Expulsion, grands récits nationaux et petits récits européens. Mémoires individuelles et construction des communautés en Europe centrale depuis 1945

  • Expulsions, national grand narratives and European small ones. Individual memories and community making in Central Europe since 1945
  • Vertreibung, Erzählmuster und Zeugenberichte. Vom Aufbau der nationalen Gemeinschaften Zentraleuropas zum Vorzug individueller Erinnerungen in der Geschichtsschreibung seit 1945

DOI : 10.57086/sources.400

p. 77-91

L’élargissement de l’Union européenne à l’est a suscité le retour d’un passé qui semblait jusqu’alors refoulé. Les expulsions de population à la fin de la Seconde guerre mondiale appartiennent à ces événements longtemps intégrés au discours idéologique de la Guerre froide et les témoignages recueillis auprès d’anciens expulsés sont de plus en plus sollicités pour renouveler cette histoire. A travers ces récits apparaissent les manières dont les communautés (ici : Tchécoslovaquie, RFA et RDA) se sont défaites et refaites entre 1945 et les années 1950 ; il ressort tout particulièrement que les assignations identitaires (plus ou moins arbitraires) des Etats ont été déterminantes pour les biographies des témoins. Ces « petits récits », longtemps négligés, sont non seulement intéressants pour analyser l’articulation des individus à leur principale communauté d’appartenance, mais aussi pour montrer, en creux, le coût humain qu’a pu représenter le fait d’imposer de « grands récits » nationaux dans ce contexte.

The expansion of the European Union to the East has enabled the comeback of an up-to-then repressed past. The post-WWII expulsions of populations found their place in Cold War area ideological accounts. Nowadays, direct testimonies from expulsees are essential to the rewriting of this history. Individual narratives highlight the making and unmaking of communities in the 1940s and 1950s (here Czechoslovakia, as well as both the GDR and the FRG). It appears that (more or less) arbitrary state-sanctioned identity prescriptions were essential to individual biographies. These for a long time overlooked « small narratives » therefore enlighten both the relationship between individuals and the main community they belonged to as well as the human cost of the imposition of such « grand narratives » in this particular historical context.

Ségolène Plyer is a member of research team EA3400 (ARCHE) and assistant professor in modern history at the university of Strasbourg. Her research deals with the memory and collective identities in Central Europe as well as with the place of migrations in the history of International Relations.

Im Zusammenhang mit der Erweiterung der Europäischen Union nach Osten werden Teile der Zeitgeschichte Europas neu bewertet ; so die Zwangsmigrationen am Ende des Zweiten Weltkriegs, die lange als politischen Sprengstoff betrachtet wurden. Zur Umschreibung dieser Geschichte wird verstärkt Rücksicht auf Zeugenberichte genommen. In diesen Erzählungen ist zu sehen, wie sehr die Lebensläufe der Gewährpersonen durch die nationalen master narratives (hier von der Bundesrepublik, der DDR und der Tschechoslowakei) und die damit verbundenen (zum Teil willkürlichen) Zuschreibungen von kollektiven Identitäten beeinflußt wurden. Solche « kleine Erzählungen » zeigen zwar, wie es möglich war, sich nach der Vertreibung in eine neue nationale Gemeinschaft einzugliedern, aber auch auf welche Kosten sich solche « große » Erzählmuster durchgesetzt haben.

Ségolène Plyer ist Dozentin der Zeitgeschichte an der Universität Straßburg. Ihre Forschungen betreffen die Erinnerung und die kollektiven Identitäten in Zentraleuropa, sowie den Platz der Wanderungsdynamik in der Geschichte der internationalen Beziehungen.

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La fin de la Guerre froide a provoqué en Europe centrale un changement de paradigme dans la manière de considérer la Seconde Guerre mondiale. En Allemagne par exemple, le roman En crabe de Günter Grass marque en 2002 un tournant symbolique1. L’écrivain de renommée mondiale, social-démocrate engagé et intransigeant envers le passé nazi, revient sur l’exode des Allemands de Prusse orientale en 1944 dont il fut un témoin oculaire2 et plaide pour la prise en compte des souffrances de la population civile allemande pendant le conflit, tout en montrant les dangers de ce changement de regard : le personnage féminin qui le revendique ne fait pas mystère de ses sympathies pour le IIIe Reich et exerce une forte influence sur son petit-fils, un jeune Allemand de l’Est. Depuis une décennie, ce débat sur la nécessité d’élargir le récit de la guerre à des victimes jusqu’alors non prises en compte a été vif en Allemagne, mais aussi dans le reste de l’Europe centrale. Il commence à s’apaiser et à trouver une certaine assise3. Après l’effondrement des « grands récits nationaux » qui, en glorifiant ou minimisant l’expulsion des Allemands d’Europe centrale et orientale entre 1945 et 1949, ont structuré la reconstruction symbolique des États de la région après 1945, il permet de restituer au processus sa dimension individuelle, longtemps négligée.

Toutefois, étudier cette migration forcée par le biais de témoignages ne peut se borner à décrire les attitudes d’individus placés dans la situation d’un conflit désespéré. Cette étude est indissociable de celle des communautés qui ont permis aux personnes de sauvegarder la marge de manœuvre nécessaire à leur survie dans un contexte très difficile, mais aussi à se recréer une identité cohérente après la perte de leurs cadres de référence d’avant 1945 et donc, in fine, à témoigner (ou non) de leur expérience. Ces communautés d’appartenance influent en effet tout aussi bien sur la forme des témoignages que sur les recueils qui en sont faits. Aujourd’hui, l’identité recomposée des anciens expulsés est auscultée pour restituer cette expérience dans une mémoire européenne en construction.

Soixante récits de vie collectés auprès d’anciens germanophones de Tchécoslovaquie nous permettront de donner une dimension individuelle à l’histoire de l’expulsion (que nous rappellerons dans une première partie) par rapport à l’éclatement puis la recomposition des groupes d’appartenance traditionnels. Les publications récentes sur le sujet en République tchèque compléteront notre corpus pour envisager l’élaboration d’un nouveau rapport au passé qui tiendrait compte de toutes les victimes et qui ne serait plus clivé selon les frontières des États et les récits nationaux dominants.

