Dans l’imaginaire collectif, la ville médiévale est indissociable de son rempart. On peut penser à Carcassonne par exemple, mais également aux villes ainsi stylisées dans un grand nombre de films « historiques ». Et ce trait n’est pas récent : songeons aux représentations de la Jérusalem céleste dans les enluminures, ville parfaite à l’intérieur de murs. Pour l’archéologue, le rempart est en outre une facilité, un élément remarquable qui permet de mieux appréhender ce que l’on suppose être « l’espace urbain » : « C’est parce que les remparts sont immédiatement perceptibles, qu’ils sont des marqueurs commodes, que les sources écrites les rendent omniprésents, qu’ils instaurent une ségrégation dans des domaines documentés, qu’ils fixent notre attention. Leur vertu est d’inscrire la ville dans l’espace. Toute ville antique et médiévale est montrée dans ses remparts1. » Ils permettent ainsi d’établir un clivage fort entre un dedans et un dehors. Dans la recherche historique française, l’enceinte a été longtemps le critère privilégié qui permettait de considérer une localité comme une ville. Cependant, même si l’on fait abstraction de nombreuses localités de l’espace germanique qui, bien que ne possédant pas d’enceinte, étaient qualifiées de villes, cet a priori peut sembler extrêmement réducteur. En effet, que se passe-t-il lorsque l’enceinte devient trop étroite, lorsque la ville a besoin de plus d’espace pour s’étendre ?
Vers le xiiie siècle, croissance économique et démographique oblige, de nombreuses villes se dotent d’une nouvelle enceinte, plus grande que la précédente ; des faubourgs se multiplient aux alentours. Ces « fors bourg » s’épanouissent, comme leur nom l’indique, devant le bourg. Il s’agit en effet de zones d’habitat formant parfois de vrais quartiers et s’établissant au contact de l’enceinte de la ville2. Le concept de faubourg revêt un sens à la fois spatial (le faubourg est hors de la « vieille ville ») et temporel (il est destiné à être inclus à un moment ou à un autre dans les remparts, donc, à être intégré à la ville). On peut donc dire qu’à ce moment le faubourg est le phénomène le plus caractéristique de l’agrandissement de la ville qui déborde de son enceinte, partant, de la croissance urbaine3.
Cet agrandissement résulte-t-il d’une évolution programmée, gérée par les autorités de la ville, ou est-il le fruit d’un développement spontané ? La dichotomie entre espace planifié ou spontané, dont les urbanistes sont familiers4 à l’échelle de la ville tout entière, sera explorée ici à celle des faubourgs, en comparant le développement de deux faubourgs qui jouxtent chacun une ville épiscopale, Strasbourg et Reims. Ces cités ont d’autres aspects communs. Elles disposent en effet toutes deux d’une origine antique – Reims était un ancien oppidum gaulois ; à Strasbourg se dressait un castrum de légion romaine –, d’une enceinte et comptent parmi les villes les plus peuplées de l’Est de la France pour la période étudiée (plus de 10 000 habitants).
Malgré les ressemblances de ces villes, tout semble opposer, de prime abord, les deux faubourgs concernés : la Krutenau, à Strasbourg, apparaît au xiiie siècle sans qu’aucune volonté d’organisation et d’administration ne soit immédiatement perceptible ; la Couture, à Reims, est à l’inverse la création par l’archevêque d’un lotissement programmé à l’extrême fin du xiie siècle.
La Krutenau : un quartier « vert »
Strasbourg est une ville qui s’est développée à partir d’un camp légionnaire romain situé en bordure du Rhin, au croisement de plusieurs voies fluviales. Ville épiscopale, ayant un statut équivalent à celui de capitale de région et bénéficiant de nombreux privilèges5, elle devient un pôle attractif pour une population nombreuse. Ceci entraîne évidemment une forte expansion de l’habitat hors de l’emprise du castrum. Quel aspect présente-t-elle au nouvel arrivant au début du xiiie siècle ? À cette époque, la ville se dote d’une nouvelle enceinte qui porte à près de 100 hectares sa surface intra-muros. Elle dispose aussi déjà un certain nombre de faubourgs : Sainte-Aurélie6, qui se groupe autour de la chapelle Saint-Michel et de l’église Sainte-Aurélie, et Koenigshoffen7, situés tous les deux à l’ouest de la ville sur une vieille voie de communication qui correspond aujourd’hui à la rue du Faubourg-National prolongée par la Route des Romains, et la Montagne-Verte8, plus au sud à proximité de la rivière de la Bruche.
