicitement appui sur le caractère situé des pratiques pour mettre à profit la diversité et pour favoriser l’accès et l’engagement de tous les enfants dans des activités d’apprentissage à partir d’une perspective plurilingue.
Nous nous appuyons sur deux corpus recueillis dans l’intervalle de seize mois dans des contextes de littératie mettant en jeu la langue française avec en partie les mêmes enfants, mais dans des classes différentes et dans des constellations et des aménagements différents.
2.1. Exemple 1 : Ouverture de l’espace discursif à une langue non scolaire
Le premier corpus par rapport aux événements de littératie en langue française a été enregistré au mois de février 2004 en 2e année d’études, période qui correspond officiellement au démarrage des activités de français à l’école à raison de trois heures par semaine. Dans la classe en question, la période de français a commencé plus tôt dans l’année scolaire avec un volume hebdomadaire moins important au début. Nous présentons ici l’analyse d’un extrait que nous considérons comme significatif par rapport au processus de recherche dans lequel nous nous engageons.
La classe est à ce moment constituée de 17 enfants avec un contexte socioculturel très différent et la majorité sont des enfants immigrés portugais2. Nous concevons l’événement de littératie comme activité dans le sens d’Engeström : « An activity system is by definition a multi-voiced formation »3 (Engeström, 1999 : 35). En termes de système d’activité, la communauté, formée par les enfants présents, par l’enseignant et par un chercheur, se situe au croisement de différents contextes et de leurs voix correspondantes, au croisement des forces sociales aussi au sens bakhtinien : le contexte institutionnel de l’école, les contextes familiaux ou privés et le contexte de l’Université.
L’espace de travail dans la salle de classe est organisé en vue de l’activité qui consiste en la découverte d’un livre en langue française illustré intitulé Mimi la petite souris. Les enfants et l’enseignant sont assis sur des chaises disposées en forme d’ovale ; le dispositif est tel qu’il installe les sujets dans un face-à-face les uns avec les autres favorisant la communication. Les outils de l’activité sont les langues scolaires et l’album en question ; l’objet est la construction de sens à travers les pratiques de littératie, combinée à l’apprentissage du français ; la division du travail correspond à un scénario IRF (initiation, response, feedback) centré sur l’enseignant.
Extrait 1 : FNR/S3B/CA01/03:40–04 :07a | |
Une enfant a pointé l’image avec les pommes dans l’album. | |
1 E | qui peut me di:re comment ça s’appelle en luxembourgeois/ |
2 El | pomme |
3 E | Nelson/ |
4 N | Apfel |
5 E | est-ce que c’est [en luxembourgeois/] Apfel |
6 S | [enh, enh ((signifie non en luxembourgeois familier)) |
7E | Apfel c’est en/ |
8 N | [pomme |
9 El | [däitsch |
10 E | en allemand. op däitsch/ an op letzebuergesch/ wéi seet een/ |
11 M | [en Apel |
12 Els | [Apel |
13 N | op portugiesesch weess ech ochb |
14 E | Apel/ |
15 Els | [maçã:/ |
16 El1 | [op portugiesesch] weess ech |
17 El2 | [maçã/ |
18 El3 | [Dat ass en Apel |
19 E | wéi ass et dann op portugiesesch nach eng Kéier/ |
20 Els | maçã/ |
a. Conventions de transcription : [ chevauchement, : allongement syllabique, . .. ... pause très courte / courte / moyenne, (2s) pause prolongée en secondes, / \ intonation montante / intonation descendante, ( ) incertitude du transcripteur, (( )) commentaire. b. « En portugais je sais aussi » (traduction littérale de l’énoncé luxembourgeois). |
Nous relatons ici la transcription d’une « séquence latérale » (Jefferson, 1972, cité par Bange, 1992 : 53) qu’on pourrait à première vue qualifier de digression : l’enseignant, revenant sur le mot « pomme », enchaîne en français après que la relation entre le mot et le référent a été visualisée par le pointage sur l’image et il demande une traduction en luxembourgeois (1). La sollicitation, qui n’est pas inhabituelle, s’inscrit dans la démarche de l’enseignant qui, en partant de son discours en français, fait appel à la langue luxembourgeoise, une langue partagée par tous les enfants à des degrés différents, en demandant ou en donnant la traduction d’expressions françaises. Ici la traduction devient tâche distribuée dans le groupe des enfants. Un premier élève reproduit le mot en