« [Höch] portait un regard critique sur le développement rapide des technologies et des sciences1 », se souvient Karoline Hille ; Ralf Burmeister, le directeur des archives Hannah Höch, souligne ses « constants intérêts […] en matière de développement technologique, plus particulièrement dans le domaine des sciences naturelles2 » ; l’artiste elle-même confie au couple de photographes Orgel-Köhne :
La technique m’a toujours intéressée ! […] Aujourd’hui encore, je m’intéresse tellement aux nouveautés techniques ! Pourquoi ? Parce que depuis que je suis petite, tout cela me semble très beau. […] C’est stupéfiant, tout ce qu’il se passe. Les objets techniques m’ont toujours particulièrement impressionnée3.
Hannah Höch, essentiellement reconnue depuis les années 1960 comme ayant été la seule femme plasticienne du groupe dadaïste berlinois, mentionne régulièrement aux commissaires d’exposition, artistes, critiques et historiens d’art intéressés par son œuvre son intérêt constant pour l’actualité des sciences et des techniques4. Pourtant, cet aspect de son travail n’a jamais fait l’objet d’une étude approfondie.
Cela est à imputer aux biais inhérents à sa réception, qui se dessinent dès les années 1960. Dépositaire des archives les plus conséquentes sur le mouvement Dada et les avant-gardes qui lui furent contemporaines, Höch devint après la Seconde Guerre mondiale l’interlocutrice privilégiée des musées désirant consacrer au dadaïsme une rétrospective5. Cette première phase de sa réception, marquée par une série d’expositions d’envergure internationale, s’intéressa particulièrement, pour ne pas dire quasi exclusivement, à ses photomontages (négligeant ainsi ses productions picturale et graphique6) et à sa période dadaïste (omettant de manière significative sa carrière contemporaine7). Puis, l’intérêt que lui porta Linda Nochlin dès 1975 marqua son entrée dans le champ des études de genre8. Cette seconde phase de sa réception, reprise par plusieurs chercheuses anglo-saxonnes et allemandes9, est particulièrement marquée par l’étude des problématiques féministes et lesbiennes dans son œuvre et sa vie10.
Aujourd’hui, nos connaissances sur la carrière d’Hannah Höch sont encore caractérisées par un important contraste historiographique surexposant certains aspects de son travail (les photomontages, la période dadaïste et les problématiques liées au genre), tout en en laissant d’autres dans l’ombre – dont son intérêt pour les techniques. Étudier l’évolution de cette iconographie nous permit donc de rattacher l’artiste au « domaine (ostensiblement masculin) de la fantaisie technique11 » et de mettre ainsi son œuvre entière en perspective. Cette approche a néanmoins nécessité d’adjoindre à cet axe l’étude du rapport de Höch aux médias de son époque, auxquels elle est intimement liée : la presse illustrée, matière première des photomontages de l’artiste, mais également la radio et la télévision – trois objets éminemment techniques12. De plus, notre thèse a permis de prendre le contrepied de l’image de l’artiste recluse au jardin véhiculée dès sa première réception, et de dresser au contraire le portrait d’une femme en constante connexion avec les problématiques de son époque13.
Mettre en exergue le rôle du rapport d’Hannah Höch aux médias de son temps dans son utilisation de l’iconographie des techniques a requis une approche méthodologique rigoureuse, fondée sur l’étude des archives de l’artiste. Conservé à la Berlinische Galerie, ce fonds représente près de 12 000 numéros d’archives, certains rassemblant en réalité plusieurs documents. Dans le cadre de notre thèse, nous en avons consulté plus de 2 000. Nous avons axé notre exploration sur les agendas, dans lesquels l’artiste prenait quelques notes sur les évènements importants de ses journées, sur ses carnets de notes, ses photographies, ses travaux préparatoires, ses brouillons de textes, et enfin sur les magazines et journaux conservés intégralement ou partiellement, en portant une attention particulière aux coupures de presse d’après-guerre relatives aux médias et aux techniques14. Notre objectif était à la fois de trouver des témoignages directs de l’artiste concernant son rapport aux médias dans ses notes autographes, mais également d’étudier de manière concrète son rapport au magazine en tant qu’objet quotidien, vecteur d’information et support de création.