Cette croissance urbaine se poursuit tout au long du xiiie siècle puisque d’autres faubourgs apparaissent. Citons au nord le Faubourg-de-Pierre9 situé le long de la Steinstrasse et le Waseneck10 jouxtant le rempart, au sud, le Neudorf11 (lui aussi le long du rempart) et enfin, à l’est, la Krutenau sur laquelle nous allons nous attarder. Elle se développe sur un terrain inhospitalier, peu adapté à l’habitat, très humide et même marécageux puisque situé dans la zone d’inondation du Rhin, entre la ville et celui-ci, et traversé par un cours d’eau (le Rheingiessen) qui relie la rivière au fleuve. Étymologiquement, le -au de Krutenau désigne du reste un pré humide, un marais.
Le développement de la Krutenau, au cours du xiiie siècle, ne semble pas être le résultat d’une volonté de la part de l’autorité de la ville, que cela soit l’évêque ou plus tard le conseil de ville12. Les premiers édifices qui s’y installent sont des couvents ; ils y viennent du reste en nombre puisqu’on peut mentionner le couvent de dominicaines de Sainte-Catherine13 qui s’installe en 1231 à la confluence de l’Ill et du canal du Rhin, le couvent de dominicains de Saint-Jean-aux-Ondes14 en 1245, le long du canal du Rhin, vers l’est, le couvent de dominicaines de Saint-Nicolas-aux-Ondes15 en 1252, situé en plein champ au nord du canal et celui des Guilhelmites16 en 1298, à l’emplacement de l’actuelle église Saint-Guillaume.
Contrairement à d’autres établissements mendiants strasbourgeois17, les couvents de la Krutenau semblent s’installer antérieurement à toute autre structure. Ils ont trouvé là un terrain jusque-là négligé pour la construction. Contrairement à ce que l’on sait pour Saint-Jean-en-l’Île-Verte, la réunion des terrains nécessaires à l’implantation de ces couvents est pour l’instant inconnue. Il ne semble cependant pas qu’il y ait eu opposition de la part de l’autorité de la ville alors en place. La seule trace écrite d’un rôle que la ville aurait pu avoir joué à ce moment-là est un édit paru en 1249 interdisant l’installation de couvents intra-muros. De ce fait, les couvents désirant s’installer à Strasbourg après 1249 (et c’est le cas de Saint-Nicolas et des Guilhelmites) étaient obligés de construire leurs bâtiments hors de l’enceinte. Que cela soit par manque de place intra-muros ou pour éviter la surreprésentation d’ordres mendiants dans ses murs, la ville rejette donc à l’extérieur les nouvelles implantations. On peut mettre en parallèle la situation du cimetière Saint-Étienne18 que la première mention, en 1265, situe dans la Krutenau. La paroisse Saint-Étienne présente alors une organisation spatiale singulière : s’étendant à la fois intra- (dans le quartier de la cathédrale) et extra-muros (Krutenau), elle est pourvue d’une église paroissiale située en les murs (couvent Saint-Étienne), alors que son cimetière se trouve hors les murs. Du fait de ce manque de place à l’intérieur de l’enceinte, la ville doit commencer à gérer sa croissance urbaine, même si cela semble être par défaut.
Les autres infrastructures importantes qui sont mentionnées pour la première fois au xiiie siècle, sont les deux portes avancées de Saint-Jean-aux-Ondes et de Saint-Nicolas-aux-Ondes, ainsi que les deux tours avancées, délimitant l’emprise du quartier, même si celui-ci semble alors majoritairement non bâti.
Ce n’est en effet qu’à partir de 1265 qu’apparaissent les premières mentions d’un développement constant de l’habitat. Cependant, les mentions datées d’avant 1300 ne nous parlent que de trois jardins indépendants et de cinq parcelles bâties. L’expression « parcelles bâties » est entendue ici comme un terrain distinct (appelé area dans les chartes) sur lequel sont implantées expressément une ou des structure(s) construite(s) : maisons, étables ou greniers par exemple, auxquelles s’ajoute parfois un jardin. Cet habitat, bien que pauvre et clairsemé, est suffisant pour qu’en 1279 soit fait mention d’une boulangerie19.
Le xive siècle marque vraiment une nouvelle phase dans le développement de la Krutenau tant par la densification de l’habitat que par la diversification des fonctions qui y apparaissent alors. C’est à travers l’Urkundenbuch20 que nous sommes témoins de l’essor du nombre de parcelles enregistrées alors, de leur composition et de leur localisation. Même si une certaine standardisation des formules dans les chartes peut fausser la donne21, ces parcelles semblent composées de maisons, de cours, de greniers, de viviers et d’étables. On note également des jardins, dont la présence détermine deux types bien distincts de parcelles : dans le premier cas, les jardins sont associés à d’autres éléments bâtis (maisons, écuries, etc.) ; dans le second, la parcelle, non bâtie, est uniquement consacrée à la culture maraîchère.
