Document 1 : Transcription du journal de guerre d’André Untereiner
Notes d’édition
La transcription a globalement conservé la mise en page adoptée par André Untereiner. De même, l’orthographe n’a pas été rectifiée ; les corrections apportées sont reproduites ou mentionnées en notes. Des numéros de ligne ont été ajoutés sur la droite pour faciliter le repérage dans le texte.
Le journal d’André Untereiner est écrit sur un cahier d’écolier de petit format, où il couvre les 8 premières pages. La marge est employée pour faire figurer les jours et les mois, les changements d’année sont signalés par le nombre de l’année calendaire, souligné a posteriori.
Il ne s’agit pas d’un journal écrit au jour le jour. Il résulte de plusieurs phases d’inscription.
L’écriture et le trait sont relativement uniformes du début (1943) à octobre 1944. Malgré la forme globalement annalistique, tout cet ensemble semble avoir été inscrit rétrospectivement. Plusieurs indices attestent de cette écriture rétrospective :
- les allusions à la « dernière lettre à ses parents », la première lettre au retour de Tambov étant adressée par André à ses parents le 16/12/1944, de Constantine ;
- des passages narratifs qui recourent en partie à une énonciation au passé ;
- des informations qu’André n’a pu obtenir qu’ultérieurement à la date indiquée, comme le 12 mai 1944, jour d’un accord « où les Alsaciens-Lorrains seront rapatriés ».
En dépit de cette écriture a posteriori, les datations restent relativement précises. André s’appuyait-il sur des notes pour reconstituer son parcours jusqu’en octobre 1944 ? Il a notamment pu s’appuyer sur des certificats d’entrée ou de sortie des hôpitaux pour en retrouver le nom et les dates de séjour.
Le premier bloc d’écriture, au crayon de papier, a fait l’objet de corrections orthographiques ponctuelles et de quelques ajouts au crayon de papier et à l’encre noire. On note aussi des ajouts ultérieurs au crayon de couleur violet :« Palestine » (l.142), soulignement des dates de 1943 et janvier 1944, ajout de « Maison Carré » (l.149), « Ténes » (l.151, 153)
Les notations sur le cahier reprennent ensuite par bribes, par lots groupés, ainsi en décembre 1944, puis en janvier février 1945.
En date du 23.4.45, figure un nouveau bloc d’écriture, un résumé rétrospectif de cette journée à Paris. La place prévue pour le 24.4.45 n’est pas complétée dans la foulée.
André reprend la plume (il rompt avec l’usage du crayon de papier) entre début avril et début juin 1945. Il ajoute alors quelques mots au paragraphe précédent sur Paris et en bas de page. précédente :« 18.23 Avril. H.[hôpital] Maillot Alger ».
Un nouveau changement d’encre indique l’inscription de nouvelles données en bloc pour juin-septembre 1945. Trois nouvelles et dernières lignes sont alors ajoutées.
