Au sortir de la guerre, Strasbourg doit faire face, en plus d’un lourd bilan humain, à d’importantes destructions matérielles et entamer une phase de reconstruction. Comme sur l’ensemble du territoire, les dommages aggravent une crise du logement préexistante. Dès lors, la Reconstruction marque le démarrage d’une période de modernisation fulgurante du cadre bâti et des infrastructures de la ville. Les chantiers de reconstruction vont ainsi progressivement céder la place, au milieu des années 1950, à des opérations dont l’ampleur, les modes de conception et la technicité sont inédits.
L’architecture produite entre 1945 et 1970 suscite un intérêt scientifique accru face aux enjeux patrimoniaux complexes liés à cet important héritage qui marque nos paysages urbains. Des publications initient ce mouvement de reconnaissance ; les travaux des historiens Bernard Toulier et François Loyer1, Joseph Abram et Gérard Monnier2 ou encore ceux de Jacques Lucan3 campent un tableau général de la production architecturale et urbaine de cette période. La création d’un label spécifique dénommé « Label Patrimoine du xxe siècle » en 1999 par le Ministère de la Culture prolonge ces démarches, tout comme l’inscription en 2005 au patrimoine mondial de l’Unesco de la ville du Havre, dont le projet de reconstruction a été mené par l’architecte Auguste Perret (1874-1954).
En ce qui concerne Strasbourg, cette période, durant laquelle la ville se dote d’une série de grands ensembles et d’équipements majeurs, reste encore à décrypter. Au fil d’un parcours dans différentes revues d’architecture et d’urbanisme, se dégagent les grandes lignes de la production architecturale strasbourgeoise durant les Trente Glorieuses. Ces publications, instances de consécration, reflètent aussi un milieu professionnel. À partir de l’ensemble des projets et des concepteurs évoqués dans ces articles, se dessine la première réception de ces œuvres en lien avec leur contexte historique. Ce panorama de la pratique et des doctrines des architectes à Strasbourg révèle des tiraillements entre la poursuite de traditions locales et des impératifs économiques et politiques plus vastes. Il pointe les limites de l’historiographie existante, laquelle se focalise sur quelques opérations emblématiques.
Reconstruire et construire à Strasbourg après 1945 : quelles sources ?
Contours d’un corpus d’étude
Constitué de sources imprimées rassemblées au fil du travail consacré à la biographie de l’architecte Charles-Gustave Stoskopf (1907-2004)4 et de références complémentaires5, le corpus est ici restreint aux articles ou mentions concernant des projets strasbourgeois dans des périodiques entre 1945 et 1978. Il rassemble ainsi 35 références dans sept titres de revues6. À partir de ces documents, se dégagent un corpus de 80 œuvres et une liste de 70 concepteurs. Parmi ces 80 projets, comprenant seulement quatre opérations non réalisées, on dénombre 50 projets relatifs à la construction de logements collectifs et d’ensembles urbains auxquels s’ajoutent 21 équipements dont 11 programmes scolaires ou universitaires. La surface éditoriale ainsi dégagée pour les réalisations strasbourgeoises apparaît assez restreinte au regard de l’ampleur et de l’intense production de la période considérée7.
Toutes situées entre presse d’art, de technique et d’information professionnelle, les revues d’architecture étudiées ici sont des organes aux ambitions, histoires et modalités de publications variées8. La plus ancienne d’entre elles, La Construction moderne, fondée en 1885par l’ingénieur Paul Planat (1839-1911), relaie un modernisme classique et tempéré pendant l’entre-deux-guerres, puis devient, après 1945, une revue professionnelle orientée vers des questions davantage d’ordre technique que doctrinal. Accompagnant les mouvements d’avant-garde et revendiquant une posture ouverte et internationale9, L’Architecture d’aujourd’hui est fondée en 1930 et dirigée par l’architecte André Bloc (1896-1966), proche des théories de Le Corbusier. À la même époque, en 1931, naît Urbanisme, sous l’égide de la Société Française des Urbanistes : cette publication s’inscrit dans un mouvement de reconnaissance de la jeune discipline qu’est alors l’urbanisme10. Elle donne la parole à d’autres acteurs : des responsables politiques et maîtres d’ouvrage, moins présents dans les autres titres considérés ici, s’y expriment régulièrement.
