Si elle est peu connue en France, Beatrice Potter (1858-1943) est en revanche une figure bien établie de l’histoire politique de la Grande-Bretagne du début du xxe siècle. Après avoir acquis une certaine notoriété auprès du public de la fin des années 1880 en tant qu’enquêtrice sociale, elle fut ensuite économiste, sociologue, historienne du mouvement ouvrier et réformiste. Elle est plus célèbre sous son nom marital de Beatrice Webb (à partir de 1892), en tant qu’épouse et partenaire intellectuelle et professionnelle du socialiste fabien Sidney Webb (1859-1947). Beatrice peut être considérée pleinement comme une experte, dans la mesure où nombre de ses recherches visaient à influencer la prise de décision politique et les débats au sein du travaillisme britannique, mais aussi au sens où elle fut authentiquement reconnue par ses pairs comme spécialiste des sciences économiques et sociales, au moment même où ce domaine de connaissance se construisait en tant que tel. Par ailleurs, le rôle même de l’expertise a été au centre de sa réflexion théorique – où elle identifia finalement le gouvernement idéal à une bureaucratie d’« ingénieurs sociaux » informés et efficients1.
Sa vie publique débuta en 1883, par son engagement dans des activités philanthropiques, assez typiques d’une conception traditionnelle des rôles de la femme bourgeoise vis-à-vis de la pauvreté2 (elle devait rendre un avis sur des demandes d’assistance). Elle participa également en tant qu’enquêtrice et rédactrice à Life and Labour of the People in London (1886-1902, 17 volumes), l’ouvrage sociologique le plus important de son temps, dirigé par Charles Booth (1840-1916). En janvier 1891 elle rejoignit la Fabian Society3 qui avait pour projet de travailler à changer graduellement la société britannique dans le sens d’une plus grande égalité, au sens économique et civique, ces changements seraient le fait d’experts, d’administrateurs désintéressés exerçant des fonctions décisionnelles dans tous les rouages de la société et de l’État. Avec d’autres fabiens, Beatrice participa en 1895 à fonder la London School of Economics (LSE)4, qui devait avoir pour but l’amélioration de la société en général, par la formation de professionnels des sciences sociales et de gestionnaires publics, d’experts donc. Autre fondation commune des fabiens à laquelle Beatrice prend une part active : la création en 1913 du journal New Statesman, qui est toujours en activité aujourd’hui.
Par ailleurs, elle collabora à plus de trente ouvrages communs avec son mari5, les travaux des Webb se concentrant d’abord sur les modes de gouvernement locaux6, avant de s’élargir à des problématiques politiques plus larges. Avec son mari, Beatrice fonde également un club politique, The Coefficients (actif entre 1902 et 1907). Ce club devait améliorer l’efficience des décisions politiques et était une occasion pour les Webb d’influencer les réformes en cours par des relations directes avec les élites dirigeantes ; ces objectifs se retrouvent aussi dans les nombreuses réceptions qu’organisait Beatrice dans ces premières décennies du xxe siècle7 La principale intervention sollicitant Beatrice en tant que « spécialiste » ou experte fut sans doute sa participation à la Commission royale sur la Poor Law entre 1905 et 1909. Ne parvenant pas à y faire accepter sa vision, elle rédigea un contre-rapport sur les réformes à adopter (Minority Report, 1909), qui est considéré comme une source lointaine du rapport Beveridge de 1942, qui lui-même fut à l’origine de l’État-providence d’après-guerre en Grande-Bretagne8.
