« Cet horrible massacre du 24e d’aoust1[…] ».
Cette brève référence à la Saint-Barthélemy sous la plume du protestant castrais Jacques Gaches dans le récit des évènements survenus en 1575 ne laisse subsister aucun doute quant au regard que porte le mémorialiste sur les violences dont des milliers de protestants français ont été victimes en 1572. Mais si le sentiment d’avoir vécu un évènement majeur du xvie siècle est perceptible dans bien des écrits de témoins du temps, la tuerie n’est pas présentée de manière unanime comme un acte intolérable. Ainsi, le prêtre champenois Claude Haton suggère que le miracle du fleurissement de l’aubépine du cimetière des Saints-Innocents au matin du 24 août est le signe que « Dieu […] approuvast et eust pour agreable la sedition et mort de son grand ennemy l’admiral et les siens2 ». Le massacre serait-il donc acceptable à condition que les victimes soient des ennemis de Dieu ? Il est possible de tenter une approche globale des seuils de tolérance aux massacres religieux en s’appuyant sur une analyse des mémoires. Cette recherche s’inscrit dans le prolongement des travaux de David El Kenz qui a mis en évidence un abaissement du seuil de tolérance aux violences pendant le siècle des guerres de Religion3. Les mémoires sont des textes rédigés à distance des évènements et centrés sur l’auteur, le mémorialiste. Ils constituent des sources particulièrement adaptées pour saisir les regards et les jugements d’individus sur les faits dont ils sont contemporains. Trente-deux œuvres de cette nature comprennent des récits ou des mentions de massacres religieux, violences qu’on définit ici comme les meurtres de plusieurs personnes dans le cadre d’un rapport de force inégal, en un lieu et en une seule fois, et qui possèdent une dimension religieuse4.
Il s’agit donc d’évaluer le niveau des seuils de tolérance aux massacres religieux du xvie siècle dans les mémoires et d’en proposer des explications sans limiter l’investigation aux motifs avancés par les auteurs. Autrement dit : quand et pourquoi ces contemporains ont-ils estimé que « Trop, c’est trop ! » ? Après avoir mis en valeur la diversité des regards portés par les mémorialistes sur les évènements, nous examinerons les justifications avancées par les auteurs pour condamner les massacres. Enfin, nous nous interrogerons sur le rôle de deux facteurs qui ne sont pas mis en avant par les auteurs mais qui pourraient éclairer leurs perceptions des violences : leur identité religieuse et l’inscription de leurs points de vue dans le temps
Un éventail de réactions face aux massacres religieux
L’analyse des récits et des mentions de tueries qui comportent une dimension religieuse révèle une grande diversité de seuils de tolérance qui suivent un gradient, du massacre accepté au meurtre collectif scandaleux.
La tuerie acceptée : de la nécessité du massacre…
Seuls trois auteurs justifient de manière explicite l’extermination de leurs adversaires : Eustache Piémond, Claude Haton et Blaise de Monluc. Ces mémorialistes sont catholiques et peuvent être convaincus de la nécessité d’extirper l’hérésie du royaume en anéantissant les ennemis de Dieu5. Cependant, la dimension religieuse des légitimations des massacres n’est pas première. Certes, selon Claude Haton, le miracle du matin du 24 août 1572 pourrait témoigner de l’approbation divine de la « mort de son grand ennemy l’admiral et les siens6 ». Mais l’auteur juge par ailleurs la « sedition […] fort cruelle et sanguinaire7 ». Cela suggère qu’il approuve le meurtre collectif des nobles huguenots sans réserver la même appréciation à celui des réformés parisiens. En effet, les premiers sont coupables à ses yeux d’avoir eu l’intention de « saccager le roy, les princes et les catholicques8 ». Mais la population protestante parisienne n’était pas engagée dans ce projet. La justification du massacre consécutif à la prise d’Issoire en juin 1577 mise en avant par le notaire de Saint-Antoine (Dauphiné) Eustache Piémond, est également fondée sur l’infidélité des calvinistes envers leur roi, comme en témoigne la conclusion du récit : « […] voilà le bon menage des huguenots revoltés contre leur prince9 ». Enfin, Blaise de Monluc assume plusieurs massacres qu’il commet, comme celui de trois réformés à Saint-Mézard en février 1562. L’auteur va jusqu’à mettre en avant sa colère : « je crevois de despit », « la rage me print plus que jamais », « je le poussai en terre »10. Ce n’est pas la confession religieuse des victimes qui légitime l’exercice de la violence à leur encontre mais la révolte contre le souverain qu’ils ont qualifié de « petit reyot de merde11 ». Le fait que le mémorialiste ne cache pas sa violence et mette en valeur des effets jugés positifs s’explique par son projet d’écriture : Monluc écrit en effet après avoir perdu la lieutenance générale de Guyenne et subi une vérification de ses comptes (1570) afin de rappeler les bons et loyaux services rendus à quatre rois de France12. Il se présente donc comme un militaire profondément attaché au respect de la majesté royale. Dans ces trois cas, ce n’est donc pas l’hérésie mais la révolte des protestants contre le souverain qui légitime leur punition. Néanmoins, l’approbation des massacres dont sont victimes les adversaires religieux n’est pas toujours aussi explicite.
