1. Problématique et questions de recherche
Pourquoi traiter du rapport entre ce que l’enseignant demande à l’élève de faire – dans le cadre d’une activité d’un certain type – et l’outillage de l’élève pour l’activité concernée ?
Il nous faut dire tout d’abord qu’en ce qui concerne la didactique pour les arts visuels, la question de l’outillage de l’élève pour différentes activités d’apprentissage en AV a commencé à peine à être traitée, depuis une vingtaine d’années, avec le développement des approches didactiques qui contribuent à resituer cette discipline en tant que concernée par des savoirs enseignables et donc par des apprentissages avérés, évaluables, par la problématisation au service des apprentissages, par le rapport problème-solution (Juhasz, 2016 ; Ouitre, Bonnette, Huchet, 2022 ; Gaillot, 2006 ; Fabre, 2017 ; Herth, 2016)1. Nous précisons néanmoins que ces approches rencontrent des résistances bien connues, telles que le fait de considérer les arts à l’école comme « une aération de l’esprit » ou comme « une discipline au service des autres » ; « un refus de penser les démarches de création et de les didactiser » sous prétexte que « “la chose artistique” doit se “sentir” et ne s’explique pas forcément » (Ouitre, Bonnette, Huchet, 2022, p. 130). Or, ainsi que le soulignent les auteurs cités, « ces postures ne sont pas sans conséquence lorsqu’il s’agit d’enseigner ces activités ou de former à leur enseignement » (id.). Ajoutons que la science didactique s’intéresse à toute situation de transmission de culture (Sensevy, 2011).
Ensuite, lorsqu’on parle d’outils de l’enseignant ou d’« outils d’enseignement » (Wirthner, 2017), on fait référence non seulement aux artefacts mais aussi aux outils cognitifs/intellectuels d’organisation et de conduite de dispositifs d’enseignement-apprentissage2, alors que du côté de l’élève, notamment pour ce qui est de la discipline AV, on parle davantage d’objets qui organisent matériellement l’espace de son travail que d’outils intellectuels / procéduraux / stratégiques…
Or, dans la perspective anthropologique du didactique (que nous adoptons ici), les outils ou artefacts « ne doivent pas être analysés en tant que choses mais comme médiateurs de l’usage » (Rabardel, 1995, p. 34). En tant que tels, ils constituent d’importants organisateurs de l’articulation entre acquisition de techniques et de savoirs, réception-interprétation d’œuvres et productions plastiques, articulation difficile à imaginer en dehors de normes, qu’elles soient implicites ou explicites, saturées ou ouvertes aux nuances, relevant du prescriptif comme attente préétablie ou de l’invention d’attentes au service d’un « processus d’émancipation » (Fabre, 2017)3. Ainsi que le souligne l’auteur cité, chacun des ordres (technique, corporel, gestuel et postural) qui structurent cette normativité permettant le déploiement de la pratique artistique, et qui allient régime du sensible et régime cognitif,
doit faire l’objet d’un outillage à destination des élèves, voire des enseignants, tant il apparaît que les situations et les préconisations auxquelles sont confrontés les uns et les autres requièrent souvent d’eux qu’ils sachent mettre en œuvre des modes de faire et déployer des normativités pour lesquels ils ne sont pas, guère ou mal outillés, ce qui ne leur permet pas ou insuffisamment de « construire les autorisations symboliques et les ressources qui permettent une liberté effective et une activité efficace »
(Rochex, 2017, p. 13-14)
Enfin, de nombreuses observations de situations d’enseignement-apprentissage effectuées par l’équipe de formateurs en didactique des AV de l’IUFE (Institut universitaire de formation pour l’enseignement) de Genève mettent en évidence un effet de substitution de l’outillage par les outils (ou plus précisément par la mise à disposition des élèves de supports, outils/instruments), l’interaction avec ceux-ci étant considérée comme allant de soi. Or, comme l’a bien montré Tardif (1992) pour les connaissances4, les ressources matérielles requièrent l’intervention de l’enseignant dans leur organisation, ce qui implique qu’on interroge les conditions d’interaction des élèves et de l’enseignant avec le milieu en termes de savoirs :
Quelles sont les connaissances nécessaires à l’interaction avec le milieu ou produites par cette interaction ? Ces connaissances font-elles partie des connaissances caractéristiques du savoir à enseigner ? Sinon, à quel(s) savoir(s) sont-elles relatives ? Quand ce sujet est un professeur en situation didactique, d’autres questions se posent : le professeur contrôle-t-il le milieu avec lequel l’élève interagit ? Le professeur lui-même est en situation, et en interaction avec un milieu. Quelles sont les connaissances du professeur nécessaires à l’interaction avec le milieu ou produites par cette interaction ?
