Cette étude1 sur Marcel Eissen a été menée dans le contexte de redécouverte scientifique de la Neustadt. Malgré l’existence d’une littérature sur cette partie de la ville établie à sa création et dans les années 1980, seuls les architectes les plus connus – les auteurs des édifices les plus prestigieux de l’extension urbaine tels que ceux de la Place de la République2 ou le campus universitaire3 mais aussi ceux ayant eu une renommée locale4 ou une carrière européenne5– avaient été étudiés. Il semblait pertinent d’entreprendre une étude sur un architecte « du quotidien » de ce xixe siècle strasbourgeois.
Fils du médecin strasbourgeois prénommé Édouard, Marcel Eissen naît à Strasbourg en 18486. Comme de nombreux jeunes issus de la bourgeoisie strasbourgeoise de l’époque, il effectue une partie de sa scolarité au Gymnase protestant Jean Sturm. Il y est inscrit entre 1860 et 1865 et passe sa dernière année en classe industrielle7. La suite de son parcours est plus floue. Rien n’indique qu’il ait poursuivi des études8. En revanche des documents renseignent quelques-uns de ses employeurs et de ses voyages. Ainsi, entre octobre 1869 et juillet 1870, il occupe un poste de dessinateur et comptable au sein de la Compagnie générale d’entreprise des chemins de fer économiques à Paris. Il apparaît par la suite à Bruxelles9 entre 1876 et 187710 tour à tour surveillant des travaux du Génie et architecte. Bien que rien ne permette de connaître précisément son activité11 durant son séjour bruxellois, celui-ci est intéressant car il se retrouve dans une ville en chantier et en plein essor architectural. Entre mai 1879 et juillet 1880, il est de retour à Paris où il occupe un poste d’architecte-dessinateur au sein du cabinet de l’architecte parisien Alfred Coulomb12. Il semble s’installer définitivement à Strasbourg au début des années 188013.
Française au moment de la naissance de Marcel Eissen, la ville de Strasbourg devient capitale du Reichsland Elsass-Lothringen à la suite du Traité de Francfort en 1871. Ce changement de pays a un fort impact sur Marcel Eissen, c’est d’ailleurs pour cette raison qu’il quitte Paris en juillet 1870. Membre de la Garde nationale mobile depuis le tirage au sort de 1869, il prend part à la défense de la ville. Fait prisonnier le 25 juillet 1870, il passe quelques mois en détention à Rastatt. Il opte pour la nationalité française le 24 mai 1872 à la mairie du Ve arrondissement de Paris14. Ce choix est intéressant dans la mesure où Marcel Eissen revient s’installer à Strasbourg l’année suivante. En octobre 1872, le président-supérieur d’Alsace-Lorraine15, Eduard von Möller », déclare pourtant :
Nous ne laisserons pas les personnes ayant opté valablement séjourner de manière durable en Alsace-Lorraine. Il n’est pas pensable de laisser se développer des colonies françaises dans ce pays16.
Une politique d’annulation d’option17 est mise en place mais l’architecte n’entreprend aucune démarche dans ce sens. En effet, dès 1873 il est de retour à Strasbourg au Service des incendies de la ville et entre dans la réserve active de l’armée française le 30 juin 187418, ce qui aurait été impossible s’il avait été contraint d’annuler son option. Nous avons ici à faire à une personnalité tiraillée entre sa ville natale, Strasbourg19, et son pays d’origine, la France.
Dès lors, il n’y a rien d’étonnant à le retrouver fréquentant des personnalités francophiles et intégrant des sociétés ou participant à des projets francophiles. Il compte parmi ses amis proches Adolphe Seyboth20 qu’il rencontre au Gymnase protestant et à qui il demeure lié tout au long de sa vie. En effet, Seyboth est témoin du premier mariage de Eissen en 1882, le parraine pour son intégration à la Société des amis des arts de Strasbourg l’année suivante et lui commande une maison en 1884. Marcel Eissen participe notamment au comité d’organisation de l’Exposition alsacienne de portrait anciens au Palais Rohan en 1910 aux côtés de Ferdinand Dollinger21, Pierre Bucher22 ou encore Camille Schlumberger23. Un autre élément démontrant son attachement à la culture française et locale est sa participation à plusieurs reprises à des évènements liés au Musée alsacien. Lors des travaux de réhabilitation de l’édifice du 23 quai Saint-Nicolas en vue de la création du musée en 1907, l’architecte Théo Berst, alors en charge du projet, fait appel à Eissen pour consolider et ancrer la façade. L’année suivante, Eissen propose au musée un aménagement pour un comptoir des fleurs en vue du Bazar Erckmann-Chatrian organisé au musée au mois de mai.