… à la justification implicite des violences
Certains auteurs semblent prendre position en faveur des violences sans, pour autant, affirmer ce point de vue. C’est le cas du gentilhomme catholique Michel de Castelnau. Ce mémorialiste donne la parole à des hommes d’Église pour qui le massacre de Wassy (1562) est légitime car l’ennemi de Dieu doit être exterminé :
[…] les predicateurs catholiques soustenoient que ce n’estoit point de cruauté, la chose estant advenuë pour le zele de la religion catholique : & alleguoient l’exemple de Moyse, qui commanda à tous ceux qui aymoient Dieu, de tuer sans exception de personne tous ceux qui avoient plié les genoux devant l’image d’or, pour luy faire honneur, & après qu’ils en eurent tué trois mil, il dit qu’il leur donnoit sa benediction, & la prelature de tout le peuple, pour avoir consacré leurs mains au sang de leurs freres pour le service de Dieu13.
Les ecclésiastiques font ici référence à l’épisode du livre de l’Exode (chap. 32) dans lequel Moïse et les hommes restés fidèles à Dieu exterminent, sans tenir compte de leurs liens familiaux, environ trois mille membres du peuple d’Israël qui avaient adoré un veau d’or. Cette référence justifie les actes de brutalité des catholiques, marqués par l’oubli de la parenté charnelle au profit de la seule famille spirituelle14. La citation d’un modèle de violence de l’Ancien Testament suggère ainsi que Michel de Castelnau est favorable au massacre des protestants. L’auteur souligne aussi avec insistance les erreurs et les responsabilités des victimes réformées. Celles du massacre de Sens (avril 1562) allaient au prêche « par l’insolence du mal qui alloit tousjours croissant15 ». L’usage de tels procédés rhétoriques semble confirmer l’idée selon laquelle l’auteur approuve les violences même si sa position n’est pas explicite.
Un calviniste anonyme de Millau justifie également de manière implicite les violences commises par ses coreligionnaires si elles permettent d’éviter un massacre dont les protestants seraient victimes, lorsqu’elles font suite à une trahison et quand il s’agit de représailles16.
Des malaises perceptibles face à l’hécatombe
Entre la justification et la condamnation des meurtres collectifs, une position intermédiaire caractérisée par une certaine gêne peut être identifiée. Ce sont, tout d’abord, des violences commises par des coreligionnaires qui semblent troubler certains auteurs, comme en témoignent les euphémismes employés. Le secrétaire parisien catholique Jules Gassot évoque le massacre de Wassy (1 er mars 1562) en notant que « ceux de ladicte religion [protestante] ne furent pas les plus forts17 ». François Racine de Villegomblain ne raconte pas la Saint-Barthélemy et renvoie le lecteur aux « histoires qui en sont escrites, combien qu’il y en ait plus de passionnées que d’autres18 ». Quant à Jean d’Antras, il apparaît soulagé que « le jour du grant massacre de Paris […] la fortune volsit [qu’il n’y fut] pas19 ». De même, Blaise de Monluc se défend : « je ne leur fis point de mal de mon costé20 ». Néanmoins, les euphémismes ne témoignent pas toujours d’une gêne vis-à-vis des violences commises. Par exemple, le réformé François de La Noue qualifie de « desordre » puis d’« execution » le massacre de Wassy avant d’annoncer qu’il n’en fera pas un récit détaillé dans la mesure où « le fait a esté descrit par les historiens21 ». Protestant sans doute depuis 155822, l’auteur n’a pas de raison de dissimuler des violences commises par des catholiques. Son possible malaise pourrait plutôt s’expliquer par le fait que le lieu de culte où les calvinistes ont été massacrés se situait à l’intérieur des remparts, ce qui constituait une infraction à l’édit de Janvier (17 janvier 1562).
