Les relations entre personnels de santé et patients sans-abri peuvent être compliquées et aller jusqu’à des situations d’agressivité ou de conflit ouvert. Les conséquences extrêmes de ces difficultés sont le refus de soins par les personnes sans-domicile ou le rejet de ces patients par les soignants. L’analyse de leurs interactions montre qu’une adaptation mutuelle est possible, via l’établissement d’un compromis qui permet à chacun d’être respecté dans ses valeurs et son fonctionnement. Ce compromis se forge au sein de la relation créée entre soignant et soigné.
Les données mobilisées pour cet article proviennent d’observations participantes menées au sein d’une structure d’hébergement médicalisé, d’un accueil de jour, d’un centre de soins, de maraudes médicalisées nocturnes, ainsi qu’au cours d’accompagnements de personnes sans domicile à leurs rendez-vous médicaux ou infirmiers, en cabinet ou à l’hôpital. Par souci de complémentarité des méthodes, des entretiens semi-directifs ont été réalisés à la fois auprès des soignants et des soignés sans-abri. Le terme « soignants » sera utilisé pour désigner les membres des différentes professions de santé (médecins, internes, infirmiers, etc.), travaillant dans le cadre hospitalier, au sein de cliniques privées ou en cabinets libéraux dans l’agglomération de Strasbourg. Ils sont pour l’instant une vingtaine à avoir été interrogés, représentant les deux sexes et toutes tranches d’âge confondues. Le seul critère retenu pour définir les soignés sans domicile fixe auxquels nous nous intéressons ici est leur absence de domicile personnel, indépendamment d’autres critères tels que l’âge, la nationalité, le sexe ou l’origine sociale. À cette étape de la recherche, une vingtaine d’entretiens ont été réalisés, avec des hommes et des femmes de différents âges et origines géographiques (France, Europe de l’est, Afrique, etc.).
L’entrechoquement de deux conceptions du soin
Les individus en très grande précarité faisant l’expérience de la vie à la rue peuvent, à terme, développer une « manière d’être spécifique » (Le Breton, 1992). Pour définir l’expérience des sans domicile fixe, nous nous appuierons sur Pascale Pichon qui regroupe leurs activités sous le concept de carrière de survie :
Le terme de carrière de survie spécifiera ici un ensemble d’activités : chercher une place où dormir, se procurer de la nourriture ou un repas auprès des institutions caritatives diverses, pratiquer la quête pour se procurer des biens de première nécessité, mais aussi construire des liens de sociabilité efficaces auprès des bénévoles, des professionnels et surtout auprès de ceux qui se trouvent dans la même situation. La notion de carrière de survie rendra compte de la totalité de l’expérience sociale du sans domicile fixe, expérience extraordinaire, tout entière centrée sur la résolution des problèmes les plus triviaux (Pichon, 2010, p. 52-53).
Les sans-abri interviewés définissent la santé en se concentrant sur la dimension de l’aptitude physique. Ils se considèrent généralement en bonne santé tant que leur corps ne les gêne pas dans leurs activités quotidiennes. Ils n’auront alors recours aux soins qu’à partir du moment où la douleur ou un autre symptôme handicapant les empêchera d’agir à leur gré. Par exemple, Monsieur F. est venu voir un dentiste au centre de soins de Médecins du monde et explique qu’il souffre depuis plusieurs semaines, mais qu’il n’en était pas dérangé avant le matin de sa consultation, où il n’arrivait plus à manger à cause de la douleur. Il ne portait donc que peu d’attention à ses douleurs dentaires avant qu’elles n’entravent son quotidien. Le corps semble être perçu comme un outil que l’on répare quand il est endommagé. Pourtant, la santé révèle une importance capitale dans les discours recueillis au cours des entretiens :
Pour moi la santé… elle est chère ! Parce qu’on peut rien faire dans le monde si on n’est pas en bonne santé. On ne peut rien faire. Même si on a la volonté de faire quelque chose, si on n’a pas la santé, on ne peut pas le faire. Même si on est riche, on a tout, mais si tu n’as pas la santé tu ne peux pas le faire. La santé c’est la base de tout (Madame A., Congolaise, 28 ans, rencontrée en centre d’hébergement).