Les derniers titres retenus accompagnent l’évolution du paysage architectural en France face aux enjeux de reconstruction et de nécessaire industrialisation du bâtiment. Ils naissent peu avant ou durant les Trente Glorieuses, comme L’Architecture française, diffusé entre 1940 et 1975 ou Bâtir, publié par la Fédération nationale du bâtiment et distribué entre 1950 et 1975. Revue la plus présente dans notre corpus, Techniques et architecture accompagne véritablement cette période puisqu’elle naît, sous l’Occupation, en 1941. Elle est fondée notamment par l’architecte André Hermant (1908-1978), qui y propage les théories de son maître Auguste Perret. La faible place dans notre corpus de la revue Architecture Mouvement Continuité (AMC) s’explique par son relatif jeune âge puisqu’elle est créée en 1967, s’affirmant commeun organe ouvert aux débats théoriques et à de nouveaux champs disciplinaires11. Publication d’une autre nature, Saisons d’Alsace, périodique local à vocation régionaliste fondé en 1948 par le journaliste Antoine Fischer, ouvre régulièrement sa tribune aux architectes alsaciens, ce qui nous amène à la considérer également.
Les affinités et interrelations entre les architectes et certains comités de rédaction sont donc identifiables12, L’Architecture d’aujourd’hui publie des concepteurs au rayonnement international et donne une place certaine aux recherches prospectives. Les revues à caractère plus technique ou professionnel comme Bâtir ou La Construction moderne s’intéressent aussi à la production courante en livrant des feuillets détaillés à son sujet. Certaines d’entre elles présentent parfois des instantanés riches sur une époque dans des numéros spéciaux, ainsi Bâtir, qui en 1957 revient sur près de 40 projets réalisés à Strasbourg depuis l’après-guerre13.
Diffuser l’architecture et l’urbanisme des Trente Glorieuses
Dans les pages de ces revues, la production locale est mise au service de stratégies éditoriales diverses, tantôt objet d’information technique, tantôt illustration d’une doctrine. Qu’elles relèvent de l’architecture ou de l’urbanisme, toutes les opérations sont évoquées à travers des textes plus ou moins techniques, dont le champ lexical varie selon les orientations des rédactions. Dans les pages des revues techniques et professionnelles, même si les auteurs glissent parfois quelques critiques en décrivant une opération, chaque projet semble être, selon eux, au service d’une recherche d’efficience économique et technique. Si les prouesses techniques ou formelles sont généralement applaudies, les critères d’évaluation des projets demeurent implicites et assez flous. Une approche plus critique de l’architecture apparaît plus nettement dans les années 197014 ; le bilan dressé par Jacques Lucan ouvre la voie en ce qui concerne la production strasbourgeoise en 197815.
Les descriptifs des projets sont anonymes ou signés par les architectes eux-mêmes, ce qui limite de fait la portée critique du texte. À l’instar de Stoskopf qui signe régulièrement des articles, les architectes essayent d’élaborer une doctrine en transposant leur expérience de bâtisseur ou en s’appuyant sur des références établies. De façon plus rare, ils livrent des articles de fond, comme François Herrenschmidt (1906-1992) qui publie une contribution documentée sur l’histoire de l’architecture alsacienne16.
Bien sûr, l’architecture s’appréhende aussi visuellement. La documentation graphique est constituée la plupart du temps d’une série de dessins géométraux qui restituent les dispositions principales du projet considéré. Quelques architectes illustrent leurs textes grâce à un coup de crayon efficace. Mais l’architecture se donne surtout à voir en photographie et ce, régulièrement, grâce à l’objectif d’une des rares femmes dans ce milieu de décideurs et de bâtisseurs masculins17, Alice Bommer (1923-2004)18. Prises de vue des réalisations, des travaux en cours ou des maquettes, les images se mettent au service d’une idéologie productiviste aboutissant à une esthétique du chantier moderne. Servies par des contre-plongées et des cadrages efficaces, le bâti devient un objet abstrait, qui tranche parfois fortement avec son site d’implantation.
Politiques et construction
L’implication accrue de l’État dans le monde de la construction durant les Trente Glorieuses entraîne des changements notables dans les rapports entre monde politique et secteur de la construction. Le Ministère de la Reconstruction et de l’urbanisme (MRU), créé en octobre 1944, se confronte à un double défi : reconstruire sur les ruines, mais aussi moderniser et construire des logements pour faire face à une crise qui ne cesse de s’accroître. Techniques et architecture, dès 194919, dresse un premier bilan des projets de reconstruction en Alsace : certains architectes y apparaissent et s’installent pour près de 30 ans sur la scène locale. Le député du Bas-Rhin Marcel-Edmond Naegelen (1892-1978) applaudit leur prudence, qui sied bien aux aspirations des sinistrés :
Les architectes et les urbanistes durent faire preuve de patience et de diplomatie : dans l’ensemble, ils surent se faire écouter et s’adapter aux contingences locales. […] Apporter les nouveautés et les progrès modernes, plus dans la disposition des bâtiments et dans leur aménagement que dans l’allure générale des volumes et des lignes ; ne rien créer qui fût artificiel ou qui pût constituer une rupture avec le cadre environnant20.
