Entre répression et soin : deux dynamiques conflictuelles dans la prise en charge des usagers de drogue

Repression and Care: Two Contentious Dynamics in the Law for the Struggle Against Drug Addiction

DOI : 10.57086/strathese.161

Résumés

Cet article analyse les dynamiques conflictuelles liées à la prise en charge des usagers de drogue. La loi française du 31 décembre 1970, relative aux mesures sanitaires de lutte contre les toxicomanies, prévoit le renforcement de la répression de l’usage et du trafic de drogues, mais aussi l’injonction thérapeutique qui permet aux auteurs d’infractions liées aux stupéfiants (ILS) de se faire soigner. L’hypocrisie de cette loi est dénoncée par de nombreux spécialistes de la question, car elle condamne une population fortement stigmatisée.
L’échec de la prohibition (développement des mafias et de la délinquance, nombre d’overdoses et de contaminations par le syndrome d’immunodéficience acquise, recul des libertés individuelles) et l’émergence d’associations militant pour la défense des droits des usagers de drogue, ont abouti, dans les années 1990, à une politique dite de réduction des risques.
« L’idéal normatif d’une société sans drogues » (Kokoreff) fait place à une approche pragmatique : de l’abstinence vers la reprise de contrôle de la personne sur le produit dont elle est dépendante. Soigner devient un accompagnement vers une réinsertion et une meilleure estime de soi, hors du monde de la drogue. Les procédures de soin sont restrictives et contrôlées, en raison de la place ambiguë des médicaments de substitution (Subutex® et Méthadone) : ces dérivés d’opiacé entraînent eux-mêmes une forte dépendance. La différence entre médicament et drogue est ainsi questionnée.

This paper analyzes the conflicting dynamics of medical care offered to drugs users. The French law of 31st December 1970, related to sanitary measures to combat drug addiction, reinforced repression of drugs use and trafficking. It provides for involuntary treatment: i.e. medical advice and help. The hypocrisy of this law is criticized by a number of specialists as it condemns an already stigmatized population.
The failure of prohibition (development of mafia, proliferation of delinquency, overdose and HIV transmission, limitation of civil liberties) and the emergence of activist associations of drugs users, led to some adjustments in the 1990s and the introduction of a harm reduction policy.
"The normative ideal of a society without drugs" (Kokoreff) gives way to a more pragmatic approach. The objectives of drug treatment programs depart from abstinence to aim at the recovery of drug user’s self-control on drug consumption. Treatment means caring for, instead of curing. It is about accompanying drug users towards rehabiliation and a better self-esteem. However, medical care remains restrictive and under control, as medication—Subutex® and Methadone—are opiate products causing physical dependence. The distinction between cure and drug is thus interrogated.

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Si la santé est devenue aujourd’hui un droit, elle est aussi un devoir. La consommation de drogue est alors un délit. Dans le cadre législatif français très strict, consommer de la drogue est un acte illégal depuis la loi du 31 décembre 1970, relative aux mesures sanitaires de lutte contre les toxicomanies. Se droguer est d’abord une transgression. La lutte contre la drogue est au cœur des politiques publiques et les deux pendants de la loi sont le renforcement des contrôles de police et un meilleur accès aux soins. En 2000, en France, le nombre de condamnations pour usage de stupéfiants s’élevait à 6 762 et en 2009 à 24 042, soit une augmentation de 256 % (Timbard, 2011, p. 2). S’il est plus facile de dénombrer les personnes recevant une aide psychosociale, à cause de la diversité des dispositifs proposés, les personnes rencontrées sur les différentes structures choisies comme terrain pour notre recherche affirment constater une nette augmentation de leur fréquentation.

La loi de 1970, tout en restant d’inspiration prohibitionniste, prévoit la mise en place de mesures sanitaires de lutte contre les toxicomanies. Ces objectifs procèdent de deux logiques opposées, la prohibition et le soin. La politique actuelle peut être qualifiée de « grande hypocrisie » de par ses incohérences (Kokoreff, 2010, p. 205). De nombreux conflits idéologiques opposent les partisans du tout répressif, désirant punir les usagers de drogue afin de les dissuader de consommer, et les militants favorables à leur légalisation, car la répression menée depuis quatre décennies n’a pas permis d’améliorer la situation, voire l’a aggravée.

