La défaite de Napoléon Bonaparte, d’abord en mars 1814 puis en juin 1815, n’a pas mis fin aux bouleversements provoqués par les guerres du Consulat et de l’Empire dans l’existence des Français, spécialement dans les régions du Nord-Est qui subirent deux invasions et deux occupations successives. Entre la fin de 1813 et la fin de 1815, l’Alsace, par exemple, a été traversée à plusieurs reprises par des centaines de milliers de soldats étrangers aussi bien que français. Ce fut ruineux pour la région, qui avait déjà subi de lourdes réquisitions au service des dernières campagnes de l’empereur. Après la défaite de Napoléon à Waterloo, près de 300 000 hommes, la plupart Autrichiens et Wurtembergeois mais aussi des Russes, avec presque 94 000 chevaux, se sont installés dans le seul Bas-Rhin, provoquant des drames dans presque chaque commune. À la fin de septembre 1815, la femme du recteur au château d’Oberkirch, Madame de Montbrison, écrivait à son amie, Madame de Stein : « On désirait les Alliés, on les attendait comme des libérateurs… Mais hélas ! la conduite des Alliés (j’en excepte les Russes et les Anglais) n’a pas été ce que nous attendions d’eux. » Le second traité de Paris, signé en novembre 1815, prescrivit une « occupation de garantie » des sept départements du Nord-Est de la France par 150 000 militaires alliés – dont presque 40 000 devraient être stationnés en Alsace – pendant une durée de cinq ans (qui fut finalement réduite à trois), ce qui n’a pas vraiment contribué à modifier les rapports entre les Alliés et les Français1.
Bien qu’elle ait joué un rôle très important dans la reconstruction de la France et de l’Europe après les guerres napoléoniennes, l’occupation alliée de 1815 à 1818 n’a pas beaucoup attiré l’attention des historiens, Français et étrangers confondus. Pendant longtemps, l’historiographie sur les guerres napoléoniennes a été dominée par des comptes rendus des batailles, la plupart du point de vue des officiers, au lieu des soldats. Dans les deux ou trois dernières décennies, quelques chercheurs – surtout anglo-saxons – ont commencé à examiner la vie sociale, la « culture », et même l’expérience individuelle de ces guerres, pour les civils aussi bien que pour les militaires. Mais, à la différence par exemple de l’historiographie de la Grande Guerre, ils n’ont pas jusqu’à présent porté leur attention vers l’histoire de la « sortie de guerre », c’est-à-dire la transition souvent difficile entre guerre et paix. À ce jour, au sujet des occupations de 1814 et 1815-1818, il n’existe que quelques monographies spécialisées sur des régions ou des armées particulières, dont la très évocatrice étude de la Seine-et-Oise par Jacques Hantraye, Les Cosaques aux Champs-Élysées. Mais nous en savons toujours très peu sur l’expérience individuelle, sur le terrain et au jour le jour, entre la fin de 1815 et la fin de 1818, sous l’« occupation de garantie » de la frontière nord-est de la France2.
À travers le cas de l’Alsace, cet article exploratoire est le premier jalon d’une recherche plus vaste sur cette « sortie de guerre ». Employant des sources départementales aussi bien que nationales, et spécialement les lettres et rapports des administrateurs locaux, il se concentrera sur cinq individus mêlés à cet épisode d’après-conflit : un maire de village du Haut-Rhin dont l’autorité était contestée par le commandant autrichien qui y stationnait, un petit groupe de douaniers du Bas-Rhin accusé d’avoir tué un soldat-contrebandier wurtembergeois, un marchand juif de Strasbourg qui avait approvisionné les troupes étrangères, un professeur de collège résidant à Colmar, quartier-général de l’armée autrichienne pendant la dernière année de l’occupation, et une veuve de Wissembourg, dans le département du Bas-Rhin, qui longtemps après le départ des occupants réclamait encore d’être indemnisée pour avoir logé un officier wurtembergeois pendant une année et demie.
La sortie de guerre en Alsace
Pour situer ces individus dans la gamme d’expériences de cette occupation, il faut d’abord passer en revue les événements de 1814 à 1818 en Alsace. Bien que la région ait dans l’ensemble soutenu le régime bonapartiste, l’Alsace était déjà lasse des guerres continuelles au moment des dernières campagnes de l’empereur. Face à l’invasion alliée de 1814, elle s’est vite ralliée à la restauration de Louis XVIII. Néanmoins, entretenant des griefs contre le nouveau régime, surtout au sujet des impôts, elle a de nouveau soutenu Napoléon pendant les Cent-Jours. Après le retour de l’Empereur, les populations de cette région se sont précipitées pour organiser leur défense contre une nouvelle invasion alliée, qui ne tarda pas à se passer.