Le ministre de la Reconstruction Eugène Claudius-Petit (1907-1989) engage une politique exceptionnelle de production du cadre bâti qui se prolonge ainsi jusqu’au milieu des années 197021. Cette politique déclenche des réalisations sur le territoire strasbourgeois dès le début des années 1950, même si une gestion municipale de la construction reste d’usage. Pierre Pflimlin (1907-2000), maire entre 1959 et 1983, a à son actif un certain nombre d’opérations de grande ampleur, qui accentuent les mutations du paysage urbain. En premier lieu, c’est le projet de l’Esplanade22, quartier neuf construit sur les anciens terrains militaires dégagés autour de la Citadelle de Vauban qui sert de fer de lance à sa politique (figure 1). Pour cette vaste opération, la Société d’aménagement et d’équipement de la région de Strasbourg23 est créée dès 1957. Présidée par Pierre Pflimlin à partir de 1959, cette société devient rapidement l’opérateur de très nombreux chantiers. Le maire instaure d’autres outils : il s’attaque à la question des circulations et du zonage urbain à travers l’élaboration d’un plan d’urbanisme directeur à partir de 1960. La mandature Pflimlin est rythmée par de grands chantiers24, lui valant une réputation de bâtisseur parfois peu scrupuleux. Il s’en défend personnellement en 1967, dans les pages d’Urbanisme qui relaie régulièrement ses ambitions :
[…] On ne saurait parler d’une politique unique de remodélation [sic] mais d’actions appropriées à chaque périmètre dont le rôle de relation vis-à-vis du centre doit être repensé. On ne saurait sans danger mésestimer l’attachement de la population à des formes de vie qui ont fait leurs preuves et à un tissu urbain très serré mais riche d’une trop longue histoire pour être livré sans discernement à la pelle des bulldozers25.
Au fil des publications de la Libération jusqu’à la fin des années 1960, les débats architecturaux à Strasbourg sont davantage rythmés par les politiques successives du secteur de la construction, qu’encourage l’administration centrale, ou par les ambitions du pouvoir local, ce qui relègue au second plan d’éventuels combats doctrinaux ou théoriques.
Les figures
Au fil de notre parcours dans les sources imprimées, 70 architectes ont été recensés. Ce groupe est relativement restreint si l’on considère que les architectes œuvrent pour la plupart par groupements de deux, trois ou quatre. De surcroît, un petit nombre d’entre eux monopolise la scène médiatique. Parmi les plus cités, mentionnons les architectes Charles-Gustave Stoskopf et son associé Walter Oehler (8 projets, 16 articles), François Herrenschmidt (7 projets, 8 articles), Bertrand Monnet (7 projets, 10 articles) ou encore Eugène Beaudoin (1 projet, 5 articles). Ces architectes souvent formés dans les années 1920 et 1930 à l’École nationale supérieure des Beaux-Arts (ÉNSBA) à Paris occupent la scène architecturale strasbourgeoise de façon hégémonique durant les Trente Glorieuses26. Ils ont par conséquent une influence similaire sur les publications professionnelles de l’époque.
Des mandarins locaux et leurs équipes
François Herrenschmidt, Olivier De Lapparent, Charles-Gustave Stoskopf entrent sur la scène professionnelle locale avant-guerre en obtenant, par la voie d’un concours réservé aux architectes de la région, la réalisation du Pavillon d’Alsace lors de l’exposition internationale des arts et techniques à Paris27. Ils coiffent au poteau l’ancienne génération d’architectes strasbourgeois en livrant une œuvre régionaliste qui accuse les influences croisées de l’Art déco et du Heimatschutz, le mouvement régionaliste allemand28. Leurs trajectoires professionnelles sont suspendues en 1939, mais reprennent, pour certains, avant la Libération29.
François Herrenschmidt, fils d’une famille d’industriels alsaciens, diplômé en 1933 de l’ÉNSBA, reprend sa carrière strasbourgeoise en 1945, alors âgé de 40 ans. Il devient enseignant à l’École régionale d’architecture de Strasbourg (ÉRAS) et concentre son activité autour de la construction d’équipements scolaires et institutionnels. Il s’affranchit rapidement des éléments du vocabulaire régionaliste en livrant des projets à l’esthétique nettement plus moderne. En 1957, la presse salue d’ailleurs sa cité universitaire30, située au sud du quartier de l’Esplanade. Deux barres, reposant sur pilotis, sont reliées entre elles par une galerie légère : l’article salue ici de « sages innovations » ainsi que l’aspect et la forme – le projet est encore en chantier – qui apparaissent « prometteurs ». Herrenschmidt est le concepteur, entre autres, du lycée de jeunes filles de Strasbourg-Neudorf construit en 1963, composition orthogonale de volumes à la structure dépouillée et rationnelle31. Cependant, certaines de ses œuvres à l’esthétique moins austère marquent davantage le paysage strasbourgeois. Herrenschmidt, assisté notamment de son fils Antoine (1941-2011), signe les plans du monumental centre administratif de la place de l’Étoile. L’architecte livre aussi en 1978 le centre commercial « Maison Rouge », sur la place Kléber. Ce volume original réinterprète la tradition alsacienne de façon quasi cubiste en dupliquant les lucarnes en toiture et en façade, modernisées, décalées et démultipliées. Dans les colonnes de la revue AMC – dont il est le rédacteur en chef entre 1978 et 1988 – Jacques Lucan interroge la stratégie de ce projet :
[…] n’aurait-on pas pu imaginer que le centre commercial, à l’importance volumétrique considérable, soit doté d’une architecture plus ordonnancée au lieu qu’il "mimétise" un ancien parcellaire par le décrochement, le chahut de ses surfaces de toiture32.