Le cadre : l’expulsion des Allemands des Sudètes (1945-1946)

L’expulsion des Allemands d’Europe centrale et orientale commence d’être connue hors de cette région, y compris au-delà du public des spécialistes. Une partie des travaux en cours, accélérés par l’extension de l’Union européenne à l’est en 2004 et 2007, vise désormais à écrire une histoire globale des migrations forcées qui ont eu lieu pendant et juste après la Seconde Guerre mondiale4. Vu le peu de publications sur le sujet en français5, il n’est cependant pas inutile d’en rappeler les principaux traits, ainsi que l’ordre nouveau d’après-guerre qui en a été la cause, mais aussi l’une des conséquences.

L’expulsion des Allemands d’Europe centrale et orientale

À la conférence de Potsdam (27 juillet - 2 août 1945), la carte de l’Europe centrale et orientale fut redessinée, entre autres pour supprimer définitivement les minorités allemandes qui, depuis les années 1860, avaient fait la preuve de leur potentiel irrédentiste. Les États-Unis, l’URSS et la Grande-Bretagne entérinèrent le principe de l’expulsion des citoyens allemands depuis la Tchécoslovaquie et les nouveaux territoires de la Pologne. Entre 1945 et 1947, des pressions furent exercées sur les autres pays entrant dans le Bloc de l’Est pour qu’ils chassent aussi leurs minorités germanophone et magyarophone.

Malgré l’importance de ces flux, ils ne représentaient qu’une petite part du gigantesque transfert migratoire qui eut lieu de 1939 à 1950 et s’étendit à quasiment toute l’Europe à la chute du IIIe Reich6. Un certain nombre de mouvements de l’immédiat après-guerre découla de la politique nazie : il s’agissait des dix millions et demi de deplaced persons (DPs) à rapatrier (prisonniers de guerre et déportés, anciens travailleurs forcés)7 et des prisonniers de guerre de l’Axe à transférer en camps ou à libérer. Parallèlement, les Soviétiques multipliaient les déportations de civils des pays vaincus vers la Sibérie, comme main-d’œuvre gratuite au titre des réparations de guerre. Enfin et plus heureusement, l’Europe de cette époque était sillonnée de déplacements libres : les rescapés juifs de camps de concentration qui se rassemblaient pour partir en Israël, les DPs refusant de rentrer dans leur pays d’origine, ceux qui tentaient leur chance dans un autre pays que le leur – dès fin 1945, la France signe avec l’Italie un accord migratoire.

Cette situation exceptionnelle menaçait de déborder les autorités à peine restaurées des pays européens, ainsi que les Alliés administrant les zones d’occupation allemandes et autrichiennes. L’ONU se chargea de coordonner les politiques migratoires des différents pays, tandis que la Croix-Rouge était sur tous les fronts ; ou presque, car les Allemands concernés par les accords de Potsdam relevaient exclusivement de la responsabilité des trois Alliés signataires et des pays expulseurs. Les germanophones de Tchécoslovaquie, dits aussi « Allemands des Sudètes », entraient dans cette catégorie8.

L’expulsion des Allemands des Sudètes, une profonde rupture

Entre mai 1945 et fin 1946, la grande majorité des germanophones de Tchécoslovaquie (comptant alors environ deux millions et demi de personnes) furent expulsés vers les quatre zones d’occupation alliées en Allemagne et, dans une moindre mesure, vers l’Autriche, au nom de leur attitude pendant la guerre9. Le programme du gouvernement provisoire (publié à Košice le 5 avril 1945), puis une série de décrets signés par le président Beneš les considérèrent comme ressortissants d’un pays ennemi. Seuls les adversaires et les victimes du national-socialisme furent exemptés de ce statut10.

L’expulsion eut lieu avec des degrés divers de rapidité et de brutalité, très élevés dans les premiers mois ayant suivi la fin des hostilités, de façon moins inhumaine lors des « transferts organisés » (pour reprendre la terminologie de l’époque) de l’année 1946. Elle s’est produite en parallèle avec l’internement de la population germanophone dans des camps de travail dispersés à l’intérieur du pays. La mise en place d’une machinerie de l’expulsion, c’est-à-dire d’un ensemble de directives, de structures matérielles et de personnes (bureaucrates et militaires) spécialisées11, a permis de faire baisser le degré de violence, tandis que des règles plus humaines étaient peu à peu établies dans les camps d’internement. Ce retour à un ordre relatif ne compensait pas l’insécurité globale de la situation des expulsables, caractérisée par la suppression de leurs titres de propriété, par l’impossibilité d’accéder à l’information et à certaines professions, par des rations alimentaires insuffisantes et par la déchéance de leurs droits civiques. Par ailleurs, les germanophones étaient en butte à une méfiance spécifique, prétexte à des mesures expéditives. Tout Allemand surpris à l’extérieur de son domicile pouvait être accusé de préparer la résistance contre les vainqueurs et s’exposait à être interné pendant des mois sans jugement. En outre, toujours au titre de réparations de guerre, l’URSS se réservait la possibilité de déporter autant d’Allemands que nécessaire vers les grands chantiers de Sibérie ou la mine d’uranium de Jáchymov (Bohême septentrionale).

Fin 1946, le processus s’inversa : l’économie tchécoslovaque avait désormais besoin de main-d’œuvre et on se mit à garder les germanophones de gré ou de force. La fin officielle du processus d’expulsion en 1949, à la fondation des deux États allemands, contribua à stabiliser la situation. Parmi les Allemands restés en Tchécoslovaquie (estimés à 150 000), certains y finirent leurs jours ; d’autres partirent dans les années soixante, profitant des efforts concurrents de la RFA et de la RDA pour les attirer. Chacun des deux États allemands avait accueilli une part du groupe : plus de 600 000 pour la RDA et plus de deux millions pour la RFA.

L’expulsion des Sudètes est donc bien une migration massive et forcée dans une situation de conflit extrême, participant comme sous-ensemble à un enchevêtrement de flux humains d’une grande complexité, à la fin de la Seconde Guerre mondiale où la construction d’un ordre nouveau intra- et interétatique a bouleversé en profondeur l’Europe, plus encore qu’après la Première Guerre mondiale. Participant de ces gigantesques bouleversements, ce processus en a été à la fois l’expression et l’un des facteurs. L’expression, car il s’agissait de supprimer enfin les revendications fondées sur le droit des nationalités, germes d’instabilité dans les relations internationales européennes depuis près d’un siècle quand elles étaient portées par des États belliqueux. Le facteur, car la redistribution des propriétés confisquées aux expulsés a permis de jeter les bases de la société socialiste, ne serait-ce qu’en permettant une réforme agraire qui, sinon, aurait été beaucoup plus difficile12.

