Depuis le début du xxie siècle, les acteurs de l’art contemporain tendent majoritairement à considérer les arts immersifs sous un seul prisme, celui des nouvelles technologies. À l’ère de l’hyperconnectivité, de l’omniprésence des réseaux sociaux et de l’internet tout-puissant, le monde numérique ne cesse d’évoluer en s’imposant dans nos vies. À travers l’utilisation intensive des smartphones et des ordinateurs, les écrans saturent notre environnement jusqu’à devenir des prolongements de nous-mêmes. C’est à ce titre que, depuis trois décennies, bon nombre d’artistes ont tenté, par des dispositifs technologiques variés, de créer des œuvres interactives et connectées pour permettre au spectateur l’approche d’une nouvelle réalité, qu’elle soit augmentée ou virtuelle mais surtout, immersive.
Aux origines de l’immersion : l’attraction populaire pour l’image
Du latin in-mergo, l’immersion correspond littéralement à l’action de plonger et engloutir un corps dans un liquide ou encore de cacher et rendre invisible. Appliqué au domaine des arts et de l’image, le phénomène de l’immersion a constitué une recherche primordiale, notamment au courant du xixe siècle à travers la pratique dite des « arts spectaculaires », laquelle combinait, grâce à un ensemble d’artifices, la fascination du public pour l’image et l’expérience vécue. Il s’agissait avant tout de chercher à créer l’illusion. Cette recherche de l’illusion parfaite est au cœur d’un nouveau dispositif : le Diorama, ainsi nommé par Louis Daguerre, en 1822. Celui-ci vise à replacer des architectures ou des individus, qu’ils soient fictifs ou historiques, au cœur de dispositifs recréant leur environnement respectif d’une manière scientifique et rigoureuse. Il peut être composé d’un simple socle accompagné d’un fond peint pour les plus simples ou d’un grand nombre de détails et d’objets pour les plus complets. Populaire dans les musées d’histoire naturelle, le diorama a remplacé les vitrines d’exposition pour mieux immerger le spectateur dans ce qui fut la réalité des êtres ou objets concernés. Ce type de mise en scène efface l’environnement premier du musée ou de tout autre lieu dans lequel il s’inscrit pour créer un microcosme replié sur lui-même.
Au même titre, le panorama (pân-hórama : vision totale), dispositif composé d’une image à grande échelle légèrement incurvée, dépeint essentiellement des paysages urbains idéalisés ou encore des destinations exotiques comme une invitation au voyage. Cette incurvation de l’image offre une sensation englobante pour le spectateur et préserve l’illusion d’une projection à l’intérieur même de l’image comme celle d’une véritable expérience sans cadres ni bornes. À la conception originale du panorama se sont ajoutés des effets de lumière et une bande sonore, qui corrigent les défauts soulevés par les critiques de l’époque et accentuent l’effet immersif des œuvres1.
On retrouve aujourd’hui un tel dispositif dans le travail de l’architecte allemand Yadegar Asisi. Depuis 2012, ce dernier réalise de gigantesques panoramas en mêlant peinture, photographie et modélisation 3D, qu’il imprime sur des lés de papiers pouvant atteindre jusqu’à trente-deux mètres de haut et cent dix mètres de large. Bien que la plupart d’entre eux soient exposés dans d’anciens gazomètres allemands (car ils correspondent aux formats des rotondes dans lesquelles les panoramas étaient installés), certains sont présentés dans des espaces spécifiques comme « Le panorama XXL » à Rouen, qui a ouvert ses portes en 2014. Récemment, de nombreux musées ont également adopté le schéma « spectaculaire » apparenté à la taille imposante et embrassante du panorama à travers le système du mapping. Investi lors de l’exposition « Imagine Van Gogh » à la Grande Halle de la Villette à Paris en 2017 ou encore à l’occasion de l’exposition dédiée à l’artiste viennois Gustav Klimt à l’Atelier des Lumière à Paris en 2018, le panorama se métamorphose en nouveau moyen d’exposition « all over » d’œuvres et d’artistes emblématiques pour une expérience multi-sensorielle.