(Margolinas, 1998, p. 3)
Le phénomène de neutralisation de l’outillage par les outils met en lumière des épistémologies pratiques (au sens de Sensevy, 2007) centrées sur les productions finales des élèves au détriment de la prise en compte de l’activité intellectuelle impliquée par les apprentissages visés ; ce qui fait que, dans la « précipitation » vers le produit final, l’accompagnement de l’élève s’éloigne des attentes du contrat-milieu. Dans l’enseignement des AV, il n’est pas rare de constater, tout comme en éducation physique, « des rapports assez lointains entre consignes et régulations » (Boudard, 2010, p. 132)5, phénomène qui conduit à interroger le statut du travail de l’élève sur le plan des apprentissages visés, sous l’angle des implications de l’activité en jeu.
À quel outillage de l’élève invitent les attentes énoncées par l’enseignant d’AV à l’intention des élèves ? Sur quoi l’enseignant peut-il compter pour amener les élèves à répondre à ses attentes en sachant qu’il doit faire preuve d’une certaine réticence didactique6 ? Comment son agir didactique prend il en compte le besoin procédural des élèves pour un travail qui se veut créatif ?
Dès lors, l’analyse didactique des productions des élèves sous l’angle du rapport entre contrat-milieu et outillage de l’élève devient un objet nécessaire à traiter en formation, un objet dont on peut faire l’hypothèse qu’il est susceptible de contribuer au développement professionnel des formés dans la mesure où il amène à penser les apprentissages de l’élève sous l’angle de l’activité cognitive que permet l’aménagement didactique de son travail par l’enseignant. Ainsi que le soulignait Orange (2006),
une analyse de pratiques didactique met nécessairement en jeu un cadre d’interprétation des productions des élèves, c’est-à-dire que non seulement ce cadre intervient dans l’analyse, mais il est à terme, pour le formé, l’enjeu de cette analyse. Le but est de permettre à l’enseignant en formation de penser les apprentissages à travers l’activité intellectuelle des élèves que permettent les situations qu’il met en pratique. Travailler cette articulation, c’est travailler une articulation théorie/pratique
(Orange, 2006, p. 126).
Les relations entre les productions scolaires et les apprentissages peuvent se représenter dans un triangle qui les relie aussi aux savoirs visés et aux activités intellectuelles déployées en cours de production
(Orange, 2006, p. 123).
2. Méthodologie et données récoltées
S’intéresser à l’outillage de l’élève au-delà des ressources matérielles qui organisent son travail implique une méthodologie qui tente d’inférer les enjeux cognitifs d’une activité proposée, à partir des indications que fournit l’élève au regard de ce qu’il lui est demandé de faire et du milieu didactique qui lui est proposé, puisque ces enjeux ne peuvent pas être directement observables :
Une analyse de pratiques didactique se doit donc d’interroger les situations d’apprentissage selon l’activité intellectuelle des élèves qu’elles permettent. Mais c’est là que les choses se compliquent. Cette activité intellectuelle n’est bien sûr pas directement observable. Que ce soit lors d’une analyse a priori (avant la mise en œuvre de l’enseignement) ou a posteriori, c’est le travail de l’élève qui donne des indications sur cette activité. Or ce travail n’est facilement accessible qu’à travers ses productions, écrites, orales etc. Il peut s’agir de productions intermédiaires ou finales, abouties ou pas, escomptées ou réellement observées
(Orange, 2006, p. 124-125).
Dans cette optique, l’analyse du milieu didactique aménagé par l’enseignant à l’intention de l’élève (vu à la fois comme outil de l’élève et outil de l’enseignant au service du pilotage des apprentissages visés) s’avère incontournable, d’autant que « le milieu joue un rôle important dans la détermination des connaissances que le sujet, son antagoniste, doit développer pour contrôler une situation d’action » et que « ce qui est dévolu est bien un rapport à un milieu » (Brousseau, 1990, p. 312). À ce propos, Filliettaz (2018) nous fait remarquer que « la mise en visibilité des savoirs dans l’interaction est fondée également sur la manière dont les participants s’engagent dans l’environnement matériel et font usage des éléments de cette matérialité » (p. 143-144). La prise en compte de cet aspect imprime à notre dispositif méthodologique ancré dans l’approche clinique expérimentale des faits didactiques (Leutenegger, 2009 et 2008/2012) une orientation sémio-pragmatique (Rickenmann, 2008 ; Rickenmann & Lagier, 2008) centrée sur l’analyse des rapports de significations qu’entretiennent les co-agents (Sensevy, 2007, p. 16) ou les transactants (Sensevy & Mercier, 2007, p. 188) avec le milieu didactique.