En Suisse, la politique en matière de drogue reste en 2014 basée sur la législation de 1975, qui est un compromis autour du débat sur la pénalisation de la consommation. Elle articule de façon équilibrée les trois principes « punir, guérir, prévenir » (Boggio, 1997) et assure la complémentarité entre des moyens de répression et des mesures médicales. Depuis 1994, elle intègre la « réduction des risques » à sa politique désormais appelée « politique des quatre piliers ».

Cet article se fonde sur une recherche doctorale en cours amorcée en 2012, portant sur les usages polysémiques des traitements de substitution. Il s’appuie sur l’observation de différentes structures d’aide et d’accompagnement d’usagers de drogue dans le sud-ouest et l’est de la France, ainsi qu’en Suisse. Les structures étudiées sont dites « à bas seuil d’exigence » : l’arrêt de la consommation n’étant ni un préalable ni une exigence pour demander une prise en charge. Afin de mettre en perspective les moyens mis en œuvre dans les structures dites à « bas seuil », nous avons également étudié une structure dite à « haut seuil d’exigence », le cadre y est plus strict et l’objectif d’abstinence plus présent. La présence sur ces différents terrains a permis de réaliser une cinquantaine d’entretiens menés auprès de membres des équipes médico-sociales de ces structures, mais aussi de personnes en situation de dépendance présentes dans ces lieux.

Dans certaines structures, la répression et le contrôle sont parfois liés aux soins ; dans d’autres, l’accent est mis sur l’aide et l’accompagnement, et non sur la lutte contre la consommation. Notre analyse porte sur les « ponts » entre délinquance et addiction, puis sur les incidences de la répression sur le parcours de personnes en situation de marginalité, subissant une forte stigmatisation liée à leurs pratiques. Enfin, nous montrons qu’un militantisme en faveur de la liberté de choix des usagers de drogues peut émerger de ces conflits idéologiques.

De la prohibition aux soins

Des sociologues de la drogue, comme Henri Bergeron (2009, p. 126) et Alain Ehrenberg (1992, p. 213), parlent d’une véritable massification et démocratisation de l’usage de drogues au cours des années 1960. La drogue est dénoncée comme un « fléau social », une « catastrophe sociale et sanitaire » (Henrion, 1995, p. 34). La condamnation de l’usage de produits ayant des effets psychotropes est liée au contexte culturel ; dans certains pays musulmans, boire de l’alcool est proscrit, tandis que fumer du cannabis ne l’est pas ; c’est l’inverse en Occident. Cette condamnation ne semble d’ailleurs pas tenir au degré de dangerosité des produits, comme en témoigne le nombre de décès dus à l’alcool (Roques, 1998). François Chast décrit la relativité culturelle quant à l’usage d’héroïne, aujourd’hui objet d’un véritable consensus anti-drogue :

Au 18e siècle […] en Occident la “dérive d’usage” [de l’opium] n’était pas cataloguée comme une forme de délinquance. La magnification de l’emploi de l’opium fut en partie suscitée par Thomas De Quincey qui publia, en 1821, un curieux essai intitulé Les Confessions d’un mangeur d’opium anglais. (Chast, 1995, p. 37)

Dans les années 1960, l’usage de drogue est d’abord perçu comme symbole du mouvement hippie et d’une nouvelle forme de contestation. Il n’est pas étonnant que la loi de 1970, « relative aux mesures sanitaires de lutte contre la toxicomanie et à la répression du trafic et de l’usage de substance vénéneuses », soit promulguée peu après mai 68 :

Criminaliser des pratiques c’est, du même coup, criminaliser des groupes de consommateurs. […] La constitution des interdits fait partie de stratégies sociales visant à invalider la position des consommateurs dans les luttes qui les opposent à d’autres groupes. (Pinell et Zafiropoulos, 1982, p. 62)