Journal
1943 | ||
Septembre | ||
9 Sept-24 Sept | En permission. | 1 |
24 Sept | Ma permission étant terminée, je dois retourné à Clève | |
[rature] (Allemagne)(en Rhénanie) rejoindre les troupes allemandes. | ||
25 Sept | Arrivée à Clève à 3 heures du matin, je retourne avec | |
mes camarades Alsaciens la caserne qui se trouve au | 5 | |
milieu de la ville. Le même jour nous repartons | ||
pour Nimègue (Hollande) qui se trouve à 15 km de | ||
Clève. Nous sommes logés dans une Caserne qui était avant | ||
la guerre un de plus grands monastères de la Hollande | ||
26-27-28-29-30 Sept | Service de garde (Bataillon de Marche 365) | 10 |
Octobre | ||
2-3-4-5-6 Oct | Maladie d’Estomac Infirmerie | |
09 Oct | Entrée dans l’Hopital Diakonissenhaus à Arnheim (Hollande) | |
10-11-12-13 Oct | Maladie d’Estomac. | |
13 Oct | Fais la connaissance avec trois familles Hollandaises | 15 |
qui me font des visites journalières | ||
31 Oct | Date de naissance, j’ai 18 ans | |
Novembre 1 | Reçois dernière lettre de mes parents et amis | |
05 Nov | Sortant de l’Hopital je retourne à la Caserne à2 Nimègue | |
07 Nov | Préparation pour partir vers le Front de Russie | 20 |
08 Nov | Beaucoups d’Alsaciens dont je suis partent pour | |
09 Nov | (Aix-la-chapelle) Arrivé à Aix-la-chapelle | |
10 Nov | Recevons habillement neuf [rature]pour l’Hiver | |
11-12-13-14 Nov | Revisions du Paquetage | |
15-16-17 Nov | En route vers le front Est. | 25 |
[nouvelle page] | ||
19 Nov | D’Aix-la-chapelle à Düsseldorf-Hallen. Arrivé à Riesa (Leipzig) | |
20-21 Nov | Entrée en Pologne et Arrivé à Varsovie | |
22-23 Nov | Depassant Brest-Litowsk/ est entrant en Russie Arrivée Minsk | |
24 Nov | debarquont à Usa près de Slobine nous nous dirigeons | |
25 Nov | vers le front. Toute la compagnie mis sous la dis- | 30 |
positions de la 6. Division qui se trouve dans la | ||
région de Gomel. La compagnie est divisée en | ||
4 groupes dans les régiments. Trente-quatres Alsaciens | ||
et moi sommes mis à la disposition du 58 régiments | ||
27 Nov | Arrivée dans un petit village / exténuée, ne pouvant | 35 |
presque plus marché nous nous reposions 2 heures | ||
avant la levée du jour. A 8 heures du matin, | ||
nous sommes divisées dans les bataillons. Mes | ||
camarades les plus chers étaient avec moi. Nous étions | ||
9 Allemands et 5 Alsaciens dans le 1 Bataillon | 40 | |
du 58 regiments. | ||
28 Nov | Arrivée dans les 1er lignes nous sommes partagées | |
dans les compagnies. On mar m’avais mits avec | ||
un Alsaciens dans la 3ième Compagnie, tandis que | ||
les 3 autres Alsaciens étaient dans la 4 Compa- | 45 | |
gnie. | ||
29 Nov | Etant seulement 1 heure dans la ligne avancée | |
j’eus un batême de feu qui en valait le coup. | ||
[nouvelle page] | ||
Les russes attaquaient en masse. On se repliait | ||
quelque kilomètres en arrière. En se repliant | 50 | |
notre groupe qui était fort de 22 hommes en | ||
perdait encore 6 ; alors nous etions plus que 16 hommes. | ||
La journée durant, l’artillerie russe nous | ||
bombardait. | ||
30 Nov | Etant de garde dans les tranchées j’écris ma | 55 |
dernière lettre à mes parents sous le harcèle- | ||
Décembre | ment de l’Artilleries et des3 mortiers russes. | |
30 Nov 1 Déc | Replis de 45 kilomètre de l’armée entière. Notre | |
Compagnie de 594 hommes doit proteger la | ||
retraite de la troupe. Mes camarades de la 4 | 60 | |
Comp r-en-ar et D.5 | ||
1-2 : 2 : 2-3 | Grande attaque d’envergure contre les un groupe | |
de soldats russes qui attaquant les lignes alle- | ||