Cette première étape de notre travail nous a permis de constater la prépondérance de la presse écrite dans sa fréquentation des médias. En sus de la lecture régulière de la presse quotidienne, Höch conservait souvent la partie « programme » des radios puis des chaînes de télévision qui paraissaient dans la presse écrite et y signalait les émissions qui l’intéressaient. Parfois, et plus particulièrement lorsqu’il s’agissait d’émissions concernant l’art Dada ou d’un reportage auquel elle avait contribué ou qui lui était consacré, l’artiste découpait l’encadré et le collait dans son agenda à la date de sa diffusion. Évidemment, d’importantes disparités dans les habitudes de conservation de l’artiste, vraisemblablement dues aux aléas de l’Histoire15, ont dû être prises en compte au cours de notre étude. La liste des magazines utilisés dans ses photomontages et celle des revues conservées diffère néanmoins drastiquement, laissant supposer une disparition totale du matériau dans l’acte de création. Les travaux préparatoires où l’artiste utilise d’anciens magazines comme intercalaires pour organiser les photographies découpées ou les notes prises sur des fragments de papier par thématiques constituent une exception16. Pour cette période, les objets conservés correspondent davantage à une volonté d’ego-archives : il s’agit d’articles se référant à son travail ou aux expositions auxquelles elle participa. Parallèlement, la majorité des magazines intégralement conservés avant la Seconde Guerre mondiale sont des revues artistiques et littéraires telles De Stijl, a bis z ou encore Der Einzige17. Les journaux sont quant à eux rarement conservés de manière intégrale : les coupures de presse dominent et se rapportent à des thématiques qui intéressent particulièrement l’artiste, tels que l’actualité artistique et littéraire mais aussi scientifique et technique18. Au terme de cette analyse, nous avons pu montrer que Höch considérait la presse écrite à la fois comme source d’information et matériau artistique.
En rattachant ces observations préliminaires à l’œuvre d’Hannah Höch telle que nous la connaissons19, nous avons pu constater que l’évolution de la représentation des techniques dans ses photomontages était influencée par trois facteurs principaux : l’évolution de la photographie dans presse magazine, qui connaît au xxe siècle un essor significatif en qualité comme en style ; sa considération même du procédé du photomontage, qu’elle s’évertue dès le début de sa pratique à hisser au rang des beaux-arts20 ; et enfin l’introduction de nouveaux médias dans son quotidien, plus particulièrement de la télévision.
Le recours de Höch à une iconographie mécanomorphe varie fortement au cours de sa carrière. La période dadaïste est particulièrement riche en éléments mécaniques. Dès Coupe au couteau de cuisine21, rouages, roues, clés à molette et autres objets techniques servent à structurer l’image, à articuler les fragments épars qui constituent le photomontage et à en proposer un sens de lecture. Cette fonction structurelle se double d’une réflexion sur la manière dont la mécanisation grandissante entraîne une nécessaire réorganisation globale des instances sociétales. Dans d’autres photomontages légèrement postérieurs à la période dadaïste, que l’on peut qualifier de portraits composites de types sociaux, Höch concentre ses réflexions sur le rapport entre médias et techniques autour de thématiques plus précises : Couple bourgeois - Dispute22 (1919) les applique par exemple à l’espace domestique où les rôles genrés sont désormais renforcés par l’usage d’outils ménagers ; La jolie jeune fille23 (1920) interroge les attributs contemporains de la beauté féminine et leurs prescripteurs ; Haute finance24 (1923) montre le rôle des riches financiers sur l’évolution du paysage et des modes de vie urbains. Dans tous les cas, la photographie est utilisée pour sa surdétermination technique – il y a là, pour Höch, une mise en abîme de la nature technique de l’image photographique volontairement subvertie par les gestes perturbateurs et réorganisateurs de découpage et de montage. En nous appuyant sur la définition de la photographie en tant qu’image technique élaborée par Vilèm Flusser25, nous avons montré comment Höch, en réalisant ses photomontages au moyen de reproductions photographiques empruntées à la presse illustrée, s’approprie la fabrique sociale de l’image photographique.