Peu après la défaite de Napoléon à Waterloo le 18 juin 1815, l’Alsace, comme à peu près tout le reste de la France, fut envahie par des centaines de milliers de soldats étrangers. Dès la fin du mois de juin, des colonnes allemandes apparurent dans le nord de l’Alsace, demandant aux habitants des vivres, des corvées, des moyens de transports, et des contributions en argent. À Nordheim, selon les souvenirs d’un propriétaire luthérien nommé Mathias Ostermann, « les occupants sortirent une jeune vache de notre étable et l’abattirent dans la cour de la ferme. C’[était] une très bonne laitière. Personne n’osa protester… Ce passage des armées ennemies n’en finissait plus. Quelle catastrophe pour les villageois ». Un témoignage semblable était donné par le pasteur Weissmann dans la commune voisine de Soultz, qui nota dans le registre paroissial de 1815 :
Le 28 juin Souffelweyersheim a brûlé, ce qui a provoqué l’épouvante dans notre région aussi, [où] l’on craignait un destin similaire. Pendant cette nuit d’épouvante, chez nous aussi on a commencé à prendre la fuite, mais tout s’est passé sans problème. C’est à peu près à cette époque que les monarques de Russie, Alexandre avec ses frères Nicolas et Michel, l’empereur François d’Autriche et le roi de Prusse avec son nombreux corps d’armée ont traversé notre région en direction de la capitale, Paris. Aussi incroyable que cela puisse paraître, et pourtant c’est prouvé, au cours des trois mois de l’été, ce sont 80 000 soldats de toutes nations qui, nantis de billets de logement, ont été hébergés et nourris dans les maisons des habitants de Soultz. Tantôt ils arrivaient depuis Haguenau, tantôt depuis Wissembourg pour prendre ici leur quartier pour la nuit. Tous ont dû être nourris par l’habitant. Personne à Soultz ne se souvenait avoir vécu de tels passages d’hommes. Pourtant, grâce à Dieu, tout s’est passé sans catastrophe3.
À la mi-juillet, le Haut-Rhin était également envahi par à peu près 60 000 soldats autrichiens, qui prirent le contrôle de l’administration du département. Comme gouverneur de l’Alsace, l’empereur de l’Autriche avait nommé le baron de Hess, dont la première proclamation aux habitants affirmait : « Alsaciens, jadis peuple allemand, joignez-vous étroitement à la cause des puissances alliées pour accélérer un état paisible sous des rapports politiques et rassurant, ce grand prix des sacrifices du moment. » Bien que certaines villes, telles que Strasbourg, où il y avait une garnison française, aient résisté aux envahisseurs, avant la fin d’août toute la région était soumise aux autorités étrangères4.
Après la signature du deuxième traité de Paris le 20 novembre 1815, les effectifs de ces troupes furent réduits. En Alsace, il restait à peu près 40 000 soldats autrichiens, sous le commandement du général baron de Frimont (un aristocrate lorrain qui avait émigré en Autriche), dont l’état-major était installé à Colmar, plus 5 000 Wurtembergeois, sous le commandement du général baron von Woelwarth, basés à Wissembourg. De ces militaires, environ 20 000 étaient casernés dans le Bas-Rhin et 16 000 dans le Haut-Rhin. Pour loger et nourrir ces troupes et leurs chevaux, la population locale dut supporter de lourdes réquisitions en nature et en argent. Dans l’arrondissement de Wissembourg, par exemple, les habitants devaient fournir un millier de manœuvres par jour, essentiellement pour construire ou pour rénover des casernements, et acquitter une contribution de 50 000 francs par mois. Ces charges, aussi bien que des bruits provoqués par les troupes sur l’éventualité d’une reprise de la guerre, ou aussi de l’annexion d’une partie du territoire français par les États allemands, avaient suscité bien des griefs et des inquiétudes parmi les habitants de l’Alsace, tout comme chez ceux des autres régions frontalières. De plus, ce contexte difficile exacerba les tensions politiques laissées en héritage aux habitants et des villes et des campagnes par le drame révolutionnaire. En somme, ainsi que le notait Bernard Vogler à propos du commencement de la Seconde Restauration en Alsace, « […] les débuts ont été mal vécus : amputation territoriale [des forts de Landau et de Huningue], occupation militaire et épuration, aggravés en 1816-1817 par une crise économique » consécutive à une récolte catastrophique, elle-même due à un accident climatique provoqué par l’éruption d’un volcan dans l’océan Pacifique5.