mandes en les depassants se refugiaitent6 dans | ||
les arrières de la ligne allemande dans une | 65 | |
grande forêt marécageuse. Les allemands avaitent7 | ||
beaucoups de pertes, nous étions dans l’eau | ||
et dans la boue parfois jusqu’à la poitrine, | ||
d’autres s’enfoncaient pour ne plus y sortir. Les | ||
russes bien cachés dans les arbres et les brou- | 70 | |
sailles tiraient sans relaches sur nous. Nous | ||
nous repliont de nouveau de 60 km. | ||
[nouvelle page] | ||
2-3 Déc | ||
Décembre | Cette fois-ci nous avons de la chance. Nous | |
[rature] r-en-ar et D.8 | ||
3 Décembre | Prisonnier de guerre en Russie | 75 |
4-5-6-7 Dec | Interogations sans relache. | |
8-9-10-11 Dec | Souffrance et privations. Dans le camp de Dobruch | |
12-13-14 Dec | " " " Dans le camp de Unetchka. | |
15-16-17-18 Dec | " " " Dans le camp de Bobruisk. | |
24-25-28-29 Dec | " " " Dans le camp de Tambov. | 80 |
Janvier 19449 | ||
1-10 Janv | " " " Travail très dur. 38 degrès de froid. | |
15-24 Janv | " " " ". Nourriture s’améliore. Convalescance | |
Fevrier | ||
1-27 Février | " " " ". Nourriture un peu mieut. | 85 |
Mars | ||
27 Fév - 31 mars | Hopital | Malade d’Estomac. | |
Avril | ||
1-15 Avril | " Souffrancede 10 p.11 Hopital | |
15-27 Avril | Convalescances " ". Travail très dur | 90 |
Mai | ||
1-13 Mai | " " " " " | |
12 Mai | Le jour où fût signée l’accord où les Alsaciens | |
Lorrains seront rapatrié. | ||
13-20 Mai | Dans une Kolchhoz. Travail très dur, plus | 95 |
humains, pas à supportés, 16 heures par jour. | ||
S-de-P.12 | ||
[nouvelle page] | ||
20-31 Mai | Travail dans la forêt qui est à suportés. S- de - Pri | |
Juin | ||
1-30 Juin | Pas de travail. S-et13-Pri. | |
Juillet | 100 | |
3 Juil | Recevons habillement des soldats russes. | |
4 Juil | Visite de général Petit. | |
5 Juil | Prise d’armes sous le drapeau du Général | |
de Gaulle. La vie renait grand espoir - moral. | ||
7 Juil | Partons de Tambov en disant adieu à ce camp | 105 |
de misère dons nous avons presque y laisser la peau | ||
9 Juil | Arrivée à Woranesch | |
11 Juil | Depassant Armavir nous arrivons à la Mer Caspienne | |
14 Juil | Prise d’Arme à Bakou | |
15 Juil | Depassons la frontière Russo-Ironaise. | 110 |
16 Juil | Arrivée à Tabriz14 nous repartons dans des | |
Camions Américains jusqu’à Téhéran | ||
18 Juil | Arrivée à Téhéran (Capital de L’Iran) nous | |
avons étée recus15 bien avec une joie extrême que nous16 | ||
avons tout-de-suite oubliés les jours de souffrances | 115 | |
et de misères. La vie renaissait comme allant | ||
de nuit au jour. La nourriture était si abon- | ||
dante et bien que nous tombions presque toutes | ||
malade d’Estomac. Pour la 1er fois depuis 4 ans | ||
nous voyions de nouveau avec fiertés le vrai | 120 | |
[nouvelle page] | ||
visage de l’immortel drapeau tricolore avec | ||
la croix Lorraine. [rature] Notre cœur était | ||
de nouveaux soulagé d’un poid immense17 qu’on ne peut | ||
décrire. C’était ici que le vrai visage de | ||
L’Alsaciens-Lorrains exprimait de nouveau | 125 | |
sa joie immence d’être libre et d’avoir joué | ||
avec le boche qui croyait18 tenir les Alsaciens-Lorrains | ||
dans une souricière. En desertant nous avons | ||
aidés les alliés à gagnés la guerre plus vite | ||
et montré aux peuples de France et aux peuples | 130 | |
du monde entier que les Alsaciens Lorrains | ||
sont et resteront à jamais Français. L’Alsace | ||
Lorraine c’est la France et la France c’est | ||
19 Juil-24 Juil | L’Alsace Lorraine :||| Malade d’Estomac. | |