Nos données sont issues de trois dispositifs didactiques mis en œuvre par des stagiaires en première et en deuxième année de formation initiale à l’enseignement secondaire genevois7. Il s’agit de différentes « traces » (langagières / plastiques / iconiques / artefactuelles / corporelles…)8 récoltées lors d’observations in situ de leçons, dans le cadre de leurs suivis de stage (en responsabilité ou en responsabilité partagée).
Nous tenons à préciser également que dans le cadre de cette étude, notre statut de chercheur croise celui de formateur intervenant dans le suivi des stagiaires dont nous analysons les trois enseignements présentés.
Voici nos principaux outils d’analyse des événements didactiquement remarquables qui correspondent aux traces récoltées :
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l’analyse a priori, qui vise, pour l’essentiel, à identifier, d’une part, les contenus et savoirs sous-jacents à la réalisation de l’action, et d’autre part, les problèmes posés aux élèves et les conduites typiques qu’ils sont susceptibles d’adopter (Brière-Guenoun, 2017, p. 68). Pour analyser ce que l’élève est invité à faire / ce qu’il peut faire / la manière dont il interprète les attentes de l’enseignant, nous nous focalisons sur les propriétés (langagières, matérielles…) de l’activité telle que donnée à faire, pour essayer de dégager les contenus qui permettent de l’effectuer, à partir des règles d’action proposées à l’élève (qui agissent comme des variables positives ou des contraintes) et des ressources auxquelles l’élève a ou peut avoir accès (ressources externes, relevant du milieu matériel, ou internes, relevant des acquis des élèves en termes de savoirs)9 ;
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l’analyse a posteriori, qui procède de l’observation des faits en investiguant le sens construit par les acteurs dans l’action conjointe relativement aux enjeux de savoir (Brière-Guenoun, 2017, p. 68).
Notre regard didactique sur l’évolution des conduites d’étude des élèves et leur accompagnement par l’enseignant cherche à cerner les « besoins » procéduraux des élèves (et donc les éléments candidats à leur outillage) et débouche nécessairement sur une analyse du travail de l’élève en termes de progression des apprentissages, qui n’est pas à confondre avec l’enchaînement des actions/étapes conduisant à la matérialisation d’un projet en tant que produit fini. Pour des raisons similaires, nous distinguons entre, d’une part, une conduite d’apprentissages induits par des contraintes opérant sur le milieu, et d’autre part, une démarche partisane de l’application de consignes en vue de l’« obtention » d’un produit plastique.
À la lumière des préoccupations susmentionnées, trois focales d’analyse peuvent émerger dans l’économie de notre démarche : les attentes formulées à l’intention des élèves quant au travail à effectuer et leur degré d’articulation aux visées d’apprentissage initialement déclarées ; les implications de l’activité en termes de pratiques de savoirs, défis, contraintes, marge de manœuvre, possibilités, etc. ; les indices d’outillage de l’élève pour la réalisation de son travail.
Ces focales permettent, à nos yeux, de saisir les conceptions enseignantes de l’apprentissage des élèves, un enjeu d’une grande importance pour la formation et la recherche en didactique.
3. Éléments de cadrage théorique de l’étude
3.1. Cadre institutionnel de l’étude
Précisons d’entrée de jeu que cette étude est ancrée dans les attentes de la formation initiale des enseignant.es d’AV à Genève, telle qu’orientée par le référentiel de compétences en vigueur dont nous évoquons ici le volet « Composantes relatives à l’enseignement-apprentissage de la discipline »10, sur lequel les formateurs mettent un accent particulier dans le cadre de leur accompagnement des stagiaires sur le terrain et en atelier de didactique. L’attente de la formation quant à l’outillage des élèves pour les activités qui leur sont proposées est présentée en formation comme une nécessité permettant entre autres d’éviter à l’enseignant de solliciter de la part des élèves un agir créatif reposant sur leurs ressources internes/psychologiques (ce qui relève d’une vision innéiste de la créativité).