Les activités de Beatrice n’ont pas seulement été à teneur politique. Elle fut aussi une grande adepte de « l’écriture de soi ». Diariste extrêmement prolifique, elle porta un regard souvent acide sur ses contemporains. Son journal intime, qui s’étend sur plus de 70 ans, ainsi que sa correspondance ont été en partie publiés9. Elle rédigea également une sorte d’autobiographie en deux tomes : le premier (My Apprenticeship, 192610) portant sur la période avant son mariage en 1892, et le second (Our Partnership, 1948), portant sur le travail conjoint du couple Webb. C’est principalement à travers cette source que nous étudierons, dans le cadre de cet article, la manière dont une intellectuelle comme Beatrice Potter a situé son entreprise et a conçu son rayonnement. La conjonction de ces deux termes de « féminité » et d’« expertise » apparaissait incongrue dans une société victorienne où la fabrication des savoirs sur la société relevait de la sphère publique, d’une connaissance marquée comme masculine, en vertu de la doctrine alors très commune des « sphères séparées »11. Au nom de cette idéologie, on se devait de ne pas instruire les femmes comme les hommes (lieux, enseignants, méthodes pédagogiques étaient différents) et surtout on veillait à leur transmettre des savoirs socialement dévalués, dans des domaines de compétence et de connaissance attachés a priori au « féminin » (et tous essentiellement liés au care : soin des enfants, prime éducation, secours aux pauvres, arts ménagers…)12. Il s’agira donc pour nous, à travers ses écrits personnels, d’étudier la façon dont Beatrice s’est efforcée de négocier sinon le statut du moins la place d’une experte, tout en répondant aux normes de la féminité dominantes en son temps.
L’environnement familial et l’éducation de Beatrice Potter ou la construction d’un rapport au savoir (1858-1883)
Selon Beatrice, sa famille était « typique du développement industriel du xixe siècle13 » en ceci qu’elle avait connu une rapide ascension sociale14. Le père de Beatrice, Richard Potter (1817-1892) était un homme d’affaires qui avait fait fortune dans l’exploitation forestière et la direction de compagnies de chemin de fer. Très absent du domicile familial, il laissa à ses filles l’image d’un père solaire, aimant et joueur, assez typique de l’image d’autres pères bourgeois de cette époque15. Pour autant, c’est « lui qui contrôlait les destinées de la famille », et « ses filles épousèrent le genre d’homme qu’il approuvait16 », ainsi que l’écrivit Beatrice a posteriori dans son autobiographie de jeunesse. Devenue adulte, elle avait bien conscience de la nature patriarcale de ce pouvoir. La mère de Beatrice, Lawrencina (1821-1882), était issue de ce même milieu d’entrepreneurs portés par l’industrialisation. Enchaînant les grossesses, elle passa le plus clair de son temps à gérer les affaires domestiques, l’éducation de ses filles, leur entrée dans le monde lors de la Saison londonienne17, comme beaucoup de mères bourgeoises d’alors.
C’est dans ce milieu que grandit Beatrice, avant-dernière de neuf filles, et qu’elle reçut l’essentiel de sa formation. Son éducation fut en fait passablement négligée, en raison d’une mauvaise santé, d’un écart d’âge qui l’empêchait de suivre les leçons avec ses aînées mais également en raison d’un petit frère (Richard, 1863-1864) né peu de temps après elle, qui accapara vite toute l’attention. À sa mort, tous les espoirs de sa mère se seraient reportés sur la petite dernière18, Rosie (1865-1949) qui fut la seule des sœurs Potter à avoir une éducation poussée. Beatrice faisait pourtant partie de la première génération de jeunes filles à pouvoir accéder à l’enseignement supérieur19, mais contrairement à sa cadette Rosie, cela ne fut jamais envisagé pour elle. À 17 ans, Beatrice fut seulement envoyée pour une année dans un pensionnat pour jeunes filles de bonne famille. Elle s’y plaignit du manque de confort, mais elle y souffrit surtout de la solitude, du peu de curiosité intellectuelle de ses camarades et de ce qu’elle considéra comme une dégradation morale20. Pour ce qui est du cursus scolaire, outre des bases en calcul, histoire, littérature, allemand et français, enseignés à la maison par des gouvernantes, Beatrice appris également dès le plus jeune âge à développer ses talents étiquetés « féminins » (ses accomplishments ainsi que l’on dit en anglais), qui devaient la rendre plus attrayante en société21 : couture, ballet, musique et dessin – la seule discipline pour laquelle la jeune femme avait un certain goût.