Preuve de son enracinement local, il intègre des sociétés moins francophiles comme, en 1907, la Société pour la conservation des monuments historiques d’Alsace, qui proposait des publications bilingues. Cette société avait pour but de recenser les édifices remarquables d’Alsace ainsi que de financer des fouilles et d’acquérir différents objets d’arts exposés au sous-sol du Palais Rohan. Enfin, en tant que personne dont les compétences étaient reconnues dans le domaine24, il faisait partie de la Commission de surveillance des musées.
L’activité principale de Marcel Eissen demeure cependant celle d’architecte. Parmi les œuvres qu’il signa, les hôtels particuliers qu’il réalisa méritent une attention particulière. Au sein de cette production, celui destiné à son cousin, Charles Eissen, se distingue par la richesse des archives qui en ont été conservées (qu’elles proviennent des Archives de la Ville et de l’Eurométropole de Strasbourg ou de fonds privés) et qui en autorisent une étude approfondie.
Des édifices aux caractéristiques classiques
Centrer l’étude sur le 13 avenue de la Paix fait sens pour plusieurs raisons. Tout d’abord, il s’agit de l’édifice de Marcel Eissen le mieux documenté, les propriétaires successifs s’étant transmis les dessins d’origine de l’architecte. Cet édifice entre également dans une typologie de « villas » utilisée à deux autres reprises dans la Neustadt par l’architecte, au 15 avenue de la Paix et au 10 rue Schweighaeuser. Le terme villa est ici utilisé car il s’agit de celui employé par l’architecte alors qu’il s’agit en réalité d’hôtels particuliers. Nous nous permettrons par conséquent d’utiliser l’un ou l’autre de ces termes. De plus, ce type de construction est très intéressant car il est, à cette époque, révélateur du statut social de ses occupants, la matérialisation de leur ambition. Le home 25 est symbole d’autonomie et objet d’investissement. Il est donc pertinent d’étudier de plus près ces réalisations afin de voir de quelle manière l’architecte permet la mise en scène de la réussite de ses commanditaires.
Comme nous le verrons, ces trois édifices présentent de très nombreuses similarités à commencer par le statut social des différents maîtres d’ouvrage. Le 10 rue Schweighaeuser est commandé en 1896 par l’industriel Johann Georg Hummel, directeur d’une fabrique de foie gras, le 15 avenue de la Paix en 1899 par Auguste Klein, directeur d’une société de transport26 et le 13 avenue de la Paix par Charles Eissen, homme politique et négociant en sellerie, en 1900. Compte tenu du statut social de ces différentes personnalités, il n’y a rien d’étonnant à constater la qualité des prestations mises en œuvre dans l’ensemble de ces constructions. Le choix de l’emplacement des terrains pour leur érection est également significatif ; l’avenue de la Paix (ancienne Kaiser Friedrich Strasse), à proximité immédiate de la place de la République (ancienne Kaiser Platz), est l’une des plus prestigieuses de la Neustadt.
Du point de vue du style, ces trois édifices sont semblables et proposent des formes traditionnelles. Les hôtels particuliers sont composés d’un rez-de-chaussée surélevé, d’un étage carré et d’un étage mansardé. Ils proposent une façade de style néo-Louis XIII avec un mélange de matériaux (grès gris et brique) provoquant la polychromie de la façade pour le 13 avenue de la Paix et le 10 rue Schweighaeuser. Elles sont également animées par des chaînes horizontales en table au 13 avenue de la Paix et de chaînes d’angle en bossage en table au 10 rue Schweighaeuser. Les trois façades ordonnées disposent d’un grand nombre d’ouvertures permettant la circulation optimale de l’air et de la lumière – qui est très importante dans un xixe siècle où les préoccupations hygiénistes sont de plus en plus présentes. Ces différentes ouvertures sont surmontées de cartouches et de frontons cintrés ou triangulaires. Bien que dessinant l’intégralité de la façade, l’architecte utilise, pour certains de leurs détails, des catalogues de modèles comme l’indique une note au crayon de bois « feuille n° 775 » sur les dessins des fenêtres en mansarde. Des balustrades sont utilisées en soubassement des fenêtres des étages carrés et des feuillures sont aménagées afin d’accueillir les contrevents brisés. Ce système qui rend invisibles les volets lorsqu’ils sont ouverts permet de conserver une façade harmonieuse de jour comme de nuit. Un portail à deux ventaux, situé à gauche de l’édifice, ouvrant sur un passage carrossable permet d’accéder à la cour et aux écuries – au 13 avenue de la Paix il s’agit d’une buanderie avec chaufferie en sous-sol et non d’une écurie.