Voici un « carnet d’attentes » relatives à l’enseignement-apprentissage de la discipline AV (mais qui intègre également des éléments génériques relevant de la profession enseignante), inspiré du référentiel susmentionné11 :
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Penser l’enseignement des APV en termes d’aménagement d’un milieu didactique/milieu d’étude pour l’élève (matériel et symbolique) en lien avec des référents culturels riches qui doivent faire milieu évolutif, c’est-à-dire être exploités en termes de contenus d’apprentissage, de façon à permettre aux élèves de progresser au travers des stratégies d’étude et non pas être simplement convoqués sous leurs aspects illustratifs / allusifs / encyclopédiques.
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Orchestrer son enseignement essentiellement en fonction des apprentissages des élèves (dans cette optique, isoler les contenus d’apprentissage constitue une priorité dans la planification de son enseignement).
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Structurer son enseignement en proposant aux élèves des activités variées (activités de réception-interprétation, de production et de communication) ancrées dans une direction des apprentissages ; articuler les activités en termes de progression des apprentissages, ce qui permet de faire évoluer les objets de savoir et d’outiller les élèves pour les attentes du contrat-milieu. Clarifier en quoi il y a progression, sur quoi elle repose, quels indices permettent de la légitimer. Prendre en compte le principe de la gradation des apprentissages, complexifier les activités sur le plan des défis cognitifs posés aux élèves.
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Problématiser les savoirs, poser des défis/contraintes didactiques qui conduisent à la/induisent la construction des savoirs concernés. En termes de dispositif didactique, ce sont surtout les contraintes (variables de l’activité des élèves / défis cognitifs) qui permettent leur entrée dans le processus de créativité.
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Clarifier le sens didactique de la « liberté » / de la marge de manœuvre de l’élève dans l’activité. Il ne peut pas s’agir d’une liberté totale, sans cadre ni contraintes, autrement on risque d’être hors l’enseignement. Ce que l’élève fait de façon libre, en dehors de contenus qui sous-tendent le contrat-milieu, n’est pas de la dévolution. Penser donc la dévolution sous l’angle des apprentissages visés !
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Articuler contrat-milieu collectif et projet individuel, en sachant que la variété des productions des élèves n’est pas forcément une garantie de créativité ; mutualiser et institutionnaliser les savoirs pour la culture commune de la classe et surtout pour outiller les élèves.
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Le « faire » des élèves n’est pas forcément une garantie de leurs apprentissages : ce n’est pas simplement parce qu’ils sont invités à « faire » qu’ils apprennent, en l’absence de contraintes qui amènent à la construction de stratégies d’action ;
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Les retours sur le travail des élèves doivent permettre aux élèves de réinvestir les contenus des activités préparatoires ;
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Veiller à équilibrer contrat et milieu ; assurer la cohérence définition-régulation-évaluation ;
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Articuler évaluation formative et évaluation certificative. L’objet de l’évaluation est la progression de l’élève et non pas sa performance locale, ce qui invite à prendre en compte la zone proximale de développement (Vygotsky, 1997). Les critères d’évaluation doivent être pensés en lien avec les contenus d’apprentissages mis à l’étude à travers les activités et les milieux proposés à l’élève12.
À la lecture de ce « carnet », notre étude peut paraître comme relevant d’une démarche paradoxale, dans la mesure où elle allie la normativité qui caractérise les documents prescriptifs (IUFE, 2011a et IUFE, 2011b/2019 ; PER, 2010) et l’intérêt pour la compréhension de l’agir enseignant.
Il nous faut néanmoins préciser qu’en dépit de leur caractère déontique tributaire des décisions politiques et des attentes sociétales et institutionnelles, le rôle de ces documents n’est pas d’imposer des schémas ou modèles d’action mais d’offrir des cadres, des principes d’action et des orientations qui permettent une certaine souplesse dans l’organisation et la structuration de l’agir enseignant, notamment dans la discipline AV. Dans ce sens, la plupart des contraintes qu’affichent les documents dits « prescriptifs » sont à traiter comme des variables d’action permettant le déploiement d’une créativité (ou ingéniosité) didactique, de la même manière que les contraintes posées aux élèves visent leur entrée en processus de créativité.
Les prescriptions officielles reflètent en dernière analyse le côté rationalisé et le côté souple qui caractérisent le travail enseignant (Tardif & Lessard, 1999).