19-20-21 Juil | Repos - Amusement - Cinéma - jeu du sport etc | 135 |
24 Juil | Partons de Téhéran à Haifa (Palestine). | |
27 Juil | Arrivée à Bagdad (Capital de L’Irac). | |
29 Juil | Entré en Palestine et arrivé à Haifa. | |
30 Juil | Prise d’Arme Visite du General. | |
31 Juil | Visite d’une delegation Alsacienne. | 140 |
Aout | ||
1-1219 Aout | Infirmerie | Malade d’Estomac. Palestine20 | |
19 Aout | Partis sur un bateau Anglais pour Tarante | |
2321 Aout | Arrivé à Tarente (Italie). | |
[nouvelle page] | ||
27 Aout | Partis de Tarente pour Alger. | 145 |
29 Aout | Arrivée à Alger. Prise d’Arme | |
30 Aout | Prise d’Arme, Visite du Général | |
Septembre | ||
3 Sept | 4 Sept | Infirmerie | Malade d’Estomac. Maison Carré22. | |
15 Sept | Partis pour Ténés. Au bord de la mer | 150 |
17 Sept-30 Sept | Infirmerie | Malade d’Estomac. Ténes23. | |
Octobre | ||
1-18 Oct | Infirmerie | Malade d’Estomac. Ténès24. | |
19 Oct | Vers Constantine | |
21 Oct | Arrivée à Constantine. Visite d’un Général. | 155 |
23 Oct | Entrée dans L’Hopital | Malade d’Estomac | |
24 Oct | Fais la connaisance d’une jeune fille et d’une | |
famille. | ||
29 Oct | Fait de nouveau ma 1er communion depuis 14 mois | |
31 Oct | Date de naissance, j’ai 19 ans | 160 |
Novembre | ||
1-30 Nov | Hôpital Laveran - Constantine Malade d’estomac | |
Décembre | ||
1-17 Déc | " " " " | |
18-31 Déc | En convalescance à Constantine | 165 |
/1945/25 | ||
1-31 Janvier | En convalescance à Constantine | |
1-12 Février26 | Au Mansourah - dans ma compagnie | |
12-28 " | Hopital du Coudiat Constantine27 Malade d’Estomac | |
" " " "" " " | ||
1-31 Mars28 | 1 au 17 Avril- 18-23 Avril H. Maillot Alger29 23 | 170 |
[nouvelle page] | ||
23-4-45 | Paris30 | |
Parti de l’hôpital Maillot d’Alger vers 10 heures du matin | ||
Arrivée à Paris vers 16 heures de l’après-midi. Entrée dans | ||
L’hôpital Vuillemint près de la gare de l’Est. A 17-30 | ||
Sorti de l’hôpital Vuillemint et fait la connaissances | ||
d’une bonne famille qui me donne l’hospitalitée. | 175 | |
A 20 heures, nous faisons un tour dans la région | ||
de la tour Eiffel où j’ai passée endessus. A la tom- | ||
bée de la nuit vers 21 heures 30 j’ai pu saluer | ||
la tombe du soldat inconnu sous l’Arc de triomphe. | ||
Un fet unique et rare, le matin encore, en | 180 | |
Algérie, et le soir j’étais déjà près de la tombe | ||
du soldat inconnu. Paris ville de’une merveille unique31 | ||
grandiose. | ||
24-4-4532 | Fait la connaissance d’une jeune fille qui me fait | |
Avril-Mai | oublié les jours de souffrances. | 185 |
25-26-27-28/4 | Visite de la grande ville de Paris. CHamps Elysées | |
29-30+4 | Sacré cœur. Notre dame, Hotel des Invalide - Tuilerie etc | |
1 - 2 – 3+4 | A Paris. Visite de Malmaison, Arc de Triomph. | |
3 - 4 - 5 -6 - 7 | Arrivée à Amiens, ville qui a beaucoup souffert dans | |
8 - 9 - 10 -11 -12 - 13 | cette guerre, mais que commence à revivre de plus | 190 |
14-15-16-17-18-19-20 | belle, malgré ses destructions et ses absents. Seule | |
21-22-23-24-25 | dominant les ruines de cette cité, c’est la cathédrale. | |
Juin Juillet33 | Convalescance, A Amiens. France Nord. | |
1-2134 Aout | Convalescance. En Alsace. France Est. | |
21-9 Sept | Hopital [illisible] Strasbourg. | 195 |
* * *
Document 2 : Le trajet d’A. Untereiner entre 1943 et 194535
* * *
Document 3 :Teilnahmebescheinigung (attestation de stage)
* * *
Document 4 : Certificat d’incorporation de force
* * *
Document 5 : Renseignements d’archives « WAST »
Recto du document.