Un sentiment de malaise lié au fait de relater des massacres religieux apparaît, en particulier, dans les écrits de certains mémorialistes qui ont commis de telles violences. Ainsi, même si Blaise de Monluc justifie à plusieurs reprises ses actes, il termine ses Commentaires en demandant pardon à Dieu pour les offenses qu’il a commises et ajoute que « la necessité de la guerre nous force, en despit de nous-mesmes, à faire mille maux, et faire non plus d’estat de la vie des hommes que d’un poulet23 ». Avant de commencer son récit des guerres de Religion, il avait déjà prévenu ses lecteurs : dans « les combats où [il s’est] trouvé durant ces guerres civiles, […] il [lui a] fallu, contre [son] naturel, user non seulement de rigueur, mais de cruauté24 ». Ces indications suggèrent la nécessité d’un dépassement de soi pour basculer dans la violence car un point de rupture doit être franchi25. L’aveu de cruauté du mémorialiste massacreur permet, par ailleurs, à Blaise de Monluc de rendre plus crédible ses accusations adressées aux réformés, comme le suggère Denis Crouzet pour les violences des protestants26.
Le massacre, un scandale
Le cas des auteurs qui se montrent horrifiés par les massacres qu’ils relatent est le plus fréquent. Certains mémorialistes expriment ce point de vue de manière explicite en ayant recours à des métaphores et des comparaisons qui leur permettent d’insister sur le déséquilibre des forces entre massacreurs et victimes. Pour le calviniste de Millau, les papistes « murtrissoient comme des bestes27 » les fidèles serviteurs de Dieu réunis à Cahors en novembre 1561 tandis que les victimes de la Saint-Barthélemy lyonnaise sont des « berbis » face à leurs « bochers »28. Le prêtre Claude Haton présente les bourreaux protestants comme des « lyons couroucez » et des « leons de huguenots eschauffez » qui exterminent « les pauvres brebis de la pasture de Jesuchrist » en l’église Saint-Médard le 27 décembre 156129 et il qualifie de « tigres huguenotz » et de « dragons roux de huguenotz » les hérétiques meurtriers à Orléans l’année suivante30. Dans tous ces récits, la furie des massacreurs comparés à des animaux féroces contraste avec la passivité christique des victimes qui appartiennent au camp confessionnel de l’auteur. L’ennemi est animalisé afin de montrer au lecteur que le corps de la bête, tel une écorce, cache le vrai corps, celui du diable31.
Il s’agit bien de convaincre le lecteur que les violences commises constituent un scandale. Pour atteindre cet objectif, certains mémorialistes indiquent qu’un massacre a déjà paru scandaleux à leurs contemporains parmi lesquels, en particulier, leurs ennemis religieux. L’indignation des adversaires est, en effet, un argument de poids pour dénoncer le caractère disproportionné des violences. C’est ainsi que Jacques Gaches condamne le massacre de réformés à Lodève le 3 novembre 1567 commis sur ordre de l’évêque Claude Briçonnet :
[…] ayant fait venir tous les habitans de la relig[ion], [l’évêque] les fit tous arrester dans l’evesché [et] meschamment massacrer à l’inseu des h[abit]an[ts] cathol[iques] qui, ayans appris cette barbare cruauté, la detesterent avec horreur, disant tout haut que Dieu vengeroit ce sang injustem[en]t respandu sur la ville de Loudeve32.
Enfin, la tentative de laver de tout soupçon un proche accusé d’être responsable d’une tuerie peut suggérer que le massacre est perçu comme un excès par un mémorialiste. Ainsi, Guillaume de Saulx-Tavannes ne raconte pas la Saint-Barthélemy mais tente de disculper son père Gaspard qui aurait conseillé le massacre33. Le mémorialiste entend donner deux preuves de l’innocence de son père. D’une part, il joint à son texte quatre « advis et conseils » de Gaspard de Saulx-Tavannes adressés au roi entre 1570 et 1573 dans lesquels le maréchal apparaît comme un partisan de la paix au sein du royaume et ne témoigne nullement d’intentions violentes à l’égard des huguenots34. D’autre part, le mémorialiste donne un exemple de la conduite de son père présentée comme la preuve de son innocence : au début des guerres de Religion, alors qu’il était lieutenant général du roi en Bourgogne, Saulx-Tavannes aurait réservé aux réformés un « doux traictement […] lorsqu’ils y avoient commencé de prendre les armes : ils en furent quittes pour un bannissement de la ville35 » de Dijon36. Un tel effort pour laver son père de tout soupçon suggère que l’auteur considère la Saint-Barthélemy comme un scandale ou, en tout cas, qu’il estime que ce point de vue est partagé par ses contemporains.
La lecture des mémoires livre ainsi une grande diversité de niveaux de tolérance aux violences de masse. L’abaissement du seuil de tolérance aux violences extrêmes mis en avant par David El Kenz pour le xvie siècle n’est donc pas perceptible dans l’ensemble des textes. Il s’agit désormais d’identifier ce qui apparaît scandaleux aux auteurs dans le meurtre collectif.