L’agency des migrants forcés dans le contexte d’éclatement des communautés (1945-1946)

L’expulsion est arrivée, pour beaucoup de ses victimes, comme une surprise, que la continuité apparente de la vie quotidienne pendant la guerre n’avait pas laissé prévoir. Depuis 1941, les sociaux-démocrates sudètes présents à Londres sous la direction de Wenzel Jaksch avaient été marginalisés par le gouvernement en exil d’Edvard Beneš et ils ne réussirent ni à empêcher l’expulsion, ni à en avertir leurs compatriotes. La Bohême-Moravie étant assez éloignée des bombardements alliés, ni l’approvisionnement ni la sécurité des civils allemands n’ayant été menacés du fait de la concentration du front sur l’Allemagne et Berlin, c’est seulement aux derniers jours de la guerre que les habitants perdirent tous leurs repères antérieurs. C’est ce que montrent les entretiens que nous avons collectés.

Un échantillon plus homogène que prévu

Les soixante récits de vie (sur plus de quatre-vingts entretiens) que nous avons recueillis entre 1997 et 2001 à travers l’Allemagne13 étaient d’abord destinés à une tout autre problématique, celle de comparer l’intégration des germanophones de Tchécoslovaquie en RDA et en RFA. Nos enquêtés en décidèrent autrement que nous : la grande majorité des récits se concentra sur l’expulsion, sur quoi aucune question n’avait été préparée. Ce sont donc des histoires de vie guidées par les représentations des témoins qui ont été collectées : ces derniers plaçaient eux-même l’accent sur les événements qu’ils jugeaient importants et les retours en arrière étaient possibles. À l’analyse, l’échantillon prit une homogénéité inattendue. Je savais que mes interlocuteurs provenaient du monde des petites villes et des villages, je découvris que chez trente-neuf d’entre eux, la profession exercée avant l’expulsion ou celle du père de famille, était celle de paysan à temps plein, ou artisan (ou ouvrier) avec un bout de terrain et un peu de bétail, souvent soigné par la mère de famille. Pour eux particulièrement, l’expulsion fut une expérience incompréhensible dans sa radicalité, suivie d’une longue période de misère ; jusqu’alors, l’idée prévalait que « les puissants passent, mais le peuple reste14 ». « Après l’arrivée des Russes, nous avons pensé que l’ordre reviendrait avec les Tchèques, mais ce fut pire », m’a-t-on dit. Comme le relate le témoin Siegfried Hobrecht15, ma grand-mère tchèque était morte en 1943 ; mon grand-père [germanophone, expulsé en septembre 1945] n’a jamais pu comprendre que des compatriotes (Landsleute) aient fait cela, il est mort en 1946.

Pour beaucoup, la « communauté conflictuelle » tchéco-allemande16 ne prit donc pas fin en 1938, à l’annexion par le IIIe Reich, mais à l’expulsion de 1945, lorsqu’effectivement la structure du peuplement fut déchirée. Vision à courte vue, certes ; mais vision typique du milieu rural dans lequel la coexistence des différents groupes avait été moins politisée, partant moins séparée par communautés linguistiques que dans les agglomérations. Un signe en est que mis à part les plus pauvres, les paysans faisaient l’effort de faire apprendre le tchèque à leurs enfants par des échanges privés entre familles des « confins » (les régions germanophones) et « de l’intérieur » (au peuplement tchèque). Aussi bien mon corpus que les archives abondent de témoignages en faveur des « parents tchèques » des enfants accueillis, avec lesquels certains enquêtés avaient encore des relations lorsque je les ai rencontrés.

Il n’est donc pas surprenant que cet échantillon avant tout rural ait reflété les positions ambiguës du monde paysan envers le Parti sudète (autonomiste, puis aligné sur le Parti nazi allemand à partir de 1937). Plus qu’une autre catégorie socio-professionnelle, les paysans restèrent partagés entre le désir de défendre le peuple allemand, considéré comme humilié depuis 1918, celui de participer à la puissance retrouvée du Reich (en fermant les yeux sur tout ce qui pouvait heurter leur sensibilité de catholiques), et celui de ménager les relations nécessaires, souvent proches, avec les autres habitants de la région, notamment les Tchèques – des relations qu’ils savaient indispensables et dont ils voyaient avec angoisse l’érosion lors de la montée des tensions politiques des années trente.

Des marges de manœuvre inégales pendant l’expulsion

Kilian Meier fait partie des familles nombreuses expulsées en premier, fin juin 1945 dans son cas ; il a alors huit ans et aide sa mère à s’occuper des quatre autres enfants. Ils errent avec un petit groupe originaire du même lieu pendant plusieurs semaines entre la Pologne (région de Sagan) et la Zone d’occupation soviétique. « Ce n’était pas facile, avec les petits frères et sœurs ; il fallait laver les couches dans le fossé et les faire sécher, ils attrapaient sans cesse la colique […]. Je n’ai pas compris l’expulsion, je l’ai refoulée après la guerre. J’ai fait beaucoup de cauchemars17. »

La cellule familiale, désemparée et dominée par les événements, ne peut protéger cet orphelin de père d’une « expulsion sauvage », réalisée sans aucune préparation. Ceci explique l’errance entre les territoires venant d’être confiés aux Polonais (qui n’étaient donc plus susceptibles d’accueillir des expulsés, ce que les autorités tchécoslovaques avaient ignoré) et la Zone d’occupation soviétique où l’administration, partiellement désorganisée, se déchargea jusqu’en septembre 1945 de l’accueil des nouveaux venus sur les communes qui cherchaient souvent à s’en débarrasser le plus vite possible. Le récit passe avec pudeur sur le poids écrasant qu’a été pour l’enfant le devoir de soutenir sa mère dans son rôle de chef de famille, dans une situation d’insécurité et de précarité très fortes. Le témoin concède tout de même l’ampleur du choc subi en décrivant les manifestations typiques d’un souvenir traumatique18. Le récit suivant montre une situation nettement plus favorable.