3.2. L’outillage de l’élève : positionnement épistémique
Dans l’explicitation de notre problématique, nous avons insisté sur le fait que dans l’enseignement des AV, outillage et outils de l’élève se confondent souvent, le premier terme étant absorbé par le second. La conséquence de cette « confusion » / « absorption » / « superposition » au plan de l’épistémologie enseignante est que les objets qui organisent matériellement l’espace du travail de l’élève (supports, outils, instruments, médiums) sont investis du pouvoir magique d’« apporter » à l’élève la « solution » aux défis qui lui sont posés. Notre positionnement consiste à considérer que s’ils ne jouent pas leur rôle de « médiateurs de l’usage » (Rabardel, 1995, p. 34), en d’autres termes, s’ils ne sont pas pensés et mobilisés sous l’angle de leurs apports à l’activité intellectuelle / procédurale / stratégique de l’élève, les artefacts « ne font pas… outillage ».
La 4e attente du « carnet » présenté plus haut pourrait être considérée comme une condition à satisfaire pour construire des dispositifs d’enseignement-apprentissage conduisant à un outillage de l’élève situé dans la zone de son développement le plus proche :
Problématiser les savoirs, poser des défis/contraintes didactiques qui conduisent à la / induisent la construction des savoirs concernés. En termes de dispositif didactique, ce sont surtout les contraintes (variables de l’activité des élèves / défis cognitifs) qui permettent leur entrée dans le processus de créativité. L’activité doit être aménagée de manière à permettre à l’élève des choix d’action.
Cette vision des choses renforce l’intérêt didactique pour ce que nous pourrions appeler une véritable régulation enseignante, à savoir un accompagnement de l’élève à caractère perlocutoire qui respecte en même temps le principe de réticence didactique (Sensevy, 2007).
En AV, le répertoire d’actions enseignantes susceptibles d’outiller l’élève ou de contribuer à son outillage est potentiellement vaste (il dépend, bien sûr des objets de savoir visés, mais aussi de la manière dont l’enseignant amène le savoir et sollicite l’interaction de l’élève avec le milieu). Qu’il s’agisse d’expérimentations, de démonstrations d’ordre technique, de démarches de réception-interprétation d’œuvres, de rétroactions sur le travail, de régulation proactive/interactive des conduites d’apprentissage, un outillage pertinent de l’élève (au sens explicité plus haut) implique une analyse attentive de son pouvoir d’agir dans le cadre d’une activité.
3.3. Une étude ancrée dans la théorie didactique de l’action conjointe professeur-élèves
Les balises posées précédemment nous amènent sur le terrain de l’épistémologie pratique de l’enseignant dont l’analyse présente un intérêt de taille pour les formateurs et les chercheurs en didactiques des disciplines artistiques, en ceci qu’elle est susceptible de révéler ce que « apprendre » (en l’occurrence en AV) peut signifier pour l’enseignant. En effet, ainsi que le souligne Sensevy (2007), tout agir didactique est lié à une épistémologie – au sens étymologique de « théorie du savoir (ou de la connaissance) » –, ce qui invite les didacticiens à interroger la logique épistémologique de l’agir concerné (p. 25). Et l’auteur d’affirmer à ce propos :
Cette épistémologie est d’abord une théorie plus ou moins implicite de la connaissance (des savoirs enseignés), de son sens, de son usage, des relations que telle connaissance entretient avec telle autre. […]. Mais elle n’est pas que cela : elle aussi est adressée, en tant qu’épistémologie des transactions didactiques, charriant ainsi une conception de ce qu’est l’apprentissage, de ce que peuvent être les difficultés d’apprentissage, de ce que peuvent signifier les différences entre élèves, etc.
(Sensevy, 2007, p. 26)
4. Éléments d’analyse : quelques illustrations
4.1. Une leçon portant sur le symbole : « Mon blason »
Le premier enseignement que nous présenterons ici s’intitule « Mon blason » et le but déclaré de la stagiaire (désormais S) dans son canevas est formulé comme suit : « aborder la question du blason : définir plusieurs symboles qui me représentent, penser à la combinaison de ceux-ci (composition), pour réaliser mon blason, travailler avec une réduction des couleurs, pour une meilleure lecture ».
Dans ce qui suit, nous présentons et commentons la structure de ce dispositif d’enseignement, telle que fournie par la stagiaire et orientée par le canevas-modèle que les étudiant.es en formation initiale sont invité.es à utiliser pour planifier leurs leçons :
Contenus d’apprentissage
Les contenus d’apprentissage (définis dans le cadre de la formation comme « ce que l’élève va apprendre : des contenus issus, en partie ou complètement, de l’objet culturel de référence »), sont formulés par la stagiaire ainsi :
Qu’est-ce qu’un symbole et comment représenter un symbole, et la différence entre dessins et symbole : il [l’élève] apprend ainsi à réduire et simplifier une idée en une image simple.
