Que ce soit dans les travaux sur les hôpitaux ou l’histoire sociale de la médecine, archivistes et historiens invitent le chercheur à consulter les sources des congrégations religieuses hospitalières pour les confronter aux fonds publics déposés à l’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris, dans les archives départementales et nationales1. Les fonds des congrégations religieuses sont en effet mobilisables puisque les sœurs constituent le personnel soignant et encadrant de ces institutions. Ces sources sont accessibles, pour l’Ancien Régime, dans les archives départementales, mais pour la période contemporaine elles restent principalement privées. En effet, la grande majorité de ces congrégations est créée au xixe siècle. C’est souvent au départ d’une institution ou lors de la fermeture d’une congrégation que les archives se retrouvent accessibles et elles ne sont pas systématiquement confiées à des institutions publiques. Celles qui sont encore en activité classent elles-mêmes leurs documents et décident des conditions d’accès.
Les archives des communautés religieuses offrent de nouvelles perspectives pour renouveler l’histoire sociale de la médecine alors que s’affirment au xixe siècle les professions de santé. Olivier Faure soulignait que ces archives « pourraient, à condition de s’ouvrir plus largement, en apprendre beaucoup sur la formation “technique” des religieuses, leur conception de la santé et de l’institution hospitalière2 ». De l’article fondateur de Jacques Léonard aux travaux d’Olivier Faure, les religieuses sont bien considérées comme des agents de médicalisation de la société et s’inscrivent au cœur des systèmes d’assistance et de santé à l’époque contemporaine3. Les sources traditionnellement mobilisées consistent principalement dans les imprimés accessibles dans les fonds publics – biographies, hagiographies, constitutions et règlements – ainsi que les statistiques officielles et les archives des hôpitaux. Mobiliser les archives des congrégations religieuses, c’est pouvoir ancrer ces femmes dans une congrégation avec son charisme et son histoire propre, leur redonner une identité sociale et religieuse et interroger une diversité de façons de soigner. Cela permet de confronter les discours accompagnant le soin et donner la mesure de la spécificité religieuse dans l’acte de soigner4. Dès lors, ces archives invitent à croiser l’histoire religieuse, l’histoire sociale de la médecine et l’histoire du genre, et ouvrent plusieurs pistes de recherche. L’approche prosopographique, à géométrie variable selon les congrégations, donne une « chair » et dévoile les identités de ces femmes qui sont censées abdiquer leur identité personnelle pour celle de la congrégation qu’elles rejoignent. Ces archives permettent de réinterroger la formation et les activités des sœurs, renouvelant ainsi l’histoire du travail des femmes. Enfin, mobiliser ces archives pour se placer au plus près des pratiques sociales des acteurs permet d’une part de déceler ce qui se joue dans les relations de soin, et d’autre part de relire la laïcisation républicaine de l’Assistance publique parisienne.
Derrière « les religieuses qui soignent »5, des femmes aux parcours variés
Les historiens de la profession naissante d’infirmière à la fin du xixe siècle analysent le rôle soignant des sœurs en les inscrivant dans une généalogie soignante, mais le propos concerne souvent l’ensemble des religieuses sur le siècle, qui, même en introduisant des nuances, produit un discours unifiant sur elles. Ces historiens décrivent leurs attributions, soulèvent la liste des refus de soin dont elles font preuve, ainsi que les critiques dont elles sont l’objet6 ne retenant bien souvent que leur identité religieuse qui subsumerait toutes les autres différences ou caractéristiques. La prosopographie des sœurs permet de retrouver des parcours et des carrières, de leur redonner une identité sociale qui se construit à l’intersection du parcours individuel et de la carrière dans les institutions religieuse et publique.
En histoire religieuse, la prosopographie s’est surtout consacrée aux hommes – et parmi eux, davantage aux élites7. Les fonds privés rendent possible une prosopographie de femmes où l’appartenance religieuse forme un creuset à la fois identitaire et archivistique. La diversité des congrégations renseigne sur une variété de conditions sociales et un recrutement qui s’oriente au xixe siècle vers les classes populaires majoritairement rurales8, ce qui permet de rendre compte de femmes religieuses d’origine populaire à l’époque contemporaine. L’état-civil et les archives des administrations – dossiers de personnels, registres – constituent souvent le corpus d’une prosopographie9, et à cet égard les institutions religieuses qui acceptent, forment, dirigent et font vivre un personnel produisent des sources similairement exploitables. Si les dossiers personnels sont rares, tout un ensemble de sources suivent les sœurs au long de leur engagement religieux qui bien souvent se déroule sur la grande majorité de leur vie. Le xixe siècle des congrégations épouse le siècle de la montée en puissance de l’administration et du suivi de tout un personnel de fonctionnaires ou de personnes dont l’activité est réglementée par l’État10. L’institution religieuse est, pour les femmes qui y entrent, le conservatoire des traces et le biais par lequel leur vie peut être le plus pleinement et le plus facilement saisie11.