En septembre 1946, à Georgswalde/Jiříkov à la frontière saxonne, les voisins antifascistes n’arrivent plus à protéger Roland Bottich et sa mère de l’expulsion ; il faut partir pour le camp de rassemblement de Schluckenau/Šluknov. Celui-ci est, par chance, « dirigé » (sic) par le grand-père paternel de Roland, ancien secrétaire de mairie et homme aisé, « qui possédait quatre villas ». Grâce à ses relations, l’autre grand-père, propriétaire d’un commerce de chaussure, réussit à faire envoyer la famille à E. en Saxe, de l’autre côté de la frontière, alors que les autorités d’occupation soviétiques avaient interdit toute nouvelle immigration en Saxe. Avant d’être expulsé officiellement, Roland Bottich, alors âgé de quatorze ans, passe la frontière de nuit, « illégalement », pour enterrer dans le jardin d’une amie de sa mère quelques papiers importants : extrait d’acte de naissance, bulletins scolaires qu’il retrouvera après son arrivée en Saxe par le convoi d’expulsion.

Le père de Roland Bottich19 est lui aussi mort à la guerre, mais la famille est plus complète, plus unie peut-être que celle de K. Meier et arrive à faire face à l’événement. Ces frontaliers, pourvus de relations et d’argent, sauvent de quoi se reconstruire une existence et ouvrent rapidement un commerce de l’autre côté de la frontière : le laps de temps dont ils ont bénéficié entre la fin de la guerre et leur expulsion leur a permis de prendre la mesure des circonstances et d’élaborer leurs propres stratégies. À l’anomie décrite par le premier témoignage s’oppose la relative marge de manœuvre dont la famille Bottich dispose, qui parvient à réduire les effets négatifs de l’expulsion : un exemple typique d’agency, de création et d’utilisation d’une certaine autonomie de la part de migrants, même forcés, à condition que les circonstances ne soient pas entièrement défavorables.

Le point commun entre ces récits emblématiques est la réduction de la communauté d’appartenance à l’environnement le plus proche. La communauté bilingue bohémienne (formée par les relations quotidiennes, ce qui n’implique pas une entente politique au niveau national) apparaît certes, mais sous forme résiduelle : comme on le voit ici, l’évocation des ménages mixtes (les grands-parents de Siegfried Hobrecht), le bilinguisme (le grand-père de Roland Bottich qui administre le camp de rassemblement) en laissent deviner les traces, mais elle passe au second plan des témoignages, en même temps qu’elle s’efface de l’histoire tchécoslovaque. Par ailleurs, un autre facteur d’homogénéité frappant du corpus d’interviews a été l’âge : presque la moitié (27 sur 60) des enquêtés était née dans la décennie de 193020. Les témoignages recueillis sont donc d’abord ceux de personnes ayant vécu la guerre puis l’expulsion comme enfants ou comme adolescents, dans une position où ils se sont sentis en devoir de seconder, voire de remplacer leurs parents ; d’autant plus que (autre ressemblance inattendue entre les enquêtés), presque tous étaient soit l’aîné(-e), soit le premier enfant de leur sexe. Mais ils ont accompli cette tâche dans une position d’extrême faiblesse, où les cadres de référence habituels avaient brusquement volé en éclat, pour être remplacés par le sentiment lancinant de peur et d’insécurité21.

Les expulsés et les communautés d’appartenance de 1945 à l’Europe d’aujourd’hui

Cette enfance sacrifiée a conduit à une sur-identification avec les parents ou grands-parents, mais aussi avec les États d’accueil. On manque encore de travaux pour évaluer exactement cette adhésion ; mais les témoignages comme l’ensemble des études convergent pour établir sa réalité. De plus, l’intégration des expulsés était l’une des conditions de la stabilité de l’ordre d’après-guerre ; elle fut aussi idéologique et culturelle. En RFA, l’anticommunisme officiel s’appuyait d’abord sur eux, l’expulsion étant attribuée à Staline. En RDA, le sentiment d’appartenance à la dictature a pu se fonder sur des impressions comme celle de Richard Wenzel22 :

Nous avons été expulsés mi-août 1946 ; je me souviens qu’à la frontière saxonne, on avait mis une banderole : “Bienvenue pour bâtir l’Allemagne démocratique”. J’ai ressenti un grand sentiment de joie, celui d’être de nouveau parmi des Allemands.

Ce souvenir mêle deux aspects distincts, à la fois le soulagement de n’être plus l’ennemi à abattre (« être de nouveau parmi des Allemands ») et l’adhésion à un projet de reconstruction faisant table rase des erreurs du passé (« bâtir l’Allemagne démocratique »). Chez certains, cette adhésion a atteint un degré étonnant, particulièrement visible puisque la RDA a disparu entre novembre 1989 et l’unification allemande le 3 octobre 1990. Ainsi plusieurs témoins disent-ils qu’après des décennies passées à taire leur lieu de naissance, d’abord par crainte d’être accusés de revanchisme puis par habitude, ils se sont brusquement souvenus de leur origine sudète à la chute du Mur de Berlin, presque du jour au lendemain.

En effet, avec la RDA disparaissait le « grand récit23 » qui lui avait donné sens : narration fondée, pour aller vite, sur l’antifascisme et la solidarité avec le Bloc de l’Est. Mais la fin de la guerre froide a aussi rendu caduc celui de la RFA et des anciens pays expulseurs. Tous ont été mis en demeure par l’opinion (nationale ou internationale) de ré-examiner leur histoire. Les seconds, pour y intégrer des pans entiers où les États en place n’avaient pas respecté les droits de l’homme : la dictature communiste certes, mais aussi la Seconde Guerre mondiale (et leur participation souvent occultée au génocide juif) et l’expulsion massive des minorités (qui, du point de vue des droits de l’homme, n’est pas défendable aujourd’hui). La première, parce qu’elle a été confrontée à la demande sociale de reconnaître les souffrances des Allemands pendant la guerre.

De façon générale, les « grands récits nationaux » soulèvent désormais plus de suspicion que d’enthousiasme, car toutes sortes de groupes sociaux s’en estiment exclus. Voici venu le temps des « petits récits24 ». On leur demande moins de rassembler des communautés que d’être aptes à rendre compte de la diversité des attitudes et par là même, à servir de ressource à une société postmoderne, individualiste et dégagée de tout modèle global de comportement.