français (2) répondant à une tâche qui avait été définie initialement par l’enseignant : nommer les objets représentés dans l’album en français. Un deuxième enfant (4) donne la traduction allemande, probablement en se trompant de langue, et introduit ainsi une nouvelle langue dans l’activité. La langue allemande est néanmoins validée par l’enseignant qui continue, cette fois-ci dans le souci de distinguer l’allemand et le luxembourgeois. Ainsi, dans les tours 5, 7 et 10, il guide les enfants vers la « bonne » réponse en préparant la réparation fournie par l’élève M (11). Ce faisant, l’enseignant glisse dans la langue luxembourgeoise pour reformuler la tâche dans cette langue (10) à la suite de l’explication en luxembourgeois donnée par l’élève E1 (9).
La séquence pourrait se clore à cet endroit, le mot ayant été traduit et répété par plusieurs enfants (11, 12). Jusqu’à ce moment, la situation peut être lue comme un scénario particulier de la variabilité des occurrences multiples du trilinguisme institutionnel à l’école luxembourgeoise. Cependant, dans la suite, un incident conduira à l’ouverture d’une possibilité d’expansion dans le sens d’Engeström (1987, 2001) (schéma 1).
En effet, une autre enfant propose de faire une traduction en portugais (13) et d’introduire ainsi sa L1, ressource langagière qui n’a pas de statut officiel dans le curriculum. D’autres enfants suivent (15, 16, 17) et interagissent dans l’espace discursif qui afforde à ce moment la pluralité des langues et donc la participation à l’activité de littératie sur un mode différent. L’enseignant réagit en faisant répéter le mot en portugais (19) et, en interaction avec les enfants, réussit ainsi à articuler de manière positive les tensions entre les langues institutionnelles de l’école et les L1 des enfants peu légitimées en contexte scolaire.
En comparant le changement introduit par les tours 13 à 20 par rapport à la première partie de l’échange, on pourrait avancer, dans une interprétation très étroite, que l’enfant N (13) qui introduit la langue portugaise déclenche simplement un élargissement de la tâche de traduction sollicitée par l’enseignant en début de séquence. On pourrait dire aussi que le mot « maçã » est le produit oral de la réalisation de cette tâche. Mais, comme le remarque Todorov (1981 : 89) en reprenant Bakhtine « [c]haque mot sent le contexte et les contextes dans lesquels il a vécu sa vie sociale intense ». Ainsi, le mot apporté par la voix de N porte aussi la voix de l’enfant et de son contexte socioculturel polyphonique. Le fait d’insister pour pouvoir dire le mot dans sa L1 à l’enseignant et à ses camarades est une action riche de sens pour N et pour certains membres de la communauté. En effet, tout mot
est déterminé tout autant par le fait qu’il procède de quelqu’un que par le fait qu’il est dirigé vers quelqu’un. Il constitue justement le produit de l’interaction du locuteur et de l’auditeur. Tout mot sert d’expression par rapport à l’autre. À travers le mot, je me définis par rapport à l’autre, c’est-à-dire, en dernière analyse vis-à-vis de la collectivité. (Bakhtine, 1977 : 123, 124)
En revendiquant l’élargissement de la tâche de traduction, N revendique son rôle de locuteur expert en langue portugaise et utilise un mot qui pour elle et pour d’autres enfants est peuplé des voix de son contexte et de ses vécus, lui permettant de s’affirmer en tant que personne avec toutes ses facettes. En légitimant l’intervention de N, l’enseignant légitime en même temps ce nouveau rôle, tout comme il avait légitimé le rôle de locuteur luxembourgeois de l’élève E1 dans le tour 9. En dépassant leur rôle d’apprenant, les enfants se posent en locuteurs légitimes d’une langue et cette légitimation est reconnue par l’enseignant qui représente l’institution. Au-delà d’un simple élargissement de la dimension plurilingue qui permet l’entrée en jeu d’une langue supplémentaire, l’incident permet de franchir une barrière socioculturelle et de construire un lien avec le contexte des enfants immigrés portugais en donnant à leur langue une place dans l’activité scolaire. C’est dans ce sens que nous voyons l’expansion possible de l’objet de l’activité selon les termes d’Engeström (2002) « […] learning by expanding […] is very much going beyond the information given, to construct a new, a broader picture, a broader object for your activity »6.