Dans ce contexte, la position des autorités locales fut pendant quelque temps assez précaire. Après une phase d’épuration et de confusion du côté des pouvoirs – par exemple, dans le Bas-Rhin, deux préfets se disputèrent le pouvoir pendant quelques mois – l’administration départementale passa entre les mains du comte de Castéja, un libéral bon vivant d’origine landaise, nommé préfet du Haut-Rhin, et du comte de Bouthillier, un Ultra qui parlait l’allemand, nommé préfet du Bas-Rhin. Pendant la période de l’occupation, ils étaient secondés par des sous préfets et par des maires, dont beaucoup avaient servi l’Empire mais parmi lesquels quelques-uns, y compris le maire de Strasbourg François Antoine Xavier Kentzinger, étaient très dévoués au nouveau régime des Bourbons. Face aux occupants, ces hauts fonctionnaires durent naviguer entre deux dangers, bien décrits par le préfet Castéja : « Celui de laisser prendre aux généraux alliés une popularité impolitique et de faire naître une affection dangereuse entre les deux peuples dont les mœurs et les usages semblables sont encore rapprochés par un même langage ; et l’autre, d’un danger plus prochain : le désaccord et la division. » Contre ces deux dangers, sa maxime à lui était précisément de « ne laisser naître ni la division ni l’affection6 ».
Un maire sous pression étrangère
Comme cette maxime le suggère, sous l’occupation alliée, les autorités locales et surtout les maires ont eu beaucoup de responsabilités dans l’évolution des rapports entre civils français et militaires étrangers, et elles ont rencontré là de grandes difficultés – spécialement, en Alsace, dans le cas du Haut-Rhin. Partout dans ce département, pendant l’invasion et l’occupation de l’été de 1815, les pouvoirs administratifs étaient normalement assumés par les Autrichiens eux-mêmes. Aux termes du traité du 20 novembre 1815, ces pouvoirs devraient être rendus aux autorités locales. Néanmoins, bien après le début de l’occupation de garantie en janvier 1816, des conflits surgissaient entre officiers étrangers, surtout autrichiens, et administrateurs français.
Prenons l’exemple du maire du petit village de Dannemarie, un bastion bonapartiste de moins de 1 000 habitants au sud-ouest de Mulhouse, qui s’appelait Baumann. Dans cette partie du Haut-Rhin, au début de l’année 1816, beaucoup de plaintes surgissaient de part et d’autre autour des rapports entre militaires autrichiens et civils français : pendant que des officiers autrichiens s’inquiétaient que des femmes venant de la région de Belfort incitaient leurs hommes à déserter, les autorités civiles se plaignaient que les militaires autrichiens s’adjugeaient des logements, sans intercession des autorités locales, et arrêtaient des Français, en violation du traité de paix. À tous les niveaux de l’administration française, les plaintes les plus vives concernaient le commandant du 10e bataillon autrichien cantonné à Dannemarie, le chevalier de Cassassa.
Après quelques mois, le maire du village ne pouvait plus supporter cet officier. Dans une lettre au sous-préfet à Belfort, datée du 1er avril 1816, Baumann demandait que ce commandant soit éloigné :
Je ne puis plus avoir de relation amicale avec ce commandant et aucun motif, aucune considération ne pourront désormais me résoudre à lui adresser seulement la parole. Mon Roi, mon autorité, ma personne me font un devoir de tenir cette conduite.
Pour appuyer sa requête, il incluait dans sa lettre un procès-verbal d’un épisode où le commandant avait défié son autorité. Ce 1er avril, à sept heures du soir, Baumann était venu avec des gardes et des gendarmes pour arrêter un chasseur autrichien qui, refusant de payer la bière qu’il avait commandée dans une auberge, avait insulté et menacé l’aubergiste, la veuve Brungard, et son fils. Au fils, selon le procès-verbal du maire, le soldat autrichien avait déclaré que lui chasseur était meilleur français que lui et que malgré qu’il fût dans un régiment autrichien, il était bon napoléoniste, qu’il avait servi dix ans Napoléon, et menaçait d’aller chercher ses armes.
Ne trouvant pas les chefs de l’armée autrichienne chez eux, le maire avait requis le brigadier de la gendarmerie de l’accompagner au domicile de l’aubergiste, où le chasseur « nous a d’abord invectivé, puis essayé de tirer sa baïonette pour nous en frapper, ce dont il a été empêché par le Gendarme et ensuite nous a menacé de nous tuer lorsqu’il serait sorti de prison ». Apprenant la nouvelle de l’arrestation de ce soldat, qui selon le maire avait déjà frappé l’instituteur de la commune et sa femme accouchée trois semaines auparavant, le Commandant Cassassa a protesté auprès du maire que la police des militaires étrangers était en dehors du champ de compétence des autorités françaises. De plus, regardant l’écharpe blanche du maire, il avait eu un « rire moqueur », et avait observé à haute voix qu’autant il vaudrait que nous fussions décoré d’un mouchoir blanc ou d’un chiffon que de notre écharpe municipale, et que l’une ou l’autre de ces trois choses serait toute une même chose.