Mais ces normes de féminité n’ont-elles pas été brouillées par le modèle parental ? Si bien des éléments de son éducation familiale sont conformes à l’idéal d’éducation d’une jeune fille de son milieu, d’autres, moins conventionnels ont pu l’encourager à une certaine contestation des normes de la féminité victorienne. Ainsi, par bien des aspects, les rôles féminin/masculins étaient inversés chez les parents de Beatrice. Richard Potter apparaît, bien davantage que sa femme, comme celui des deux parents qui entretenait une relation d’affection tendre avec ses filles. Selon Beatrice, il avait également une conception « surévaluée » de leur intelligence et de leur moralité, et de celle la gent féminine en général. Il leur laissait une assez grande liberté, les poussant au débat, les autorisant à acheter tous les livres qu’elles souhaitaient, même des romans considérés comme licencieux à l’époque et discutant avec elles « d’égal à égal » de politique, d’affaires, de religion ou des relations hommes/femmes22. Si des qualités réputées « féminines » comme l’émotion et la tendresse sont associées à son père, la rigueur et la capacité à raisonner, associées plutôt à la masculinité, sont associées à sa mère. Lawrencina était passionnée de langues anciennes, mais aussi de questions religieuses et économiques, et elle eut même quelques velléités littéraires23. Des deux parents, c’est donc la mère de Beatrice qui incarne la figure de l’intelligence spéculative, mais qui incarne aussi une vocation intellectuelle contrariée car peu compatible avec ses devoirs de mère et d’épouse. Par ailleurs, à l’opposé de son mari, elle ne voyait pas d’un bon œil les habitudes peu conventionnelles de ses filles et, parmi celles-ci, il semble qu’elle ait considéré Beatrice comme « la seule de (ses) enfants en-dessous de l’intelligence moyenne24 ». L’autobiographe devait résumer, plus tard : « Élevée par et avec des hommes, [ma mère] n’aimait pas les femmes25. »
On voit donc opérer une double grille identificatoire : les rapports sociaux de genre (ici, les normes issues du schéma des sphères séparées, professées dans l’éducation formelle de Beatrice) et l’identification aux parents26. Force est de constater que les modèles parentaux de Beatrice étaient pour le moins contradictoires dans ce qu’ils incarnaient de « masculin » et de « féminin » et contradictoires dans la disjonction que l’un comme l’autre ont opérés entre ce qu’ils déclaraient désirable et ce qu’ils incarnèrent pour leur entourage. Ce père professant des vues « féministes » et cette mère intellectuelle contrariée ont ainsi pu alimenter chez Beatrice une certaine insatisfaction, un sentiment d’inadéquation entre ce qu’elle se sentait capable de réaliser et ce que l’on attendait d’une jeune fille de son rang. Ce sentiment d’inadéquation était alimenté au quotidien par des injonctions paradoxales mais qui globalement disent bien qu’il y avait un interdit frappant les femmes dans certains domaines du savoir. À titre d’exemple, une sorte de concours de rédaction fut lancé en 1879 entre Beatrice et sa sœur Maggie (« Le personnage de Richard II tel qu’il est développé par Shakespeare27 »). Cela montre bien qu’il y avait une forme d’émulation intellectuelle dans la famille Potter, mais cette compétition avait pour prix six paires de gants… ce qui ramenait bien les jeunes filles à leur rôle de coquettes.
Le mariage, frein ou condition d’épanouissement ?