Camarade de Herrenschmidt durant la période professionnelle calme des années 1930, Charles-Gustave Stoskopf devient une figure majeure de la scène architecturale strasbourgeoise entre 1949 et 1980. Fils du célèbre artiste-peintre, auteur et journaliste Gustave Stoskopf (1869-1944), il étudie à l’ÉRAS puis à l’ÉNSBA et obtient le deuxième Second Grand prix de Rome en 193333. Cet architecte cultive l’attachement à ses racines alsaciennes et défend une posture régionaliste pour la reconstruction des villages du vignoble autour de Colmar34. Dès le début des années 1950, l’architecte est appelé à jouer un rôle important dans l’urbanisation de la périphérie de Strasbourg. Il élargit sa gamme de production et sa doctrine en recevant d’importantes commandes de la part de l’Office public d’habitation à loyer modéré de la ville : « Dans les grandes villes où aucune tradition ne demande à être respectée et où il s’agit au contraire de vaincre les mauvaises habitudes, les bâtisseurs se manifestent avec plus d’audace35 », affirme-t-il au sujet de cette production dont l’ampleur est neuve pour lui et ses confrères. Porté par ses nouvelles commandes, en plus de son activité colmarienne, il ouvre des bureaux à Strasbourg puis à Paris. L’architecte est aussi présent sur le plan institutionnel et pédagogique : il enseigne et, à partir de 1949, dirige même l’ÉRAS dont il est lui-même issu. Par ailleurs, son pouvoir et ses prérogatives s’étendent dès le début des années 1950 alors que le Ministère de la Reconstruction et de l’urbanisme met en place les architectes-conseils :
Sur le plan de la région d’Alsace, l’architecte choisi pour remplir cette mission a été Charles-Gustave Stoskopf. Une collaboration fructueuse s’est établie entre lui, les directeurs départementaux et les architectes pour l’examen des projets. Grâce à son exquise urbanité, sa connaissance parfaite des problèmes de la région et son amour de celle-ci, sa qualité et sa compétence, d’excellents rapports se sont établis pour le grand bien des réalisations de la région36.
Pour son activité libérale à Strasbourg, l’architecte est épaulé par Walter Oehler et Alfred Fleischmann, jeunes diplômés de l’École régionale respectivement en 1951 et 1952. Leurs réalisations communes s’affichent dans la presse spécialisée : leur première opération d’envergure, la cité de 250 logements du quai des Belges impose ses lignes claires et rectilignes dès 195337 ; de même, dès 1957, intervient l’opération, certes plus controversée, de la place de l’Homme-de-Fer38. En plein centre urbain, Stoskopf et ses associés dressent une tour de logement collectif de 15 niveaux qui domine un ensemble urbain dégageant le centre de la place et facilitant ainsi la circulation dans Strasbourg sur un axe nord-sud. Ils signent aussi des immeubles de plus grand standing comme La Résidence, élégante copropriété moderne regroupant 54 appartements aux abords du parc de l’Orangerie. Le quartier de la Meinau39 et celui de l’Esplanade40, pour lesquels Stoskopf et son équipe bâtissent des milliers de logements à Strasbourg, leur donnent une audience régulière dans les revues des années 1960. L’hégémonie de Stoskopf sur la scène architecturale locale – et dans la presse – provient aussi des soutiens importants qu’il détient à Paris, et notamment à la Société centrale immobilière de la Caisse des dépôts créée en 1954, lui permettant d’entrer dans l’arène nationale.
La polarité parisienne…
Mouvement initié en 1919 avec le retour de l’Alsace à la France, la prise de fonction de responsables venus d’outre-Vosges à Strasbourg se poursuit après 1945. Le Parisien Bertrand Monnet (1910-1989), qui a étudié aussi à l’ÉNSBA, est nommé architecte en chef des monuments historiques en Alsace en 1944. Il est d’abord confronté à la question des dommages de guerre sur les édifices classés ou inventoriés. En effet, sur les 900 édifices alsaciens, près d’un tiers sont touchés malgré une ingénieuse politique de défense passive initiée dès 193941. Monnet évoque ses débuts dans les pages de Saisons d’Alsace :
Joie, exaltation, mais aussi accablement, pour le jeune architecte que j’étais devant l’immense responsabilité de rendre à l’Alsace son beau visage […] qui m’apparut affreusement mutilé lorsqu’à partir de 1945 je pus la parcourir, dresser l’état de ses blessures, prendre les premières mesures d’urgence, organiser un service en mesure de faire face à une tâche immédiate et très lourde42.