Les archives publiques complètent utilement les sources privées des congrégations, voire pallient même l’absence de registres dans les congrégations. Ainsi les registres du personnel des hôpitaux renseignent la présence des sœurs dans les différents établissements. Éparses au milieu des autres personnels ou listées dans certains registres, les sœurs apparaissent à la fois comme communauté distincte au sein de l’hôpital et comme personnel soignant soumis au même enregistrement que les laïcs. État-civil, emplois, mutations et décès sont dès lors enregistrés plus ou moins rigoureusement et informent sur le statut et les activités des sœurs. Les registres des hôpitaux de Saint-Antoine, Cochin, Beaujon et La Pitié font pour le chercheur office de registre religieux pour les sœurs de la communauté de Sainte-Marthe, congrégation qui ne fait pas de vœux et n’a donc pas de registre de professions.
Connaître les deux univers et croiser les archives permet d’éviter certaines erreurs d’interprétation. Par exemple, dans une même communauté il n’y a jamais deux sœurs avec le même nom : le décès ou le départ d’une religieuse le rend à nouveau disponible. Ainsi, le nom est un indice fiable pour identifier ces femmes. Dans les registres du personnel des établissements hospitaliers parisiens, les sœurs sont renseignées avec quelques informations d’état-civil et leurs antécédents. Le signalement d’un départ de l’établissement peut impliquer autant la sortie de l’ordre que le placement dans un autre hôpital. À l’hôpital Lariboisière se succèdent deux sœurs « Sainte Pélagie » : Joséphine Vinet, entrée le 9 mars 1854 que le registre signale « partie » sans date12, et Adélaïde Brimont, entrée le 9 mars 1860, sortie le 3 janvier 186613. Le réemploi du nom religieux est l’indicateur le plus fiable du départ de la communauté des Augustines de Joséphine Vinet, non retrouvée dans les autres registres de personnel14, ce que les termes de « partie » ou « sortie » ne permettaient pas d’affirmer puisqu’ils sont indistinctement employés par l’administration. Plusieurs sœurs signalées comme « sorties » ne sont pas retrouvées dans les registres des hôpitaux, alors que l’on retrouve la sœur Sainte Pélagie (Brimont) à l’Hôtel-Dieu de 1866 à 1872 sans mention d’antécédent, puis à Lariboisière15. Le recoupement entre les registres d’hôpitaux tenus par la même communauté est nécessaire pour retrouver la trace et le parcours des sœurs, mais ils sont incomplets aussi bien dans les enregistrements que dans les annotations et ils ne permettent pas toujours de trancher sur le devenir des sœurs. Connaître le fonctionnement de la vie religieuse donne ainsi une clé utile pour combler les silences des sources laïques et saisir une réalité sociale, ici le départ d’une sœur de la communauté.
Il reste cependant parfois délicat de retrouver les sœurs dans les sources hospitalières. Elles ne sont pas toujours là où on les attend : présentes dans tous les services, elles peuvent être mentionnées au détour de multiples affaires liées à leurs fonctions alors que les dossiers sur le personnel religieux restent minces. La correspondance administrative des directeurs des hôpitaux en est un parfait exemple16 : à côté des rares courriers directement adressés à la supérieure, portant sur les mises au repos des sœurs, ou dans quelques rares cas sur des problèmes spécifiques liés à une sœur en particulier, les religieuses apparaissent au détour de considérations sur les bâtiments, sur la distribution des repas ou les suicides de malades et ne sont pas toujours mentionnées par leur nom.