Le retard de consultation est souvent mal interprété par les soignants qui le voient comme un signe que les individus sans domicile fixe ne se préoccupent pas de leur santé, voire comme une mise en danger délibérée. Cela peut être compris à la fois à travers la spécificité de leur profession qui place la santé au cœur de leur activité, mais aussi via l’évolution sociétale qui nous pousse à « reconnaître la valeur toute particulière attachée au "soin" dans notre société et on peut soutenir l’idée que la légitimité reconnue à la maladie est parfois moins grande que celle accordée aux soins comme réponse prescrite et obligatoire à la maladie : on doit se soigner » (Augé, Herzlich, 1983, p. 200).
Parallèlement, les soignants rencontrés révèlent d’importantes fragilités identitaires, qui peuvent prendre différentes formes et intensités. Les conditions de travail des soignants les mettent sous une pression constante : ils sont responsables de la bonne prise en charge des patients à tout moment. Les personnels de santé hospitaliers expriment de manière fréquente une certaine frustration face aux exigences de rapidité et de rentabilité prises par des administrateurs qui leur semblent éloignés de la réalité du terrain et ignorant le fonctionnement effectif des services hospitaliers. On retrouve cette même tendance dans le travail des infirmiers et médecins libéraux. S’ajoute à ces difficultés pratiques et organisationnelles le fait que les professionnels de santé attachent une importance considérable à la relation qu’ils créent au fil du temps avec leurs patients :
Prendre la retraite mais c’est terrible ! Y’a des clients que j’ai suivi pendant une quarantaine d’années ! Des jeunes filles de 17 ans, elles ont grandi, elles se sont mariées, elles ont eu des enfants, les enfants sont venus, ils ont eu parfois eux-mêmes des enfants tu vois ! […] et un jour tu t’arrêtes, tu fermes tous tes bouquins et tu t’arrêtes là. Et ça pour un médecin c’est dur ! C’est très très dur ! Le bon médecin c’est celui, certainement, qui est en manque quoi ! Et quand je rencontre mes clients, ils me disent qu’ils regrettent… et je leur dis « et moi !? » (Médecin généraliste libéral retraité, 65 ans).
Du fait de cet investissement total, les soignants souffrent fréquemment d’une grande fatigue, tant physique que psychologique.
La relation entre soignant et soigné repose sur des bases fragiles car ils ne perçoivent pas le soin de la même manière et ont différentes définitions de la santé et des manières de la préserver. Leur interaction dévoile également leurs fragilités identitaires respectives qui représentent un obstacle à la relation de soin, alors même que celle-ci semble primordiale autant pour les soignants que pour les soignés.
Entre besoin de distance et proximité nécessaire : l’enjeu relationnel
Pour rendre possible le soin des patients sans domicile, une relation doit pouvoir être créée entre soignants et soignés. Celle-ci leur permettra de se dégager des a priori qu’ils peuvent manifester et de tisser un lien avec l’autre.
Les patients sans-abri semblent cristalliser certaines failles du système de santé. Alors que les soignants sont souvent exténués, tant physiquement que psychologiquement, les patients sans domicile représentent une charge de travail supplémentaire qui les met en difficulté : leur patience et leur empathie sont mises à mal. Pour les patients sans-abri, les interactions de soin sont difficiles à gérer car il peut leur être très compliqué d’exposer leurs symptômes et leur corps. Ils sont conscients de leur état physique et en éprouvent souvent une honte qui peut les amener à refuser de se déshabiller, alors même qu’ils sont en demande de soins, pour ne pas révéler leur échec de prendre en charge leur propre corps. La complexité pour les soignants d’appréhender l’altérité des individus sans-abri peut être redoublée par le rapport différent que chacun entretient avec son corps et l’hygiène corporelle. Les personnels de santé peuvent aller jusqu’à avoir des réactions de dégoût et de rejet physique, les patients sans domicile arrivant parfois dans les cabinets de ville ou les services hospitaliers dans un état d’hygiène déplorable. Les réactions des soignants face à ces épisodes peuvent diverger. Alors que certains passent outre, d’autres les vivent de manière très négative :
Les gens qui reviennent souvent, qui sont… on prend pas soin d’eux quoi, on va dire. On fait le minimum qui nous est imposé et… on les lave pour nous finalement, parce que ça pue trop ! Ils sont dans leurs selles et dans leurs urines… et puis quand on leur demande si ça les dérange pas ils ne répondent pas… mais pour nous c’est plus supportable, on dirait qu’ils le font exprès quoi ! (Infirmier, 29 ans, exerçant dans un service d’urgence depuis cinq ans).