– Comment penser à la composition de plusieurs symboles au sein d’un espace donné : il est initié aux questions de composition, symétrie et ratio.
– La réduction des couleurs pour une plus grande lisibilité : il est amené à réduire le dessin en 3 couleurs.
– Gouache :
– motricité fine, précision, variation du geste
– aplats et textures
Quelques extraits du déroulement de la leçon (événements didactiquement remarquables)
Réception (5 min) – brève introduction sur la thématique : les symboles
Pour introduire la thématique des symboles, S projette une image de Maria de Medici par Frans Pourbus le Jeune mise en parallèle avec la photographie de Neymar, joueur de football, membre du Paris Saint-Germain.
Elle projette ensuite, rapidement, à l’intention des élèves (Els/El), le blason du Paris Saint-Germain, en le pointant :
— S : Voici deux images que j’ai choisies pour introduire au nouveau thème. Qu’est-ce que ça représente ? Maria de Medici, une reine, mais ce qui nous intéresse, c’est ce qui relie ces deux images
— El : Les vêtements
— S : Regardez les fleurs de lys, un symbole ; c’est le symbole de la monarchie française, de tout ce qui est français)
Cette interaction constitue une possibilité d’ouvrir ici un espace pour la construction d’analogies / correspondances / homologies / transfert de sens, ce qui pourrait contribuer à une compréhension correcte du fonctionnement des symboles. Par exemple, on peut être autorisé à expliquer la fleur de lys comme symbole de la monarchie française par l’association à la lumière, aux rayons de soleil.
S : ça ressemble à ça (S projette l’image stylisée/épurée de la fleur qui semble l’avoir inspirée), mais on n’est pas vraiment sûr que ce soit la fleur de lys qui a inspiré le symbole ; peut-être une fleur, mais ce n’est pas très important.
On a ici affaire à une invalidation de l’importance du rapport du symbole à sa source sémantique.
La stagiaire projette ensuite le symbole de Nike :
S : Nike ça vient du grec et ça signifie VICTOIRE / la déesse Nike. Celui qui a créé le symbole s’est inspiré de la forme des ailes. La Grèce a été sa source d’inspiration / ça symbolise la victoire dans le sport
Selon le formateur (F), une possibilité se présente ici d’interroger le rapport sémiotique victoire-ailes.
Commentaires
Le « référent » – au sens linguistique du terme – est directement fourni aux élèves par S, ce qui ne laisse pas de place à la construction heuristique des significations, démarche qui implique un aménagement de défis qui induisent les contenus à mobiliser par les élèves pour qu’ils construisent, ici en réception, les premiers éléments de leur outillage pour la mise en correspondance dessin-symbole-référent, par le truchement d’analogies. L’utilité procédurale d’une telle démarche est évidente, puisqu’il s’agit de travailler ultérieurement sur la mise en symboles de mots, certains dénotant des concepts abstraits, d’autres des objets concrets. Or selon la nature du mot, le symbole est plus ou moins conventionnel, se rapprochant de la dénotation, ou au contraire relevant davantage de la connotation, ce qui engage automatiquement des mécanismes d’ordre interprétatif.
La stagiaire renonce, en cours de route, à centrer la leçon sur la notion de « blason ». Elle se contente de projeter à un moment donné deux autres images qu’elle désigne comme « deux symbolisent le foot », alors que d’un côté, on a un blason d’équipe – ayant sans doute une fonction liée à l’appartenance à un club et aux valeurs partagées par ses membres –, et de l’autre côté, on a un symbole, qui fonctionne sur le mode conventionnel, puisqu’il est utilisé pour indiquer la catégorie du sport qui sera diffusé à la télévision, par exemple.
Production
Mise au travail avec un « jeu » de dessin, sur la représentation de symboles, et la découverte du thème de la séquence. Chaque élève reçoit un mot, il a 3 minutes pour représenter le symbole (première sensibilisation sur la réduction, la taille, et la lisibilité)
– Mise en commun
– Terminer avec un exercice commun : dessiner le cerf en symboles » (canevas de S).
Voici l’essentiel de l’interaction relative à cette activité :
« — S : Vous allez recevoir une feuille comme ça, un mot pour chaque table et vous allez représenter un symbole pour ce mot-là. Il vous faudra votre cahier pour essayer le dessin final. Il faut qu’il soit visible depuis loin et donc il va falloir peut-être le colorier. Vous avez 5 minutes pour faire des croquis, chercher des idées. Il faudra faire deviner au reste de la classe l’essentiel de votre image ; on ne cherche pas la perfection
— El : On doit faire quoi exactement ?