Certains des chantiers les plus délicats se trouvent à Strasbourg avec en tête la très symbolique reconstruction du Palais des Rohan, lourdement mutilé en 1944. Monnet devient progressivement un mandarin de la scène locale, portant à son actif la construction de 68 groupes scolaires et de 115 écoles maternelles dans l’Est de la France43. Les revues reflètent surtout son action comme bâtisseur d’importantes institutions, notamment le premier Conseil de l’Europe44, pour lequel 5200 m2 de constructions métalliques sont érigés en seulement six mois de l’année 1950. La prouesse est saluée par L’Architecture d’aujourd’hui : « Le 7 août, la 2e session de l’Assemblée consultative s’ouvrait à la date prévue, dans un bâtiment entièrement terminé et équipé, construit dans la limite des budgets épargnés45. » Des réalisations soignées de l’architecte, blanches, cubiques et tempérées par une ordonnance classique sont publiées dans différentes revues, comme l’élégant siège de l’Union charbonnière rhénane à Strasbourg en 195546 ou le Centre de recherches sur les macromolécules en 195647.
L’architecte Pierre Vivien (1909-1999), qui s’est fait connaître lors de la reconstruction de Boulogne-sur-Mer, s’impose à Strasbourg plus tardivement, grâce à Pierre Pflimlin. Chargé de l’élaboration du plan d’urbanisme directeur de la ville, il est aussi impliqué dans les grands projets de la municipalité, en devenant le maître d’œuvre de certains édifices comme la faculté des Lettres, implantée sur le campus de l’Esplanade48. Il signe des opérations de grande envergure qui renouvellent les conceptions traditionnelles de l’urbanisme. Assisté d’architectes strasbourgeois, Vivien dirige l’étude de l’opération de la place des Halles49, réunissant en centre urbain 47 000 m2de surfaces commerciales et 36 000 m2de surfaces de bureaux au sein de volumes dont l’échelle introduit une rupture forte dans le tissu urbain. L’ambition initiale de l’opération est alors pourtant de réconcilier le commerce avec le centre ancien : « Ce nouvel ensemble central sera à l’échelle des déplacements pédestres ; on pourra circuler à pied d’un pôle à l’autre. Il n’y aura donc aucune rupture entre le centre ancien et le nouveau50. » L’œuvre déterminante de Vivien demeure la conception de la zone à urbaniser en priorité (ZUP) de Hautepierre, située entre les faubourgs ouest de Cronenbourg et de Kœnigshoffen. Assisté de l’architecte Jean Dick, Vivien y développe une conception novatrice basée sur l’établissement de onze mailles hexagonales devant initialement permettre d’accueillir plus de 30 000 habitants sur une surface de 230 hectares, le triple de l’étendue de l’Esplanade. Malgré cette dimension, les architectes cherchent à générer des liens à échelle humaine :
Les diverses mailles seront reliées entre elles par des passages supérieurs ou inférieurs, réservés aux seuls piétons, et assurant la continuité de l’animation des structures de relations humaines indispensables à travers la cité51.
L’architecte dissocie les flux en donnant une place nouvelle à l’usager piéton52 ; entre les mailles de ce nouveau quartier, circulent les automobiles. Cependant, le projet est finalement réduit à sa première tranche de réalisation en 1977.
D’autres architectes de notoriété nationale ou internationale passent aussi par Strasbourg de façon plus furtive, le temps d’un ou plusieurs projets. Roger Hummel (1900-1983), deuxième Second Prix de Rome en 1928, partage la conception du quartier de l’Esplanade avec Stoskopf, qui conçoit le plan de masse du secteur résidentiel. Chargé de la partie universitaire permettant l’extension de l’université allemande sur environ 17 hectares, Hummel livre deux édifices qui donnent le ton de ce campus à l’allure majestueuse : la faculté de droit et la tour de chimie affichent une architecture soignée, moderne, tempérée par une mise en scène classique53. L’architecte signe aussi avec des confrères strasbourgeois la construction de l’hôtel Sofitel, situé place Saint-Pierre-le-Jeune54. Les volumes, à l’expression fonctionnaliste et orthogonale rigoureuse, s’articulent autour d’un grand patio paysagé, sans chercher aucunement à restituer une esthétique « alsacienne ».