L’organisation interne de l’édifice propose une tripartition traditionnelle des espaces ; les pièces de service sont en sous-sol, les pièces de réception au rez-de-chaussée surélevé et les pièces de vie privée à l’étage. Le rez-de-chaussée abrite les pièces de vie (salon, salle à manger et fumoir) ainsi que l’office relié à la cuisine située dans la cave par un monte-plat. C’est à cet étage que la plus grande attention est portée car il s’agit de l’étage de réception du bâtiment, celui réservé à la vie mondaine, alors que le premier est réservé à la famille. L’accès à l’étage se fait par un escalier à retour en chêne qui desservait les chambres et salles de bain. Cet escalier se poursuit jusqu’au second niveau au 13 avenue de la Paix. L’étage sous-comble accueillait différentes pièces et chambres voire un studio avec cuisine dressing et atelier pour l’hôtel particulier de la rue Schweighaeuser. Cette dernière pièce est révélatrice du statut social du commanditaire car, comme le souligne Monique Eleb, cette pièce est au xixe siècle « symbole de luxe et d’appartenance à une avant-garde intellectuelle27 ». Bien que les plans des trois bâtiments soient similaires, il ne s’agit pas de simples reproductions, l’architecte s’adaptant aux besoins de chacun de ses commanditaires. Comme l’explique Gabriel Davioud, « l’hôtel est exécuté pour les besoins d’une famille, l’architecte a donc pour devoir de s’enquérir avec le plus grand soin des habitudes de vie et des nécessités particulières28. ». Ainsi, la salle à manger se trouve sur cour pour les édifices de l’avenue de la Paix ouvrant par une large baie vitrée sur une terrasse alors qu’elle donne sur rue au 10 rue Schweighaeuser laissant le fumoir avec jardin d’hiver sur cour. Cette différence traduit en réalité un changement d’utilisation et d’appréhension de la salle à manger. Laisser la salle à manger sur cour en fait une pièce plus privée – bien que servant à la réception. Au contraire, la disposer sur rue la met en concurrence directe avec le salon, traditionnel lieu de réception. Cette modification spatiale permet également d’agrandir la pièce de réception grâce à l’utilisation de doubles portes entre ces deux pièces. Le premier étage du 10 rue Schweighaeuser abritait un boudoir ainsi qu’un cabinet de travail quand un petit salon le remplace au 15 avenue de la Paix, ces pièces disparaissant totalement au 13 avenue de la Paix. De même, on observe une différence de superficie entre ces édifices. L’édifice du 10 rue Schweighaeuser présente une superficie de 20 m² supplémentaires par étage (soit 170 m² au total) vis-à-vis des hôtels particuliers de l’avenue de la Paix (150 m²). Ainsi, si l’apparence extérieure et un examen rapide des plans de masse laissent penser qu’il s’agit d’édifices similaires, le décor, l’organisation intérieure et la superficie sous-tendent des différences de niveaux de vie entre les commanditaires.