En distinguant les parcelles qui possèdent un jardin et celles où il n’en est pas fait mention, on se rend compte que 35% de la Krutenau est encore verte. Plus encore, 32 parcelles sur les 200 identifiées ne présentent aucun bâti. Cependant, outre le nombre croissant d’habitations, se développent des infrastructures qui, associées, traduisent des fonctions variées proches de celles que l’on pourrait trouver dans une ville22. C’est le cas des couvents mendiants, cités précédemment et qui sont toujours présents dans le paysage au xive siècle, et du poêle de la corporation des jardiniers23, lieu de rassemblement de ce métier. Mais on peut également dénombrer plusieurs moulins24, l’auberge « Zu dem Löwen Berg25 », des étuves26, des béguinages27 et un hospice cité en 139928. Ce faubourg réunit ainsi sur un même espace des zones de cultures nombreuses, un habitat conséquent bien qu’épars et un ensemble de fonctions variées. Pourrait-on parler de ville à la campagne ?
Le positionnement de ces parcelles, lorsqu’il est possible, permet de mettre en évidence certains éléments. En premier lieu, la colonisation de l’espace par l’habitat paraît suivre d’abord le cours d’eau principal et se regrouper autour des couvents avant de commencer à s’étendre vers l’extérieur. Ensuite, il ne semble pas y avoir une organisation claire des rues. Les seules rues dont les mentions apparaissent au cours du xive siècle semblent venir après l’habitat, et servir de liens entre l’eau et des infrastructures déjà existantes. L’installation de l’habitat ne suit donc pas un plan préétabli mais s’adapte aux conditions de terrain (figure 2).
Enfin, on peut noter que la Krutenau ne possède pas d’église paroissiale qui lui soit propre et dépend donc d’une paroisse intra-muros, en l’occurrence Saint-Étienne.
Néanmoins, en 1401 la ville décide d’inclure ce faubourg dans l’enceinte, agrandissant celle-ci et faisant passer la Krutenau du statut de faubourg à celui de quartier intra-muros de la ville. Cette action pouvait se pressentir dès l’installation des portes et tours avancées, qui présumaient une prise de conscience collective d’un espace susceptible d’être intégré à la ville avant même qu’il ne fût bâti.
La Couture : un lotissement à enjeu économique
Le devenir de la ville de Reims ressemble par bien des aspects à l’évolution de nombreuses autres cités. Elle passe successivement du statut d’oppidum gaulois, à celui de ville romaine puis archiépiscopale, en présentant, malgré tout, une particularité non négligeable. Au xiiie siècle, avec une population totale de 10 000 à 12 000 habitants, elle surprend par une configuration inhabituelle. La vieille ville est en effet toujours enfermée derrière son enceinte du iiie siècle qui délimite la cité (60 hectares). Parallèlement, un second pôle urbain s’est développé depuis le Haut Moyen Âge autour d’une zone religieuse importante. Une partie de l’ancienne nécropole antique a en effet vu l’implantation de nombreuses églises et abbayes dont Saint-Rémi29 et Saint-Nicaise30 qui ont regroupé un habitat autour d’elles. Autour de la cité, un certain nombre de faubourgs se sont développés de manière spontanée à partir du xiie siècle. C’est le cas de Cérès31 au nord de la ville, de Saint-Denis32 autour du couvent du même nom, à partir de 1138 le long des fossés sud de la cité, et du Barbâtre33 qui relie la cité au pôle de Saint-Rémi (figure 3).
Malgré la volonté des habitants d’obtenir une plus grande liberté vis-à-vis de l’archevêque, celui-ci reste le maître de la ville. Cependant, il n’est pas le seigneur absolu de tout l’espace urbain, qui est divisé en quatre bans : celui de l’archevêque, celui du chapitre cathédral, celui de l’abbaye Saint-Rémi et celui de l’abbaye Saint-Nicaise.