A contrario, ses photomontages d’après-guerre semblent exempts de toute iconographie mécanique. Cette absence n’est toutefois qu’apparente. Elle s’explique par deux facteurs. Le premier est la prise de conscience, par l’artiste, d’un changement de paradigme dans l’art qui lui est contemporain. Elle est perceptible dans une série de toiles réalisée par Höch dans les années 1920, qui met en perspective la fonction de modèle que revêt désormais la technique pour l’art en remplaçant le rôle jadis endossé par la nature et son imitation26. En changeant de modèle, l’art change d’esthétique : l’artiste ressent cela de manière particulièrement accrue dans son utilisation de la photographie. Pour elle, le photomontage est né de et permis par l’évolution de la photographie27. En tant que tel, il exploite les possibilités de cette nouvelle vision mécanique autorisant, comme l’ont entre-temps montré les mouvements de la Nouvelle Objectivité et de la Nouvelle Vision, une infinie variation de focales et de points de vue, de l’infiniment grand à l’infiniment petit en passant par la photographie aérienne28. Selon elle, de ces nouvelles propriétés techniques de la vision émane une nouvelle beauté typiquement contemporaine29. L’augmentation de la qualité des reproductions photographiques des magazines, désormais en couleur et de plus grand format, permet à Höch de ne plus « détourer » les sujets des photographies qu’elle réemploie mais d’y prélever des effets de matière afin de rendre la source méconnaissable et de laisser le potentiel purement esthétique de la photographie s’exprimer pleinement. Une rapide comparaison entre deux photomontages datant respectivement de 1926-1927 et de 1960 et thématisant le point de vue en forte plongée montre comment cette nouvelle utilisation de la même matière première engendre de nouveaux effets plastiques30. La seconde raison de cet apparent retrait de l’iconographie technique après la guerre découle de son affirmation des valeurs purement esthétiques de la photographie et du photomontage. Afin de le dissocier clairement des arts appliqués qui le firent naître, Höch n’utilise par exemple jamais le photomontage dans ses travaux graphiques31. De plus, entre 1945 et 1947, elle contribua au mouvement d’art « fantasque » (ou « fantastique ») qui se développait à Berlin autour de la galerie Gerd Rosen32. Ce mouvement peut être assimilé à une version allemande du Surréalisme désirant proposer une voie intermédiaire entre figuration et abstraction, qui ferait fi des deux : la fantaisie. Dans la droite lignée d’un Jérôme Bosch, il s’agissait pour les artistes « fantasques » de créer des visions, des créatures surnaturelles en faisant jouer les ressorts de l’imagination. À partir de là et jusqu’à la fin de sa carrière, Höch mêla ainsi les registres, et cacha notamment l’actualité technique sous une iconographie naturelle. Ce constat nous a permis d’interpréter à nouveaux frais une partie de l’œuvre photomonté de l’artiste. Nous avons pu fournir une nouvelle analyse de Jolis filets33, un photomontage de 1946 généralement interprété, pour les aigrettes de pissenlits évoquant un feu d’artifice, comme une célébration de la fin du régime hitlérien. Pourtant, l’objet central, une bourrache en bois tressé repliée34, évoque nettement la forme d’une fusée – ce qui, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, n’est pas sans rappeler la course aux V2 menée par la Russie et les États-Unis. Il en va de même pour L’ange de la paix, un photomontage datant de 195835. Généralement interprété de manière similaire malgré sa datation plus tardive, le photomontage prend une toute autre signification une fois mis en relation avec son contexte immédiat : le lancement du premier Spoutnik l’année précédente, dont la population peut suivre les révolutions grâce aux ondes de radio transmettant, à certaines heures de la journée (annoncées dans les numéros du BZ am Abend que Höch conserve dans ses archives36), son légendaire « bip, bip ». La tête de l’ange entretient alors des ressemblances formelles frappantes avec les deux Spoutnik suivants, respectivement lancés le 3 novembre 1957 et le 15 mai 1958. Sa « robe », matérialisée par les câbles d’un pont suspendu, évoque davantage les ondes radio, seules témoins du succès de l’entreprise spatiale soviétique. Le titre se réfère alors aux débats présents dans la presse contemporaine sur l’utilisation future de cette technologie37.