L’émergence de ce nouveau rôle des enfants portugais dans l’activité, qui offre la possibilité de concevoir d’une manière différente les relations entre tous les acteurs, ouvre un nouvel espace collectif pour apprendre ensemble de manière à utiliser la diversité comme ressource. Mais si un tel espace ne se constitue que temporairement et occasionnellement, l’incident, à lui seul, ne peut devenir garant d’un changement durable qui permet aux enfants de s’engager dans l’activité également avec d’autres ressources langagières et culturelles que celles qui relèvent du trilinguisme institutionnel.
2.2. Exemple 2 : Expansion de l’activité par la co-construction d’un espace discursif polyphonique engageant les participations plurilingues des enfants
Le deuxième corpus documenté et analysé a été enregistré en 3e année d’études primaires, 16 mois après le premier. La classe était à ce moment constituée de 20 élèves âgés entre 8 et 11 ans avec des contextes socioculturels semblables à ceux du groupe de l’exemple 17.
Le chercheur a réuni autour d’une table 5 enfants au fond de la classe8 (schéma 2), dans laquelle travaillent également les autres élèves. L’environnement spatial est organisé de sorte qu’il puisse favoriser le travail collaboratif de communication.
À l’instar de ce qui se passe dans l’ensemble de la classe, la situation langagière est complexe au sein du groupe (schéma 2) et la description succincte qui suit ne peut en donner qu’une image très incomplète. Les enfants ont rencontré les langues de l’école à des moments différents de leur histoire (deuxième ligne derrière les noms). Ainsi David, Hamilton et Liana ont en commun d’avoir eu leurs premiers contacts avec le luxembourgeois et l’allemand seulement au moment où ils y ont été confrontés à l’école. Pour Tanja et Mélissa, le français peut être considéré comme la nouvelle langue apportée par l’école.
En ce qui concerne cette deuxième situation, il s’agit encore une fois d’un événement de littératie en langue française, plus particulièrement d’une activité de reconstitution orale de l’histoire sur les animaux que David a produite et lue au groupe. L’activité de reconstitution est initiée par le chercheur en vue d’une conférence d’écriture tandis que l’activité d’écriture avait été initiée par l’enseignant de la classe.
Alors que, dans le premier extrait, l’enseignant a spontanément, « sans préméditation », déclenché l’incident donnant suite à la co-construction d’un nouvel espace discursif par les sujets qui s’y sont engagés par des modes de participation plurilingues, ici l’objet de l’activité est pour le chercheur aussi celui d’établir des liens entre les langues présentes, autant celles des enfants que celles de l’institution, afin d’ouvrir à chaque enfant des possibilités de pleine participation et afin de tenir compte des ressources personnelles des enfants dans un travail collaboratif. Évidemment, l’action de réalisation d’une activité n’est jamais prévisible, elle se construit dans la dynamique du processus, les sujets étant mis aux prises les uns avec les autres ainsi qu’avec les occasions et les obstacles. Comme le précise Engeström (2001 : 134), « object oriented actions are always, explicitly or implicitly, characterized by […] surprise, interpretation, sense making and potential for change »9.