Toutes ces archives, mobilisables pour faire une prosopographie des sœurs, renouvellent également l’histoire sociale du religieux. Elles rendent compte de la géographie du recrutement congréganiste, révélant autant la vitalité religieuse des diocèses que les logiques migratoires à l’échelle régionale, nationale et internationale. Les archives privées, par leur diversité et leur production sérielle, permettent d’embrasser une chronologie et une géographie vastes pour chaque communauté à même d’interroger les périodes de flux et de reflux de l’engagement religieux, la déchristianisation et la sécularisation de la société française, et l’évolution de l’attitude religieuse dans les régions françaises particulièrement dans les « terres de chrétienté » aux xixe et xxe siècles. À cet égard, elles permettraient de compléter les travaux qui, depuis la sociologie religieuse sur l’évolution ou la géographie du phénomène, se sont surtout portés sur les vocations sacerdotales – donc masculines – et les vocations dans les milieux paysans17. Des monographies sur un ordre ou une congrégation, en approfondissant la recherche à partir des registres d’état-civil pour retrouver la profession des parents déclarée au moment de la naissance, viendraient préciser l’origine sociale des sœurs. Dès lors, ces sources mobilisables pour une prosopographie contribuent à connaître un groupe social au sein de l’Église et de la société française. La sœur de charité n’est plus une figure archétypale, mais l’identité publique de milliers de femmes soignantes avec leurs histoires individuelles et collectives. D’autres femmes entrent ainsi dans l’histoire, femmes seules, non mariées, qui sont à la charnière de la vie privée et de la vie publique.
Retrouver la formation et le travail des sœurs
Croiser les archives privées et publiques permet de faire lumière sur la diversité des activités des sœurs, d’interroger leur formation et définir leur travail. La formation et les emplois des sœurs ne correspondent cependant pas systématiquement à des catégories laïques, et les dimensions religieuses, personnelles et professionnelles des sources s’enchevêtrent perpétuellement. C’est surtout au xxe siècle à la faveur de l’institutionnalisation des métiers du soin que, dans les archives des congrégations, les fonds spécialement dédiés à la formation contiennent des documents sur les formations médicales et paramédicales des sœurs18. Pour la majeure partie du xixe siècle, à la différence des congrégations enseignantes, il n’existe pas de formation pour ces métiers du soin assimilés à des tâches féminines. La seule profession médicale diplômante et ouverte aux femmes au xixe siècle est celle de sage-femme, activité par ailleurs interdite aux sœurs dans la majorité des congrégations. La sœur soignante a une formation qui s’apprend sur le tas, les connaissances se transmettant par la pratique et dans des relations interpersonnelles. Elle se décèle par exemple en suivant les carrières des sœurs et en analysant quelles sœurs sont affiliées à certains postes, ainsi que les compétences et qualités que l’on attend d’elles. Ainsi, dans les pharmacies des maisons de secours, une sœur « seconde d’office » peut être placée en apprentissage auprès d’une sœur plus ancienne, « première d’office ». Une certaine compétence est exigée dans l’art de la préparation des médicaments, et les livres de pharmacie renseignent sur cette pratique et leurs apprentissages, inscrivant les connaissances des sœurs à la croisée des savoirs médicaux populaires et scientifiques de l’époque19.
Les fonds des congrégations contiennent des archives sur la formation des sœurs qui ne se limite pas à la formation religieuse mais qui occupe néanmoins une place centrale dans l’apprentissage de ce qu’est être une sœur soignante ou de charité. Les règlements, les conférences spirituelles, mais aussi les instructions du noviciat donnent des situations pratiques et concrètes sur le service des pauvres et fournissent autant de cas pratiques et emblématiques révélant la façon dont les sœurs doivent se conduire auprès des malades. À l’intersection de la vocation et de la qualification, la formation est à la fois religieuse, professionnelle et humaine, théorique et pratique. En se fondant sur une analyse des réactions « naturelles » des êtres humains et des aspérités qui surviennent dans les rapports hiérarchiques, les instructions données aux sœurs portent sur les attitudes à adopter face aux personnes qu’elles encadrent, en particulier dans les hôpitaux, et contribuent ainsi à enrichir notre connaissance des figures et représentations de l’autorité20. Ce comportement envers les gens de service qu’elles encadrent repose sur un « travail sur soi », part essentielle de la formation à la vie religieuse. Ainsi, les différentes instructions de la sœur Buchepot21, directrice du séminaire chez les Filles de la Charité dans le second xixe siècle, forment les sœurs autant à la direction qu’à l’obéissance – lors de déplacements de sœurs entre maisons ou entre emplois par exemple – pour une disponibilité totale à l’égard de l’institution. Les sœurs apprennent à maîtriser leur attitude, en travaillant sur elles-mêmes pour transformer les émotions ressenties dans un sens conforme à la « règle de sentiments » définie par leur état religieux22. La formation articule la vie active et la vie contemplative, la vie spirituelle et les activités matérielles, mais elle comprend aussi un apprentissage des dynamiques relationnelles dans le cadre de la vie communautaire et du travail collectif, nous amenant à considérer des aspects inédits de la formation professionnelle de femmes au xixe siècle.