Selon les termes du maire, cette insulte publique « a mis notre autorité dans une dérision dont nous n’avons pu que rougir ». Étant donné l’importance de l’écharpe comme symbole du pouvoir municipal au xixe siècle, et compte tenu de la légitimité encore toute récente de la couleur blanche, attachée au drapeau bourbonien, ce rire atteignait directement à l’honneur de l’administrateur local7.
Cet épisode assez particulier illustre l’un des traits communs à l’occupation de 1815-1818 ainsi qu’à celle de 1814 : la difficulté des maires à exercer leur autorité vis-à-vis des occupants. Quelques maires de la zone occupée étaient mieux traités mais d’autres éprouvaient une situation encore pire. Presque tous ont lutté pour imposer leur pouvoir dans un contexte militaire et politique toujours très précaire. Dans le chaos des changements de régime entre 1813 et 1815, l’autorité locale avait souvent gagné du poids dans la hiérarchie administrative, mais dans les régions occupées telles que l’Alsace, le pouvoir des maires resta contraint, durant les trois premières années de la Restauration, par les autorités militaires étrangères.
« Un accident tragique » sur la frontière
Au moment même où le maire de Dannemarie se plaignait du commandant autrichien stationné dans son village, le maire d’une autre commune, Niederbronn, dans le Bas-Rhin, écrivait au préfet une lettre qui éclaire le type d’expériences vécues par le soldat occupant et par le paysan local. Le 29 avril 1816, le maire de Niederbronn informait en effet le préfet Bouthillier : « Un accident tragique est arrivé dans nos environs ». Expliquant comment les soldats wurtembergeois stationnés dans sa ville faisaient régulièrement de la contrebande, en important de leur pays d’origine des marchandises prohibées comme tabac, sucre et café (à destination de commerçants juifs, selon un procès-verbal des douaniers inclus dans le dossier), il racontait que, le soir précédent, deux de ces contrebandiers, les plus intrépides, en traversant la frontière avaient été attaqués par un petit groupe de douaniers français : or l’un d’eux, ayant reçu un coup de feu, est resté mort sur la place ; un autre est très dangereusement blessé, et ils ont été transportés à Niederbronn pendant la nuit, qui était assez orageuse pour moi, à cause des demandes très pressantes, qui m’ont été faites de la part des chefs militaires, pour avoir des guides, et ensuite une voiture.
Blâmant le colonel wurtembergeois qui commandait dans la ville, coupable selon lui de laisser aux troupes trop de latitude, le maire de Niederbronn, en liaison avec le directeur des douanes de Wissembourg, lança une enquête pour expliquer aux autorités ce qui s’était passé. Bien que nous n’en connaissions pas le résultat définitif, cette enquête laisse entrevoir le coût, psychologique ainsi bien que financier, qui fut supporté par la population de cette région du fait de l’occupation.
En fait, d’autres correspondances échangées autour de cet « accident tragique » suggèrent que, davantage que d’autres forces étrangères, les militaires wurtembergeois avaient – à cause de leur proximité régionale et linguistique avec les populations locales – exacerbé des tensions préexistantes dans le Nord de l’Alsace. Pendant tout le printemps et l’été de 1816, à tous les niveaux de l’administration – du maire de Niederbronn par l’intermédiaire du préfet du Bas-Rhin jusqu’au ministre de l’Intérieur, voire jusqu’au général en chef des armées alliés d’occupation, le duc de Wellington – on se plaignait de la conduite de ces troupes. Dans les semaines qui précédèrent et qui suivirent cet incident, les autorités locales avaient signalé à leurs supérieurs – et aux officiers wurtembourgeois, qui n’ont pas pris de mesures satisfaisantes, à leur avis – beaucoup de fraudes et de rixes impliquant les troupes du Wurtemberg. Quelques jours avant l’incident du 24 avril, une autre rencontre avait eu lieu entre un groupe de ces militaires venant de l’autre côté de la frontière et une dizaine de douaniers français, qui cette fois-ci s’étaient