La drogue se retrouve « au centre de stratégies de disqualification passant par la criminalisation et l’invalidation comme personnalité psychopathologique de ceux qui les consomment » (ibidem). De même, « la question des drogues renvoie à un imaginaire des classes dangereuses, elle est associée aux "banlieues". […] Cet imaginaire spatialise l’illicite, il l’ancre dans un territoire. » (Kokoreff, 2011, p. 120)

S’inscrivant dans un registre prohibitionniste, la loi de 1970 réprime l’usage et le trafic de stupéfiants, en distinguant clairement ces deux aspects. Toutefois, elle propose aussi aux usagers de drogues l’accès au soin : lors d’un procès, un usager de drogue peut recevoir une « injonction thérapeutique » pour se soigner de sa toxicomanie, au lieu d’une peine de prison. En conséquence de cette loi, les deux ministères de la Justice et de la Santé travaillent en partenariat dans la lutte contre la drogue et la toxicomanie, afin de coordonner leurs actions, jusqu’à la création en 1982, de la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les toxicomanies (MILDT).

Une des actions marquantes de la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les toxicomanies sera notamment la création du livret Drogues : savoir plus, risquer moins, en 1999. Celui-ci introduit une réflexion nouvelle sur les drogues et distingue usages récréatifs et dépendance, s’inspirant du rapport Roques (Roques, 1998). Cet ouvrage va permettre, selon A. Coppel, de « donner les moyens d’un dialogue avec ceux qui consomment des drogues ». Le préambule de ce fascicule se veut pragmatique :

Il n’y a pas de société sans drogue, il n’y en a jamais eu. Il n’y a pas non plus de solution miracle au problème des drogues, ni en France, ni dans aucun autre pays. En revanche, il existe des réponses efficaces afin d’éviter les consommations dangereuses et de réduire les risques lorsqu’il y a usage. (Maestracci et Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les toxicomanies, 1999, p. 1)

La mise en place de nouvelles formes de prévention est accompagnée d’une évolution du champ associatif et du secteur de prise en charge des addictions. Suite à la promulgation de la loi de 1970 une demande accrue de places pour les usagers de drogues émerge, cette population est d’abord prise en charge par les hôpitaux psychiatriques.

Se sentant dépassés par des patients qui ne répondent pas aux critères habituels des structures de soin traditionnelles en santé mentale, notamment à cause de leurs exigences et de la connaissance des traitements médicamenteux qu’ils ont acquise dans les milieux de la drogue, de nouveaux centres spécialisés en toxicomanie ont ouvert leurs portes dans les années 1970, notamment celui de Marmottant par le Docteur Olievenstein. Ce dernier est un des fondateurs du système de soin français spécialisé en addictologie, mais aussi un des plus farouches opposants à l’introduction de la méthadone en France, qui selon lui est « un moyen peu coûteux de contenir et contrôler des toxicomanes, placés sous camisole chimique, traités en malades chroniques plutôt qu’en "messagers" en manque de solidarité. » (Olievenstein, 1997). Selon lui, les traitements dérivés d’opiacés endorment la douleur que la personne cherchait à endormir avec l’héroïne, il ne faut donc pas soulager cette douleur mais au contraire essayer de la comprendre pour en saisir la cause. Le traitement de la toxicomanie, qui en France est fondé sur la gratuité, le volontariat et l’anonymat des soins afin d’éviter tout contrôle social, est remis en question par l’introduction des traitements de substitution, la prescription du traitement devant être nominative, car remboursée par la sécurité sociale. À cela Anne Coppel, militante pour le droit à la santé des usagers de drogues, répond : « [les spécialistes français] n’ont pas pris garde que ce toxicomane dont ils défendaient si jalousement la liberté était en prison. » (Coppel, 2002)

L’ouverture de ces centres fait émerger de nouvelles formes de pratiques, basées sur une meilleure compréhension des usagers. Chez les usagers injecteurs, l’émergence du syndrome d’immunodéficience acquise (SIDA) introduit une notion de danger et d’urgence à traiter le problème de la drogue, en adoptant des mesures plus pragmatiques. Une logique dite de « réduction des risques », c’est-à-dire « une politique de santé publique qui privilégie des stratégies de soin et de prévention visant à limiter les risques sanitaires et sociaux liés à l’usage de psychotropes » (Richard et al., 1999) émerge en France dans les années 1990.