Par ailleurs, il faut signaler l’engagement de l’architecte Claude Lecœur (1906-1999), nommé Architecte en chef de la Reconstruction à Strasbourg à la Libération. Il est alors chargé d’une étude pour la construction de logements à Cronenbourg. Son projet, influencé par les théories corbuséennes, est publié en 194955 et 195056, mais n’est finalement pas réalisé. L’architecte y dissocie nettement les flux et dresse quatre grandes unités de douze étages qui dominent la composition, illustrant l’idée d’« une association entre les commodités de la vie urbaine et le calme habituel des cités rurales57 ». Lecœur prévoit de disséminer autour des quatre barres des collectifs plus réduits et des pavillons individuels. Un grand parc de 15 hectares permet de relier grâce à des circulations piétonnes les logis aux équipements collectifs (figure 2). Cependant, Claude Lecœur quitte rapidement l’Alsace et ne poursuit pas les études engagées.
L’architecte Maurice Novarina (1907-2002), célèbre pour la réalisation de l’église du plateau d’Assy avant la guerre, construit une villa située rue Westercamp. Il remporte aussi un concours pour un équipement nautique58 en 1961 face à des concurrents parisiens dirigés par l’architecte Gérard Sacquin et une équipe strasbourgeoise réunie autour de Jean Aprill59. Enfin, l’architecte Paul Tournon (1881-1964), Second Grand Prix de Rome en 1911, signe en 1961 un projet raffiné pour la maison de la radio60, dont l’imposant décor mural en céramique réalisé d’après des dessins du peintre Jean Lurçat (1892-1966) est visible depuis la rue à travers une façade vitrée sophistiquée qui lui sert de cadre et d’écrin.
Ces grands noms obtiennent des commandes emblématiques en province, initiant un phénomène qui s’amplifie dans les années 1980 avec la mise en place des procédures de concours pour les marchés publics. Dans le sillage de ces mandarins locaux ou parisiens, architectes en chef d’opérations d’envergure, toute une génération d’architectes locaux accède à la commande à partir du début des années 1950 en devenant les « architectes d’opération » de ces figures de proue. Pendant plus de 20 ans, cette hiérarchie professionnelle se voit légitimée et diffusée par les revues, peu enclines à la critique de ce système avant la fin des années 1960.
Flux et reflux du modèle traditionnel
Il est de coutume de penser les Trente Glorieuses telles une éclipse dans le rapport des architectes à la tradition architecturale et urbaine. Cette rupture résulterait d’un triomphe en même temps que d’un dévoiement des principes modernes établis dans les années 1920. Pourtant, malgré les impératifs de la construction en masse, les architectes qui occupent le devant de la scène strasbourgeoise ne tournent pas le dos à la question du rapport au site. Entre influences alsaciennes, allemandes et françaises, les bâtisseurs se positionnent régulièrement sur le lien à la tradition locale, que celle-ci soit appelée à la rescousse d’une profession de foi ou réellement revisitée au travers d’un projet.
La Reconstruction en Alsace est fortement marquée par une tradition régionaliste, particulièrement dans la question du relèvement des villages sinistrés61. C’est aussi le cas dans les constructions urbaines, à proximité d’édifices majeurs ou dans des contextes urbains forts. À Strasbourg, la reconstruction de la place Gutenberg et de l’immeuble de la quincaillerie centrale par Adolphe Wolff62, architecte très présent avant la guerre, se situe dans une veine qui cherche à s’intégrer dans le paysage urbain par la mise en œuvre de grandes toitures pentues, de façades sobres et ordonnancées. L’opération de la place de l’Homme-de-Fer, menée par Stoskopf et ses associés, s’inscrit elle aussi dans une volonté d’intégration au site, attestant de la variété des conceptions attachées à cette notion :
Une tour de seize niveaux, véritable beffroi, dominera ce quartier de la ville. Elle ne viendra en aucun point gêner la vue sur la cathédrale. Les constructions projetées se proposent par une expression architecturale moderne, tempérée par le souci de s’intégrer sans heurts à l’aspect du site, de faire succéder au désordre architectural actuel une architecture rigoureuse, améliorant la tenue de la Place Kléber63.
Les architectes actifs après-guerre attachés aux paysages traditionnels alsaciens reconnaissent aussi la grande valeur du plan d’urbanisme de la Neustadt, extension de la ville conçue pendant la période de l’annexion. Néanmoins, ils méprisent souvent l’architecture de la deuxième moitié du xixe siècle qui s’y déploie et leur paraît moins valable. Pour Herrenschmidt, c’est tout simplement une « basse époque » tout comme, pour lui, l’Art nouveau n’est qu’une « éruption d’eczéma » : à ses yeux, Le Corbusier (1887-1965) montre la voie d’une architecture nouvelle et surtout, dans une affirmation un peu grandiloquente, d’une « nouvelle notion de l’homme64 ». Revendiquant davantage l’influence d’Auguste Perret, certains architectes comme Stoskopf prônent l’application de principes de composition classique par le maniement de grands axes et de perspectives magistrales, notamment àl’Esplanade. L’opération de Hautepierre semble incarner la rupture enfin consommée avec cette tradition urbaine et architecturale classique, alors que Vivien est aussi un ancien élève des Beaux-Arts. Le monopole des mandarins issus de l’ÉNSBA sur la commande s’estompe à partir de 1968, au moment où l’ancien système d’enseignement s’effondre65.