Les motifs d’indignation brandis par les mémorialistes
Dans leurs récits des évènements, les narrateurs invoquent principalement deux raisons pour condamner les massacres religieux : le caractère extrême des violences et la malheureuse rupture de la paix occasionnée par une tuerie.
Des violences jugées extrêmes
Certains mémorialistes font part de leur indignation au sujet de massacres qui leur apparaissent comme des violences excessives. Les cruautés des bourreaux sont alors mises en avant. Ainsi, pour le calviniste de Millau, les violences commises par les catholiques à Gaillac (mai 1562) sont bien plus extrêmes que celles des Ottomans qui, pourtant, menacent alors l’Europe :
Dont, estans dedans, touts ceus que treuvarent en lurs maisons, les maçacrarent, car les uns gectarent touts vifs per la fenestre, les autres pendirent aus finestres et pleusieurs que se niarent dans la rivière. Ils prindrent bèucoup de fames et les misrent en prison, telemant que à plusieurs firent renier Dieu ; et celes que ne se voloient révolter, aïants la creinte de Dieu, ces gens papistes les esguorgeoient enseintes ils murtrirent les petits enfans. Ils pillarent tout ce que apertenoit aus Évangélistes. Teles cruautés furent exercées per ces gens, que les Turcx n’en i eüssent pencé37[…]
La dénonciation du caractère extrême des violences est ici un moyen mis au service de la critique des adversaires religieux. Mais certains auteurs considèrent comme des scandales des tueries perpétrées par leurs coreligionnaires en raison de la nature des violences commises. Par exemple, le magistrat Jacques-Auguste de Thou met en avant, à la troisième personne, le trouble profond qui le saisit lors de la « terrible journée de la Saint Barthelemi » :
De Thou sortit le matin pour entendre la messe. Il ne put voir sans horreur les corps de Jerôme Groslot, baillif d’Orleans & de Calixte Garrault, qu’on trainoit à la riviére par la ruë la plus proche. Il fut obligé de regarder ces objets affreux sans oser jetter une larme, lui dont le tendre naturel ne lui permettoit pas de voir la mort d’une bête innocente sans émotion. La peine que cela lui fit, l’obligea de ne plus sortir, de peur de rencontrer de pareils spectacles38
Cet extrait rend compte des émotions de l’auteur, qu’il ne dissimule pas dans ses mémoires39. Ici, la fracture confessionnelle n’oriente pas le point de vue exprimé par le mémorialiste sur les actes de brutalité car les massacreurs appartiennent comme l’auteur à l’Église romaine. Le calviniste anonyme de Millau et le catholique de Thou dénoncent ainsi tous deux des massacres dont des protestants sont les victimes et s’appuient sur des arguments semblables : dans les deux extraits, c’est l’atteinte à des corps innocents qui suscite l’indignation des mémorialistes. Si les massacres religieux peuvent être condamnés pour le caractère jugé extrême des violences commises, ils s’insèrent dans un contexte militaire dont les auteurs tiennent compte.
La rupture de la paix
David El Kenz avait déjà signalé le caractère scandaleux des massacres commis en temps de paix40. Selon Denis Crouzet, de tels actes peuvent survenir une fois la paix promulguée, lorsque les protestants réfugiés ou bannis reviennent dans les lieux dont ils avaient été exclus. La violence catholique permet alors de dire le primat de la Loi divine sur la loi humaine41. Tous ces massacres sont commis par des catholiques et relatés par des réformés qui les condamnent en raison de la rupture de la paix qu’ils représentent. Ainsi, le protestant Antoine Batailler qualifie les violences dont sont victimes des réformés à Alet le 1 er avril 1585 de « si detestable massacre en tems de paix42 ». Son coreligionnaire François de La Noue, en faisant allusion à la Saint-Barthélemy, regrette la rupture de la paix par « un acte horrible, qui merite d’estre enseveli43 ». Au contraire, un catholique, Eustache Piémond, approuve un massacre commis en temps de paix vers Chabeuil en juillet 1573 en saluant une « brave reprise et soudaine44 ».
La rupture de la paix peut être présentée comme un évènement plus grave que le massacre commis à cette occasion. Ainsi, dans son récit de la tuerie de Maruéjols commise par des protestants, le calviniste anonyme de Millau insiste sur le fait que le meurtre collectif suit une attaque de catholiques contre la ville survenue en période de paix, le 21 avril 157945. L’auteur dénonce ceux qui ont rompu l’équilibre précaire entre les deux groupes confessionnels et ce sont les catholiques qui sont présentés comme les responsables du massacre dont ils ont été les victimes. La logique confessionnelle de la condamnation de la violence est ici première : la mise en avant de la rupture de la paix, présentée comme un scandale, permet de justifier le massacre commis par des coreligionnaires.