Parallèlement, dans les années 1990, l’autorisation de mise sur le marché (AMM) des médicaments de substitution aux opiacés (Buprénorphine et Méthadone) donne une nouvelle dimension au soin des usagers de drogues opiacées. La substitution d’une molécule à une autre molécule permet le passage d’un produit illicite (une drogue) à un médicament, comme l’exprime un éducateur interviewé :

Ce qui différencie le médicament d’une drogue, c’est déjà le cadre légal, le cadre légal d’une part et d’autre part la Méthadone est inscrite, comme le Subutex, dans un certain protocole, sous une surveillance médicale. (Éducateur spécialisé, référent dans une structure de soin dite à « haut seuil d’exigence » en France)

Cette position affirmée pour un fort contrôle de la substitution est induite par la structure « haut seuil » au sein de laquelle l’éducateur interviewé travaille. Dans ces centres, la substitution est un palliatif de la drogue et doit permettre dans un laps de temps assez court (environ deux ans) d’amener la personne vers l’abstinence. Toutefois, ce contrôle diminue dans les structures dites à « bas seuil d’exigence » et peut aussi varier d’un patient à l’autre.

Le traitement basé sur la substitution : entre hétérocontrôle et autocontrôle

Les centres « haut seuil » comme « bas seuil », les soignants, les patients qui s’engagent dans le traitement basé sur la substitution sont soumis à de très nombreux contrôles. La prise en charge, au sein des Centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA), se fait par un suivi médico-social ; les personnes y sont reçues à la fois par des éducateurs spécialisés pour un accompagnement psychosocial mais aussi par des médecins, ayant reçu une habilitation à prescrire de la méthadone. Un contrôle d’urine préliminaire est fait afin de déterminer si la personne consomme véritablement des opiacés. Ensuite, pendant quinze jours, le « patient » (ce terme fait référence à sa place au sein des centres médico-sociaux) doit aller quotidiennement chercher son traitement. Les soignants rencontrés invoquent de nombreuses raisons d’un tel contrôle : la nécessité d’imposer un cadre de soins assez rigide avec un médicament dont le risque d’overdose est important ; un moyen d’aider le patient à stabiliser son traitement en vérifiant la posologie. Par la suite, la surveillance médicale, par le biais de prise d’urine aléatoire, permet de vérifier si le patient a rechuté ; le risque dans les structures à « haut seuil » peut être une sortie du programme si la personne consomme toujours.

Ces « hétérocontrôles » (Castel, Coppel, 1992, p. 237-256) servent aussi à éviter le risque de mésusage de ces médicaments, notamment la prise par injection pour le Subutex®, qui peut provoquer des œdèmes aux mains et, pour la méthadone, le surdosage et l’overdose. La molécule du Subutex® (la buprénorphine) et la méthadone sont des dérivés d’opiacés et leurs usages hors prescription est illicite. Les prescripteurs doivent être vigilants avec ces produits, sujets à controverse, à cause du trafic dont ils sont l’objet.

Le médicament, la méthadone ou le Subutex®, est vu par un éducateur spécialisé de la structure à « haut seuil d’exigence » comme un des « outils » thérapeutiques dont les usagers peuvent se saisir ; selon lui, c’est à la personne de donner du sens à son usage et de se positionner en acteur de son traitement :

Un traitement de substitution, c’est rien, c’est un outil. Sinon, c’est pas du tout la panacée, c’est le sens que va donner la personne à ce traitement-là qui va faire que ce sera un bon ou pas un bon traitement. Ça reste une molécule, comme l’héroïne, l’héroïne, c’est rien, c’est une molécule. C’est le sens que lui donne la personne qui en prend, le côté illicite aussi qui en fait, ben qui en fait ce que ça peut être pour certains. (Éducateur spécialisé, référent dans une structure de soin dite à « haut seuil d’exigence » en France)

Paradoxalement, malgré cette ambition d’empowerment et ce souci de responsabiliser la personne face à sa pratique, l’imposition du cadre, l’inscription dans un protocole strict et la nécessité d’un contrôle sont exprimées à la fois par l’intervenant rencontré et par quelques usagers qui se sentent vulnérables par rapport à leur addiction et à leur envie irrépressible de consommer. Pour d’autres, l’imposition d’un tel contrôle peut être un frein au soin, parce qu’il est trop contraignant, il permet alors difficilement aux personnes substituées de rétablir les autocontrôles nécessaires afin de prévenir les risques liés à la consommation de produits psychotropes, quand la personne n’est pas abstinente.