C’est donc parfois au détour de sources à finalité religieuse que l’on trouve des éléments sur les qualifications professionnelles des sœurs. Chez les Filles de la Charité, qui doivent renouveler annuellement leurs vœux, certaines séries de demandes de rénovation de vœux ont été conservées23. Ces sources produites à l’occasion d’une cérémonie religieuse sont riches d’enseignement sur les activités des communautés et le profil de chaque sœur. La supérieure d’une maison locale dresse un état des lieux de la maison, de ses activités et liste toutes les sœurs avec leurs informations et une appréciation sur leur caractère, leur vie religieuse et leur apostolat. Diplômes et capacités sont renseignés, et témoignent non seulement de la formation technique des sœurs – quelques brevets d’infirmière sont mentionnés au tout début du xxe siècle – mais permettent de voir si ceux-ci sont valorisés par la congrégation en analysant les emplois auxquels sont affectés les sœurs formées. Interroger la vocation, la formation, et – nous le verrons ci-dessous – le quotidien des sœurs dans les structures de soin permet de relire la naissance de professions comme celle d’infirmière, d’infirmière-visiteuse ou d’assistante sociale, figures de la modernité laïque et soignante qui se sont construites en négatif par rapport aux sœurs. Des études locales montreraient la coexistence de ces groupes sociaux et professionnels jusque dans la seconde moitié du xxe siècle.
Enfin, étudier les sœurs engagées dans des activités apostoliques participe au renouveau des travaux sur les métiers de femmes des classes populaires et moyennes. Travailler sur l’action des sœurs au sein de la société permet de renouveler la réflexion sur le travail féminin qui élude généralement cette population. Célibataires et sans descendance, les religieuses échappent à l’enquête TRA dite « des 3 000 familles » sur l’évolution de la population française, qui ne saisit le travail des femmes qu’au moment de leur mariage ou de celui de leurs enfants24. Pourtant elles exercent de nombreux métiers considérés comme « féminins » tout au long du xixe siècle et les auteurs doivent s’appuyer sur la bibliographie secondaire pour évoquer leur rôle éducatif et soignant25. Au-delà de la prise en compte quantitative de travailleuses – l’emploi des femmes est sous-évalué pour le xixe siècle –, considérer l’apostolat des sœurs de charité comme un travail interroge les « métiers de femmes » qui prennent corps au xixe siècle26. La professionnalisation à la fin du siècle assigne aux femmes les métiers du tertiaire en fonction de qualités supposées naturelles et « quelque chose de religieux » perdure dans le célibat et l’attente du dévouement dans leur travail pour les femmes27.
Les fondatrices de congrégations sont majoritairement issues des classes dirigeantes : la bourgeoisie et les milieux « producteurs » et professionnels ouverts sur la société. L’espace religieux leur offre un terrain où elles peuvent faire montre d’esprit d’initiative, d’entreprise et de capacités de direction28. Fonder et diriger une congrégation, avoir des postes à responsabilité permet aux femmes de faire de véritables carrières – notion peu féminine au xixe siècle, comme le souligne Michelle Perrot – à la fois civiles et religieuses, et nombre d’entre elles ont des tâches gestionnaires. En précisant les rôles des religieuses, on met en lumière la présence de femmes à des postes d’encadrement et de commandement traditionnellement assignés aux hommes dans les univers professionnels mixtes dont l’hôpital est un parfait représentant. En complément, la prosopographie de religieuses engagées dans des activités apostoliques participe au renouveau des travaux sur les métiers de femmes des classes populaires et moyennes. Croiser les sources privées et publiques révèle des hiérarchies entre religieuses, qui sont à la fois propres au monde religieux et aux fonctions assignées par l’administration – direction du personnel, responsabilité des services, surveillance de salle. La pluralité des statuts et des tâches nous permet d’interroger le genre de ces métiers de direction intermédiaire et de poser à nouveau la question de l’émancipation des femmes par le travail, et celle, paradoxale, d’un choix de vie radical sous le sceau de l’obéissance. Leur étude nuancerait la fragilité de l’emploi féminin sous payé, intermittent et dépendant du rôle familial29 puisque l’appartenance à une congrégation pallie ces insécurités en garantissant le toit, le couvert et les soins jusqu’à la mort sans avoir charge de famille. Par contre, la discipline imposée au corps des religieuses rejoint celle qui est imposée aux femmes laïques30 et brouille à nouveau les frontières entre vie religieuse et vie civile.