Ces préoccupations liées à la perception, actives depuis les années 1950, traduisent dans le travail de certains artistes comme Ann Veronica Janssens, Anish Kapoor, John Armleder ou encore Carsten Höller un intérêt pour l’art cinétique et optique et pour la déstabilisation du regard du spectateur, leur valant d’être relégués à la catégorie des « arts perceptuels ». Peu à peu, les notions d’espace, de vision, de mouvement et de lumière prennent une importance singulière dans la perte de repères proprioceptifs du spectateur. En 1993, Ólafur Eliasson signe avec son installation Beauty le début d’une longue réflexion menée autour des espaces immersifs et de leur action non seulement sur le spectateur mais aussi sur l’environnement périphérique à l’œuvre. C’est le cas également du travail de l’artiste américain James Turrell, qui agit dans l’espace en l’isolant de tout élément extérieur pour n’en garder qu’un lieu dépourvu de limites spatiales, baigné dans une lumière artificielle ou naturelle qui habite ses installations. Avec la série des Skyspaces, élaborée depuis le début des années 1970, le spectateur est invité à se plonger dans l’atmosphère labile d’un ciel en perpétuelle évolution selon les conditions météorologiques. Le protocole d’observation de l’œuvre, qui nécessite que le spectateur s’allonge sur le sol, crée une déstabilisation de ses repères moteurs et proprioceptifs vis-à-vis de sa position habituelle de regardeur, stable et face à l’œuvre.
Si les artistes ont appris à modeler la spatialité et la temporalité d’une œuvre pour désorienter la perception du spectateur, ces simples paramètres ne semblent pas suffire à une expérience immersive totale. Selon l’artiste plasticienne Sandrine Morsillo, le phénomène de l’immersion s’expérimente sous la condition de certains facteurs. L’illusion opère, selon elle, lorsqu’il y a une immersion participative, mais également par ce qu’elle appelle l’immersion « pluriperceptive », correspondant à une sollicitation de différents sens en plus de celui de la vision. Dans son article « Dans le white cube : le spectateur exposé aux risques de l’immersion » (2014), elle définit les caractéristiques de l’espace immersif à travers la relation du corps du spectateur à l’espace d’exposition:
« Être en immersion dans un espace, c’est percevoir l’environnement par ce qui « y agit ou qui doit y agir ». Autrement dit, la perception tridimensionnelle est en jeu ici d’abord par le corps du spectateur. Pour être en immersion, encore faut-il se sentir « présent » dans le lieu, autrement dit se référer aux perceptions naturelles de l’environnement au travers d’informations sensorielles (visuelles, auditives, tactilo-kinesthésiques, …). »2
L’immersion face aux nouvelles technologies
En 1988, l’artiste australien Jeffrey Shaw présente The Legible City, une œuvre offrant au spectateur — installé sur un vélo pourtant immobile — la possibilité de parcourir à travers un écran les rues des villes d’Amsterdam, de Manhattan et de Karlsruhe. Présentée pour la première fois au Bonnefanten Museum à Maastricht, cette œuvre devient rapidement emblématique de l’établissement d’une nouvelle catégorie d’arts dits « interactifs ». L’attrait et le développement des nouvelles technologies depuis les années 1980 ont traduit une volonté dans la sphère artistique de se réapproprier le phénomène de l’immersion en l’associant notamment à l’interactivité que proposent les interfaces virtuelles. Dans le troisième tome de l’ouvrage collectif Esthétique des arts médiatiques : Interfaces et sensorialité (2003)3 Annick Bureaud analyse les enjeux de l’introduction de l’immersion dans l’art contemporain et le rôle qu’ont pu y jouer les interfaces technologiques. Pour elle, il s’agissait alors avant tout de redéfinir l’œuvre d’art à travers la multiplication des expériences sensorielles, mais également d’introduire le toucher dans les arts plastiques en ré-intégrant le corps du public dans l’expérience esthétique et artistique.
Point de rencontre entre deux corps étrangers, l’interface créé un point de contact entre l’homme (matérialisé par ses sens incarnés dans ses organes sensoriels) et la machine (possédant des périphériques d’entrée et de sortie, analogues à nos organes sensoriels). Le point de contact peut se produire de façon « réelle » (proche du corps du spectateur) ou « virtuelle » (loin du corps). Annick Bureaud illustre le premier cas par l’œuvre Nord Versus Sud (1992) de l’artiste Piero Gilardi, installation dans laquelle le public est invité à se déchausser avant de se coucher sur une plateforme de soixante-cinq centimètres activée par un système hydraulique dont l’inclinaison peut atteindre treize degrés. Dans le cas d’un « point de contact » virtuel, elle se réfère à l’œuvre Molecular Informatics de Seiko Mikami (1996), où le regard agit comme point de contact entre le spectateur et l’œuvre grâce à un casque de réalité virtuelle. On peut ainsi toucher l’autre tout en étant coupé de nos repères réels et physiques.