L’annonce du mariage de Beatrice avec Sidney Webb, en 1891, fit le désespoir de ses sœurs et beaux-frères, qui y voyaient une mésalliance. Beatrice avait d’ailleurs refusé plusieurs fois auparavant les demandes de Sidney, comme s’il lui avait fallu surmonter une aversion sociale et physique. On peut s’étonner de ce mariage tardif – elle a alors 34 ans – et qui la déclasse. En effet, à l’exception de Beatrice, toutes les sœurs Potter ont fait de « beaux mariages » au sens social. Du fait de sa place de cadette dans la fratrie, Beatrice passe l’essentiel de son enfance et adolescence entourée des prétendants et maris de ses sœurs et des discussions autour du mariage qui les accompagnent, qu’elle ne manque pas de commenter dans son journal28. Par ailleurs, Beatrice semble avoir été d’une grande beauté et d’une vraie prestance, de sorte que ses proches la voyaient promise à un beau mariage – et elle ne manqua d’ailleurs pas de prétendants. Le choix d’épouser Sidney Webb pouvait paraître d’autant plus étrange que, plus jeune, Beatrice avait très sérieusement envisagé un tout autre partenaire : l’éminent politicien radical Joseph Chamberlain (1836-1914). Suite à cette passion douloureuse pour elle, à la fin des années 1880, elle semblait avoir entièrement abandonné l’idée de se marier, et a fortiori de se marier par « amour »29.
Pour autant, Beatrice reste mal à l’aise avec l’idée de célibat. La continence est vécue douloureusement30 et apparaître pour la société comme une célibataire active n’est pas source de fierté. La première demande en mariage de Sidney, qui survient rapidement après leur rencontre en 1890 la prend donc un peu au dépourvu. Lorsqu’elle envisage finalement cette option, Beatrice le justifie par un souci d’efficacité et d’épanouissement professionnel :
Notre mariage sera basé sur l’association, une foi commune et un travail commun (…) et à l’arrière plan la camaraderie affectueuse, la joie de vivre, l’entraide énergique de deux jeunes travailleurs pour la même cause (…) Ce ne sera pas un arrachement à mon ancienne vie, seulement une élévation à un plus haut niveau d’utilité31.
Par ailleurs, la maternité pouvait-elle être vue par Beatrice comme une expérience centrale, en tant que femme, ou bien au contraire comme un élément incompatible avec la réussite intellectuelle et la reconnaissance qui allait avec ? Il n’est guère étonnant que Beatrice et Sidney, partis de cette idée de base selon laquelle leur union conjugale constituait d’abord un partenariat intellectuel et professionnel, aient décidé dès les premiers temps de leur mariage de ne pas avoir d’enfant. En cette fin de xixe siècle la connaissance de la contraception n’était pas si répandue dans les cercles de la haute bourgeoisie32 aucune des sœurs de Beatrice ne semblant d’ailleurs y avoir eu recours. Cette décision s’explique en partie pour des raisons physiques : à 36 ans Beatrice pensait ne plus avoir l’énergie et la santé, « desséchée après 10 années de stress et de tension, d’une vie de travail purement intellectuel et sans sexe33 ». La maternité est perçue comme un sacrifice pouvant être physique : Beatrice chroniquait dans son journal les difficultés de ses sœurs Theresa et Georgina, qui vécurent mal leur grossesses et firent plusieurs fausses couches. Beatrice évoque également des raisons pratiques : une famille empiéterait sur son travail pour des raisons financières et de disponibilité physique34 Elle a surtout peur que la maternité la prive de ses capacités intellectuelles : « j’ai laborieusement et au prix de nombreux sacrifices transformé mon intellect en un outils de recherche. Élever un enfant détruirait tout ça (…)35 ». Cette conviction que maternité et développement intellectuel sont fondamentalement incompatibles semble lui venir de son expérience familiale, d’abord avec l’exemple de sa mère, qui donna naissance à « 10 enfants qui lui coûtèrent sa carrière en tant qu’intellectuelle36 », mais également avec l’exemple de sa sœur Maggie, auquel l’état marital a enlevé toute curiosité et la vivacité d’esprit qui faisaient son charme37Cela ne l’empêchait pas de développer parallèlement l’idée fort convenue que la maternité justifiait la fonction de la femme dans la société et correspondrait à la meilleure utilisation de ses compétences « naturelles »38
Identité de genre et identité professionnelle : conflits et concordances
C’est en 1883 que Beatrice s’engagea comme enquêtrice sociale ou « visiteuse des pauvres » pour la Charity Organization Society (COS)39, où elle resta jusqu’à la fin de l’année 1885. Le travail consistait à rencontrer et inspecter les individus et familles demandant une aide à l’organisation : la visiteuse devait remplir pour chaque demande d’aide une étude de cas, sorte d’évaluation du degré de pauvreté et de « respectabilité » de chaque demandeur. Puis Beatrice devient collectrice des loyers aux Katherine’s Building, un logement social de l’East End londonien géré par Octavia Hill (1838-1912)40. Les collectrices de loyers veillaient à la perception régulière des loyers pour permettre un retour sur investissement aux actionnaires privés de ces logements sociaux, et ils devaient établir une relation personnelle suffisamment suivie avec les locataires de façon à inciter ces pauvres à suivre le modèle moral bourgeois.