Réprimer et soigner ne sont pas systématiquement antinomiques si on considère la part de contrôle inhérent au soin. Il faut considérer la marge d’action laissée à la personne en traitement. Demander de l’aide, pour une personne fragilisée par sa consommation et donc en avoir la possibilité, sans crainte de sanction, est déjà un premier geste soignant en soi. Le contrôle exercé par les soignants a une visée plus éducative que répressive. La prise en charge des usagers de drogue et le traitement basé sur la substitution re-questionne le soin autour des notions de cure et de care :

Le soin, bien évidemment c’est pas la notion de guérison […]. C’est l’idée d’un rétablissement d’un lien social, du repositionnement des personnes dans la cité, du soin effectivement de leur corps qui est malmené, c’est tout ça le soin. (Directrice d’un Centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie « bas seuil » en France)

La notion même d’abstinence est polysémique et polémique, les personnes en traitement de substitution, restant dépendantes de dérivés d’opiacés, sont-elles alors abstinentes quand elles ne consomment plus de drogues illégales ? Remplacer l’héroïne, drogue illégale, par de l’alcool, drogue légale, est-il un processus d’abstinence ?

Nous voyons bien là la complexité du problème que la simple référence à l’abstinence ne peut à elle seule contourner. L’enjeu du soin s’est déplacé et l’abstinence n’en est plus au cœur. Pour exemple de ce déplacement, en Suisse, des initiatives autorisent la prescription d’héroïne médicalisée. Ces programmes s’adressent à une population marginalisée afin de leur éviter une totale désinsertion de la société et du réseau sanitaire, les personnes concernées sont celles dont l’état de santé est précaire et pour qui les autres formes de traitements ont échoué, y compris la méthadone. Mis en place et évalué par le Docteur Uchtenhagen, ce traitement « démythifie » la substance et par là-même tend à redéfinir sa fonction de stupéfiant en lui redonnant un pouvoir « thérapeutique » (Fahrenkrug, 1996).

Addiction et délinquance : une relation complexe

« Patient ou criminel ? », nous tentons maintenant de répondre à la question d’Alfred Lindesmith (1941).

Le terme d’addiction apparaît en France à la fin du 20e siècle, pour qualifier le rapport pathologique d’un sujet avec une substance ou un comportement (Rozaire, 2010). L’addiction se caractérise par différents symptômes, notamment la pharmacodépendance induite par certaines drogues. Cette dépendance implique une neuro-adaptation qui conduit progressivement à une tolérance, c’est-à-dire à la nécessité d’augmenter les doses afin d’obtenir les mêmes effets que lors des premières prises. À cela s’ajoute le syndrome de sevrage, soit l’apparition de douleurs physiques spécifiques du manque, selon un témoignage :

Après, je suis tombé malade. Je suis pas bien, je me réveille : le dos, j’ai froid… C’est quoi ça ? Après, j’ai demandé aux gens, on m’a dit : « c’est le manque ! » Ah ! Après je suis rentré à B [l’hôpital psychiatrique]. (Omar, 39 ans, aujourd’hui en traitement méthadone, entretien réalisé en France)

Aujourd’hui, la terminologie a changé et dans les pays francophones étudiés, il n’est plus d’usage de parler de « toxicomanie » dont l’étymologie vient du grec toxicon (poison) et manie (folie). Ce terme renvoie à « une réprobation morale à l’égard d’une conduite jugée irresponsable et relevant donc du champ de la psychiatrie » (Richard et al., 1999, p. 406). La notion de toxicomanie porte à faire l’amalgame entre les divers usages de drogues. Usage et dépendance se doivent d’être distingués. La notion d’addiction correspond à un élargissement du champ, elle ne dépend plus du caractère licite ou illicite du produit ; il peut notamment y avoir addiction sans produits (addiction aux jeux, à la télévision, ou à internet). Un déplacement est opéré du produit « toxique » et de son simple usage vers le comportement qui est alors jugé pathogène quand il entraîne une souffrance chez l’individu qui n’arrive plus à contrôler sa consommation et à arrêter seul sa pratique.