Dans un chapitre de l’ouvrage Personnage virtuel et corps performatif : Effets de présence4, Marc Boucher établit un historique de l’apparition des appareils techniques et technologiques afin d’observer la relation que ceux-ci développent avec les notions de présence et d’absence du corps, mais aussi de temps et d’espace. En prenant l’exemple du téléphone, il décrit de quelle manière celui-ci va perturber les repères proprioceptifs et spatio-temporels de l’utilisateur car ce dernier s’adresse à un individu qui n’est pas présent, si ce n’est par le son de sa voix. L’effet immersif est ici lié à une notion de présence et d’absence, car l’immersion peut avoir lieu à partir du moment où le sentiment d’illusion opère (qu’il s’agisse de lumières projetées, de dispositifs remplissant l’espace, de son ou d’images). Marc Boucher illustre ses propos par la scène finale de la version cinématographique du Magicien d’Oz réalisée par Victor Fleming en 1939, où Dorothée et sa troupe découvrent la véritable identité du magicien. Ils constatent alors que celui-ci n’est qu’un homme qui a tenté de travestir son identité à travers les traits d’un corps hybride et disloqué, façonné à l’aide d’effets de fumée ainsi que d’un porte-voix. Cette relation entre absence et présence, qui contribue au processus immersif par l’illusion, est donc liée au désir de faire l’expérience de quelque chose qui irait au-delà du réel.
Telle qu’elle est expérimentée dans la pratique artistique, l’illusion à travers les nouvelles technologies offre une expérience de l’ordre de la simulation, qu’elle soit visuelle ou sensorielle. Avec l’œuvre Osmose (1995), l’artiste canadienne Char Davies propose une déambulation dans un espace virtuel créé par les logiciels de la société québécoise Softimage à travers l’utilisation d’un casque à vision stéréoscopique diffusant des images et des sons. Inspirée par l’exercice de la plongée, l’artiste explique à propos de cette œuvre qu’il s’agissait de se perdre dans un état de transe provoqué par l’incapacité à distinguer espaces visuels et réels, effet semblable à celui ressenti dans les profondeurs marines qui n’offrent que le spectacle de corps flottants, apparaissant et disparaissant de manière successive. Ici, la sensation de gravité est perturbée et tout devient alors possible : voler, sauter, flotter. La concentration du spectateur est partagée entre sensations extérieures et intérieures afin de recréer des repères qui lui sont propres tout en cédant à un lâcher prise permis par l’absence de limites rationnelles véhiculées à travers le dispositif.
Aujourd’hui, largement exploité, quelque peu galvaudé et habituellement associé au divertissement par la dimension d’interaction ludique que proposent les nouvelles technologies, le phénomène de l’immersion peut s’expérimenter directement dans le confort de son chez-soi et séduit le spectateur par l’implication et l’expérience sensorielle qu’il propose. Dans son application quotidienne, on retrouve l’usage récurrent de certains dispositifs : le casque à réalité virtuelle, la monumentalité des installations ou encore la présence quasi-systématique d’écrans sont autant d’éléments devenus aujourd’hui caractéristiques de l’immersion dans le champ de l’art. Un seul facteur commun prédomine toutefois : la présence du spectateur comme à la fois regardeur et acteur. À travers des dispositifs technologiques déployés dans les lieux d’exposition, l’immersion dans le champ artistique propose un nouveau type d’espace-temps, générant une perte de repère en englobant l’individu dans un milieu dans lequel ses sens seraient déstabilisés. En 2013, la thématique de l’immersion a été au centre de l’exposition « Dynamo » au Grand Palais à Paris. Plus récemment, elle a également attiré l’attention du ZKM (Zentrum für Kunst und Medien) de Karlsruhe, qui lui consacre une exposition entière en 2017 sous le nom de « The Art of Immersion » en présentant des pièces de Jean-Michel Bruyère et Dennis Del Favero, ainsi que du collectif Granular-Synthesis sous forme de projection panoramique à 360 degrés.