Ces premières expériences d’une charité institutionnellement encadrée conduisirent Beatrice à s’intéresser à la question sociale dans son ensemble. Pour se faire une opinion sur les problèmes sociaux de son temps, elle commença alors à lire des ouvrages d’économie politique, elle assista à des conférences et utilisa régulièrement la bibliothèque du Toynbee Hall41. Cette sorte d’université populaire était alors un véritable lieu de sociabilité pour les philanthropes, enquêteurs et réformateurs sociaux. Beatrice s’intégra rapidement à ce petit microcosme, très masculin, d’autant plus facilement qu’elle fut appelée par Charles Booth42 à participer à la grande enquête de Life and Labour, entre 1886 et 1889. Beatrice réinvestit dans ce travail les compétences acquises dans ses bénévolats pour la COS et aux Katherine’s Building, qui l’avaient familiarisée avec le mode de vie ouvrier et avec l’utilisation des études de cas. À la demande de Charles Booth, Beatrice travailla sur l’East End londonien, d’abord sur les docks (1886), puis sur les conditions de travail dans les manufactures textiles (1888), et enfin sur la communauté juive (1888-1889). Elle utilisa beaucoup l’entretien, gagnant manifestement facilement la confiance de ses interlocuteurs, mais employa également des méthodes d’enquête sous couverture, parvenant ainsi à se faire employer comme couturière sous l’identité de Miss Jones, pour étudier de l’intérieur les conditions de travail des petites mains de l’industrie textile de l’East End (les sweatshops).
Beatrice utilisa certains de ses matériaux d’enquête destinés à Life and Labour pour publier des articles dans la presse. Les textes furent parfois repris en l’état par la suite pour entrer dans le recueil de Charles Booth (« Dock Life in the East End of London »43, « The East End Tailoring Trade »), ou bien se présentent au lecteur de manière plus romancée (« Pages from a Workgirl Diary »44. Mais son tout premier article fut sensiblement différent, puisqu’il s’agissait d’une lettre à la Pall Mall Gazette, à la suite de l’émeute des chômeurs de Trafalgar Square, le 8 février 1888, que le journal publia45. C’est surtout son identité de bourgeoise philanthrope qui y apparaît, puisqu’elle développe l’analyse, alors couramment partagée46, qui attribue la détresse des ouvriers à l’attentisme et à la dissolution des mœurs. Être une femme constituait-il une opportunité pour sa recherche ? C’est l’avis de l’économiste Alfred Marshall (1842-1924), avec qui Beatrice débat en 1889 de cette question lors d’un dîner qu’elle relate en détail dans son journal. Marshall expose des conceptions pour le moins conservatrices de la femme47 avant que la conversation ne s’attarde sur le travail en cours de Beatrice. Il soutient que Beatrice ferait mieux de s’attacher à un sujet concernant les femmes que de poursuivre son histoire du mouvement coopératif :
Il y a une chose que vous et seulement vous pouvez faire – une enquête sur tous les domaines inconnus du travail féminin. Vous avez (contrairement à la plupart des femmes) un intellect plutôt bien entraîné, et le courage et la capacité de produire un travail original, et dans le même temps vous avez le point de vue d’une femme sur la vie des femmes. Aucun homme en Angleterre ne peut entreprendre d’enquêter sur le monde du travail féminin avec la plus petite chance de succès. Mais il y a de nombreux hommes qui pourraient écrire une histoire du mouvement coopératif et qui pourrait apporter à cette question purement économique plus de force et de connaissances que vous n’en possédez48.