Ce besoin explique sans doute la multiplication actuelle des témoignages sur l’expulsion. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, ces récits n’ont longtemps pas dépassé un cadre restreint, souvent celui de la famille. Ni la RDA ni ses alliés, les anciens pays expulseurs, n’y avaient intérêt, non plus qu’aux récits des populations témoins de l’expulsion de leurs concitoyens ou arrivées pour occuper les maisons vides des Allemands25. Quant aux Allemands de l’Ouest, ils avaient bénéficié après 1962 d’un ouvrage considérable, la Dokumentation der Vertreibung26. Cette source, toujours valable, appartient au genre de l’enquête de guerre27. Son rôle était donc d’établir le déroulement de l’expulsion et d'évaluer les pertes subies, pas de s’intéresser aux individus pris dans ce conflit.

L’élargissement de cette perspective quasiment comptable et strictement nationale est d’abord apparue au travers des nombreux documentaires télévisés diffusés par les chaînes germanophones depuis les années quatre-vingt-dix, le procédé le plus fréquent consistant à interroger des personnes âgées de nationalités différentes. De même, les musées font désormais appel à des histoires individuelles pour illustrer les salles portant sur l’expulsion28. Mais pas plus qu’à la télévision, les conditions du choix des témoignages ne sont explicitées. Visiblement, on recherche des récits représentatifs d’une réalité déjà historiquement documentée et susceptibles d’éveiller la sympathie du spectateur, l’effet devant être immédiat.

Une démarche plus approfondie, car elle ne coupe pas les récits de vie qui sont exposés dans toute leur ampleur, est celle de l’association Antikomplex qui publie depuis plusieurs années des recueils d’interviews menées dans les régions frontalières de la République tchèque. Le principe est chaque fois identique : la juxtaposition de témoignages d’anciens et de nouveaux habitants des « confins », les uns expulsés, les autres arrivés de façon plus ou moins volontaire après 194529. Antikomplex a été fondé au début des années 1990 pour renforcer la démocratie et la société civile tchèques, notamment dans les anciens territoires d’expulsion. Actuellement, ces derniers sont souvent les plus touchés par les problèmes sociaux : chômage et vétusté de l’industrie, paysages abîmés, voire catastrophes écologiques (comme la mine de Jáchymov déjà évoquée), tissu social mal reconstitué depuis les années cinquante30.

Mis à part un effet de mosaïque évident, les présupposés scientifiques des auteurs ne sont guère expliqués dans ces ouvrages d’abord destinés à un large public31. Ainsi la postface de Příběhy Sudet (Histoires du pays sudète) commence-t-elle par affirmer le caractère amateur de l’enquête : « Replacer les récits de ce livre dans leur contexte historique s’est avéré plus difficile que prévu. Nous ne sommes pas des professionnels de l’histoire, nous ne nous sentons pas compétents pour travailler avec les sources originales. […] Il s’est avéré qu’il y a plus d’études sur le sujet que nous pensions ; en outre, il n’a pas été possible de se borner aux publications en tchèque […] puisque les historiens s’exprimant en allemand, sans parler des autres, […] ont une plus vaste liste de publications32. »

Cette naïveté peut être une stratégie de défense, puisque la question est encore difficile à aborder dans la région : on affirme se cantonner à la vlastivěda (Heimatkunde), c’est-à-dire au savoir nécessaire pour comprendre le genius loci  : langues, coutumes, histoire locale. Cette limitation au quotidien se donne l’apparence d’éviter le politique. De fait, dans un contexte où le rapprochement entre les groupes n’a pas été institutionnalisé, les auteurs explorent, à travers les récits de vie qu’ils transcrivent, les ressources que les individus ont mises en œuvre pour créer des liens fondés sur la sympathie, les relations économiques ou la compassion, ce qui constitue déjà un apport intéressant à la connaissance de ces sociétés.

Il n’empêche que le projet prend une autre ampleur à la lecture du dernier ouvrage de Matěs Spurný33. En effet, en interrogeant les personnes de langue et d’origine multiples qui ont repeuplé les confins, comme des Tchèques de Volhynie, des Roms de Slovaquie, des Polonais, des Ukrainiens, en leur demandant en quoi leur origine (sociale ou linguistique) a pesé sur leur parcours de vie, ce travail montre en creux une pression constante, au nom de la nation, qui participe de la terreur sous-jacente exercée par la dictature dans ses années fondatrices. Elle est mise en mots par les représentants de l’État lorsqu’ils déterminent arbitrairement les critères de l’assignation identitaire (à travers le terme de « minorité » qui désigne en réalité tout ceux qui ne sont pas Tchèques de Bohême-Moravie ni conformes à la société majoritaire).

Prenons l’exemple de l’« Allemande » Marianna Tomašovská, née en 1946, qui a passé toute sa vie entre Teplice et Broumov (Bohême orientale)34. Avant sa naissance, sa mère n’est pas expulsée car on a besoin d’elle comme interprète au camp de rassemblement des Allemands. La famille reste sur place dans des conditions difficiles : apatridie (jusqu’en 1955), logement dans une chaumière misérable qui provoque la mort prématurée de la mère, alcoolisme du père revenu du front russe dégoûté de l’Allemagne mais longtemps exclu de la communauté tchèque. Grâce à une institutrice bienveillante qui joue pour elle le rôle de « passeur » dans la société majoritaire, la petite Marianna apprend le tchèque à l’âge de six ans et se sent comme les autres enfants, mais le rejet est toujours possible : « quand on passait des films antifascistes en cours d’histoire ou ailleurs, je savais qu’ils [les autres enfants] allaient me battre […] et je me cachais35 ». Avant l’âge de six ans, elle était encore plus démunie lorsqu’elle avait été recueillie un temps à l’orphelinat de Teplice : « Ils disaient qu’ils allaient me jeter dans la rivière Metuje, et je ne savais pas quoi faire, alors je me cachais quelque part et j’attendais qu’ils partent. Mais j’en tremblais d’effroi, que je ne saurais dire. Jusqu’à ce que plus tard je puisse en pleurer36. » Néanmoins, à l’adolescence, observe-t-elle, j’ai vu beaucoup de films soviétiques sur la guerre […] et ils m’ont touchée comme jamais rien d’autre plus tard. Et là, j’ai commencé à comprendre ce que cette guerre avait été. Jusqu’alors, jusqu’à l’âge de dix ans, je ne savais rien des camps de concentration, de la SS, des gestapistes, à l’époque où je vivais comme orpheline à Teplice, c’était loin de moi. Mais là, j’ai commencé à comprendre pourquoi ces gens m’avaient repoussée comme ça37.