Afin que chacun puisse garder une certaine intimité, une liberté dans l’interaction de soin, une distance entre soignant et soigné est tacitement mise en place. Cette distance permet aux individus de se protéger. Le soignant peut supporter la souffrance qui lui est continuellement transmise car la distance peut lui permettre de se détacher affectivement de ses patients. L’« effet blouse blanche » et les savoirs experts, que les soignants ont acquis au long de leurs études et de leur pratique professionnelle, participent à cette distance et institutionnalisent leur statut. Pour sa part, le soigné accepte de se découvrir en entretenant cette même distance, en utilisant la position du soigné comme protection de son intimité. Face à un médecin ou un infirmier, il devient plus aisé de se dénuder dans le rôle de patient qu’en tant qu’une personne devant une autre. Bien que la distance dans la relation de soin soit nécessaire, les protagonistes doivent établir continuellement un savant mélange entre distance et proximité afin de créer les conditions nécessaires au soin.
Les difficultés rencontrées par les personnels de santé lors de la prise en charge médicale des individus sans-abri les mettent en contradiction avec les valeurs qui les ont poussés vers ces métiers. En effet, ils déclarent couramment avoir choisi le domaine de la santé par vocation, par envie de s’occuper des autres. La création d’une relation soignant-soigné leur permet d’expliquer à leurs patients les soins qui leur sont prodigués, leur intérêt et leur utilité. Ainsi, les refus de soin sont moins fréquents et les traitements sont mieux observés à la sortie du cabinet médical ou de l’hospitalisation. Cette relation accompagne favorablement les individus sans-domicile vers le soin. Ces derniers manifestent fréquemment une certaine inquiétude envers le discours médical, voire remettent en question la parole des soignants. Monsieur A., par exemple, explique à propos des médecins que :
Ils sortent de ces raisonnements, tu te demandes où ils allaient chercher ça ! Je suis pas toubib mais quand même, il faut pas prendre les gens pour des cons ! On vous met ça (sa pathologie : une artérite) sur le dos de trucs, vous voyez pas le rapport du tout ! C’est pas parce que vous buvez trop de café ou que vous buvez de temps en temps un coup de pinard que vous avez ça ! […] Je disais « eh oh ! Me prends pas pour un con hein ? » En fait c’était pas pour ça du tout effectivement ! Mais c’est toujours pour essayer de se préserver… pour dire « ah oui mais c’est un gars il est pas sérieux ! » C’est toujours comme ça ! Pour se couvrir ! (Monsieur A., Français, 65 ans, rencontré en centre d’hébergement).
Monsieur A. exprime une impression de culpabilisation : le médecin chercherait à imputer sa pathologie à son mode de vie (en l’occurrence à sa consommation excessive d’alcool) pour ne pas en être tenu responsable. Il affirme ensuite ne plus faire confiance aux médecins hospitaliers, par contre il se fie à son médecin traitant : « C’est un gars honnête quoi, il vous raconte pas de baratin, il vous oblige pas à faire ci ou ça… à faire des examens des tas de trucs, des contrôles des "revenez dans six mois"… »
La question de la liberté occupe une place importante dans la relation que les personnes sans domicile cherchent à établir avec leurs soignants. La liberté étant plus importante au sein du cabinet libéral que dans le cadre institutionnalisé de l’hôpital, ils sont nombreux à rechercher une assistance médicale auprès du cabinet de ville en priorité. Du côté des soignants, la liberté peut être celle de ne pas prendre en charge les patients qui les mettent en difficulté. Monsieur T. raconte une altercation survenue lors d’une hospitalisation en raison d’importantes brûlures au visage et aux mains :
Moi je pouvais à peine ouvrir la bouche, et je pouvais pas utiliser mes mains, alors j’avais besoin de quelqu’un pour tout faire ! Pour manger, pour aller aux toilettes… Une fois y’a eu une infirmière elle m’a dit « allez hop hop on mange plus vite ! » Mais moi je pouvais pas plus vite ! Alors j’ai dit « oh c’est bon j’ai pas faim ! Dégage ! » Et après une autre infirmière est venue, j’ai dit que je voulais bien manger, mais je peux pas faire vite : j’arrive pas ! Alors à partir de ce moment-là, l’autre infirmière n’est plus jamais venue chez moi (Monsieur T., Allemand, 55 ans rencontré en centre d’hébergement).