Le caractère excessif des violences commises et la rupture de la paix sont ainsi les deux principaux motifs mis en avant par les mémorialistes pour condamner les massacres religieux qu’ils relatent. Pour autant, considérer que des violences sont extrêmes révèle un rapport subjectif aux évènements dont il faut percer les logiques. De plus, l’examen des références à la rupture de la paix met en lumière le poids de la confession de l’auteur dans l’approbation ou la condamnation des massacres. Au-delà d’une première approche des seuils de tolérance fondée sur les motifs avancés par les mémorialistes, il est donc nécessaire, désormais, d’éclairer d’un nouveau jour la diversité des appréciations des auteurs en portant une attention particulière aux contextes dans lesquels les mémoires sont mis par écrit. Cela nécessite, d’une part, de prêter attention à l’inscription des auteurs dans le paysage religieux de leur époque et, d’autre part, de placer les massacres et la rédaction des récits dans le temps. Deux hypothèses seront ainsi examinées pour saisir les logiques qui pourraient expliquer la diversité des seuils de tolérance : l’identité religieuse des mémorialistes et la chronologie.
Identité religieuse et perceptions des mémorialistes
Des seuils de tolérance à géométrie variable selon la confession des massacreurs…
Dans certains mémoires, une logique de condamnation des violences religieuses fondée sur les appartenances confessionnelles des victimes et des meurtriers se dessine. Le seuil de tolérance est alors à géométrie variable en fonction de la confession des acteurs : la violence commise par des coreligionnaires est acceptable tandis que celle dont les ennemis de Dieu sont les auteurs ne peut être supportée. Cette posture est celle du prêtre Claude Haton lorsqu’il relate un massacre commis à Paris en 1562 au cours duquel 800 à 900 réformés sont tués. L’auteur se distingue des massacreurs, présentés comme des « crocheteurs et gens incognus », mais aucun indice ne suggère la moindre désapprobation du massacre dont les protestants sont victimes. L’ecclésiastique met pourtant en lumière :
[…] plusieurs abus ; car, soubz ce nom et mot de huguenotz, plusieurs catholicques furent tuez, massacrez et jettez en la riviere par leurs ennemys et ceux à qui ilz les accusoient. Car ce mot de huguenot estoit pour lors audit Paris en si grande haine que, pour faire tuer ung homme par les rues et le massacrer, il ne falloit que dire aux massacreurs : « Voylà ung huguenot ! » ; tout à l’instant, sans en enquerir davantage, le pauvre homme estoit mort46[…]
Le massacre de « cinq ou six bons catholicques » constitue ainsi un scandale pour Claude Haton alors qu’il ne désapprouve pas le fait de tuer de nombreux réformés. La comparaison des récits de deux massacres relatés par le protestant anonyme de Millau révèle une position semblable. Alors qu’il est outré par la trahison de l’évêque de Lodève qui fait exécuter cinquante prisonniers calvinistes le 3 novembre 156747, le mémorialiste ne laisse entrevoir aucun signe de désapprobation au sujet de l’exécution de « 12 papistes qu’estoient à Nismes per hostages » en avril 157848. Même si les circonstances sont analogues, le massacre commis par des catholiques est condamné tandis que celui perpétré par des frères dans la foi, ne fait l’objet d’aucun commentaire. L’appartenance au groupe confessionnel des victimes d’un massacre peut donc expliquer la dénonciation de violences présentées comme insupportables.
… ou selon le niveau de l’ardeur religieuse des auteurs ?
Pourtant, comme le montre le récit de la Saint-Barthélemy proposé par Jacques-Auguste de Thou et cité ci-dessus, des meurtres collectifs commis par des coreligionnaires peuvent être perçus comme des excès. Ce jugement serait-il lié à une identité religieuse marquée par une plus faible ardeur qui conduirait certains rédacteurs à mettre sur le même plan les tueries qui que soient leurs auteurs ? Pour confirmer cette hypothèse, il est possible de distinguer les mémorialistes, par-delà leur adhésion au catholicisme ou au calvinisme, en fonction des degrés exprimés d’intensité de foi. Une typologie fondée sur l’importance des références à la piété personnelle des auteurs dans leurs mémoires peut ainsi être construite49. Certains mémorialistes se présentent comme d’ardents défenseurs de leur foi et de leurs coreligionnaires dans leurs écrits. C’est le cas de sept auteurs qui livrent des récits de massacres religieux : les catholiques Jean Burel, Claude Haton et Eustache Piémond et, dans le camp protestant, l’anonyme de Millau, Charlotte Duplessis-Mornay, Jacques Gaches et Charles Gouyon. Dix-neuf autres mémorialistes, à l’instar des catholiques Michel de Castelnau et Jacques-Auguste de Thou et des protestants Antoine Batailler et Gaspard Gay, n’expriment qu’à de rares occasions leurs positions religieuses. Le graphique suivant, qui s’appuie sur les récits de massacres, permet d’examiner les condamnations des massacres religieux selon les degrés d’affirmation de l’identité religieuse de leurs auteurs.