D’une certaine façon, Marianna intériorise le discours antifasciste officiel, mais – et c’est l’intérêt de l’interview, qui semble ne pas avoir subi de coupure – le déroulement de son histoire de vie permet de comprendre ce qu’elle en fait : un moyen de communiquer avec ceux qui l’entourent, « qui n’étaient pas de mauvaises gens, la plupart du temps ». La manière dont elle a commencé l’entretien, penchée sur son arbre généalogique, donne en effet un autre ton à l’ensemble :

Je suis née Rathner. La famille de mon père et cette branche, ce sont de vrais Allemands [ta se počítá echt německy]. Par-delà toutes les péripéties avec les papiers, j’ai que je suis allemande de nationalité [národnost, au sens d’appartenance à un groupe national]. Tandis que par exemple mon oncle a épousé une dame Kleiner, c’est aussi un nom purement allemand, mais ils se considéraient comme Tchèques. De sorte que mon cousin est tchèque, d’appartenance nationale tchèque38. C’est tellement mélangé que personne ne peut dire de soi “je suis Allemand”, c’est qu’il ne sait pas ce qu’il dit. Même dans ma famille il y a, je ne sais pas, des Prokop, ce ne sont pas des Allemands ; un Žid, une Kvasnička, ce sont des Tchèques39. Autrement dit, ce sang tchèque et allemand est complètement mélangé. Personne ne peut faire vibrer la corde nationaliste chez moi40.

Peut-on conclure de ces publications qu’elles permettent de constituer une mémoire dégagée des discours nationalistes, maintenant que les souvenirs centre-européens adviennent à la parole ? La recherche tend aujourd’hui à considérer la définition ethno-nationale de l’État moderne comme le paradigme de « l’ingénierie » meurtrière à l’œuvre en Europe au xxe siècle. La dépasser constitue alors un enjeu transnational, qui entre en effet en résonance avec le témoignage des victimes de ce processus. Cela apparaît notamment lorsque les enquêtés montrent (volontairement ou non) qu’ils considèrent l’assignation nationale comme un rôle à jouer. Il n’est pas étonnant qu’une telle interrogation sur l’identité collective ressorte particulièrement des interviews réalisées dans les régions de repeuplement tchécoslovaque, les histoires de vie étant hétérogènes et la confrontation avec la définition politique de la différence, constante jusqu’aux années 1960. Cet acquis pourrait encourager et renouveler le recueil de témoignages d’anciens expulsés. Ainsi nos témoignages, à peu d’exception près, n’ont-ils pas accordé une importance particulière au fait que les familles étaient mélangées, qu’ils pouvaient se faire passer pour Tchèques en cas de nécessité ou qu’ils venaient d’une communauté dans laquelle la diversité linguistique et la réflexion sur l’identité étaient des thèmes courants, tandis que leur vie entière montrait la plasticité relative des appartenances nationales. Rien n’empêche qu’à partir de nouvelles questions, leurs « représentations du passé » fassent davantage ressortir ces dimensions et qu’elles soient désormais considérées comme un héritage européen normal, plutôt qu’une exception à minorer.

Conclusion

En Europe centrale, la période allant de la Première Guerre mondiale à la Guerre froide a été marquée par des transformations sociales nombreuses, en partie violentes, où le remodelage des groupes sociaux a connu une dimension inouïe, souvent mal connue en Europe occidentale. Rendre les représentations des anciens expulsés accessibles au public paraît d’un intérêt particulier à l’heure où reviennent au grand jour des affects longtemps refoulés ou contenus dans la mémoire familiale, où l’on accorde une importance croissante aux sociétés civiles et où il devient enfin nécessaire d’inclure les expériences centre-européennes et est-européennes dans l’histoire générale du continent.

Les personnes que nous avons interrogées étaient souvent des enfants en 1945 et l’expulsion a pris pour eux l’aspect d’une catastrophe personnelle et sociale qu’elles ont mis des années à surmonter ; certaines n’ont jamais perdu le sentiment d’une perte particulière, qu’elle leur soit propre ou bien qu'elle soit représentative de celle qu’ont vécue leurs parents. Ceci explique l’investissement de beaucoup dans la société d’accueil qu’ils ont aidé à reconstruire. Ce rôle structurant de la communauté avait néanmoins pour prix de renoncer à se pencher sur une histoire trop douloureuse pour l’individu, trop dangereuse pour l’ordre international d’après-guerre. La fin de la Guerre froide a marqué aussi son avènement dans l’espace public, mais d’une manière nouvelle par rapport aux années cinquante : comme une histoire transnationale et pensée dans le cadre des droits de l’homme. L’intérêt actuel pour les individus, par exemple dans l’expulsion et le repeuplement des régions germanophones de Bohême-Moravie, s’inscrit donc dans une recherche de récits alternatifs considérés comme plus fiables que les « grands récits » d’avant 1989 pour se confronter aux conflits que les États d’après 1945 avaient passés sous silence. La concentration sur l’histoire des petites gens, sur le quotidien, contribue à élargir les points de vue, affiner les sensibilités, et surtout à réfléchir sur l’assignation identitaire de politiques faisant de l’appartenance à la nation (dont elles définissent les critères) un argument exclusif, normatif et uniformisant.