Les relations aux malades et les soins
À la suite de Jacques Léonard, Olivier Faure souligne la difficulté de connaître le comportement réel des religieuses hospitalières dans la distribution des soins, bien qu’il soit souvent complémentaire du médecin31. Au quotidien et dans la relation avec les malades, les sœurs poursuivent une mission à la fois soignante et religieuse. Ces deux dimensions sont constitutives de leur vocation et se résument dans les soins et les attentions qu’elles prodiguent. Le rôle des sœurs est donc à comprendre dans cette double mission médicale et religieuse.
Deux types de sources sont généralement utilisées par les historiens : les constitutions et règlements des sœurs ainsi que le traité-type entre les administrations charitables et les communautés religieuses de 1839 qui définit les attributions des sœurs dans les services hospitaliers32, et les plaintes et dossiers de conflits. Ces derniers donnent à voir des moments saillants de l’activité des congrégations et les rapports de pouvoir qui se tissent autour d’elles33. Riches pour retrouver la parole des malades de milieux populaires et la relation au corps soignant34, les dossiers de plaintes à l’Assistance publique ne font que rarement émerger les sœurs parmi les différents personnels hospitaliers et seules deux – en 1891 et 1892 – font l’objet de plaintes35. De fait, les sources administratives des hôpitaux et des bureaux de bienfaisance révèlent que les sœurs, dans les différents services, tiennent des registres mais nous n’avons pas la trace autre de cette activité, et même dans les archives hospitalières les carnets de visites sont très rares. Les correspondances des directeurs d’hôpitaux, mentionnées précédemment, évoquent, à l’occasion d’affaires (suicides, conflits, épidémies…) les relations des sœurs avec les malades, et ouvrent la voie à une typologie des occasions de soigner et des gestes que les sœurs ont avec les malades dans le quotidien de l’hôpital36.
Afin de comprendre le soin des sœurs aux pauvres, pour tenter de « décoder des valeurs dont les implications concrètes ne sont jamais écrites, d’éclairer des vertus qui touchent aux stéréotypes37 », les sources doivent à la fois éclairer les dispositions médicales, religieuses et morales des sœurs, le cadre normatif dans lequel l’action de soin se déploie et le quotidien d’une pratique soignante et religieuse auprès des malades. Dans la lignée des travaux qui replacent au cœur de l’analyse la relation entre malade et soignant, qu’il soit ou non médecin38, le soin devient un observatoire privilégié pour situer les sœurs comme personnel soignant, saisir ce qui se joue dans la relation entre les sœurs et les malades, et plus généralement entre les congrégations soignantes et la société. Leur rôle soignant est compris par leurs contemporains à travers leur dévouement et un ensemble de valeurs et de compétences qui font d’elles des auxiliaires fiables de l’administration. Pour les sœurs, ce rôle émane de leur vocation, impliquant, par les vœux de religion et le suivi des constitutions, un ensemble d’attitudes qu’elles doivent appliquer. Mobiliser ensemble les archives publiques et privées, les discours et archives de la pratique permet de mieux cerner les gestes et les actes du soin prodigué par les sœurs, mais aussi d’en révéler les attentes sociales, morales, médicales et religieuses.