Pourtant selon la loi française, consommer de la drogue est un délit en soi, tous les toxicomanes sont des délinquants au regard de la loi ; c’est une « délinquance auto-induite » (Barré 1997). L’addiction et la relation aux produits chimiques, qui poussent la personne à consommer toujours plus, peuvent conduire à des pratiques délinquantes (vols, arnaques, prostitution ou deal), pour acheter le produit onéreux qui entretient la dépendance. Nombre de nos interlocuteurs ont connu la prison :

– C'était prémédité ? (le braquage de deux stations services)
– Euh, oui et non. Ouais, comment dire ? C'est pas que c'était prémédité mais…, voilà…, c'est…, je savais que j'allais le faire, quoi. Si un jour je me retrouvais en manque de cocaïne, je savais que ça allait me tenter, en fait. Donc j'ai fait des repérages et tout ça, quoi… (Edouard, 22 ans, sortant de prison et condamné à une injonction thérapeutique, entretien réalisé en Suisse)

L’entrée dans la consommation d’un produit est aussi, souvent, une entrée dans un monde social spécifique : « Chaque monde social est un univers de réponse réciproque régularisée. Chacun est une arène dans laquelle existe une sorte d’organisation. » (Strauss citant Shibutani, 1992, p. 269)

L’organisation d’un monde social découle de son système de représentation, ainsi il existe dans certains quartiers de grands ensembles une véritable mythologie du délinquant. Il peut être idéalisé, son image respectée et sa réputation de Bad Boy valorisée. François, âgé aujourd’hui de 50 ans et actuellement au revenu de solidarité active (RSA), explique son entrée dans la délinquance, marquée par sa volonté d’échapper à l’usine et de ne pas reproduire la trajectoire de son père :

J’avais 15 ans, oui, j’ai commencé très, très jeune. J’ai commencé à faire des…, j’habitais dans un quartier où la criminalité avait une certaine image valorisante. […] J’avais l’image des grands bandits qui traînaient au quartier, qui donnaient l’image de l’aventurier et j’ai commencé à côtoyer ces gens-là. Et très tôt, j’ai choisi ce mode de vie, tiens… C’est un mode de vie qui me plaît, qui m’intéressait. Et pourtant j’étais bon élève, l’école aussi, j’aimais autant l’école aussi, j’étais bon élève, mais l’école me rapportait pas ce que me rapportait…, voilà…, j’ai commencé très jeune, à chercher, à voler, pour être indépendant, pour avoir une indépendance. Je vivais dans un milieu familial, on avait à manger, mais voilà, on avait notre assiette quotidienne, on n’était pas sous-alimenté, voilà on avait à manger tous les jours, on avait notre toit, mais on avait…, c’est tout…, donc il fallait chercher pour s’habiller, pour s’amuser…, fallait se le chercher soi-même quoi. Et c’est comme ça qu’on a commencé à chercher l’argent. (François, 50 ans, entretien réalisé en France)

L’entrée dans la délinquance se fait pour François à travers divers délits. Il explique n’avoir jamais voulu se tourner vers le deal, bien qu’il soit consommateur d’héroïne. Dans son cas, la consommation d’héroïne ne semble pas la raison de l’entrée dans la délinquance, elle semble être une modalité du style de vie qu’il s’est forgé.