Notes

1 Traduit par Claude Porcell pour les éditions du Seuil en 2002, l’ouvrage relate le naufrage du Wilhelm Gustloff le 30 janvier 1945, torpillé par un sous-marin soviétique au large de la Poméranie alors qu’il évacuait des réfugiés de Prusse orientale. Environ neuf mille personnes, pour la plupart des femmes et des enfants allemands, y laissèrent la vie. Return to text

2 Expérience relatée dans son roman le plus célèbre, Le tambour. Au sens propre, il s’agit de la fuite d’une partie de la population civile allemande devant l’avancée du front de l’Est entre l’automne 1944 et le printemps 1945. Cet exode aux nombreuses victimes fut prolongé en 1945 par la décision internationale d’expulsion prise à Potsdam qui empêcha les réfugiés de rentrer chez eux ; de ce fait, l’administration allemande les assimila aux expulsés des années 1945 (mai) - 1949. Si la terminologie allemande parle toujours de « fuite et expulsion », les deux migrations, englobées dans le même mouvement et au résultat identique, ne seront pas distinguées ici. Return to text

3 Voir par exemple Bill Niven (dir.), Remembering the Past in Contemporary Germany, Basingstoke et New York, Palgrave Macmillan, 2006, ainsi que sa conférence « Unreconciliable ? Memory of the Holocaust and of Flight and Expulsion » au colloque de Lille III, « Représentations transnationales de la fuite et de l’expulsion des Allemands après la Seconde guerre mondiale » le 21 mars 2014 (http://live3.univ-lille3.fr/video-recherche/colloque-fuite-et-expulsion-bill-niven.html). Return to text

4 Jessica Reinisch et Elizabeth White ont dirigé l’une des plus intéressantes synthèses récentes : The Disentanglement of Populations. Migration, Expulsion and Displacement in post-war Europe, 1944-49, Basingstoke et New York, Palgrave Macmillan, 2011. Return to text

5 La première synthèse parue en français est celle de Ray M. Douglas, Les expulsés, Paris, Flammarion, 2012. Signalons aussi la thèse d’habilitation de Catherine Gousseff à paraître aux éditions Fayard sous le titre (provisoire) de Dépayserles peuples. L'histoire d'un échange de populations aux nouvelles frontières polono- soviétiques, 1944-1947. Return to text

6 Klaus J. Bade (dir.), Enzyklopädie Migration in Europa, Paderborn, W. Fink, 2007, p. 1116. De 1939 à 1945, on estime entre 50 et 60 millions le nombre de personnes déplacées sous la contrainte en Europe (partie européenne de la Russie incluse), soit plus de 10% de la population (Klaus J. Bade, L’Europe en mouvement, Paris, Le Seuil, 1994, Introduction). Pour l’après-guerre jusqu’en 1950, rien qu’en Europe centrale et balkanique, on compte plus de 14,5 millions de personnes déplacées par expulsion, échanges de population et changements de frontière (sans tenir compte des peuples déportés par Staline et en estimant les Allemands concernés seulement à 12 millions), d’après Rainer Münz, « Where did They All Come From ? Typology and Geography of European Mass Migration in the Twentieth Century », Demographie aktuell. Vorträge, Aufsätze, Forschungsberichte, n° 7, 1995, p. 7-8. Return to text

7 Voir ainsi le colloque organisé par Corine Defrance du 23 au 25 mai 2013, Les personnes déplacées (DPs) dans l’Allemagne d’après-guerre. Enjeux de Guerre froide, au Goethe-Institut de Paris. Return to text

8 Le terme d’« Allemands des Sudètes » s’est diffusé depuis la fin du xixe siècle pour désigner les germanophones de Bohême et de Moravie, dont le peuplement remontait au xiiie siècle. Nous l’employons ici de façon purement descriptive, comme synonyme de « germanophones de Tchécoslovaquie, à qui l’Allemagne a conféré la citoyenneté du Reich après l’annexion des régions sudètes (10 octobre 1938) ». La Slovaquie, où les germanophones (dits « Allemands des Carpathes ») étaient estimés à 130 000 en 1945, a connu une expulsion moins rigoureuse qui ne sera pas traitée ici. Return to text

9 L'effectif réel de la population n’est pas connu avec certitude et oscille entre 2,3 et 2,8 millions de personnes en 1945. Le nombre de victimes de l’expulsion est encore plus difficile à établir et on peut, au plus, affirmer qu’il se monte à plusieurs milliers. Return to text

10 Il s’agissait surtout de sociaux-démocrates et de germanophones de religion ou d’origine juive qui, en tant que victimes du national-socialisme, n’étaient théoriquement pas concernés par les mesures contre les autres Allemands. Certains cas de refoulement ont néanmoins eu lieu. Return to text

11 D’après l’expression du « musée virtuel » de l’EHESS Voix du Goulag (http://www.cercec.fr/archives-sonores-de-leurope-du-goulag.html, consulté le 11/03/14). Return to text

12 L’expulsion a joué un rôle important pour modifier les structures sociales des sociétés est-européennes ; par ailleurs, le régime d’arbitraire qui l’accompagnait, prorogeant l’usage de la violence de l’immédiat après-guerre, a contribué à la mise en place des dictatures. C’est la conclusion de Tomáš Staněk dans son ouvrage de référence Verfolgung 1945 [Persécutions de 1945], Vienne, Böhlau, 2002. Voir aussi l’entretien qu’il a accordé à Paměť a dějiny dans le n° 2 de 2013 (Petr Blažek, Pavel Zeman en conversation avec T. Staněk, « Nechat mluvit fakta [Laisser parler les faits] », p. 63-74, ici p. 67). Return to text

13 Trente-sept de ces récits de vie ont été recueillis auprès de personnes installées en Allemagne de l’Est après l’expulsion ; deux interviews ont eu lieu à Broumov (République tchèque) et deux à Linz (Autriche). Tous les noms cités ici sont des pseudonymes. Return to text

14 La citation exacte est « les peuples devraient rester ». Ida Kaiserová, « Takhle se prostě tehdy žilo v každé obci [La vie simple d’autrefois dans chaque village] », dans Daniel León et Sabine Gröpel (dir.), Živé paměti Sudet. Životní příběhy pamětniků ze západních Čech [Mémoires vivantes des Sudètes. Des témoins de Bohême occidentale racontent leur vie], Pilsen, Centrum pro komunitní práci, 2011, p. 17. Return to text

15 Siegfried Hobrecht est né en 1930 au nord de la Bohême d’un père artisan et d’une mère paysanne. Ancien ingénieur du bâtiment, il habite en Saxe. Return to text

16 D’après l’expression de l’historien tchèque Jan Křen, Die Konfliktgemeinschaft. Tschechen und Deutsche 1780-1918, Munich, Oldenbourg, 1996. Return to text

17 Technicien supérieur né en 1937. S’est installé finalement en Saxe après l’expulsion de Bohême orientale ; parents artisans et agriculteurs avant 1945. Return to text

18 Boris Cyrulnik, Sauve-toi, la vie t’appelle, Paris, Odile Jacob, 2012, particulièrement p. 82-118. Return to text

19 Né en 1931 en Bohême du nord. Ses parents étaient commerçants, lui-même est devenu professeur de l’enseignement technique dans une petite ville de Saxe. Return to text