Les sources des sœurs insistent sur le sens de leur mission, les fins religieuses de la relation entre la sœur et le malade (sanctification des sœurs, édification et retour à la religion des malades et des visiteurs), et le corpus normatif définit leur attitude face aux médecins dans le processus de soin. Soulignons une différence entre les congrégations employées des pouvoirs publics et celles qui officient exclusivement dans un cadre privé. Alors que les premières participent à la production documentaire de l’administration qui en reste propriétaire, les secondes ont créé et conservé davantage de documents sur la gestion quotidienne de « leurs » malades et de « leurs » pauvres. Ainsi, chez les Augustines employées dans les hôpitaux de Paris l’on ne retrouve pas de trace des malades, et chez les Filles de la Charité, les sources renseignent davantage sur le fonctionnement des établissements que sur le rapport aux pauvres et malades, souvent très général. Les procès de béatification et de canonisation (Rosalie Rendu, Catherine Labouré), certes à visée édifiante ou pour prouver le miracle, relatent néanmoins des cas particuliers sur les occasions et les moyens de soigner. À l’inverse, chez les Petites Sœurs de l’Assomption ou chez les Petites Sœurs des Pauvres, on dispose de sources sur les malades pris en charge et sur le soin : les registres de malades et les récits du quotidien. Le choix et la gestion quotidienne des malades relèvent de leur propre organisation et autorité, et comme les administrations laïques, les congrégations ont recours à des enregistrements pour identifier et suivre leurs populations. Ces archives rendent possible une étude sociale des malades pris en charge par les sœurs. Par ailleurs, le récit de l’activité apostolique participe à la vie quotidienne de la congrégation et à l’écriture de sa propre histoire. Si les récits n’identifient pas socialement les personnes ou seulement en fonction de figures stéréotypées qui constituent des grilles de lecture catégorielles des modalités de la prise en charge – sexe, rapport à la religion, voire à la politique, état de pauvreté et de maladie –, ils rendent néanmoins compte de situations de soin et des protocoles de soin et de conversion mis en place par les sœurs auprès de ces populations. Enfin, la comptabilité des œuvres – malades soignés, conversions et panel des œuvres de mission religieuse des sœurs –, pratique classique au sein des congrégations, participe à la légitimation de la congrégation et au souci de mémoire et de transmission. Les bilans d’activité des Petites Sœurs de l’Assomption sont régulièrement envoyés aux Augustins de l’Assomption39, congrégation masculine dont elles dépendent, et contribuent à valoriser l’utilité sociale et religieuse de la congrégation, pierre nécessaire dans la reconnaissance institutionnelle de la congrégation.
Prenons l’exemple des Petites Sœurs de l’Assomption à Paris40, congrégation de garde-malades fondée en 1865. Cette congrégation consigne de manière continue les récits de leurs visites auprès des malades pauvres de leur quartier, qui servent autant à présenter et promouvoir leur action auprès des laïcs qui les soutiennent, qu’à nourrir les lettres des supérieur·e·s à toute la congrégation pour informer, créer du lien et donner aux sœurs des exemples et un idéal d’action. Ces récits mettent en scène les sœurs, les dames servantes qui les accompagnent dans des intérieurs populaires. Ils rendent compte de leur action et s’accompagnent d’une description morale et sociale des lieux et de la famille. Ces récits peuvent être croisés avec les registres de visite qui consignent l’identité, l’adresse, la paroisse et la pathologie des malades ainsi que le temps passé auprès d’eux, le résultat et la sœur qui soigne. Ces registres constituent une source exceptionnelle et presque continue depuis la fondation jusqu’au début du xxe siècle – des récits de 1864 à 1869, des tableaux à partir de 1874 pour toutes les maisons, puis de manière détaillée seulement pour le quartier de Grenelle à Paris dans les années 1880 tandis que les autres maisons se contentent de tableaux récapitulatifs41. Dans ces registres, les sœurs renseignent les maladies selon des dénominations courantes ou des symptômes – chute, blessure, maladie de poitrine, couches – ou des termes médicaux. Ces sources renseignent aussi sur le différentiel de prise en charge en fonction du sexe – une surreprésentation féminine parmi les malades – et sur l’étendue de leur action religieuse, d’une mort « munie des sacrements » au mariage. Ce sont de nouvelles sources pour l’histoire de la santé, de la naissance, de la maladie et du corps dans des milieux populaires42, mais aussi des croyances et des pratiques religieuses. Elles ouvrent aussi la voie à une histoire à l’échelle du quartier, pertinente pour saisir la vie des milieux populaires43. Les professions des malades ne sont pas renseignées, mais trois moyens permettent de préciser leur origine sociale : les professions déclarées des parents se retrouvent dans les registres d’état-civil à partir des dates d’arrivée des sœurs auprès des femmes en couches, les professions mentionnées dans les registres de la Fraternité44 – une association de laïcs fondée en 1881 pour les hommes des familles prises en charge par les sœurs –, et une lecture des récits de la congrégation – Journal de la Maison Mère et Lettres générales – à la recherche des mentions de métiers. Cette étude croisée révèle que la congrégation prend un charge un spectre large des milieux populaires, des catégories les plus basses – les chiffonniers – aux franges hautes des classes populaires – employés et fonctionnaires.