Verso du document.
* * *
Document 6 : Feuille de recrutement au Reichsarbeitsdienst
* * *
Document 7 :« Comment j’ai réussi à échapper aux Boches au front de Russie36 »
C’était pendant la nuit du 3-4 décembre 1943 que mon camarade et moi sommes restés en arrière. Une pluie fine mélangée de neige nous fouettait le visage, un vent glacial et violent nous faisait grelotter et claquer des dents. C’est par une nuit pareille que le gros des forces allemandes se retirait sur de nouvelles positions. C’est aussi pendant cette nuit mouvementée que nous nous sommes enfuis. Ce n’était pas chose facile, car nous étions surveillés et nous avions été prévenus que les Russes ne faisaient pas de prisonniers. En cas de désertion, nous savions également que les représailles tomberaient sur nos parents et nos proches. Aussi pendant les vingt jours que nous passions en première ligne, nous nous étions montrés très obéissants et la surveillance très grande des premiers jours s’était relâchée. Nous étions deux Alsaciens, du même âge et tous deux du même patelin, dans notre compagnie qui se composait de 38 hommes au lien de 162 en temps de paix.
Nous marchions donc, avec ces messieurs, en arrière vers la nouvelle ligne de défense, traversant des villages en ruines ou en train de brûler. Nous étions cette nuit-là bien encadrés, mais nous nous disions que malgré tout il fallait tenter l’impossible pour réaliser notre plan d’évasion que nous avions combiné ensemble. Nous avions fait semblant d’avoir très mal aux pieds et c’est par ce moyen-là que nous avions réussi à rester toujours plus en arrière. Les boches ne se méfiaient plus de nous à ce moment-là et d’ailleurs nous étions déjà à 300 ou 400 mètres du gros des troupes que nous ne voyions presque plus à cause de la nuit noire et opaque. C’est alors que nous avons pris la « clef des champs » en criant « au secours ! » En faisant semblant d’être attaqués par les Russes, nous faisions croire aux Fritz que nous avions disparu, attaqués par l’ennemi, pour qu’ils ne croient pas à une désertion.
La première partie de notre aventure avait réussi. Nous nous sommes vivement débarrassés de nos armes et de tout l’attirail dont nous étions chargés. Puis nous nous sommes réfugiés dans une maison pour attendre le jour et nous constituer prisonniers aux Russes mais cela ne se passa pas comme nous l’avions espéré. Arrivés près de la maisonnette de bois, une femme qui se trouvait devant son taudis nous invita à entrer et à bien vouloir nous installer comme chez nous .Cette femme avait trois enfants, et par bonheur connaissait un peu l’allemand ce qui nous permit de nous expliquer avec elle. Elle nous fit savoir qu’elle attendait les Boches qui mettaient le feu partout où ils passaient et à tout ce qu’elle racontait, les larmes nous vinrent aux yeux. C’est alors que nous lui apprîmes que nous n’étions pas des Allemands mais des Français, amis des Russes, et que nous ne lui voulions pas de mal, et que nous demandions à ce qu’elle nous conduise le lendemain à l’état-major Russe. Elle resta ébahie devant cette révélation et ne voulait pas nous comprendre car elle ne croyait pas que c’était réel, mais enfin voyant notre visage résolu, elle prit le seul et unique escabeau qui meublait cette cabane et en fit des morceaux pour nous chauffer, puis elle alla dehors dans la nuit, nous chercher une poule qu’elle commença à plumer, malgré nos protestations. Elle nous dit qu’elle voulait nous faire plaisir. Une demi-heure après la poule bouillait gaiement dans une marmite sur le petit fourneau de brique qui prenait un quart de la chambre à lui seul.