L’exemple le plus emblématique du lien entre le rapport aux médias et l’iconographie des techniques dans l’œuvre d’Hannah Höch ressort également de son intérêt pour les premiers pas sur la Lune. Sur le photomontage En hommage aux hommes qui ont conquis la Lune38, homme et Lune sont étonnamment absents. Une feuille de droséra recourbée assortie d’ailes de papillon flottent entre une photographie indistincte rappelant les traces du module lunaire sur la surface du satellite et un ciel au point du jour. La nature vient clairement remplacer la technique, pourtant capitale dans la réalisation et la retransmission de l’exploit. Höch croque pourtant le module lunaire et les détails des combinaisons des astronautes devant son poste de télévision à l’occasion des missions Apollo suivantes39, mais aucun de ces éléments n’apparaît sur l’hommage. L’analyse des retransmissions télévisées des missions Apollo que Höch a suivi montrent à la fois la faible qualité de l’image transmise, requérant une interprétation constante de la part des scientifiques intervenant dans l’émission et du téléspectateur, mais également la teneur politique des discours élaborés autour et entre les diffusions d’images captées sur la Lune. Bien que revendiqué par les États-Unis comme un évènement universel, le pays opère systématiquement un planté de drapeau rediffusé en direct. De forts enjeux nationalistes s’expriment aussi au regard de la technique, basée sur les recherches de l’ingénieur allemand Wernher von Braun, père des V2 dont l’expertise fut récupérée par les États-Unis en 1945. Les scientifiques allemands présents lors de la diffusion soulignent régulièrement l’importance du pays dans l’exploit américain. Ainsi, la feuille de droséra et le papillon peuvent d’abord être interprétés comme une volonté de l’artiste de dépolitiser l’événement. Ce passage « fantastique » de la technique à la nature traduit peut-être également la difficulté à « voir » l’évènement transmis par une image technique de piètre qualité, diffusée sur une boîte au fonctionnement abscons40. Dans ses croquis des missions suivantes, les annotations suppléant l’image montrent bien l’importance du discours pour conférer un sens à ces nouvelles images, récemment entrées dans son quotidien41.
Afin de soutenir cette approche novatrice du travail d’Hannah Höch, nous avons dû en parallèle mettre en lumière des aspects jusqu’alors inconnus de son travail et de sa réception. Sa production graphique des années 1930, ses photographies personnelles et son rapport à la pratique photographique elle-même, sa manière de gérer sa propre réception à travers les médias et ses relations avec les dadaïstes vieillissants sont autant de thématiques adjacentes et inédites qu’il nous a été nécessaire d’approfondir dans notre travail de thèse. Nous avons également traduit en français 16 textes de l’artiste rédigés entre 1918 et 1977. Notre thèse, fondée sur des sources inédites, parvient donc par sa problématique et sa méthodologie à enrichir l’état actuel des connaissances internationales sur l’artiste, et espère à ce titre être le point de départ de recherches complémentaires en France, où Höch a été relativement peu étudiée.
Cette thèse, réalisée sous la direction de Mme Valérie Da Costa, maîtresse de conférences HDR à l’université de Strasbourg, a été soutenue le lundi 4 avril 2022 devant un jury composé des membres suivants : la présidente du jury Mme Julie Ramos, professeure à l’université de Strasbourg, M. Guillaume Le Gall, professeur à l’université de Lorraine et Mme Marie Gispert, maîtresse de conférences HDR à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Ce jury décerna suite à sa délibération le grade de docteure de l’université de Strasbourg à Mme Aurélie Arena.