— S : Un symbole
— S : Vous avez encore deux minutes »
S passe parmi les élèves. À ceux et celles qui ont fini de représenter le mot qui leur a été attribué, elle propose un deuxième mot : « J’ai donné un deuxième mot à certain.es d’entre vous [c’est-à-dire, aux élèves ayant fini leur premier dessin].
Selon les commentaires de F, le travail demandé ne va pas de soi. Sur quel outillage de l’élève compte S pour ce travail qui implique la traduction d’un mot en symbole ? On a beau compter sur la contrainte temporelle à défaut de stratégies qui permettent d’y répondre. Faute de variables opérant sur une progression du savoir, cette proposition risque de remplir une fonction purement occupationnelle, en suggérant par ailleurs un enjeu d’ordre quantitatif.
Retour sur l’activité
— S : C’est bon, tout le monde a fini ? J’aimerais qu’on passe en revue les dessins. Avec votre voisin, essayez de deviner de quel symbole il s’agit
— S : L’objectif de cet exercice est de vous familiariser avec un symbole, comment on dessine un symbole, pourquoi ça marche, pour quoi ça ne marche pas.
S montre à la classe entière, à tour de rôle, les dessins des élèves et leur demande de deviner les mots que leurs dessins sont censés traduire. Cette demande s’inscrit dans un contexte qualifié de ludique (un jeu avec des points à gagner pour chaque bonne réponse, c’est-à-dire une réponse qui identifie le mot auquel renvoie le dessin censé être un symbole).
Le lien entre le dessin et le mot qu’il traduit n’est pas traité – cela aurait pu se faire lors du retour sur les dessins réalisés par les élèves – or, d’après F, cet aspect constitue un des principaux enjeux d’un enseignement sur le symbole. S insiste sur la simplification et sur la taille des dessins (« Il y en a qui ne sont pas trop visibles de loin ; pensez à les rendre plus lisibles »).
Commentaires
Les implications de la praxis enseignante sur les apprentissages des élèves
Du point de vue des défis cognitifs, les mots sollicitent les élèves à des degrés différents de complexité (cf. symboles plus ou moins conventionnels, souvent métonymiques vs symboles interprétatifs). Si l’on y ajoute le fait que les symboles interprétatifs peuvent connaître plusieurs avatars selon leur ancrage socioculturel et historique, l’activité des élèves qui ont reçu des mots abstraits est certes plus complexe, mais cette variable n’est pas abordée, elle est même neutralisée, puisque les élèves sont censés non pas faire des hypothèses quant aux correspondances possibles qui lient le dessin au mot concerné, mais deviner le mot qui se cache derrière le symbole montré à la classe entière. S’ils ne trouvent pas le « bon mot », ils sont « sanctionnés » dans le contexte d’un concours mettant en jeu des points à gagner. En conclusion, le coût didactique13 de cette manière de faire apparaît ici comme assez important, car elle risque d’induire chez les élèves le fait qu’il existe un sens général et universel de tout symbole.
Il ne s’agit pas ici d’entrer dans la philosophie du symbole, mais il est essentiel qu’un enseignement sur le symbole amène les élèves à un débat qui débouche sur le fait que le symbole n’est jamais univoque par lui-même ni universel par nature, et n’acquiert de sens qu’à mesure qu’il s’individue » (Cazenave, 2000, p. 8).
Le symbole dessiné pour le mot « puissance »
Il est peu probable que l’élève ait pensé à déjouer l’attente de S (qui confère au lion le pouvoir symbolique de la « puissance », du fait qu’il est considéré comme le « roi des animaux »). Nous ignorons par ailleurs (en l’absence d’indices probants) si l’élève avait des connaissances relatives à ce que le chat symbolisait dans l’Égypte antique, en Grèce antique ou à Rome, pour les Celtes ou encore pour les Germains du nord14.