Vers 11 heures du soir nous avions fini de manger et comme nous étions très fatigués par deux semaines de nuit blanche, la bonne femme nous comprit et nous réserva une place près du fourneau. Comme les chaussures et les bas étaient trempés, nous les avions mis tout près du fourneau. Nous nous sommes couchés sur le plancher dans l’espérance de pouvoir dormir quelque heures à l’abri du mauvais temps. Malheureusement la malchance nous poursuivait. Dehors la canonnade et la fusillade faisaient rage, mais cela ne nous dérangea pas pour dormir. Je ne puis dire combien de temps au juste nous dormions quand tout à coup la bonne femme entra précipitamment et nous cria :« Germanski ! Germanski ! »
Les yeux pleins de sommeil, j’eus du mal à comprendre ses paroles, mais nous n’eûmes pas le temps de réfléchir longtemps car, moins d’une minute après, un boche entra et je n’eus que le temps de dire à mon camarade :« Faisons semblant de dormir et ne bougeons pas. »
Dans cette pièce il n’y avait pas de lumière et le feu s’était éteint pendant notre sommeil. L’un après l’autre les Fritz entrèrent dans cette petite chambre qui fut bientôt pleine à craquer. Un des Boches alluma une bougie et c’est alors qu’ils nous aperçurent et d’une seule voix ils dirent tous ensemble: « Tiens, deux soldats ici, que font-ils encore à cette heure car l’Ivane (le Russe) peut être ici d’un moment à l’autre ; il faut prévenir le lieutenant, dit le sergent. »
Deux minutes après le lieutenant arriva et nous réveilla, mon camarade d’infortune et moi qui faisions semblant de sortir d’un sommeil très profond. Le lieutenant en voyant cela s’énerva et se mit à crier: « Espèce de fous que vous êtes, que faites-vous encore ici à cette heure, ne savez-vous donc pas que les Russes peuvent arriver d’un moment à l’autre ? Peut-être avez-vous voulu aller chez les Russes, alors je peux tout de suite vous loger une balle dans la tête, expliquez-vous si vous ne voulez pas qu’on en finisse tout de suite. » Je comprenais parfaitement le sens de ces derniers mots et je savais que nous n’avions pas de pitié à attendre de ces « Waffen SS »car nous avions affaire à une compagnie de ces derniers. Ils s’étaient partagés dans les maisons encore debout pour se réchauffer et se mettre à l’abri du mauvais temps.
Je compris qu’il fallait jouer au plus serré, au plus malin, et après quelques secondes de réflexion je répliquai :« Mon lieutenant, ce n’est pas de notre faute si nous sommes à l’heure actuelle ici car nous sommes très fatigués et nous avons très mal aux pieds. La division s’est retirée si vite que nous ne sommes plus parvenus à la suivre. Et voilà, ce que je redoutais le plus arriva. Seuls sur une route enneigée, minée, par une nuit opaque, nous arrivâmes à un embranchement de chemins sans connaître la bonne direction. Nous espérions attendre le matin pour reprendre la route et rejoindre notre corps.
Ce cher lieutenant nous prit alors pour de parfaits imbéciles (ce qui me fit le plus grand plaisir car pour échapper aux Boches il fallait se montrer le plus timide et le plus niais possible) et le lieutenant de répliquer: « Qui me prouve que vous ne vouliez pas déserter et aller chez les Russes ? » « Mon lieutenant disais-je, comment pouvez-vous avoir une pensée semblable en ce qui nous concerne, nous savons aussi bien que vous savez ce que les Russes font de leurs prisonniers, notre capitaine de bataillon nous a bien dit que les Russes coupaient les oreilles, les mains et faisaient subir aux prisonniers les sorts les plus horribles, aussi je ne voudrais pour rien aux monde me donner vivant aux Russes. »
Tout ce que je lui dis fut seulement pour nous disculper à ses yeux et lui prouver que nous avions peur des Russes. Le lieutenant répliqua de nouveau :« Montrez-moi votre carte d’identité et n’essayez pas de me tromper car je peux vous le faire payer cher. »
Cette fois-ci je crus que nous étions perdus car notre qualité d’Alsaciens était écrite en grandes lettres majuscules sur la première page de notre livret. Aussi, grande fut ma surprise de ne trouver qu’indifférence de la part de ces SS à la lecture de nos livrets militaires. Cinq minutes après, tous les boches avaient pris connaissance de notre Wehrpass que le lieutenant nous redonna et que nous empochions précipitamment, heureux de nous en tirer à si bon compte.