Loin cependant d’être un phénomène propre aux arts visuels, la recherche d’un état immersif s’étend aux préoccupations sociologiques, qu’elles soient de l’ordre de l’instauration d’une société du spectacle et du divertissement ou d’une volonté de créer des organisations sociales en marge d’un ordre considéré comme insatisfaisant. Comme le constat d’un renouveau, il semble aujourd’hui primordial de souligner une volonté, de la part de certains artistes, de dissocier le phénomène de l’immersion de celui des arts immersifs en proposant une analyse sur les différentes interfaces, lieux ou comportement sociaux quotidiens qui permettent également l’état immersif. Il s’agit d’analyser comment cette recherche s’accomplit également dans une quête d’identité au sein d’un ordre social bouleversé qui, à travers la volonté de ses acteurs, vise à être réinventé à travers le collectif.
Du collectif à l’individualisme
Les notions de collectif et de commun ont depuis toujours été à l’origine d’une question fondamentale : celle du « faire-société », dans des conceptions sociales utopiques. La question d’un « vivre-ensemble » a alimenté les réflexions des penseurs, à la recherche d’un idéal fédérateur. Dans cette utopie d’une organisation sociale harmonieuse, tournée vers l’intérêt commun, citons, entre autres, le livre Utopia de Thomas More paru en 1519. Le basculement du collectif à l’individu est issu de la question du sujet, initiée par Descartes, qui appelle à repenser le soi comme un sujet pensant, et poursuivi par Locke, avec les notions d’identité et de conscience personnelles. En développant une pensée rationnelle prônant l’émancipation, Kant évoque la responsabilité dans l’émancipation de l’état de tutelle afin de parvenir à penser en termes de communauté ; il s’agit alors de réinventer la liberté personnelle dans le souci d’un vivre-ensemble que permet le contrat social théorisé par Rousseau. La pensée des Lumières donne, quant à elle, de l’ampleur à l’idée de l’individualité.
Avec la révolution française émerge à nouveau le désir d’un retour à la nation. S’ensuit la création d’un imaginaire et d’une mystique empreints de nationalisme. Le concept de « nation » prend alors une importance singulière et forme le pilier de l’identité individuelle et collective. Le xixe siècle est également une période propice à la remise en question après l’hégémonie de la pensée des Lumières. L’universalisme et la raison prônés jusqu’alors sont questionnés par le courant romantique. La vague du romantisme a formé une pensée tournée vers un recentrement sur l’expérience individuelle. L’abandon du rationalisme est alors un abandon de l’universel « extérieur ». Le retour de l’homme sur son paysage intérieur ne fait uniquement référence à un voyage individuel et subjectif, mais également à un retour à ses racines, à une culture commune qui le constitue en tant qu’individu (donc en tant que partie d’un tout, ici d’une nation). Dans le même esprit, le retour vers la notion de communauté et d’expérience commune est présent dans le concept d’œuvre d’art totale développé par l’opéra de Wagner au xixe siècle. Tel qu’il le décrit, il s’agissait de créer une expérience sensorielle et mentale complète, hors du temps, permettant de connecter les individus par les énergies fédératrices se dégageant de la communion de toutes les formes d’art (poésie, musique, théâtre, danse) mais également des éléments présents sur scène tels que les costumes, les décors et les lumières.
Aujourd’hui, nous vivons dans un monde où la globalisation des sociétés contribue paradoxalement à alimenter l’individualisme. Si les idéaux développés depuis le siècle des Lumières ont aspiré à l’établissement d’une nation commune tournée vers un équilibre entre l’individu et le collectif, ces derniers ont probablement contribué à l’essor du système capitaliste contemporain. En réponse à ce nouveau système sociétal du « chacun pour soi », certains groupes tendent à un retour vers un esprit de communauté et sont à l’origine d’une mutation des codes et des fonctionnements humains. Ainsi se pose la question du « vivre-ensemble » à l’ère contemporaine, qui fait naître dans nos pratiques quotidiennes des désirs d’immersion comme autant de nouvelles manières de créer des formes de socialisation.