Dans les années 1970, l’échelle et la nature des commandes se modifient, et dans ce contexte, des renouvellements idéologiques se font jour, sous l’influence de courants doctrinaux internationaux. Relayé par des publications moins techniques et plus engagées, le « retour à la ville » marque la production des années 1970 et finit par aboutir à ce que l’on nomme le postmodernisme. Jacques Lucan, en 197866, met en lumière cette nouvelle génération qui succède aux grands patrons de la Libération67. À Strasbourg, de nouveaux immeubles construits en centre urbain cherchent à évoquer la tradition alsacienne. Pour cela, lesarchitectes simulent une diversité urbaine en façade ou recourent à des recherches plus subtiles. Lucan questionne cette complexité des formes architecturales qui succède à l’esthétique rationnelle des années d’après-guerre, devenant in fine, selon lui, une tendance consensuelle, « néo-alsacienne », validée par l’administration locale. D’ailleurs, certains anciens s’adonnent également à cette veine à l’instar de Bertrand Monnet. L’immeuble qu’il programme place Saint-Pierre-le-Jeune mime un parcellaire en lanière étriqué dans un volume qui occupe en fait la moitié d’un îlot entier68. Il jouxte le très fonctionnaliste hôtel Sofitel de Roger Hummel, livré une décennie plus tôt. La confrontation des deux projets donne une illustration forte du renversement doctrinal qui conduit les architectes des années 1970 à renouer avec une tradition de réinvention du paysage urbain, bien vivace à Strasbourg jusqu’à la Reconstruction.
Une histoire en construction
Les publications spécialisées laissent probablement dans l’ombre des opérations dignes d’attention et leurs logiques éditoriales, liées à des intérêts divers, aboutissent sans doute à une vision déformante des objets décrits. Néanmoins, l’étude de la réception initiale des œuvres révèle un paysage local plus complexe que ce que l’histoire en a retenu69 ; cette réception reflète en partie la structuration du milieu professionnel d’après-guerre.
Résultat d’un concours organisé par le MRU en 1951, dans le but de promouvoir l’industrialisation du secteur de la construction, la cité Rotterdam, conçue par l’architecte Eugène Beaudoin (1898-1983), est une des références architecturales de la seconde moitié du xxe siècle (figure 3). L’importance du projet, relevée par les historiens et critiques dès 197870 et 198471, et éclairée surtout par Danièle Voldmann en 199772, éclipse le reste de la production locale à la même période. La cité Rotterdam est d’ailleurs le seul projet de la période des Trente Glorieuses présent dans le guide d’architecture du xxe siècle publié en 2000 par Bertrand Lemoine73. Dans notre corpus, six articles sont consacrés à la cité Rotterdam dont trois articles dans les colonnes sélectives de L’Architecture d’aujourd’hui. Un dossier détaillé présente l’ensemble des projets lauréats en 195174, où se côtoient les grands noms de l’architecture de cette époque, toutes tendances confondues. Derrière Eugène Beaudoin, Grand Prix de Rome en 1928, l’équipe de Bernard Zehrfuss (1911-1996), Premier Grand prix de Rome en 1939, arrive en seconde position, devant l’équipe de Jean Fayeton (1908-1968)75 et devant celle de Le Corbusier, arrivée quatrième seulement.
Le projet lauréat présente une grande homogénéité esthétique par l’emploi d’éléments modulaires de façades en béton lavé aux gravillons apparents. La destination des logements – célibataires, ménages simples ou familles nombreuses – aboutit à l’élaboration de typologies distinctes et spécifiques. La composition d’ensemble est fondée sur une ceinture de bâtiments de deux à quatorze étages regroupant 800 logements, distribués autour d’un jardin public. Le projet est une application nuancée des principes de la Charte d’Athènes76. Épousant grâce à une dizaine de volumes distincts les contours de son îlot d’implantation, il n’ignore pas la ville existante et dégage ainsi un vaste espace planté, accueillant les équipements publics, revendiqué comme une évocation du parc Monceau77.