Ces deux situations illustrent l’analyse tripartite de Paul Goldstein (1995) qui distingue trois types de relations entre psychotropes et délinquance :

  • des liens pharmacologiques, les drogues censées réduire les inhibitions pouvant altérer le comportement, voire conduire à des agressions ;

  • des liens économiques, les personnes pouvant commettre des délits afin de se procurer de l’argent pour se payer leur consommation ;

  • une violence dite « systémique », associée au monde de la drogue, participant d’une modalité de « carrière » :

Cette notion désigne les facteurs dont dépend la mobilité d’une position à une autre, c’est-à-dire aussi bien les faits objectifs relevant de la structure sociale que les changements dans les perspectives, les motivations et les désirs de l’individu. (Becker, 1966, p. 47)

La dépendance à l’héroïne et son caractère très accoutumant poussent certaines personnes à s’injecter plusieurs fois par jour, ce qui abîme, de manière souvent indélébile, le corps et l’esprit. La fragilisation du corps et la lassitude par rapport à des pratiques délinquantes, parfois violentes et souvent dangereuses, ou les allers et retours en prison, sont autant de risques de marginalisation et de discrimination qui peuvent amener à vouloir reprendre le contrôle de sa vie, en entamant une procédure de soin.

La prohibition en question

Maître Francis Caballero (1995), avocat et partisan d’une « législation contrôlée », analyse l’échec de la « guerre à la drogue » depuis quatre décennies. Il le situe à quatre niveaux : « sur le plan économique en raison du développement des mafias, sur le plan social en raison du développement de la délinquance, sur le plan juridique en raison du recul des libertés individuelles et, enfin, sur le plan sanitaire en raison des overdoses et du syndrome d’immunodéficience acquise ». Il propose, ce qui est au cœur de la logique de la réduction des risques, de remplacer la morale de l’abstinence par une « éthique de la modération » (ibidem, p. 292), plus pragmatique et plus humaine.

En Suisse, la politique des « quatre piliers » articulant prévention, soin, réduction des risques et répression est plébiscitée par la population qui perçoit comme positives et efficaces les mesures mises en place. Lors de deux votations sont rejetées massivement deux initiatives : la première à être refusée en 1997 est « Jeunesse sans drogue » en faveur d’une politique très répressive, l’autre initiative « droleg » pour la légalisation des drogues est balayée en 1998 (Boggio, 1997). La « troisième voie » proposée par le gouvernement suisse entre libéralisation et répression semble être la solution la plus convaincante aux yeux d’une majorité d’électeurs suisses.

De nombreux intervenants français interrogés se positionnent d’une manière militante contre la répression et la ségrégation subies par les usagers de drogues. Les arrestations incessantes, la brutalité policière et le rejet social dont ils sont l’objet sont des facteurs de marginalisation pouvant freiner l’entrée dans une procédure de soin. Un clivage social s’opère entre des personnes recourant à des pratiques illégales et rejetant les valeurs d’une société qui ne tolère pas leur consommation de stupéfiants, pourtant d’ordre privé, et le reste de la population, chez qui « la peur du drogué » est entretenue.

Certaines associations défendant les droits des usagers de drogue combattent la prohibition, jugée discriminatoire et même criminelle : le collectif Autosupport et réduction des risques parmi les usagers de drogues (ASUD) milite en faveur de la décriminalisation :

Le droit à la santé fait partie des droits de l’homme […] et ceux qui consomment des drogues doivent avoir les mêmes droits que n’importe quel citoyen. ([…] La dépénalisation) change radicalement le statut de l’usager de drogues, qui n’est plus un délinquant mais un citoyen comme les autres. Même si la dépénalisation se limite à l’usage « simple », c’est-à-dire sans détenir de produit, c’est une avancée en termes de droit, cohérente avec une politique de santé qui fait appel à la responsabilité. (Coppel, 2010, p. 11-12)

Tous les usagers de drogues ne partagent pas ce combat. Certains préfèrent ne pas s’engager auprès d’associations d’auto-support, craignant une stigmatisation supplémentaire comme « toxicomane ». D’autres n’ont pas d’avis tranché, avançant souvent l’argument de la confusion du message auprès des plus jeunes, si la drogue devenait licite. Paradoxalement, il existe un relatif consensus anti-drogue parmi certains usagers d’héroïne qui constatent les méfaits de l’usage sur leur quotidien. Ils craignent que la dépénalisation n’entraîne une augmentation de l’usage. Le poids du stigmate est intégré, assimilé, d’où la nécessité pour certains de vivre reclus, de se cacher pour ne pas subir le regard des autres. Le combat pour la légalisation n’est pas le leur. Vivant dans la honte d’une pratique qu’elles savent proscrites et décriées, les personnes dont la consommation est devenue « une expérience totale » (Castel, 1992) peinent à s’engager sur d’autres terrains ou débats, tant elles se sentent désarmés.