Un arrangement a dû s’opérer entre les infirmières de manière à ce que la personne éprouvant des difficultés avec Monsieur T. n’ait plus à le prendre en charge, afin de faciliter les soins pour elle comme pour lui.
Il s’agit pour les deux parties d’ajuster leurs comportements à ce que l’autre leur demande. Les patients en très grande précarité vont essayer de se plier aux règles de l’institution hospitalière ou du cabinet libéral pour pouvoir accéder aux soins. C’est souvent autour de ces règles que se forment et se cristallisent les tensions, voire les situations de conflits. En effet, les individus sans domicile peuvent avoir perdu l’habitude de respecter un règlement strict et des horaires. Ils éprouvent donc d’importantes difficultés à remplir ces exigences, d’autant plus qu’ils n’en comprennent pas toujours l’utilité. Les soignés sans-abri peuvent même préférer fuir l’hôpital ou le cabinet plutôt que de subir un échec supplémentaire. Les soignants vont quant à eux essayer de créer une marge de manœuvre autour de ces règles et de les adapter à ces patients particuliers afin qu’ils s’y conforment plus facilement. Par exemple, les soignants hospitaliers vont être plus souples sur les horaires de sortie ou de visite, mais tout en restant fermes sur les règles non négociables comme l’interdiction de fumer à l’intérieur des locaux. Ceux exerçant en libéral vont notamment adapter les traitements afin qu’ils soient moins contraignants et que le patient ait plus de chances de les observer dans la rue. Ces négociations sont constantes et peuvent évoluer au fur et à mesure des interactions et de la situation. Les soignants resteront stricts sur les règles qui, d’après eux, servent à conserver la santé de leurs patients et adapteront celles dont l’impact est moins important pour le rétablissement de leurs patients. C’est grâce à cette adaptation mutuelle, basée sur la relation qu’ils entretiennent, que le soin est rendu possible.
Bien que les incompréhensions entre soignants et soignés sans-abri dégénèrent parfois en situation d’agressivité, voire en conflit ouvert sous forme de dispute, de violence verbale et ou physique, ces événements paraissent extrêmement rares. Mais les situations intermédiaires comme des tensions latentes ou des maltraitances des uns et des autres se retrouvent bien plus fréquemment. Les deux parties sont mises à mal dans ces interactions et les négociations qui permettent de les éviter sont fragiles. Pourtant, il semblerait qu’on puisse les retrouver dans la majorité des prises en charge libérales ou hospitalières des patients sans domicile. Une fois que la distance qui convient au soignant et au soigné a été trouvée et mise en place, qu’une relation basée sur la confiance mutuelle a été tissée, leurs différends semblent être confinés en toile de fond de leurs interactions. Cet équilibre laisse à chacun la marge de manœuvre dont il a besoin pour agir en se sentant libre. Il semble être constamment renégocié, au fur et à mesure de l’évolution de leurs relations et des besoins de soins du patient.
Dans l’ensemble, le compromis, notamment celui qui résulte de la fongibilité, est l’une des plus grandes inventions de l’humanité, tant il fait partie des techniques que nous utilisons tout naturellement pour notre vie quotidienne. […] Tout échange de choses est un compromis – et voilà bien en quoi les choses sont plus pauvres que ce qui est seulement psychique : les échanger suppose toujours une privation et un renoncement, tandis qu’on peut échanger de l’amour et tous les contenus intellectuels sans qu’il soit nécessaire de payer cet enrichissement par un appauvrissement (Simmel, 2003, p. 143-144).
La relation entre soignants et soignés sans domicile fixe permet d’échanger la reconnaissance qui leur fait respectivement défaut : être reconnu en tant qu’individu à part entière, dont il faut s’occuper comme les autres pour les individus sans domicile ; être reconnu pour la qualité de son travail et le respect de ses valeurs pour les personnels de santé. En s’adaptant mutuellement les uns aux autres, ils arrivent à éviter le refus de soin et le rejet du soin.