Extrait 1 (FNR/S3B/CA28/09:58–10:44 et 11:35–11:45) | |
((09:58–10:44)) | |
0 Ch | vous pouvez raconter l’histoire/ |
1 T | ehm ehm ((voix très basse, T évite le regard du chercheur)) |
2 Ch | ob der d’Geschicht och kënnt soen/ |
3 T | wat glift/ ((se tournant vers Mélissa)) |
4 M | ob’s de d’Geschicht och soen kanns/ |
5 D | wann dir [och hm ouviste |
6 T | [nët richteg |
7 Ch | egal |
8 D | hat huet dat verstan hat kann dat erzielen ((pointe avec le doigt sur Liana à sa gauche et s’adresse à sa droite au chercheur)) |
queres contar como foi Geschicht assim/ hat well dat erzielen Här Lehrer ((même geste)) | |
9 Ch | en français/ oui en français [ça c’est bien, on écoute, mär läuschteren nach eng Kéier |
10 D | [então dis como é que era] é que era a historia.. conta |
11 L | oui |
12 Ch | oui mais il faut parler très haut [parce que sinon on n’entend rien |
13 D | [se não queres então não diguas |
(2s) | |
14 L | (c’est un). un petite girafe et un. un petit crocodile ((Liana raconte l’histoire en français, durée : 25 secondes)) |
((11:35 – 11:45)) | |
15 T | kann ech och op däitsch zielen/ |
16 Ch | du kannst es sagen wie du willst |
17 T | ehm es geht . ehm um eine. ehm kleine. ehm Gi. Giraffe ((Tanja raconte l’histoire en allemand)) |
L’activité est initiée par le chercheur (0) qui formule la tâche en français. L’emploi du pronom « vous » laisse supposer que le chercheur s’adresse à l’ensemble du groupe, cependant son regard faisant la ronde s’arrête sur Tanja qui, autant par sa voix que par sa posture physique, manifeste une expression d’hésitation et de gêne (1). Le chercheur, qui a comme objectif un travail collaboratif s’appuyant sur toute la communauté et qui considère les modes de participation comme régulateurs d’une co-construction, reformule sa demande en luxembourgeois (2), dans la L1 de Tanja, langue qui est partagée par l’ensemble du groupe, en reprenant le pronom vous. Interprétation possible : une ouverture pour accéder à l’activité est ainsi offerte à Tanja qui continue cependant à manifester l’incompréhension ou son manque d’assurance (3). Le regard de Tanja se tourne vers Mélissa qui reformule la demande du chercheur, toujours en luxembourgeois, (4) en ayant recours au discours indirect. À la différence du chercheur, Mélissa utilise le pronom « tu » par lequel elle fait de Tanja son interlocutrice exclusive. Cette fois-ci Tanja est moins évasive, mais elle signale en luxembourgeois ne pas être sûre de savoir le faire correctement (6). David (5) enchaîne d’abord en luxembourgeois. Par l’utilisation du pronom « vous », il a pour effet de changer le focus interlocutoire qui s’était centré sur Tanja et de recentrer l’activité par rapport à l’ensemble du groupe dans un premier temps. Dans le même tour de parole, il passe ensuite au portugais en faisant ainsi de Hamilton et de Liana, qui partagent avec lui cette langue, ses interlocuteurs privilégiés.