L’arrivée de l’archevêque Guillaume de Champagne ou Guillaume-aux-Blanches-Mains marque un changement important dans le développement spatial de la ville. En 1183, il décide en effet de donner un terrain alors en culture (cultura), entre la cité et la Vesle, pour y faire construire, certes, des habitations, mais ambitionne surtout d’en faire un lieu de foire et de regroupement d’un seul type de métier. Ce quartier prendra le nom de « la Couture ». On peut avancer plusieurs hypothèses pour expliquer le choix de cet emplacement. Tout d’abord presque tout le terrain au nord-ouest de la ville appartenait à l’archevêque, ce qui lui permettait un contrôle total de cet espace. Ensuite la rivière offrait une protection naturelle en cas de développement ultérieur de la ville. Enfin, cela garantissait un meilleur contrôle par la ville du passage du pont de Vesle. Afin que ce nouveau quartier devînt attractif, l’archevêque accorda des facilités d’exploitation et des privilèges particuliers à un corps de métier – désormais strictement interdit dans la cité – celui du bois. Les charrons et charpentiers devaient y trouver le marché au bois et aux poutres. Les tonneliers, en plus du marché aux vins déjà situé à cet endroit, y fréquentaient le marché aux merrains34. C’est là aussi que l’on chargeait les vins de la ville destinés à être exportés. Enfin ces artisans pouvaient sans aucune permission préalable, construire des loges, des escaliers, des auvents, des puits devant leur maison, bref tout ce qu’ils estimaient utiles à leur commerce. De plus, l’évêque décida de déplacer la grande foire annuelle35 qui avait lieu jusqu’alors du samedi avant les Rameaux au dimanche, de l’autre côté de la rivière de la Vesle, à côté de la léproserie Saint-Éloi jusqu’à ce nouveau quartier. Les bénéfices qu’elle rapportait devaient également y être transférés. Ceci fut réalisé en 1201.
Cette volonté de développer un quartier dynamique et opérationnel semble avoir été anticipée dans ses moindres aspects : économique et financier certes, mais aussi urbanistique et administratif. La rue principale de la Couture avait d’emblée été prévue plus large que les autres pour permettre la tenue de cette foire. On peut également remarquer que les rues créées à cette occasion, à côté de celle de la Couture, sont toutes bien parallèles à la rue préexistante de Vesle. En outre, les menus délits des habitants devaient être jugés en première instance par un maire, sauf à être portés ensuite devant le tribunal épiscopal. Ce nouveau quartier fonctionna si bien que dès 1190 on fut obligé de bâtir une nouvelle église paroissiale, dédiée à Saint-Jacques36, et son cimetière.
Par la suite, la création de quelques autres lotissements – au sens de zones d’habitat dont la création a été voulue et programmée – rue du Jard, rue de Venise, bourg Saint-Rémi, contribue à l’émergence d’un ensemble urbain homogène autour de la cité, et ce, dès le début du xiiie siècle. Ceci entraîne le projet, en 1209, à l’instigation de Philippe Auguste, de la construction d’une enceinte unique, réunissant les deux anciens noyaux et les faubourgs qui les relient.
Cependant, si ce projet est rapidement matérialisé par des fossés, l’enceinte elle-même ne voit pas immédiatement le jour. En fait, pendant la majeure partie du xiiie siècle, la fraction construite de la nouvelle enceinte semble se limiter à la construction des nouvelles portes (Porte de Vesle, puis porte Renier Buiron dans le premier quart du xiiie siècle, porte Saint-Nicaise, Porte Neuve dont la première mention est de 1261). Dans le même temps, il semblerait que l’ancienne enceinte, côté ouest, désaffectée, se dégrade rapidement sous l’action des particuliers, qui y accolent des bâtiments. Le projet d’enceinte ne sera finalement achevé qu’en 1359, sous la menace d’un siège par les Anglais.