contentés de tirer en l’air8. Selon le ministre de l’Intérieur, qui écrivit à Bouthillier pour lui demander davantage de renseignements sur l’incident de Niederbronn, ces tensions avec les militaires wurtembergeois étaient peut-être provoquées par les douaniers eux-mêmes, « en général, mal disposés pour le Gouvernement qui les emploie, » et qui « cherchent à fomenter ces sortes de querelles et abusent avec de mauvaises intentions de la force qui leur est confiée9 ». Dans ce conflit entre militaires étrangers et douaniers français, les habitants du Bas-Rhin étaient plutôt sympathiques aux premiers. Dans son enquête sur l’incident du 24 avril, le maire de Niederbronn reconnut devant le préfet qu’il n’arrivait pas à obtenir les dépositions des témoins, à cause de « la démoralisation presqu’entière » des habitants par les militaires wurtembergeois, dont il souhaitait l’éloignement immédiat de sa commune. « Les militaires stationnés à Niederbronn et dans les environs », écrivit-il dans une lettre datée le 6 mai 1816 ont sçu, pendant leur séjour déjà trop long, se familiariser tellement dans les maisons où ils logent, qu’il serait bien difficile d’arracher un témoignage contre eux. Je m’aperçois bien, que depuis la présence de ces troupes la dépravation des moeurs est montée à un tel point, qu’elle surpasse l’imagination. Les pères de famille en souffrent, à cause de la difficulté de contenir leurs filles, et les maîtres, sous le rapport de leurs servantes. L’oisiveté de ces militaires, et l’uniformité de la langue, sont des motifs puissants de ce désordre. Il m’est revenu, Monsieur le Préfet, dans la matinée même, que l’information se faisait, quelques jeunes femmes avaient secrètement vendu, pour le compte de leurs soldats amants mis en arrestation [pour contrebande], du sucre et du café appartenant à ces derniers, pour leur porter dans la Prison le produit de ces ventes.
D’autres sources viennent à l’appui de ce portrait des troupes allemandes, par exemple cette appréciation du commissaire de police en poste dans une autre ville de la région, Sélestat, en août 1817, qui jugeait que le mécontentement résultant « de la conduite des officiers du contingent ne se manifest[ait] que chez les hommes ». À l’en croire, « les femmes [étaient] loin de le partager : au contraire, écrit-il, elles ne voient dans ces étrangers que des amis, envers desquels l’hospitalité la plus complète, et le partage même de leur bourse devient pour elles un devoir doux à remplir10 ».
À travers de tels rapports, on aperçoit que l’expérience individuelle de l’occupation revêtait des visages divers selon qu’on était l’occupant ou l’occupé, homme ou femme, dans cette partie du Bas-Rhin entre 1815 et 1818. Un peu particulier, sans doute, étant donné la similarité de langue et de culture et la complexité des relations nouées pendant l’époque napoléonienne entre les Wurtembergeois et des Alsaciens, ce cas est assez évocateur du va-et-vient entre violence et fraternisation qui régissait les rapports entre militaires étrangers et civils français dans les zones occupées.
Un bénéficiaire de la présence étrangère
Le troisième individu ayant vécu l’occupation de l’Alsace entre 1815 et 1818 que nous étudierons ici est un entrepreneur strasbourgeois du nom de (Jean) Auguste Ratisbonne. Né à Fürth, en Bavière, en 1770, dans une famille juive dont le nom était encore Regensburger, il était arrivé en France quelques années avant la Révolution avec sa mère, mariée en secondes noces avec un bourgeois de Strasbourg, Cerf Beer. Sous l’Empire, Auguste Ratisbonne était devenu « agent des convois » et fournisseur aux armées, ainsi que marchand de tissus. En 1812, à Strasbourg il fonda avec son frère Louis un commerce de draps et de soie, dont le capital atteignait sous la Restauration quelque trois millions de francs. Or on constate que lors de l’occupation consécutive à la chute de l’Empire, Auguste Ratisbonne a profité des demandes des troupes étrangères pour s’imposer comme l’un des plus grands pourvoyeurs de réquisitions en tout genre11.