Marcel Eissen étant francophile et ayant travaillé auprès d’architectes français, nous nous sommes demandé si les distributions intérieures qu’il propose témoignent d’un mode de vie français. Autrement dit, y a-t-il une différence dans la distribution des logements de part et d’autre du Rhin ? Pour apporter des éléments de réponse à cette question, nous nous sommes appuyés sur l’ouvrage de Monique Eleb29 et celui de César Daly30 pour le côté français et sur celui de l’architecte viennois Ludwig Klasen31 pour l’architecture allemande. Après étude des différents plans présentés dans ces ouvrages, il semble qu’une distribution « à tendance française » existe bien. En effet, dans les plans proposés par Klasen, la tripartition semble beaucoup moins systématique que dans les exemples français. La quasi-totalité des logements présentés (villas, maisons avec jardin…) abritent en rez-de-chaussée la chambre à coucher de Monsieur voir celle de Madame qui donnent le plus souvent sur rue. Sur certains plans, la cuisine est également installée en rez-de-chaussée alors même que ces logements disposent d’un sous-sol. De même, la salle de billard – salle de mondanité masculine – se trouve au premier étage du logement32. Enfin, le lien entre le salon et la salle à manger est moins tangible que pour les constructions présentées par César Daly. Ces pièces ne sont pas nécessairement voisines et encore plus rarement communicantes. Lorsque cette communication se fait, elle s’établit via une simple porte et non par une double porte comme nous avons pu le remarquer dans les édifices d’Eissen ou comme le souligne Monique Eleb pour les distributions des logements réalisés en France.
La mise en œuvre d’équipements innovants
Nous constatons que l’intérieur du logement sis 13 avenue de la Paix fait preuve d’une modernité contrastant de manière très importante avec l’apparence assez traditionnelle de l’édifice. Les plans et dessins conservés permettent par exemple de constater que l’ensemble des planchers de l’édifice reposent sur une structure de béton et poutrelles métalliques en I. La coupe du plancher dressée par Marcel Eissen permet d’appréhender la mise en œuvre de celui-ci. L’architecte utilise là un système de construction très récent33 que la façade ne laisse pas deviner. Le béton est d’ailleurs tout indiqué car il permet un passage facilité des différentes canalisations ou conduits de ventilation34 des installations du logement.
Certains plans conservés sont signés par de Dietrich & Cie et sont relatifs à l’installation d’un système de « chauffage à vapeur à basse pression avec réglage et évacuation d’air automatiques et centraux ». La chaudière est installée dans la dépendance en fond de cour et permet de chauffer l’intégralité du logement (soit plus de 300 m²), à l’exception des couloirs et des WC, via un réseau de radiateurs en fonte et de diffuseurs de chaleur d’angle notamment dans la salle à manger (fig. 1). Ce système de chauffage ne dispense pas d’installer une cheminée dans le salon. Celle-ci est dessinée par l’architecte et est essentielle à divers titres. D’une part, elle participe du décor de cette pièce, d’autre part, elle a une fonction symbolique très forte. Cette pratique est d’ailleurs encouragée dans le contexte français contemporain à des fins tant utiles que symbolique comme en témoigne le docteur Rengade, « la bienfaisante et lumineuse chaleur de l’âtre […] rayonne, réchauffe le corps et réconforte l’âme35 ».
Un autre élément de modernité qui apparaît dans ce logement est le recours à l’électricité. Le plan de l’installation électrique dessiné par la société Braun & Sohn et daté du 22 juillet 1901 est conservé. Nous constatons ainsi que l’intégralité du logement – à l’exception des mansardes – profitait de l’éclairage électrique ; une centaine d’appliques devaient y être installées. Un monte-plat électrique reliait la cuisine et l’office. La majorité des lampes se trouvent au rez-de-chaussée (une cinquantaine), niveau consacré à la sociabilité. Toutes ces installations sont à cette période extrêmement récentes et donc luxueuses. Les utiliser dans son logement est une preuve des moyens dont dispose le commanditaire.
Nous sommes donc en présence d’un édifice de facture traditionnelle intégrant en son sein des techniques très modernes à l’époque. En raison des éléments subsistant dans l’édifice sis 15 avenue de la Paix (radiateurs en fonte et diffuseur de chaleur d’angle), il est probable que l’édifice ait disposé d’un système de chauffage central à vapeur. Nous n’avons en revanche aucune information quant au 10 rue Schweighaeuser36. Toujours est-il que ces deux édifices possédaient des cheminées dans les pièces de réception. L’analyse du décor permet de faire apparaitre une autre contradiction.