Fig. 1. Seuils de tolérance exprimés aux massacres religieux dans les mémoires des auteurs selon le degré d’affirmation de leur identité religieuse50.
La lecture du graphique [fig. 1] révèle, premièrement, un grand écart entre le nombre de massacres religieux relatés par les auteurs dont les textes sont très marqués par leur foi (178 récits) et celui des autres mémorialistes (66 récits) : les premiers – sept mémorialistes dont l’identité religieuse est fortement affirmée – rédigent plus de deux fois plus de récits de tueries que les seconds, qui sont pourtant presque trois fois plus nombreux. Ce constat tient, tout d’abord, à l’importance des massacres, révélateurs des affrontements religieux, aux yeux de ceux pour qui la foi oriente l’écriture d’un récit personnel. De plus, il est possible que la moindre intensité apparente de la foi des autres mémorialistes explique leur tendance à moins relater de massacres religieux que ceux dont la piété est plus ardente. Enfin, c’est peut-être aussi parce que les membres du deuxième groupe d’auteurs racontent moins de tueries qu’ils ont moins l’occasion que les premiers de mettre en avant leur foi. L’écart se creuse lorsqu’on considère les massacres présentés comme des actes abusifs : on compte près de quatre fois plus de ces récits dans les œuvres des mémorialistes qui affirment fortement leur identité religieuse (56 récits) par rapport à ceux des autres auteurs (15 récits). Le premier groupe de mémorialistes a, en effet, plus tendance que le second à exprimer des positions personnelles. Plus d’un tiers des massacres religieux qu’ils relatent (56 sur 178) sont ainsi présentés comme des actes excessifs.
L’expression du dépassement du seuil de tolérance des auteurs varie fortement entre les deux groupes de mémorialistes selon la confession des massacreurs. Contrairement au deuxième groupe d’auteurs, ceux qui affirment leur identité religieuse condamnent très peu les violences commises par leurs coreligionnaires mais présentent comme des excès les tueries dont leurs adversaires religieux sont à l’origine. Pour ces auteurs, la répartition des rôles dans un massacre offre une clé de lecture des évènements qui oriente l’appréciation livrée dans les mémoires. C’est le point de vue du calviniste anonyme de Millau lorsqu’il rend compte des massacres de Lodève (1567), mentionné ci-dessus, et Nîmes (1578) mais aussi du catholique Eustache Piémond qui ne s’émeut d’aucun massacre commis par ses coreligionnaires. Les huit meurtres collectifs qui suscitent la réprobation de ces auteurs sont marqués par des violences aveugles qui touchent l’ensemble d’une population, comme à Barjols51(mars 1562) sous la plume du calviniste de Millau, des actes de vengeance relatés par Jacques Gaches, comme à Castres en juillet 156252, et la mise à mort de « douze jeunes hommes marchans » protestants au Puy-en-Velay (1570) relatée par Jean Burel qui la considère comme une chose « lamentable et escandaleuse53 » sans expliquer ce point de vue.
Plus que l’appartenance confessionnelle, le rapport personnel à la foi exprimé dans les mémoires constitue bien un facteur majeur qui permet d’expliquer le niveau du seuil de tolérance aux tueries comportant une dimension religieuse. Les massacres condamnés par les fidèles les plus ardents sont presque toujours commis par leurs adversaires religieux tandis que les autres mémorialistes jugent comme des excès aussi bien des massacres commis par leurs coreligionnaires que des tueries perpétrées par les croyants de l’autre Église. Mais l’explication de la diversité des seuils de tolérance ne peut s’affranchir de chronologie dont il s’agit désormais de mesurer le rôle.
Des points de vue inscrits dans le temps
Il est possible d’envisager l’évolution des seuils de tolérance à deux échelles de temps : celle de la vie d’un mémorialiste et celle de la période au cours de laquelle l’ensemble des œuvres du corpus a été mise par écrit.
Une évolution de la sensibilité individuelle ? Le cas de Claude Haton
Pour appréhender l’éventuelle évolution du seuil de tolérance d’un même individu au cours des guerres de Religion, il est nécessaire de s’appuyer sur les écrits d’un mémorialiste qui rend compte d’un nombre important de massacres religieux et qui rédige son œuvre de manière progressive. Les mémoires du prêtre champenois Claude Haton remplissent ces conditions. L’ecclésiastique est auteur de 37 récits de massacres religieux survenus entre 1561 et 1581. Le manuscrit conservé à la Bibliothèque nationale de France (ms. fr. 11575) est une réécriture, peut-être par l’auteur lui-même, d’un texte antérieur. Pour les deuxième et troisième livres, qui contiennent les récits de massacres, la distance chronologique est assez faible entre les évènements et la rédaction, même s’il ne s’agit pas d’un journal tenu au quotidien54. Ce texte permet donc une analyse quantitative fondée sur l’évolution du nombre de références au dépassement du seuil de tolérance de l’auteur.