Le soin, pour les congrégations, n’est pas seulement médical mais recouvre un ensemble d’attitudes et de lectures morales et spirituelles de la maladie. Si les récits de visites de malades abordent ces aspects, ceux-ci sont davantage détaillés dans les notices nécrologiques des sœurs qui relatent des parcours d’exception religieuse. Les corps des sœurs malades sont présents dans les notices qui, dans la tradition des vies de saints45, laissent une grande place à l’expérience de la souffrance et de la maladie, et à l’appréhension de la mort. Ils permettent d’interroger les formes et usages des discours médicaux et religieux qui rendent compte de ces expériences et leur donnent sens. Ces sources, dont la fonction édifiante doit être prise en compte, sont des ressources utiles pour l’histoire du corps et de questions qui s’y rapportent, de la douleur à la pudeur. Enrichissant la prosopographie des congrégations, elles donnent une dimension sociale et religieuse à l’histoire du corps, complétant l’approche anthropologique initiée par Sabine Rousseau pour les années entourant le concile Vatican II46. Pour déceler l’attitude des sœurs face aux laïcs, les récits de mission révèlent la dimension spirituelle du soin et conduisent à penser ensemble les techniques de guérison et de conversion qui s’enchevêtrent auprès du malade. Le corps malade signale d’autres maux qui se révèlent dans l’interaction entre la sœur et le malade : en 1900 à Grenelle, c’est « en pansant chaque jour la plaie de la jambe, que [la sœur] eut les confidences de la malade qui lui avoua qu’elle avait aussi une autre plaie à guérir, car elle ne s’était pas approchée des sacrements depuis 51 ans et avait vécu 22 ans sans être mariée47 ». Passer par le corps est un des moyens mis en œuvre par les sœurs pour permettre la conversion des malades et de leur entourage. Soins matériels et médicaux, paroles suggestives sont ainsi présentés comme des moyens efficaces de convertir en douceur. Elles s’appuient aussi sur des dévotions propres au xixe siècle, en particulier Marie, la « thaumaturge par excellence48 », qu’elles sollicitent par le biais de médailles, scapulaires et prières. Elles soulignent les attitudes des malades, de la résistance à l’adhésion, laissant entrevoir la réception de l’action des sœurs au sein de la société.
Étudier les congrégations soignantes et le soin qu’elles mettent en œuvre auprès des malades, en mobilisant les archives privées et en situant l’analyse au chevet du malade enrichit l’histoire sociale de la médecine et l’histoire sociale et culturelle du religieux, et ouvre la voie à une histoire comparée des pratiques thérapeutiques et religieuses dans la lignée des travaux d’Hervé Guillemain49. Décentrer le regard se plaçant au plus près des pratiques sociales des individus nous permet enfin de nuancer certaines scansions politiques, administratives ou religieuses, dont nous présenterons ici quelques éléments.
Situer la présence des sœurs dans la société et dévoiler les parcours lors de la laïcisation
Revenues dès le Directoire dans les hôpitaux et maisons de secours, et reconnues officiellement à partir du décret de février 1809, les congrégations hospitalières croissent en nombre et en population, et sont massivement appelées pour desservir les établissements publics. Après la circulaire du Duchâtel de 1839 qui fixe le modèle du traité à passer entre les administrations publiques et les congrégations, la situation des sœurs est régularisée dans les années 1840 dans les hôpitaux, hospices et bureaux de bienfaisance. Ces contrats entérinent une situation de fait plus qu’ils n’installent des sœurs dans de nouveaux établissements. Ils précisent le nombre de sœurs attachées au bureau de bienfaisance ou à l’hôpital, et donc le nombre de sœurs rémunérées, logées et liées par des obligations envers l’Assistance publique. Les archives des sœurs confirment le jugement de la circulaire administrative de 186050 : davantage de sœurs vivent dans les établissements que le nombre officiellement reconnu. Si certaines raisons sont communes aux maisons de secours et hôpitaux, d’autres sont propres au statut particulier des premières qui abritent aussi des œuvres privées. La maison de secours reconnue par le bureau de bienfaisance est utilisée pour faire vivre une communauté plus importante grâce à des fonds payés par la paroisse ou des bienfaiteurs. Les contrats signés dans les années 1840 et sous le Second Empire prévoient entre trois et six sœurs par maison de secours51. Pourtant, les états de la congrégation témoignent d’un nombre trois à quatre fois supérieur de sœurs dans chaque maison parisienne : quatorze sœurs desservent la maison de Saint-Sulpice, treize sont à Saint-Thomas d’Aquin, dix à Notre-Dame, huit à Sainte-Marguerite52. Prendre en compte les archives des sœurs permet de mieux saisir l’enchevêtrement entre la charité privée et l’assistance publique, autant au niveau du personnel que des établissements et des missions remplies par les sœurs dans un quartier.