Dès l’automne de 1815, il passa avec le gouvernement français plusieurs marchés successifs pour fournir certaines quantités de réquisitions aux troupes alliées. Le 5 octobre 1815, par exemple, il délivrait plus de 30 hectolitres de vin à la petite commune d’Obernai, évalués à 1 650 francs selon un décompte du 10 août 1816. Entre le 1er et le 20 octobre 1815, pour les vivres et fourrages qu’il avait livrés au magasin de Benfeld, il fut payé 726 353,84 F, une somme énorme pour l’époque. Pour le seul mois de janvier 1816, selon des bons présentés le 20 mai 1816, ses fournitures au magasin d’Haguenau pour les troupes autrichiennes comprenaient : 651 rations de pain blanc, 91 250 rations de pain de munition, 178 de riz, 53 956 de légumes, 1 549 d’orge moudé, 36 209 de farine blanche, 89 346 de sel, 691 de viande, 27 638 de vin, 651 d’eau de vie fine et 63 606 d’eau de vie de marc. Tant qu’on n’aura pas mené une étude plus exhaustive de pareils comptes, il sera impossible de dire combien exactement l’entreprise de Ratisbonne a gagné avec ses contrats passés avec le gouvernement français pour fournir les troupes étrangères, au cours des trois années de l’occupation alliée. Mais les contemporains soupçonnaient que par l’intermédiaire de son père il avait partagé les bénéfices de ces contrats de fournitures avec le préfet ultraroyaliste du Bas-Rhin, le comte de Bouthillier, apparemment en échange de l’attribution de nouveaux marchés. Cela suggère qu’Auguste Ratisbonne et sa famille n’ont pas souffert de la présence étrangère mais bien au contraire qu’ils en auraient profité, et d’une manière peut-être exorbitante12. Plus tard, se faisant entrepreneur de voitures publiques, il fut nommé maître de la poste aux chevaux, assurant deux lignes entre Strasbourg et Paris. Avec une descendance de dix enfants survivants, sa famille devait jouer ensuite un rôle actif dans le consistoire israélite de Strasbourg.
Un bourgeois mondain presque indifférent à l’occupation alliée
Les avantages culturels tout comme matériels de l’occupation étrangère peuvent être illustrés aussi par le cas d’un autre bourgeois, installé cette fois dans la ville de Colmar, où se trouvait le quartier-général de l’armée autrichienne : il s’agit d’un jeune normalien nommé Georges Ozaneaux qui y avait été envoyé pour travailler comme professeur de rhétorique dans le collège jésuite local. Dans une série de lettres à sa mère, une veuve restée à Paris, qui furent publiées en 1929, cet observateur ne mentionne presque pas du tout la présence des troupes d’occupation, sauf pour faire quelques commentaires sur le style de leur musique et de leurs danses. Arrivé à Colmar à la fin de 1817, alors que l’occupation de garantie était bien établie, Ozaneaux fut bien accueilli par l’élite de la ville, et surtout par le comte de Castéja, le préfet, dont il devint bon ami. Chaque semaine, dans le salon que tenait Castéja, il voyait souvent les officiers autrichiens, y compris le général en chef, de Frimont, dont il disait que « c’[était] un bien brave homme ». Pour ce bourgeois, la présence des soldats étrangers ne signifiait que musique et fête. Le 2 février 1818, il écrivait à sa mère :
Ah ! voilà la musique autrichienne qui arrive ; elle va jouer sous ma fenêtre pendant un quart d’heure. Je pourrais vous laisser croire que c’est pour moi, mais j’aime mieux croire par modestie, que c’est pour Mme la baronne de Frimont, qui vient à la messe toujours chez nous, escortée de tout l’état-major. Tous les dimanches et jours de fête c’est de même. La musique autrichienne est brillante, mais c’est toujours la même chose, des airs de valse et de contre-danses, et des trompettes étourdissantes.
Une semaine plus tard, il lui annonçait :
Nouvelles officielles : Après-demain, grande fête au Champ de Mars : anniversaire de la naissance de l’empereur d’Autriche. Toute l’armée cantonnée dans le Haut-Rhin vient camper autour de Colmar, au nombre de 40 000 hommes, et entendre la messe en plein air.
Anticipant un concert et des illuminations près de l’hôtel du général, il ajoutait, d’un ton tout de même légèrement sarcastique : « Ce sera magnifique et pas cher pour eux, car on sait qui est-ce qui paye. Battu et content. Ensuite, grand bal chez le préfet. Je prends des leçons de valse, parce qu’on ne fait que valser [d’après la mode autrichienne] ici ». Plus tard, en mai 1818, il interrompait même la rédaction d’une lettre pour se rendre au champ de manœuvres afin d’y entendre ces « Autrichiens [qui vont] tous les dimanches et fêtes nous donner des sérénades. Toutes les jolies femmes de Colmar étaient réunies dans la plus élégante parure », raconte-t-il après, avant de regretter qu’un orage ait interrompu la fête. « Je me croyais à Paris, je ne savais à qui parler », observe-t-il pour conclure. Pour ce bourgeois citadin, dont la routine quotidienne de cours, de dîners, et de promenades n’était pas vraiment rompue par l’occupation étrangère, la présence de cette soldatesque était plutôt une source d’amusement.