Dans les tours qui suivent (8, 10, 13), David intervient en tant que médiateur et prend même la position de l’animateur de l’activité pour négocier l’accès à l’activité par Liana et pour provoquer l’engagement de sa camarade. Ainsi, dans le tour 8, David distribue son intervention entre le chercheur et Liana en utilisant alternativement le luxembourgeois et le portugais. Il s’adresse au chercheur en luxembourgeois, langue partagée par tout le groupe, pour signaler que Liana peut répondre à la tâche. L’expression verbale est soutenue par le langage corporel et le pointage. Il se tourne vers le chercheur pour croiser son regard, tout en continuant de pointer de sa main droite Liana qui est assise à sa gauche. Il se tourne vers elle en lui adressant directement la parole en portugais pour l’inciter à raconter l’histoire, puis il se tourne de nouveau vers le chercheur en luxembourgeois, avec les mêmes gestes de support et de renforcement, pour lui signaler que sa camarade veut assurer la tâche. David montre par cela qu’il est conscient que le chercheur ne comprend pas le portugais et il utilise le luxembourgeois et le langage non-verbal pour négocier l’accord de ce dernier. Dans le fragment des tours 8 à 13, le portugais est reconnu comme outil de médiation pour faire réaliser la tâche. Le chercheur accepte le discours bilingue de David comme stratégie de communication pour faire progresser la situation dans le sens de l’accomplissement de la tâche. Ici, comme les enfants portugais dans l’extrait précédent, David n’est plus traité comme apprenant mais comme locuteur plurilingue de plein droit. Cette redéfinition des rôles n’est pas donnée à priori, mais émerge des conduites réciproques du garçon et du chercheur (Mondada, 2003 : 103). Le chercheur donne son accord pour l’engagement de Liana en français (9), revenant ainsi à la langue cible et invitant Liana à utiliser le français, puis il confirme une deuxième fois en luxembourgeois ; il réoriente ainsi l’activité vers la tâche telle qu’elle avait été posée initialement, tout en replaçant le focus interlocutoire sur l’ensemble du groupe. Par ses interventions en portugais (10, 13), David continue à soutenir l’accès et l’engagement dans l’activité de sa camarade. Liana raconte l’histoire de David en français, s’engageant ainsi dans l’activité de littératie dans le sens de la tâche définie par le chercheur.
Par la suite (15), Tanja, hésitante et gênée au début de la séquence, prend l’initiative en luxembourgeois pour demander si elle peut raconter l’histoire en allemand. Le chercheur légitime cette demande immédiatement en répondant en allemand (16) et cette langue devient temporairement celle qui est partagée dans le groupe. Tanja trouve ainsi sa voix et l’accès à l’activité en s’y engageant en allemand.
Tout comme dans le premier exemple, l’analyse de l’événement relaté permet de confirmer que le contexte n’est pas joué d’avance et que les actions orientées vers un objet donné peuvent toujours renfermer un potentiel de changement. Une analyse plus détaillée à partir des perspectives socioculturelle, bakhtinienne et interactionniste nous permet par la suite de dégager comment l’événement devient le carrefour dynamique de l’activité dans laquelle se configurent progressivement, en se constituant mutuellement, les choix des langues et les rôles des participants. La référence à la théorie de l’activité permet d’interpréter la situation dans le sens que les participants arrivent à une transformation collective de la tâche et, au-delà de celle-ci, à une expansion de l’objet de l’activité, en construisant ainsi un contexte qui ouvre de nouvelles perspectives pour apprendre et se développer.
Les déplacements du focus interlocutoire entre différents participants (Tanja-Mélissa ; David-Liana-Hamilton ; David-Liana) et l’ensemble du groupe ainsi que les rôles de médiation de Mélissa et de David deviennent visibles à partir des différents choix langagiers des enfants et du chercheur ainsi que par l’utilisation des pronoms personnels. Dans leurs différents rôles, David, Mélissa et Tanja s’articulent également, comme les enfants de l’extrait 1, comme locuteurs compétents de leur L1 ou d’autres langues qui leur sont proches ou moins compétents dans d’autres langues. L’interaction discursive Tanja-Mélissa (4, 6) revêt une dimension visiblement sociale et l’énonciation de Mélissa qui partage ici la médiation organisatrice avec le chercheur est le produit de deux individus socialement organisés au sens bakhtinien, les voix des enfants véhiculant aussi celles de leurs contextes socioculturels. À la suite de la sollicitation par Mélissa, Tanja signale qu’elle a une certaine représentation de son mode de participation en langue française en exprimant ne pas être sûre de savoir le faire correctement.