Le lieutenant reprit ensuite la parole: « Bien, votre livret militaire est en règle, mais encore autre chose, je n’ai pas encore vu vos armes, montrez-les-moi. » C’était une question des plus difficiles et je n’avais pas le temps d’y penser. Cependant sans tarder je répliquai :« Mon lieutenant, cette absence d’armes est une chose qui nous rend coupables et suspects, mais cela n’est pas de notre faut. Nous avions très mal aux pieds, et notre sergent de section nous avait ordonné, en voyant que nous ne pouvions presque pas marcher, de mettre tout notre équipement sur la voiture: armes et bagages. Aussi nous avions dû obéir aux ordres de notre chef de section. Malheureusement le mauvais temps, la fatigue, tout était contre nous. Nous sommes contents que vous soyez venus dans ces parages et nous vous devons une grande reconnaissance car sans vous nous serions tombés dans la gueule des loups. » Le lieutenant ricana et dit :« Ah mes petits agneaux, j’espère que vous aurez bientôt mis vos souliers, demain vous vous expliquerez devant votre chef de division car vous m’êtes un peu suspects et m’empêchez de voir clair dans cette affaire. Je ne crois pas que vous soyez des rusés et vous me paraissez de parfaits imbéciles sans cela vous auriez su que les Ivanes (Russes) nous suivent de près. Mais assez parlé pour ce soir, je perds mon temps avec des idiots pareils. » Et il est allé s’asseoir à côté de nous sur le plancher. Tous les yeux étaient encore braqués sur nous, mais cela ne nous impressionnait plus, nous nous sommes habillés tranquillement. Je pensais que j’avais eu une chance inouïe, que ce fut un miracle ; car je n’aurais jamais cru que je pourrais berner un officier de la SS. Nous l’avions échappé belle grâce à cet imbécile d’officier. Mais le plus dur était encore à faire.
Une fois habillé et sachant que l’ordre pouvait arriver à chaque instant pour repartir, je tentai un coup désespéré. Tant pis s’il ne réussissait pas, mais il fallait l’essayer si je ne voulais pas retourner avec ces Boches de malheur et passer devant le conseil de guerre. Je regardai mon camarade dans les yeux et y voyant une résolution absolue, je clignais de l’oeil pour lui dire au revoir car nous ne pouvions pas parler et nous donner la main. Après quelques secondes d’hésitation, je prenais courage et je me faufilai à travers la petite chambre pleine de boches en faisant mon possible pour ne pas les bousculer. J’atteignis la porte, la sueur au front, je pris la poignée et l’ouvris.... Personne ne m’avait arrêté, personne ne m’avait rien dit pour me demander où je voulais aller ! Je sortis en refermant doucement la porte et j’étais dans la cour. Le temps n’avait pas changé, une bourrasque de pluie, de neige me balayait la figure, mais je n’avais pas froid et la nuit était plus noire que jamais. Tout à coup j’aperçus une forme mouvante à quelques pas de moi, près de la maisonnette et je voyais aussi aux pieds de la sentinelle une mitrailleuse du modèle 42 à 3 000 coups par minute. En ce temps-là c’était une arme nouvelle.
Mais je savais que ce soldat ne se doutait pas qui j’étais et je faisais semblant de vouloir me diriger vers le cabinet. Je m’orientais vers la direction que je devais prendre et cela m’était facile car vers l’ouest tout était rouge et embrasé par les incendies que les nazis avaient allumés dans les pauvres villages, laissant la malheureuse population sans abri, ni gîte pour se protéger des formidables intempéries que la nature produit en hiver. Le boche qui était devant la maison ne se méfiait de rien et ceux qui étaient dans la maison ne s’occupaient n’ont plus de moi, aussi c’est grâce à cette indifférence qui tient du miracle que j’ai pu me sauver une deuxième fois.