Ce fonctionnement influence le devenir des sœurs lors de la laïcisation parisienne à la fin du xixe siècle. Celle-ci ne signale pas la disparition des sœurs de l’espace du soin de la ville. Celles qui sont employées des pouvoirs publics, comme les Filles de la Charité, se replient sur les structures paroissiales, parfois dans la même rue. D’autres, comme les Petites Sœurs de l’Assomption, indépendantes des pouvoirs publics mais qui tombent sous le coup de la loi de 1901, poursuivent néanmoins leur mission auprès des malades de leur quartier, en témoignent les registres et récits de visites des malades qui consignent toujours les visites et soins. À l’inverse, croiser les archives nous incite à faire du facteur religieux un élément de la laïcisation. La laïcisation précoce au début des années 1880 des hôpitaux de Saint-Antoine et de la Pitié à Paris ne résulte pas seulement d’une politique volontariste des pouvoirs publics, elle doit se comprendre dans un contexte de difficulté du recrutement de la communauté de Sainte-Marthe et d’une démarche propre à la congrégation demandant à se retirer de l’établissement53.
Enfin, ces archives et cette démarche au plus près des pratiques sociales des acteurs permettent d’interroger ce que la laïcisation fait aux individus, soulignant la diversité des réactions possibles pour les religieuses. Ainsi, lors de la laïcisation des hôpitaux de la Pitié et de Saint-Antoine, en 1880 et 1881, la communauté des sœurs de Sainte-Marthe se replie à Magny-les-Hameaux, d’autres retournent à la vie civile, mais plusieurs sœurs continuent une carrière hospitalière en quittant la vie religieuse, comme ces trois sœurs de la Pitié qui restent à l’hôpital sous une identité civile54, ou la Sœur Eloi qui quitte l’ordre pour rester sous surveillante à Saint-Antoine55. Revenues à la vie laïque, elles gardent les mêmes postes qu’elles occupaient auparavant sous la nouvelle identité d’employées reconnues par l’administration en perdant leur identité religieuse. La vocation professionnelle prend ici le pas sur la vocation religieuse.
À n’en pas douter, les archives des congrégations qui s’ouvrent aujourd’hui permettent de redonner vie à ces milliers de femmes qui prennent le voile à l’époque contemporaine, interrogeant les différentes dimensions de leur vie religieuse et apostolique et les diverses facettes de leur identité religieuse, féminine et soignante. L’étude nuancée des différentes congrégations, prenant en compte leur spiritualité, l’histoire et l’implantation de chacune, leurs liens avec les pouvoirs publics et leurs spécialisations soignantes et charitables vient compléter le portrait de groupe et révéler la diversité d’êtres et de « faire » derrière la figure archétypale de la sœur de charité. Croisées avec les archives publiques, et en portant attention aux pratiques sociales des acteurs, les archives privées permettent de faire l’histoire d’un personnel soignant dans les établissements publics et à domicile, d’interroger la naissance des professions soignantes et leur dimension féminine, la laïcisation de la fin du siècle, mais aussi le genre de multiples métiers au xixe siècle et les contours mouvants du soin, entre pratiques religieuses et thérapeutiques. Ces archives ouvrent aussi la voie à une histoire sociale, médicale et religieuse, des milieux populaires. Au-delà, elles révèlent l’identité singulière de ces femmes qui, refusant la maternité et la vie de famille, font montre d’une double vocation religieuse et féminine de dévouement et soin aux pauvres, et adaptent leurs œuvres à la demande sociale qu’elles identifient. L’ouverture des archives privées est donc heuristiquement féconde pour étudier ces congrégations soignantes à l’intersection de l’Église et de la société.