Ces données doivent être analysées avec prudence car l’absence d’indication explicite du dépassement du seuil de tolérance ne veut pas forcément dire que l’auteur n’est pas scandalisé par les évènements qu’il relate. La lecture du graphique ne révèle pas de phénomène d’accoutumance : si 11 des 13 massacres survenus entre 1569 et 1577 ne sont pas présentés comme des abus, c’est plus parce qu’ils sont commis par des coreligionnaires qu’en raison d’un abaissement du seuil de tolérance de l’auteur, Claude Haton pouvant être classé parmi les mémorialistes dont l’ardeur religieuse est la plus forte. De même, la dénonciation presque systématique des tueries commises entre 1579 et 1581 ne signifie pas que l’auteur a une sensibilité accrue aux meurtres collectifs lorsqu’il en rend compte, ces massacres étant perpétrés par des protestants. Enfin, le raccourcissement des descriptions des violences – dont le graphique ne rend pas compte – ne témoigne pas nécessairement du fait que l’auteur s’est habitué aux massacres religieux. Si les évènements de 1579 sont relatés de manière particulièrement brève et si certaines descriptions sont communes à plusieurs lieux (Caux, Cabrières et Laurens55), c’est sans doute en raison du manque d’informations de l’auteur champenois sur ces tueries commises en Languedoc. Claude Haton ne semble donc pas s’être accoutumé aux massacres religieux.
Périodes de rédaction des mémoires et seuils de tolérance
L’évolution du seuil de tolérance aux violences de masse peut aussi être scrutée pendant les six décennies (des années 1570 aux années 1620) au cours desquelles les mémoires ont été rédigés. Il s’agit d’évaluer les effets du contexte d’écriture sur la manière de présenter les tueries. Les mémorialistes qui écrivent pendant les conflits ont-ils un seuil de tolérance plus directement lié aux appartenances confessionnelles des victimes et des massacreurs que les auteurs postérieurs ? Les massacres sont-ils condamnés de manière plus systématique dans les textes rédigés alors que la paix est revenue ? Il n’est pas possible de mener ici une analyse quantitative fondée sur l’ensemble du corpus dans la mesure où elle devrait reposer sur plusieurs dizaines de textes dont il serait possible de dater les versions successives et qui contiendraient un nombre suffisant de récits de tueries pour que l’étude soit significative. On s’appuiera donc sur les textes des sept mémorialistes qui relatent plus de cinq massacres religieux et dont la période de rédaction est connue.
On peut partager les auteurs en deux catégories en fonction de la période de rédaction. Six mémorialistes écrivent leur texte, la majeure partie de leur œuvre ou des notes servant ensuite à la rédaction des mémoires pendant les guerres. Leurs réactions aux massacres religieux ne sont pas homogènes : tandis que deux meurtres collectifs sur trois tueries condamnées par Michel de Castelnau sont commis par des coreligionnaires, tous les massacres considérés comme des excès par Eustache Piémond sont perpétrés par des protestants. Néanmoins, les auteurs les plus intransigeants à l’égard de la violence de leurs ennemis écrivent tous leurs mémoires au temps des conflits. Ces mémorialistes sont, par ailleurs, ceux qui affirment le plus leur identité religieuse dans le cadre d’un combat pour le triomphe de leur camp, croyant, catholiques comme protestants, être soutenus par Dieu56. L’époque de rédaction constitue donc une explication convaincante à l’acceptation fréquente des violences lorsqu’elles sont exercées contre les ennemis de Dieu et à leur condamnation quand elles sont dirigées contre des frères dans la foi. Elle permet également de comprendre pourquoi, dans les mémoires, l’approbation du massacre des protestants n’est pas fondée, comme nous l’avons vu, sur la nécessité de purifier le royaume par la destruction des hérétiques : la plupart des textes sont rédigés après la Saint-Barthélemy qui consacre la défaite de la croisade contre les ennemis de Dieu57. On note néanmoins l’importance de cette crainte d’un anéantissement du protestantisme chez le calviniste de Millau pour qui le massacre de Wassy est un modèle pour ceux qui ont l’intention d’ « exterminer toutes les Églises réformées du dit roïaulme58 ».