Dans le fragment 8-13, la langue portugaise est reconnue implicitement comme outil légitime de médiation pour faire réaliser la tâche. Le chercheur valide et légitime une contribution dans une langue non institutionnelle (9), et en même temps le rôle que s’est approprié David, celui de médiateur, de guide à travers l’activité en distribuant la tâche, en accordant les tours de parole et en alternant également les différentes langues pour déplacer le focus interlocutoire entre les participants. David progresse dans son rôle de médiateur (13), il semble retirer ou donner la permission de parler. La L1 de David émerge du processus interactif lui-même en vue de partager un même objet : construire du sens autour de l’histoire qu’il a produite. Il est intéressant de voir dans ces tours de parole, dans la partie en luxembourgeois, le passage d’un semi-auxiliaire à un autre. Après avoir signalé que Liana a compris, David s’avance en affirmant qu’elle est capable10 de construire l’histoire, ensuite, après avoir interpellé directement le jeune fille, il dit au chercheur qu’elle veut le faire11. La L1 de David ne sert ni à un détournement ni à une digression, mais à travers sa L1, sa voix appelle celle de Liana. Engeström définit tout système d’activité comme étant polyphonique : « An activity system is by definition a multi-voiced formation. An expansive cycle is a re-orchestration of those voices of the different viewpoints and approaches of the various participants »12 (Engeström, 1999 : 35).
Au cours du processus, il y a constamment réorchestration des voix concourant à la construction de sens et ainsi reconstruction collective des représentations véhiculées par ces voix. Le chercheur a co-construit avec les élèves un espace interdiscursif plurilingue dans lequel les langues institutionnelles tout comme les L1 non scolaires des enfants ont leur place. Comme dans l’extrait précédent, dans cet espace émergent des modes de participation permettant de réaliser la tâche et de construire du sens. Quand Liana raconte l’histoire en français, une langue qui lui est proche, en s’engageant à fond dans l’activité d’apprentissage, cette tâche est réalisée dans le nouvel espace discursif plurilingue au croisement des attendus de l’activité et des inattendus de l’action de réalisation qui émerge de l’interaction des sujets construisant le partage d’un même objet.
Lorsque Tanja prend la parole en demandant dans sa L1, le luxembourgeois, si elle peut à son tour raconter l’histoire en allemand, sa seconde langue de prédilection (15), le chercheur glisse pour sa réponse dans la langue de médiation proposée par Tanja et lui offre l’ouverture à la participation active. Nous entrons alors dans un élargissement de la tâche à l’initiative d’une élève comme dans l’extrait 1 analysé dans le chapitre précédent. Cependant, dans le deuxième événement analysé, la situation était différente à ce moment, dans la mesure où tous les participants se trouvaient dans un contexte qui avait déjà légitimé le recours à une L1 non-institutionnelle et à d’autres langues proches des élèves pour participer à la construction de sens en s’engageant dans l’activité. Jusqu’à l’intervention de Tanja au tour 15, le chercheur a posé la tâche en prescrivant l’utilisation du français, langue du curriculum, pour la reconstitution de l’histoire entendue dans cette langue. Par sa question, Tanja confirme qu’elle a perçu la consigne en ce sens. Peut-être aussi qu’elle a voulu simplement vérifier si l’ouverture aux ressources langagières des enfants s’appliquait également à toutes ses langues à elle dans le cadre d’une situation d’apprentissage du français. Engeström dit que parfois les êtres humains se sentent prisonniers d’une tâche ou d’une requête qui leur a été adressée et qu’alors ils construisent un objet plus large : « [S]ometimes human beings, when in their activity system messages or demands are directed to them, feel in a double bind [and] they construct a bigger picture, a bigger context, a broader object which liberates them »13 (Engeström, 2002). Manifestement, Tanja semblait enfermée dans quelque contrainte qui l’empêchait de s’engager dans l’activité : en début de séquence, elle manifeste à trois reprises ses réticences et ses hésitations de faire entendre sa voix et reste en retrait. Or, dans l’espace interdiscursif plurilingue, elle a l’opportunité de contribuer à la co-construction de l’objet en faisant entendre sa voix. Elle réalise la tâche narrative en l’enrichissant d’une dimension. C’est à ce moment sa manière de s’engager dans le processus d’apprentissage de la littératie en français. La réalisation de l’action se caractérise ainsi par son potentiel d’ouverture au changement.