20 Le plus jeune informateur est né en 1944, le plus âgé en 1910. Return to text

21 Ces observations recoupent celles d’Anne-Marie Losonczy sur les « caractéristiques d’une remémoration tardive » lors d’une conférence sur « Les Archives sonores de l’Europe du Goulag » à la bibliothèque des Langues orientales le 28 mars 2012, en ligne à l’adresse : http://www.bulac.fr/conferencesrencontres/archives/colloques/les-archives-sonores-de-leurope-du-goulag-2012/resumes-des-communications. Return to text

22 Richard Wenzel (Berlin-est), ingénieur en retraite né en 1930 dans une famille paysanne de Bohême occidentale. Return to text

23 D’après l’expression de Jean-François Lyotard dans La condition postmoderne, qui connaît un engouement durable depuis une décennie dans l’historiographie centre-européenne. Return to text

24 Stuart Sim (dir.), The Lyotard Dictionary, Edinburgh University Press, 2011, « Grand narrative, metanarrative », p. 86-88. Return to text

25 Signalons la traduction en février 2014 de la bande dessinée Alois Nebel de Jaroslav Rudiš et Jaromír 99 aux éditions Presque lune (Rennes) comme exemple de ce retour à la parole sur l’expulsion des Allemands. Un film en a été tiré, diffusé en France et en Belgique en 2012 (Tomás Lunák et Alois Nebel, long métrage germano-tchèque, 2011). Return to text

26 Theodor Schieder (dir.), Die Vertreibung der deutschen Bevölkerung aus den Gebieten östlich der Oder-Neisse. Dokumente der Vertreibung der Deutschen aus Ost- und Mitteleuropa, Bonn, Ministère des Expulsés, 1953-1962. Cette publication en plusieurs volumes a été réalisée à partir d’environ 10 000 témoignages rédigés par des témoins oculaires, et de 18 000 récits rapportant le devenir des habitants des communes germanophones d’Europe centrale et orientale. Return to text

27 D’après le modèle présenté par Nathalie Moine, « Quand le récit de guerre n’est pas encore de l’histoire : comptabiliser, punir, réparer », Le Mouvement social, n° 222, janvier-mars 2008, p. 5-12. Return to text

28 Pour le cas qui nous intéresse, il s’agit du musée de l’histoire des Allemands de Bohême, en cours de constitution à Ústí nad Labem (République tchèque), ainsi que des musées ouverts dans toute l’Allemagne fédérale d’après le paragraphe 96 de la Loi sur les expulsés (1953) visant à conserver l’héritage culturel des anciens peuplements allemands à l’est de la ligne Oder-Neiße ; à leur tête, la nouvelle fondation « Fuite et expulsion » créée en 2008 par le Bundestag, qui ouvrira bientôt à Berlin. Voir, sur ce thème, les travaux en cours de Catherine Perron (CERI) et de Christian Jacques (université de Strasbourg). Return to text

29 Sabine Gröpel, Tomáš Svoboda et Daniel León (dir.), Příběhy Sudet. Geschichten aus dem Sudetenland [Histoires du pays sudète], Plzň, Centrum pro kommunitní práci et Volkshochschule im Landkreis Cham e.V., 2013 et Daniel León et Sabine Gröpel (dir.), Živé paměti Sudet, op. cit. ; Sarah Scholl-Schneider, Miroslav Scheider et Matěj Spurný, Sudetské příběhy. Sudetengeschichten. Vyhnanci, starousedlíci, osídlenci. Vertriebene, Alteingesessene, Neusiedler [Histoires sudètes. Expulsés, autochtones, nouveaux habitants], Prague / Augsbourg, Antikomplex / Lehrstuhl für Bayrische und Schwäbische Landesgeschichte, 2010 ; Matěj Spurný (dir.), Sudetské osudy [Destins sudètes], Prague, Antikomplex, 2006. Return to text

30 Voir à ce sujet les travaux de Paul Bauer (Université Charles, Prague et CERCEC) et la présentation bilingue de l’association dans son ouvrage à succès : Petr Mikšíček (dir.), Zmizelé Sudety [Le pays sudète disparu], Domažlice, Antikomplex, 2007. Return to text

31 Příběhy Sudet, op. cit., p. 301 : « Le projet Histoires du pays sudète essaie de recueillir les dernières “images” du passé qui peuvent servir de support à la construction de l’identité des habitants de ces régions spécifiques, ou la compléter ». Return to text

32 Příběhy Sudet, op. cit., p. 287. Return to text

33 Matěj Spurný, Nejsou jako my : Česká společnost a menšiny v pohraničí (1945-1960) [Ils ne sont pas comme nous : la société tchèque et les minorités dans les régions frontalières], Prague, Antikomplex, 2011. Voir aussi le dossier critique que lui a consacré la revue Soudobé dějiny, n° 1-2, 2013, p. 178-198. Return to text

34 Matěj Spurný (dir.), Sudetské osudy, op. cit., p. 38-50. Return to text

35 Ibid., p. 42. Return to text

36 Ibid., p. 41. Return to text

37 Ibid., p. 42. Return to text

38 Čech,české národnosti, « citoyen tchèque et membre du groupe national tchèque », ce qui pourrait aussi se traduire par « Tchèque ethnique ». Return to text

39 On notera que Žid signifie aussi « juif ». Return to text

40 Ibid., p. 40. Return to text

References

Bibliographical reference

Ségolène Plyer, « Expulsion, grands récits nationaux et petits récits européens. Mémoires individuelles et construction des communautés en Europe centrale depuis 1945 », Source(s) – Arts, Civilisation et Histoire de l’Europe, 4 | 2014, 77-91.

Electronic reference

Ségolène Plyer, « Expulsion, grands récits nationaux et petits récits européens. Mémoires individuelles et construction des communautés en Europe centrale depuis 1945 », Source(s) – Arts, Civilisation et Histoire de l’Europe [Online], 4 | 2014, Online since 21 mars 2024, connection on 06 décembre 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/sources/index.php?id=400

Author

Ségolène Plyer

Ségolène Plyer est membre de l’EA3400 (ARCHE) et maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Strasbourg. Ses recherches portent sur la mémoire et les identités collectives en Europe centrale ainsi que sur la place des dynamiques migratoires dans l’histoire des relations internationales.

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