Dans les derniers mois de l’occupation, cependant, Ozaneaux commençait à se plaindre de la présence de ces troupes, pas tellement à cause des violences ou des humiliations qu’ils infligeaient aux habitants mais à cause du poids financier qu’elles représentaient dans le budget municipal – et surtout, à dire vrai, par rapport à son propre traitement. En mars 1818, Ozaneaux avait en effet été nommé bibliothécaire de la ville : le maire lui avait promis que « les alliés une fois partis, [Colmar] délivré de charges énormes, améliorait [son] sort pour [le] fixer dans son sein ». « Qu’ils s’en aillent donc !… », en conclut-il immédiatement. Une fois avril venu, lorsqu’il sollicita une augmentation de ses émoluments, il reçut pour toute réponse : « Il faudra attendre le départ des Autrichiens. » Étant donné l’avantage matériel qu’il trouvait au départ des occupants, il partagea ainsi le sentiment de joie de la grande majorité des Français au moment de la libération du territoire, intervenue en novembre 1818. Pourtant, trois mois seulement avant l’évacuation, au moment d’une revue générale des troupes autrichiennes passée par Wellington à Haguenau, il confia à sa mère :
Ils ont eu l’ordre d’emporter tout leur bagage ; on espère qu’ils ne reviendront pas, et s’ils reviennent, il est très certain que ce n’est pas pour longtemps. Les logements et la nourriture vont diminuer, Colmar sera moins peuplé, mais plus gai. Il est vrai que nous n’aurons plus leur délicieuse musique, mais on sacrifiera ce regret au bonheur d’être débarrassé des musiciens. Du reste, ils se sont conduits comme des anges, et le général Frimont emportera l’affection universelle.
Ainsi, dans la perspective d’un homme comme Ozaneaux, rattaché à l’élite sociale d’une préfecture, l’occupation étrangère apparaissait somme toute assez douce13.
Une victime peinant à se faire entendre de l’État
Cette manière de voir l’occupant restait cependant assez rare. Un dernier exemple d’un individu mêlé à cet après-conflit, celui d’une veuve habitant Wissembourg qui avait été obligée de loger chez elle un officier allemand, nous servira à illustrer un autre aspect du fardeau de l’occupation – un fardeau qui continuait à peser sur les occupés longtemps après le départ des troupes étrangères. De cette veuve Simon, née Kromenacker, nous possédons une lettre, datée du 21 septembre 1826, se plaignant auprès du préfet du Bas-Rhin que ce dernier eût rejeté sa requête visant à obtenir le remboursement du gîte qu’elle avait dû fournir à un officier wurtembergeois à l’époque de l’occupation alliée. En dépit du tarif d’indemnité de logement arrêté par le ministre de la Guerre, la veuve Simon n’apparaissait pas sur la liste de créanciers de la ville approuvée par la commission départementale nommée dès 1816, par ordre de l’État, afin de régler les indemnités pour des charges de guerre. Sa plainte, reproduite ici intégralement, indique bien l’empreinte qu’eut cet événement sur la vie quotidienne des habitants, même quelque dix ans après :
J’ai l’honneur de Vous exposer très respectueusement qu’à la pétition que je vous ai adressée, Monsieur le Sous-Préfet de notre ville m’a fait répondre par Mr le Maire qu’il vous était impossible de prendre ma demande en considération, attendu que ma pétition tend à obtenir le remboursement des frais occasionnés chez moi par le séjour d’un officier Wurtembergeois à l’époque de l’occupation du département par les troupes étrangères, et que Vous ne pouvez considérer comme remboursables que les créances admises en liquidation par la commission départementale et que n’étant pas comprise dans les états des sommes à rembourser, vous ne pouvez prendre ma demande en considération. Sur quoi je dois vous observer, Monsieur le Préfet, que je ne réclame pas des frais ; je ne réclame que le payement du logement que cet officier supérieur a occupé chez moi pendant une année et demie ; que tous les autres ayant été payés de leur logement, je ne conçois pas pourquoi je dois être la seule qui en soit frustrée, tandis que j’en ai le plus grand besoin ; que si j’aurais dû être portée sur les états des sommes à rembourser, et si la commission départementale ne l’a point fait, la faute n’en est certainement pas à moi, et je ne crois pas que cette omission puisse être une raison de me priver de ce qui m’est toujours dû à juste titre ; car ma pétition est fondée sur un fait qu’on ne saurait révoquer en doute. Je puis faire attester par plusieurs personnes que cet officier supérieur a occupé la maison, que je ne tenais moi-même qu’à loger, pendant tout le temps que j’ai dit. Veuillez donc bien, Monsieur le Préfet, avoir égard à ma demande, et faire en sorte qu’une pauvre veuve obtienne en attendant au moins quelque chose de ce qui lui est dû depuis si longtemps.