Alors que l’on inaugure la cité Rotterdam en 1953, s’achève à 500 mètres de distance, plus au sud, la construction d’une autre cité, dessinée par Stoskopf : la cité du quai des Belges, regroupant 250 logements dans une composition de 9 volumes distincts variant de 4 à 9 niveaux de hauteur. Dans la longue barre principale, l’architecte teste même les premiers duplex. Le projet est relayé par la revue Techniques et architecture qui y consacre un article de six pages richement illustré, insistant notamment sur la qualité des aménagements extérieurs78. En 1957, la revue Bâtir salue l’opération, dans un article qui souligne à la fois l’effort entrepris et la rapidité de ce chantier :
La construction porte la marque de la prudence alsacienne : dans les moyens employés, aucune innovation ayant le caractère d’expériences sauf dans deux bâtiments de destination et esprit nettement différents. En revanche, dans la composition, usage décidé de principes inhabituels à la région, abandon net de ce qui, dans la tradition, eût été copie inutile et coûteuse79.
Le commentaire illustre les hésitations du milieu professionnel des années 1950 en ce qui concerne la place de l’innovation technique dans l’architecture du logement. Néanmoins, la présence dans les revues de ce type d’opération, plus réduite que la cité Rotterdam et initiée par l’Office public d’habitation à loyer modéré de la ville de Strasbourg, souligne l’intérêt de ces revues pour des alternatives locales aux solutions techniques lourdes prônées par le MRU. Alors que les dispositions en plan ne sont pas si éloignées, c’est le résultat esthétique de leurs cités qui sépare aussi Stoskopf et Beaudoin. L’architecte alsacien couvre, lui, ses bâtiments de toitures légèrement pentues et de corniches saillantes, protégeant des intempéries les façades à l’enduit blanc, ce qui leur donne plus d’éclat. La négociation entre dogmes modernes et formes traditionnelles est aussi à la base du projet de la cité du boulevard de la Marne abritant 180 logements construits par François Herrenschmidt, Antoine Pfirsch et Edouard Kah en 195380. L’implantation en bordure de rue, le gabarit des immeubles et l’emploi de pierre reconstituée en façade soulignent un parti pris qui ne heurte pas le paysage urbain traditionnel.
Ces opérations illustrent, à travers des veines d’expressions diverses, le poids de la formation Beaux-Arts sur la scène architecturale d’après-guerre. Est-ce un hasard total si Eugène Beaudoin, Bertrand Monnet ou Charles-Gustave Stoskopf sont tous d’anciens élèves d’Emmanuel Pontremoli (1865-1956), patron à succès de l’ÉNSBA81 ? Le rôle de ces mandarins comme la variété de la production strasbourgeoise sont bien visibles au gré des publications comme dans l’ouvrage publié en 1982 par l’Institut Qualité Alsace82. Mais l’histoire de cette période, à laquelle il faudrait intégrer par exemple la production des équipements scolaires et institutionnels, est encore en construction.
L’ombre tutélaire de Le Corbusier plane également sur l’histoire architecturale de Strasbourg même si le maître n’a pas réussi à s’imposer dans la capitale alsacienne. Rejeté au concours de 1951 pour la cité Rotterdam, pour lequel il proposait l’implantation de deux grandes unités d’habitation83, Le Corbusier revient pourtant sur le terrain strasbourgeois pour concevoir un Palais des congrès en 1964, à la demande de Pierre Pflimlin. La récente monographie consacrée à ce projet renseigne bien sur la genèse de ce programme ambitieux84, qui ne sera finalement ni réalisé avec l’ampleur initiale, ni selon les plans de Le Corbusier. Malgré son absence relative dans la presse spécialisée, Le Corbusier diffuse le projet grâce à la publication complète de ses œuvres. Le Palais des congrès devient même une icône, mise en valeur dans le panthéon symbolique dressé par l’architecte Peter Eisenman en 200885.
Si la cité Rotterdam ou le Palais des congrès de Le Corbusier ont pris une bonne place dans les ouvrages généraux d’histoire de l’architecture, d’autres acteurs et projets restent à intégrer à celle-ci.
Le travail entamé ici demande à être poursuivi en affinant les critères d’étude et en élargissant le corpus, en considérant par exemple le regard de la presse locale sur la production des Trente Glorieuses. Malgré son caractère déjà sélectif, la mise à jour de cette première réception des œuvres restitue une complexité gommée par le temps. Des architectes régionalistes et modernes simultanément – ou en tout cas modernisateurs –, renouvellent avec invention une tradition locale et brouillent les lignes de partage établies par les historiens. Ce tour d’horizon souligne aussi la multiplicité et la mobilité des points de vue à l’origine des créations architecturales et urbaines, relativisant le poids de doctrines considérées isolément. À partir de l’examen de ces sources, l’histoire de l’architecture des Trente Glorieuses à Strasbourg peut s’écrire en dépassant un mode héroïque, en décelant les lignes de force d’une des périodes les plus bâtisseuses de l’histoire de la cité.