Beatrice avait donc à faire face à une double difficulté : être reconnue en temps qu’économiste sérieuse par ses pairs et ne pas être limitée à des travaux concernant son propre sexe sous prétexte que ce travail ne pourrait être fait que par une femme. Par rapport à la première difficulté, on peut noter que Beatrice est elle-même persuadée d’être intellectuellement inférieure aux hommes et qu’elle doit d’autant plus faire ses preuves qu’elle est une femme. Non seulement les compétences intellectuelles seraient « masculines », mais également le fait même d’avoir de la volonté et de l’ambition, qui est conçue par Beatrice comme « une caractéristique désagréablement masculine49 ». Par rapport à la seconde, Béatrice est ambivalente : elle refuse en 1888 de répondre favorablement à la demande de Charles Booth d’enquêter sur le travail féminin dans son ensemble50 mais elle tire profit de son appartenance au sexe féminin pour se faire passer pour une couturière qui demande du travail, dans le cadre de son enquête sur le sweating system dans l’East End.
Être une femme, un atout pour enquêter ?
Par ailleurs, au fur et à mesure de ses expériences, Beatrice développe la conviction qu’une femme a des atouts dans un travail d’enquête sociale : « Comme enquêteur, (la femme) soulève moins de suspicion qu’un homme et (…) elle obtient de meilleures informations51. » Atout également dans le fait qu’une femme issue de la haute bourgeoisie se trouve sur un pied d’égalité avec des hommes du milieu ouvrier : privilège de sexe et de classe s’équilibreraient et surtout, le rapport de séduction entre les sexes disparaîtrait du fait de la différence de milieu social, pouvant alors laisser place à une vraie relation professionnelle. Contrairement aux relations qu’elle pouvait établir dans le milieu ouvrier, les relations professionnelles et intellectuelles entre hommes et femmes dans son propre milieu social semblaient minées par tous les enjeux inavoués relatifs aux possibilités de mariage ou simplement de flirt. En témoigne ce meeting des dockers où de nombreux politiciens étaient présents, en novembre 1887, durant lequel Beatrice était la seule femme et rentra chez elle en compagnie d’Arnold White (1848-1925), journaliste et homme politique :
Sa discussion était l’habituelle sympathie philanthropique mêlée de soucis et attention pour les classes populaires (…). Lorsque nous touchâmes aux questions démographiques il dit de manière quelque peu alarmante : « J’ai besoin d’une noble femme pour m’aider », sur quoi je fis un bond en arrière, car il venait de m’inviter à dîner, ce que j’ai refusé. Que ce soit sous l’effet de la réunion publique, de l’alcool, ou du long trajet de retour en compagnie d’une jeune femme pas trop vilaine, Mr Arnold White se faisait un peu trop entreprenant. (…) Pour le moment, ce n’est qu’avec les ouvriers que l’on se sent libre de sympathiser sans peur de conséquences fâcheuses52.
L’expérience de l’égalité des sexes, Beatrice la fait donc d’abord dans le milieu ouvrier, lors de deux voyages à Bacup (1883 et 1886), une petite ville du Lancashire d’où est originaire sa famille maternelle et où elle a de lointains cousins. Elle constate non sans plaisir que pour la première fois elle peut parler avec des hommes comme à des égaux sur le plan intellectuel. Ainsi son cousin éloigné et ami John Aked lui dit que « les discussions avec elle sont plus de celles qu’on a avec un homme qu’avec une femme53 » et tous ses hôtes – des ouvriers meuniers de coopératives – s’accordent à dire que Beatrice est « cette sorte de femme avec laquelle “eux” peuvent parler sans boniment 54 ».