À Reims, subsiste, pour le début du xive siècle, un document exceptionnel : il s’agit du registre de la taille levée sur les habitants de Reims en 1328 pour le sacre de Philippe VI, couramment appelée Prisée du sacre de 1328. Ce document, qui ne traite malheureusement que du ban de l’archevêque, ce qui représente néanmoins une bonne part de la ville, livre pour chacune des paroisses une description des îlots, parcelles par parcelles, en indiquant leur composition (maison, jardin, grange, vivier…), le nom et l’état de leur détenteur, ainsi que le montant de la taxe qui lui incombe. Ce document nous donne ainsi une description parcelle par parcelle des faubourgs, au moins pour le ban de l’archevêque, à un moment où ces derniers ont quasiment fini leur développement. En regardant dans le détail la composition de la Couture grâce à la Prisée, on constate d’abord, grâce à la taxe imposée sur les parcelles ne contenant qu’une seule maison, que les prix les plus élevés se concentrent essentiellement à proximité de la première enceinte. Ils diminuent à mesure qu’elles sont éloignées de la Cité. Comme on l’a vu, les métiers du bois : charrons, tonneliers et charpentiers, interdits à l’intérieur de la cité par Guillaume-aux-Blanches-Mains, sont censés se regrouper à la Couture. Cependant l’obligation n’était pas scrupuleusement suivie par les tonneliers que l’on retrouve dans toute la ville en 1325, alors que les charrons et les charpentiers ont mieux respecté l’édit. Cependant, c’est dans ce quartier que se tenait le marché au bois. On peut également remarquer que les étuves des faubourgs se trouvent presque toutes au même endroit, entre le quartier de la Madeleine (entre la Couture et la Vesle) et l’église Saint-Jacques de la Couture. Dans tous les cas, elles se situent le long de voies de passage importantes. On remarque en outre dix-sept structures appelées « granges » dans la Prisée, qui sont probablement des bâtiments de stockage. Il n’y a par contre que très peu de jardins. On note encore que, jusqu’en 1359, aucun couvent ne s’est implanté dans ce faubourg, qui reste spécialisé dans le commerce et l’artisanat. Ce n’est qu’en 1360 que le couvent de Clairmarais s’y déplace car ses anciens bâtiments (situés extra-muros) ont été détruits par le siège de 1359.
La volonté de faire du faubourg de la Couture une zone essentiellement orientée vers des activités artisanales tournant autour des métiers du bois, et le lotissement systématique de cet espace dans cet unique but lui donnent un aspect peu diversifié comparé à la Krutenau. Les parcelles ne sont composées en effet que de maisons et masures, granges et rares jardins, sans mention de viviers ou d’étables. La Couture est ainsi beaucoup plus homogène et regroupée le long de voies préétablies.
Sont donc décrits ici deux types distincts de faubourgs dont la gestion paraît au premier abord très différente.
La Krutenau semble en effet se développer de façon individuelle, spontanée, on pourrait même dire sauvage. On ne note ni une volonté de la part de la ville de créer un faubourg, ni une trame de rues organisée. Son paysage semble très hétérogène et « vert » ou « ouvert », même si des fonctions nombreuses et variées y sont présentes (couvents mendiants et lieux de réunion de corporation notamment), ne la limitant pas à une activité monofonctionnelle. A contrario, la Couture connaît un développement prévu et organisé, parfaitement maîtrisé, avec une administration définie et, dès le départ ou quasiment, un projet d’enceinte avec prévision de la croissance urbaine. Elle présente de plus un paysage très homogène. Cependant, cette image est à relativiser. Même s’il n’y a pas une volonté délibérée de la part de la ville de créer un faubourg, le développement de la Krutenau doit à l’édit municipal qui interdit la construction de couvents intra-muros. Cela guide les pas des établissements mendiants, Saint-Nicolas et les Guilhelmites, vers cet endroit. D’autre part, le gouvernement urbain est très certainement responsable de la création des portes et tours avancées du xiiie siècle, et de l’enceinte de 1401 qui vient s’appuyer dessus. C’est donc la ville qui donne à ce faubourg son emprise définitive, limitant sa croissance.
À Reims, où coexistent de nombreux faubourgs, l’archevêque ne maîtrise pas la croissance urbaine aussi totalement qu’on pourrait le croire. Par conséquent, il ne s’agit ni d’une évolution entièrement programmée, ni d’un développement totalement spontané. Même si les autorités de la ville ne contrôlent pas l’intégralité du phénomène, elles ne sont jamais totalement indifférentes à sa croissance. Elles ne peuvent du reste pas se permettre de l’être (ne serait-ce que pour des raisons de défense) et agissent en fonction de leurs capacités.
On en a pour preuve les évolutions ultérieures des deux villes. En 1359, Reims décide de concrétiser le projet d’une grande enceinte regroupant quasiment tous ses faubourgs. En 1401, Strasbourg choisit d’intégrer la Krutenau dans l’enceinte. En 1475, après l’intégration de la majeure partie de ses anciens faubourgs (dont la Krutenau), elle promulguera même des édits interdisant la construction (et donc la croissance urbaine) dans la zone au contact de l’enceinte, où de nouveaux faubourgs auraient pu se développer. L’importance du glacis37 prime alors sur la croissance urbaine.
Les difficultés et atermoiements rencontrés dans les deux cas conduisent cependant à s’interroger sur les moyens dont dispose réellement une ville au xiiie siècle pour gérer la croissance urbaine de façon globale. La multiplication des bans et la présence de couvents qui bénéficient de l’immunité entraînent la présence, dans une zone fondamentale pour l’expansion urbaine, d’enclaves juridiquement indépendantes.