Le réformé Jacques Gaches est le seul auteur qui relate plus de cinq massacres religieux et dont l’œuvre est composée après la fin des affrontements. Il ne se différencie pas des six autres mémorialistes par une plus forte condamnation des massacres religieux ou par la dénonciation plus fréquente d’abus commis par ses coreligionnaires. C’est par son refus des représailles, position fondée explicitement sur « la religion » qui invite à « laisser la vengeance à Dieu59 », que Jacques Gaches se distingue des autres auteurs en condamnant un massacre commis à Castres (juillet 1562) par des protestants60. Il est néanmoins difficile de savoir si le mémorialiste partageait ce point de vue dès les guerres de Religion ou s’il l’a adopté après le retour de la paix.
Dans sept autres mémoires dont la date de rédaction peut être estimée et est postérieure à 1598, moins de trois massacres par œuvre sont présentés comme des actes abusifs. Il s’agit presque systématiquement de la Saint-Barthélemy, à l’origine d’un choc mis en valeur par des mémorialistes protestants comme catholiques. Ainsi, Henri de La Tour d’Auvergne se montre horrifié par le bain de sang et précise que les violences ont été le point de départ de son adhésion à la Réforme, qu’il affirme ouvertement à partir de 157561 :
cet acte inhumain […] me navra le cœur, & me fit aimer & les personnes & la cause de ceux de la religion, encore que je n’eusse nulle connoissance de leur creance62.
L’excès aurait ainsi eu des conséquences cruciales sur la trajectoire individuelle du mémorialiste. L’auteur précise en outre que lors de cette « détestable et horrible journée », Dieu l’a conduit pour qu’il n’ait été ni « massacré, ny massacreur ». Écrire après les guerres de Religion nécessite ainsi de prendre position face à un meurtre collectif alors reconnu comme un acte inhumain y compris par des catholiques. Les références aux autres massacres sont, au contraire, très peu nombreuses dans ces mémoires rédigés au début du xviie siècle. L’époque de rédaction, éloignée des évènements, explique la sélection des faits dans la mémoire individuelle : alors que la paix est revenue, le souvenir de la tuerie la plus marquante du xvie siècle est conservé en raison de l’excès sans équivalent qu’elle représente et l’abus n’est plus une caractéristique de plusieurs épisodes meurtriers comme c’était le cas dans les œuvres antérieures.
La période de rédaction des mémoires d’individus tous contemporains des guerres de Religion constitue donc bien un facteur qui permet d’expliquer la diversité des seuils de tolérance aux massacres religieux. Pour autant, les exceptions rappellent que les points de vue des acteurs ne sont pas déterminés par les contextes dans lesquels ils s’inscrivent.
Conclusion
Les relations de massacres religieux commis au xvie siècle dans les mémoires témoignent de la grande diversité des seuils de tolérance aux violences de masse. Certaines tueries sont fortement condamnées ou semblent susciter un malaise tandis que d’autres sont justifiées à demi-mot ou de manière explicite. À la lecture des mémoires, ce sont le caractère extrême des violences et la perpétration d’actes de brutalité en temps de paix qui suscitent l’indignation des auteurs, mais ces motifs ne suffisent pas à expliquer la pluralité des points de vue. La sensibilité individuelle est liée, en effet, à la fois à l’identité religieuse de ceux qui prennent la plume pour écrire le récit de leur vie et à l’époque de rédaction des textes. Ces deux facteurs qui échappent à la perception des auteurs sont souvent associés : dans l’ensemble, les mémorialistes qui composent leurs textes le plus tardivement sont aussi ceux qui affirment peu leur identité religieuse et qui se montrent plus fréquemment scandalisés par des massacres commis par leurs coreligionnaires.
La lecture des publications des mémoires aux xviie et xviiie siècles révèle la permanence de la mise en avant des cruautés des violences religieuses, désormais par les éditeurs, pour condamner les tueries. La note dépourvue de tout caractère explicatif insérée dans l’édition des mémoires de Michel de Castelnau dans la Collection universelle des mémoires particuliers, en témoigne en 1788 :
En considérant ces scènes continuelles de carnage & de dévastation, on ne sait si on lit l’histoire d’un peuple civilisé ou celle de quelques hordes de Cannibales. Tant de calamités, résultats ordinaires des guerres civiles, & surtout des guerres de religion, doivent en faire détester le souvenir63.
Au siècle du Traité sur la tolérance de Voltaire (1763), les éditeurs expliquent la brutalité des guerriers de Dieu par leur fanatisme auquel nul n’aurait pu échapper. Ainsi, selon les éditeurs des mémoires de Jacques Pape, en 1789, ce seigneur protestant « céda au torrent de l’exemple. Comme ses contemporains, il fut cruel & barbare, en combattant au nom d’une religion de paix & de charité64 ».