C’est également lors de ces séjours à Bacup que Beatrice met en place une forme de rituel pour entamer une discussion avec des hommes : la discussion en fumant des cigarettes, qui permettrait de créer un climat de confiance propice aux confidences. Si cela ne semble pas avoir posé de problèmes dans sa famille, il n’était pas très courant dans l’Angleterre victorienne, pour une femme, de fumer publiquement55 la cigarette faisait par contre entièrement partie de la sociabilité masculine dès le milieu du siècle, en témoigne la multiplication des fumoirs56 Beatrice semble persuadée du pouvoir libérateur sur la parole de la cigarette en général57, mais d’autant plus quand la cigarette est associée à un interlocuteur féminin. Beatrice s’amuse ainsi d’avoir réussi à obtenir quelques confidences intimes du philosophe Herbert Spencer :
Messieurs, méfiez-vous des femmes qui fument. La jolie robe et la douce odeur de la cigarette unissent l’apparent souvenir de la sympathie féminine à l’aisance masculine. Je conseillerais honnêtement aux défenseurs de la suprématie Mâle de combattre l’usage féminin du tabac avec plus de sévérité et de rigueur qu’ils déploient à combattre l’usage féminin du droit de vote. C’est un pouvoir bien plus grand. C’est la porte ouverte qui rendra les femmes du futur capables de découvrir les parcelles cachées de la connaissance des hommes et des choses, et capables d’apprendre à les gouverner58.
Fumer devient pour elle un moyen d’allier les préjugés d’innocence et d’intégrité morale liée à son sexe à la capacité et l’intelligence que les hommes accordent alors plus facilement à leur propre sexe. Beatrice s’empare donc d’un habitus « masculin » pour s’affranchir de son identité de genre et adopter « l’aisance masculine », pour apparaître aux yeux de son interlocuteur d’abord comme un professionnel asexué.
Conflits entre identité de genre et pratique professionnelle
Si Beatrice semble avoir été très à l’aise dans ce type de rapports informels « masculins », de l’ordre de la camaraderie, elle l’était cependant beaucoup moins dans un autre domaine considéré comme « masculin » : la prise de parole publique. Elle associait ces prises de parole à quelque chose d’éminemment anti-féminin, qu’elle trouvait désagréable chez les autres femmes tout autant que chez elle. Ainsi, Beatrice s’était trouvée convoquée en mai 1888 par un membre de la commission de la Chambre des Pairs sur le sweating system, pour témoigner des résultats de son enquête. Des journalistes qui étaient présents à cette séance de la commission relatèrent son témoignage dans la Pall Mall Gazette en des termes ironiques, tellement teintés de préjugés négatifs sur la capacité d’expertise d’une femme que Beatrice les jugea « offensants59 » :
Le seul témoin du matin était une dame, Miss Potter, vêtue de noir et portant un bonnet très délicatement ouvragé, la silhouette longue, souple et sombre, les yeux vifs et l’air plutôt calme, assise dans le fauteuil réservé aux témoins. Elle s’est montrée bonne connaisseuse des manteaux et tout ce qu’il y a de plus éloquente au sujet des pantalons. Malheureusement, bien que sa voix fut un peu stridente, il était très difficile d’entendre ses phrases, pourtant intelligemment énoncées60.
Cette première expérience publique est d’autant plus traumatisante qu’on l’accuse d’avoir menti sur le nombre de jours passés à travailler dans l’atelier de couture, erreur peut-être due a une mauvaise transcription du greffier de la séance, ou à un lapsus dû au stress61.