Dans ses interventions, le chercheur, qui a comme objectif un travail collaboratif s’appuyant sur toute la communauté et qui considère les modes de participation comme régulateurs d’une co-construction, reconnaît l’interprétation et les modes d’élaboration de la tâche par les élèves, de sorte qu’il y a une négociation continue en vue du partage de l’objet. Dans les tours de parole 9 et 16, il valide les éléments nouveaux, l’inattendu apporté par les enfants, leurs ressources langagières personnelles, contribue ainsi à rééquilibrer l’action de réalisation et le potentiel y émergeant de sorte qu’il y a expansion de l’objet auquel les sujets ont contribué en interaction plurilingue.
3. Conclusion et perspectives
Dans notre analyse, nous utilisons un cadre conceptuel socioculturel et interactionniste, enrichi par le dialogisme bakhtinien et la théorie de l’activité, pour mettre en évidence les dynamiques sociales plurilingues qui permettent de co-construire des espaces d’apprentissage ouverts sur la diversité langagière et culturelle. L’analyse montre que les pratiques langagières des enfants et des adultes tout comme leurs rôles dans les deux événements de littératie observés ne découlent pas simplement de paramètres fixés à priori qui caractériseraient les sujets individuels. Les deux exemples analysés décrivent comment les pratiques en question « émergent dans l’interaction où elles se configurent en s’ajustant aux conduites des participants » (Mondada, 2003 : 107-108), donnant ainsi naissance à des dimensions comme des choix de langues et des rôles qui se constituent mutuellement dans le jeu complexe des interactions. Les pratiques plurilingues qui se configurent dans les processus peuvent transformer, temporairement ou d’une manière plus durable, l’objet de l’activité dans le sens d’une expansion dans les termes d’Engeström. C’est ainsi que la situation devient un espace interdiscursif plurilingue dans lequel des liens se constituent entre les langues des enfants et celles de l’institution, mettant à profit la diversité et ouvrant ainsi à chaque enfant des possibilités de pleine participation. Le contexte d’apprentissage est alors co-construit dans la polyphonie entre les participants comme un carrefour sémiotique où se croisent et s’entremêlent leurs voix et de nouvelles opportunités d’apprentissage sont ainsi créées à partir de la construction de sens collaborative autour d’un objet partagé.
Les opportunités qui peuvent émerger en raison du caractère situé des pratiques sont exploitées de manière différente selon les contextes, les prescriptions, les représentations, les croyances des différents acteurs (enseignants, chercheurs, responsables pédagogiques, parents, élèves) et selon la perception de leurs propres rôles par les personnes concernées. Les chercheurs, qui travaillent dans les écoles en ethnographes de la construction de sens en situation interactionnelle plurilingue, sont conscients de ce qu’ils opèrent dans un contexte institutionnel qui a ses prescriptions et son propre habitus. En même temps, ils sont formateurs d’enseignants dans leur qualité d’enseignants-chercheurs à l’université et leur souci est d’articuler une démarche de recherche académique avec une démarche professionnelle de terrain. Leur but est de contribuer à l’élaboration d’un savoir co-construit en coopération par eux-mêmes et des enseignants intéressés. Un tel savoir devrait être articulé explicitement, en prenant appui sur le caractère situé des pratiques, pour devenir, dans le sens de Valsiner (2004), un « médiateur sémiotique » du travail à la fois dans les écoles et dans l’institution de formation des enseignants.