Conclusion

En Europe, les arrestations pour usage ne cessent d’augmenter et pourtant le trafic ne diminue pas et les cas de rechute démontrent les limites de la coercition. La prise en charge sanitaire des usagers de drogue, en Suisse comme en France, a démontré son efficacité à de nombreux égards : diminution des contaminations par le virus de l’immunodéficience humaine (VIH) ou le virus de l’hépatite C (VHC) ; diminution des overdoses ; surtout la stabilisation et la réinsertion de personnes qui avaient perdu tout espoir, comme ce témoignage sur l’ouverture d’une structure de soins dans les années 1990 :

Moi, j’ai souvenir des premières personnes qui sont venues demander leur admission aux futurs centres de soin par la méthadone. […] J’ai vraiment encore très nettement en mémoire le fait que j’avais l’impression d’avoir affaire à des fantômes, des gens totalement dévitalisés, il n’y avait plus rien. Quand on voyait ces gens, petit à petit se remplir à nouveau de quelque chose, […] vous aviez un individu en face de vous, et plus ces êtres désincarnés, qui n’osaient même plus prendre la parole, qui rasaient les murs et vraiment c’était quasi physiquement palpable. Je pense qu’on a déjà fait une partie du boulot. […] En plus, on a ouvert au moment où le syndrome d’immunodéficience acquise flambait, au niveau des usagers de drogues, pour eux y avait quoi ? Il n’y avait que la mort au bout. Il y avait la mort, la déchéance, l’overdose, le suicide. […] Ça a été un espoir fou ! […] La méthadone, c’était vraiment comme une fenêtre qui s’ouvre. On l’ouvrait, on l’ouvrait à moitié, on l’ouvrait totalement, on la gardait fermée, on la refermait, mais au moins cette possibilité était là. (Directrice d’un Centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie en France)

Des conflits se cristallisent autour de la question des drogues. Elles mettent en jeu des divergences culturelles et morales non négociables. Les avancées dans la prise en charge des usagers de drogue prennent des tournures polémiques lors des débats : les partisans de la répression craignent une plus large propagation de la drogue comme « pandémie » ; pour leurs adversaires, c’est le contraire : la criminalisation est en cause dans l’aggravation du « fléau » de la toxicomanie. Entre ces pôles extrêmes, on trouve des tentatives de compromis, avec la mise en place de projets innovants visant à favoriser une meilleure prise en charge des usagers de drogue, par exemple l’ouverture de salles de consommation à moindres risques pour les usagers injecteurs et/ou inhalateurs. Ceci nécessite un réajustement de la loi de 1970 avec la création de « zones de tolérance » autour de ces salles, telles que pratiquées dans certains cantons suisses, où les salles de consommation sont autorisées. Les personnels policiers sont formés à intervenir auprès des usagers de la structure accueillante, ils ne procèdent pas à des arrestations mais assurent la sécurité autour du lieu. Implantées dans des espaces où la consommation avait lieu à l’extérieur (scènes ouvertes), ces salles d’injection permettent à la fois de protéger les usagers des risques sanitaires (propagation du virus du syndrome d’immunodéficience acquise, infection, etc.) et le voisinage de scènes déplaisantes relatives aux mondes de la drogue (agressions, prostitution, etc.). Ces locaux supervisés, dans la mesure où une équipe assure un encadrement médical, sont considérés comme licites. Le débat sur l’ouverture de telles salles est aujourd’hui ouvert en France.

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Référence électronique

Marie Dos Santos, « Entre répression et soin : deux dynamiques conflictuelles dans la prise en charge des usagers de drogue », Strathèse [En ligne], 1 | 2015, mis en ligne le 01 janvier 2015, consulté le 27 avril 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/strathese/index.php?id=161

Auteur

Marie Dos Santos

UMR 7367 Dynamiques Européennes

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