Les enseignements du décor
Les planches présentant le décor de la villa sise 13 avenue de la Paix constituent la majorité de ce fonds privé d’archives que nous évoquions en introduction. Plusieurs représentent les menuiseries de l’édifice. Il peut être surprenant de trouver les dessins des menuiseries telles que des portes de placard ou des huisseries. En réalité, cela témoigne du travail de l’architecte et de l’évolution de l’habitat à l’époque. Dessiner les huisseries, aussi simples soient-elles pour les différentes fenêtres, permet à l’architecte de contrôler en intégralité l’animation de sa façade. Ainsi, les fenêtres sur rue ne comportent qu’un croisillon dans le tiers supérieur alors que les fenêtres sur cour sont composées de six à huit carreaux – exceptées celles de la salle à manger qui sont de même forme que celles sur rue. Nous avons donc une façade sur rue comprenant moins d’entraves à la vision que sur cour permettant par là même un meilleur lien avec la ville. Concernant les menuiseries des placards, cela est intéressant car il s’agit d’une réflexion sur le confort du logement qui s’effectue à la fin du xixe siècle37. De même, l’architecte dessine la porte cochère afin que son style soit adapté à celui de l’ensemble de la façade. Comme l’explique Marc Spieser, « dans les villas […] le décor, souvent de qualité, est élaboré sur mesure et répond aux besoins du commanditaire en termes d’aménagement et de représentation38 », c’est pourquoi l’architecte élabore lui-même le dessin des plafonds des pièces du rez-de-chaussée ainsi que de l’escalier (fig. 2). Ce dernier, très ornementé, est formé d’une rampe d’appui en balustres travaillées. Le plafond de l’escalier est à caissons – peut-être était-il peint à l’origine, comme celui du fumoir de la villa Hummel. Le fumoir et la salle à manger ont des plafonds stuqués très géométriques. Selon Monique Eleb39, cette pièce se devait d’être plus simplement décorée afin de ne pas détourner l’attention des convives du repas. Au contraire, les motifs stuqués du salon sont très fleuris et vont de pair avec la cheminée surmontée d’une glace et de la console, l’ensemble étant de style Louis XV. Enfin, plusieurs planches relatives au décor de l’entrée cochère sont conservées et illustrent son évolution (fig. 3). Une hésitation est perceptible dans l’animation du mur : bipartition ou tripartition, sobre tout en ligne droite ou entrecoupé de cartouches et de motifs végétaux, etc. Une telle indécision dans l’entrée est significative car il s’agit du premier endroit visible du visiteur, or le décor se doit d’afficher clairement les moyens du propriétaire.
En dépit de ce luxe apparent tant pour la façade que pour l’utilisation d’éléments de confort moderne ou dans le décor, l’architecte signale à plusieurs reprises que des économies peuvent être réalisées lors de la mise en œuvre. En effet, il signale par deux fois sur la même planche, un détail des pilastres de l’entrée cochère, que le carton pierre pourrait être utilisé pour certains éléments « s’il y a économie sérieuse » (fig. 4). Cette utilisation de carton pierre se retrouve également pour les motifs entourant la glace du salon. Ainsi, ce logement correspond parfaitement à ce xixe siècle bourgeois où les apparences priment. La façade Louis XIII cache un intérieur technologiquement très intéressant et les moyens financiers déployés pour la chaudière à vapeur ou l’électricité sont contrebalancés par une économie sur les matériaux du décor. Le confort semble privilégié par rapport à la qualité du décor.
Il est entendu qu’en une trentaine d’années de carrière, Marcel Eissen a construit plus que ces trois seuls édifices à Strasbourg. Ce sont en réalité une vingtaine d’occurrences40 qui ont été relevées à Strasbourg, principalement dans la Neustadt grâce au recensement systématique du service de l’Inventaire du Patrimoine mais également quelques-unes sur la Grande-Île et dans le faubourg de Koenigshoffen. Parmi ces constructions se trouvent des bâtiments industriels, des immeubles de rapport et d’autres maisons monofamiliales dont celle d’Adolphe Seyboth sise 32 boulevard du Président Poincaré présentant une distribution singulière dans la production de l’architecte.
Par les distributions proposées par l’architecte et les formes utilisées pour le décor de ces trois occurrences, nous les avons rapprochées d’édifices construits à la même période en France. Il faut toutefois nuancer de telles affirmations. Certes, il semble y avoir des caractéristiques que nous retrouvons par exemple dans les édifices de la région parisienne présentés par Daly41 mais il serait inexact d’imaginer que l’architecture du xixe soit si cloisonnée. Les frontières ne sont pas des éléments imperméables et des transferts42 ont lieu, ce qui rend difficile l’affirmation selon laquelle il existerait au xixe siècle une architecture française caractéristique et fondamentalement différente d’une architecture allemande.