Dans la marge de cette lettre émouvante, on trouve, écrits d’une main bureaucratique, les mots suivants : « Sans suite. » Faute d’autre documentation, il est impossible de savoir si la veuve Simon était aussi « pauvre » qu’elle se plaignait de l’être. Mais son ton pitoyable en dit long sur les effets souvent dévastateurs – psychologiquement, sinon financièrement – de l’occupation sur les habitants dans certaines localités14.
Conclusion
Isolément, chacun de ces cinq portraits individuels ne sont que des instantanés de la vie quotidienne dans un petit coin d’Alsace à un moment particulier de l’occupation de garantie. Mais pris ensemble, ils permettent de tirer quelques conclusions de portée plus générale sur l’expérience de cette occupation entre 1815 et 1818, qui complètent et précisent ce que l’on sait d’autres régions. Tout d’abord, ces portraits nous montrent le rôle important, quoique quelquefois contesté, des autorités locales – et surtout des maires – comme médiateurs entre leurs concitoyens et les militaires étrangers et dans la gestion d’une situation souvent chaotique. Comme le montre l’incident sanglant intervenu près de Niederbronn, pour les autorités de cette région (comme pour celles du Nord) un des plus grands problèmes était de redéfinir et de remettre sous contrôle une frontière qui avait été changée – et même effacée – à plusieurs reprises pendant les guerres révolutionnaires et napoléoniennes. Ce problème était d’autant plus délicat que les habitants des deux côtés de la frontière – et des deux bords du conflit – parlaient la même langue, comme les paysans de l’Alsace du Nord et les hommes des troupes du Wurtemberg. De plus, ces portraits suggèrent que le coût de l’occupation fut important, psychologiquement autant qu’économiquement. La présence des troupes étrangères, ici comme ailleurs, constituait un fardeau très lourd pour des populations qui avaient déjà subi tant d’années de guerre, culminant en deux invasions et occupations successives, et qui auraient encore à supporter en 1816 et 1817 des mauvaises récoltes conduisant dans bien des cas à la disette. Dans ce contexte, les réquisitions qui ont enrichi un entrepreneur comme Ratisbonne ont douloureusement pesé sur la plus grosse partie de la population.
En somme, pris ensemble ces portraits nous montrent à peu près toute la gamme des expériences vécues de l’occupation, entre violence brutale et fraternisation insouciante, ou entre « ennemis » et « amis » pour prendre les paroles de la chanson de Béranger qui était populaire au moment de l’invasion de 1815, souvent au même endroit et en même temps. L’expérience vécue de l’occupation alliée a varié avec la classe, le genre, l’âge, la localisation, la politique et la langue de l’occupé, aussi bien que de l’occupant. Hommes et femmes, vieux et jeunes, militaires et civils, citadins et paysans, élites et ouvriers, bonapartistes et royalistes, germanophones et francophones ont tous traversé l’occupation d’une manière différente. Comme le soulignent les exemples de l’entrepreneur Ratisbonne et du professeur Ozaneaux, les élites (surtout dans les villes) étaient beaucoup mieux protégées des fardeaux et des tensions issus de la présence des forces armées que ne l’étaient les classes populaires et les habitants de la campagne. À côté de la classe sociale, le sexe de l’habitant était un des déterminants importants de l’expérience de l’occupation. Quelquefois, comme dans le cas des jeunes filles de l’arrondissement de Wissembourg qui fraternisaient avec les soldats wurtembergeois, être femme était avantageux, mais le plus souvent c’était un inconvénient, comme dans le cas de la veuve Simon qui se débattait encore en 1826 pour faire valoir sa demande d’indemnité, pour ne rien dire des nombreuses femmes qui furent assaillies et violées par des soldats des troupes alliées. Mais le cas de l’Alsace nous montre qu’il y avait un autre facteur explicatif, bien que souvent négligé, de l’expérience individuelle de l’occupation : la langue. Les sources portant sur les campagnes proches de Wissembourg et, dans une moindre mesure, de Colmar suggèrent que le fait qu’occupants et occupés aient parlé une langue commune a eu une influence, pour le meilleur et pour le pire d’ailleurs, sur l’expérience vécue de cette sortie de guerre. Cela encourageait à davantage de rapprochements entre les militaires et les habitants, spécialement les femmes, mais cela déclenchait peut-être aussi plus de violences, parce que, par contraste avec des régions francophones qui étaient occupées par des troupes anglaises, russes, et prussiennes, les deux parties se comprenaient et prenaient très vite offense. Ces conclusions restent bien sûr à confirmer avec d’autres cas, tirés de l’Alsace ou bien puisés dans les autres départements de la frontière nord-est qui ont été occupés entre 1815 et 1818.