« Tous pour un, un pour tous » : l’importance de l’immersion dans l’expérience collective
Explorer toutes les formes d’immersion finalement nées de ce conditionnement à l’individualisme revient alors à interroger à la fois l’immersion à l’échelle de l’individu, mais également l’immersion collective au sein d’un système sociétal de référence. Le phénomène de l’immersion étudié d’un point de vue sociologique s’apparenterait alors à l’expérience d’une synergie collective proposant à l’individu de se recentrer sur des intérêts partagés, permettant ainsi l’établissement de nouveaux codes sociaux. Si elle est synonyme de rassemblement, la communauté peut alors, en plus de désigner un groupe d’individu, s’illustrer symboliquement au sein d’espaces de réunion, qu’ils soient réels ou virtuels. La recherche d’un état immersif au sein d’une communauté préétablie peut, dans ce cas, également être une démarche individuelle qui s’exprime à travers des rituels contemporains dans le but de valoriser un Soi dans un tout.
C’est cette observation de l’évolution de la société de masse vers un individualisme que Michel Maffesoli a décrite en 1988 dans son livre Le temps des tribus : le déclin de l’individualisme dans les sociétés postmodernes. Dans cet ouvrage, le sociologue français ne considère plus la société comme un tout mais comme une infinité de groupes polymorphes qu’il nomme « tribus ». Ces tribus contemporaines, ou « néo-tribus », sont des groupes de personnes initiées et réunies autour de ce qui construit les sociétés modernes, comme l’image, qu’il classe dans sa définition des symboles « totem ». Points de rassemblements et de repères qui définissent l’établissement et l’appartenance à chaque communauté, ces « totems » peuvent prendre différentes formes selon Michel Maffesoli. Du style vestimentaire et musical aux idéaux partagés, ils constituent des « points de ralliement », de reconnaissance et rapprochent ainsi un groupe d’individus autour d’émotions en commun, créant par la même occasion un imaginaire propre et propice à la formation d’une communauté. Émotions et affects obtiennent dès lors une place centrale au sein des rassemblements, qu’ils soient éphémères ou établis. L’état immersif découle de ces observations, puisqu’il amène des individus marginaux vers un instant « t » qui produit, en se nourrissant d’un imaginaire collectif et partagé, une émotion collective et fédératrice.
Pourquoi le besoin de tendre vers une autre réalité devient-il pour certains une nécessité ? Ce phénomène d’extraction du réel est une attitude symptomatique de l’Homo sapiens technologicus, en recherche constante de ce qui « l’invente et le réinvente » — formule largement usitée par le marketing actuel — en tant qu’être « singulier et particulier » (notamment à travers les écrans, la publicité ou Internet). Ce comportement illustre les dérives de la tendance individualiste qui consiste à s’affranchir de toute obligation de solidarité et à ne vivre que pour soi en s’éloignant des autres, attitude caractéristique de l’homme « hyper-contemporain ».
L’immersion et la communauté sont deux notions qui, si elles ont tendance à s’inscrire dans une analyse sociologique et anthropologique, font également l’objet d’analyses dans le champ des arts visuels. Ces dernières découlent non seulement d’une réflexion menée par des artistes contemporains, mais également d’un répertoriage de chaque nouvelle interface mise à notre disposition à travers le temps : la présentation en 1989 de l’œuvre The Legible City de Jeffrey Shaw, pionnière dans la catégorie des arts dits « immersifs », coïncide avec une période charnière de démocratisation des systèmes informatiques à travers le début de la commercialisation des ordinateurs. Ces derniers ont conduit par la suite à l’apparition d’interfaces plus développées comme le casque à réalité virtuelle, le cinéma 3D et même le smartphone, qui est aujourd’hui capable de réunir toutes les fonctionnalités des différents appareils cités.
Ce nouveau numéro de RadaR se propose de déplacer notre regard hors des constats qui ont été émis à de nombreuses reprises par des chercheurs issus du champ de l’art contemporain, en analysant davantage les formes d’immersion extérieures au simple domaine des nouvelles technologies et de leurs dispositifs techniques. Confronter la recherche d’immersion au désir d’un retour vers le collectif revient alors à questionner les causes et les effets de l’immersion sur un groupe, ainsi que son rapport au réel et au virtuel.
L’analyse de la société contemporaine et de ses schémas de pensée telle que nous la développons dans ce troisième numéro de la revue RadaR souhaite établir un croisement entre dispositif immersif et dispositif communautaire, en prenant en compte un caractère humain et relationnel entre l’individu et la collectivité. Questionner la volonté des individus d’esquisser d’autres espaces-temps partagés et immersifs, c’est finalement, selon l’étude de l’expérience immersive en tant que pratique sociale et maïeutique, faire exister et donner une voix à des formes de communautés et de « vivre-ensemble » qui nous échappent.