Cet épisode alimenta certainement son dégoût et sa peur de parler en public. En témoignent en tout cas les effets physiologiques que pouvaient avoir cette perspective d’intervenir à l’oral alors qu’elle est pressentie pour être rapportrice pour la Royal Commisssion on the Capital and Labour en 1891 : « À force de m’inquiéter je me suis donné un terrible mal de tête (…) j’ai l’impression que je ferais mieux de balancer mon travail à la poubelle et pleurer (…) Oh, comme la vie publique est détestable pour une femme62 ! »
Conclusion : un antiféminisme théorique à l’épreuve de la pratique
Ainsi la position de Beatrice vis-à-vis du rôle des femmes dans la société n’a pas été sans paradoxes, conflits, et remises en questions. Et notamment parce que ses convictions et préjugés furent battus en brèche par sa propre expérience de la vie publique et par son propre parcours professionnel dans un univers masculin. Elle soutient ainsi avoir « commenc[é] sa vie comme anti-féministe63 » – allusion sans doute au fait qu’en 1889 elle signa une pétition de femmes contre le suffrage féminin, publié dans le Nineteenth Century. Cependant, elle sembla regretter que son nom fût trop systématiquement associé à cette pétition et elle refusa de s’engager plus en avant dans la campagne menée par Mrs Humphry Ward et Mrs Ashton Dilke malgré la demande expresse qui lui fut faite64. Beatrice justifie son refus par sa volonté « d’être libre de ses mouvements » pour ses travaux futurs, « [son] hostilité au mouvement suffragiste (…) pourrait endommager [ses] possibilités de recevoir des informations et pourrait aussi dévaluer les conclusions de [ses] recherches65 ». Elle refusait donc de prendre parti afin de ne pas entacher sa crédibilité en tant qu’enquêtrice sociale. Dans My Apprenticeship, Beatrice qualifie sa prise de position antiféministe comme un « faux-pas », qui serait né d’un besoin de contrebalancer la « surévaluation des femmes par son père, et les vues extrêmes et étroites de certaines pionnières du mouvement suffragiste66 ». Sa réserve s’explique peut-être davantage par sa méfiance à l’encontre de la démocratie en général67 que par une reconnaissance d’une incapacité féminine dans le domaine politique.
Sur le suffrage féminin, elle finit par rejoindre la position des fabiens qui y étaient favorables. En 1913 elle écrivit que « le socialiste considère comme une évidence l’extension du suffrage à tous les adultes mais également l’abolition complète des soi-disant incapacités à tenir certaines responsabilités68 ». Cependant, cette position était inconfortable dans la mesure où les Webb développaient dans le même temps leur thèse selon laquelle la démocratie représentative n’était pas la forme adéquate pour rendre compte de la complexité de l’homme en tant que producteur, consommateur et citoyen. Lorsque dans My Apprenticeship elle chercha à justifier ses premières prises de position antiféministes, Beatrice souligna que c’était entre autres le fait de n’avoir « jamais souffert (elle-même) des handicaps supposément liés à son sexe, voire plutôt l’inverse69 » qui l’y avait conduite. De fait, elle avait bien réussi à mener une carrière dans ces sphères « masculines » d’expertise sociale et économique, mais on peut se demander si, paradoxalement, sa profession de foi antiféministe de 1889 ne lui avait pas permis d’être prise davantage au sérieux dans ces milieux. En témoigne cet épisode de déjeuner professionnel avec le leader syndical Henry Broadhurst (1840-1911), où elle se moquait manifestement de son interlocuteur en se présentant comme antiféministe :
Ses soupçons quant à mes intentions se sont complètement dissipés quand il apprit que j’étais contre le suffrage féminin. Il me considéra immédiatement comme raisonnable et sensée (…). Ses considérations sur les femmes sont typiques de toutes ses autres considérations : il vit de platitudes et de lieux communs70.
Ainsi, inconsciemment ou délibérément, Beatrice semble avoir non seulement adapté son discours à son auditoire mais également s’être appuyée sur de vieilles antiennes dirigées contre les femmes pour mieux asseoir une pratique professionnelle qui, de par la transgression qu’elle opérait par rapport aux normes de son époque peut apparaître comme une conquête pour leur cause. Sans jamais vraiment remettre en question les normes victoriennes de la féminité bourgeoise, elle sut tirer profit des nouvelles opportunités offertes aux femmes dans le domaine de la philanthropie et de l’enquête pour mieux négocier sa place et légitimer son rang d’experte sur les enjeux de société.