Le terrain était plat et marécageux, aussi il me fallait beaucoup de temps pour prendre de la distance et ne plus être à portée d’un coup de fusil. Je crois qu’il me fallait à peu près trois quarts d’heures pour gagner un km. Derrière moi je voyais alors à la clarté des lueurs d’incendies des formes suspectes se mouvoir dans la nuit sombre. Aussi je m’enfonçais encore un peu plus loin au risque de sauter sur une mine que les SS avaient mis récemment dans ces parages. Quelques minutes après je m’arrêtai, croyant avoir assez couru et pour me rendre compte de la situation, car il fallait faire attention de ne pas tomber la nuit entre les mains des Russes qui ne font de prisonniers que le jour. Je ne peux dire au juste combien de temps je restais là debout, attendant je ne sais trop quoi, croyant que mon camarade suivrait le même chemin. Je m’enfonçais jusqu’aux genoux dans la vase, et le froid commençait à se faire sentir ; il me faisait claquer des dents et grelotter comme si j’avais le paludisme. Les minutes me paraissaient des heures. Tout à coup j’entendis une fusillade formidable, des « hourra » criés à perdre haleine sur la gauche. Je me disais qu’il était temps de regagner la maisonnette si je ne voulais pas tomber pendant la nuit entre les mains des Russes ou mes misères auraient cessé instantanément.
Une heure après, j’avais rejoint la maison et voyant la bonne femme dehors (celle qui nous avait sauvé la vie) je lui demandai si elle savait ce qu’était devenu mon camarade. Ce à quoi elle répondit qu’il était toujours dans la maison.
J’entrais précipitamment et sur le seuil j’entendis un ronflement sonore, c’était celui de mon camarade qui était couché derrière le fourneau et dormait, inconscient du drame qui s’était passé. Je le réveillais et lui demandais des détails sur ce qui était arrivé après mon départ, et comment il avait fait pour échapper aux Boches. Et voici ce qu’il me dit :« Une demi-heure après ton départ, ils constatèrent ton absence et alors ils me demandèrent des comptes: si je ne savais pas où tu t’en allais, et à quelle heure tu étais sorti, et par où, dans quelle direction. « Il ne s’est pourtant pas envolé », criait le lieutenant exaspéré. Une dizaine de nazis sortirent pour te chercher, mais dix ou quinze minutes après, une fusillade éclatait. C’étaient les Russes qui attaquaient ; alors ce fut le sauve-qui-peut général, personne ne s’occupa plus de moi, je me suis couché derrière le fourneau et j’ai dormi jusqu’au moment où tu es venu me réveiller. »
Je lui disais que c’était un miracle que nous avions pu nous sauver une deuxième fois et que nous avions eu une chance extrême. Aussi après cette nuit mouvementée, nous nous rendormîmes tous les deux jusqu’au lendemain matin, comme deux bienheureux.
Vers huit heures quelqu’un heurta la porte et j’entendis parler une langue qui ne m’était pas inconnue. C’étaient quatre Russes armés jusqu’aux dents qui venaient nous chercher. La bonne femme avait dû leur raconter notre récit car ils nous accueillirent très gentiment en nous disant: « Frantzousski Karacho » « Français très bons » et en nous donnant des cigarettes. Nous n’avons même pas eu le temps de remercier la bonne femme à qui nous devons pour toujours une reconnaissance éternelle.
C’est ainsi que finit la première partie de ma longue aventure.
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Document 8 : Extrait d’une rédaction
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Document 9 : Attestation de disparition
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Document 10 : Certificats russes attestant qu’A. Untereiner s’est rendu
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Document 11 : Lettre à sa famille d’Amiens et première lettre à ses parents
Document 12 : Feuillets
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Document 13 : Extrait de la liste des 1 500 (fin de la catégorie du quatrième détachement)
Source :<https://www.malgre-nous.eu/la-liste-des-1500-de-tambov/>, tiré de Saisons d’Alsace, n° 39/40, 1971
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Document 14 : Photographies
André Untereiner.
André Untereiner (1944).
André Untereiner avec sa famille à Amiens en 1945.
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Document 15 : Certificat médical concernant ses troubles
Recto du document.
Verso du document.
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Document 16 : Certificats médicaux et de permission faits à Ténès et Constantine
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