Au-delà de la difficulté épistémologique de définir le symbole15, il nous semble important de relever sa polysémie et en sens inverse, le fait que pour un même concept, il peut y avoir culturellement et/ou historiquement parlant, plusieurs modalités de le symboliser. Néanmoins, ainsi que le fait remarquer Cazenave (2000), cette polysémie « s’inscrit dans des cultures, dans des systèmes religieux, bref dans des interprétations du monde » (p. 11) et qu’à ce titre, elle doit éviter le « mauvais usage du comparatisme », en l’occurrence le fait d’imposer, par manque de précaution, « des homologies de figures entre religions, mythologies ou cultures totalement différentes ». En effet, ainsi que l’auteur cité nous le rappelle à juste titre, « une homologie de fonction ou de structure n’entraîne pas forcément une homologie de sens » (p. 9) ; qui plus est, « une homologie n’est jamais une identité » (p. 10). Sans la prise en compte de ces précautions, deux types d’erreurs peuvent être générées : celle « d’admettre sans discussion l’hypothèse qu’il existe un sens général et universel de tout symbole », et respectivement celle de « se perdre dans une “forêt de symboles” », de « naviguer indéfiniment dans un système d’analogies où […] tout est dans tout, et réciproquement » (p. 9).
Ce sommaire rappel des propriétés fondamentales du symbole nous conduit à l’importance qu’il faut ici accorder à la transposition didactique, un défi pour ce qui est de l’objet d’enseignement visé par S.
4.2. Une leçon portant sur le rapport entre art figuratif et abstraction géométrique : « De l’art figuratif à l’abstraction géométrique et lyrique »
Les buts visés par le stagiaire à travers cette leçon sont formulés comme suit (dans son canevas) :
– aborder l’art abstrait géométrique par l’œuvre de Mondrian et lyrique par l’œuvre de Af Klint
– déconstruire certains a priori réducteurs et acquérir des clés de lectures nouvelles
– découvrir des méthodes pour passer de représentations figuratives à des productions abstraites
– se libérer de la représentation figurative et réaliste du monde et la pression qui en découle chez l’élève
Principaux événements retenus du déroulement de la leçon
S invite deux élèves à lire la définition de l’art figuratif et respectivement celle de l’art abstrait et demande à un autre élève de résumer ces deux définitions avec ses propres mots.
S présente rapidement l’art de Mondrian et celui de Botticelli.
S : « Vous pensez que c’était quoi le but de Botticelli ? » — Un élève : « réaliste, figuratif » — S s’appuie sur la réponse de l’élève pour introduire rapidement la distinction entre art figuratif et art abstrait. Ensuite il parle de « différents niveaux d’abstraction ».
S : « Maintenant, mettez tout ce qui est figuratif de côté et tout ce qui est abstrait de l’autre, et faites 3 catégories, trois familles »
Travail des élèves
S : « Tout le monde a trouvé assez rapidement. Il y avait 3 familles : les portraits, les paysages (les « Dunes » de Mondrian) et les arbres (de Mondrian) (le classement opéré par les élèves s’appuie sur le critère thématique) / « donc il y a différents niveaux d’abstraction, des rapports différents de rapprochement de la réalité » [F : Ce constat, par ailleurs exclusivement pris en charge par S, arrive un peu trop vite dans la mesure où il n’est pas vraiment préparé en amont par une analyse des éléments qui permettent de distinguer plusieurs niveaux d’abstraction].
S : « Classez maintenant les images qui sont les plus abstraites et celles qui sont les moins abstraites pour vous. Dans la même famille, c’est aussi possible que vous ayez le même degré d’abstraction »
Retour sur l’activité
S invite un groupe d’élèves au tableau, pour présenter son classement : « Que pouvez-vous dire ? » – Les réponses des élèves sont rapidement orientées vers le cubisme [F : Insister sur les arguments des élèves, les situer, leur donner du sens par rapport aux apprentissages visés ; mieux penser les questions à poser aux élèves sur le plan des raisonnements qu’elles sollicitent].
S évoque l’abstraction à la manière cubiste, ensuite il annonce aux élèves : « Aujourd’hui, je vais vous présenter les séries « The Swan » de l’artiste Hilma af Klint (« The Swan Series – 1915), pour voir un chemin du figuratif vers l’abstrait. Cette série, elle montre quoi ? » S met en évidence le cheminement du figuratif vers l’abstrait [F : Cependant, la description analytique de ce cheminement aurait pu être moins évasive. Malgré la difficulté générale de mettre des mots sur ce qu’on observe en matière d’art abstrait, les élèves auraient pu être ici amenés à une gymnastique lexicale guidée par des analogies et sans doute par des contenus notionnels relevant de la géométrie, d’autant plus que l’attente centrale du stagiaire est que les élèves puissent arriver à traduire/interpréter la composition d’une œuvre figurative par des figures géométriques].
S présente aux élèves l’œuvre « Vache devenant abstraite » de Roy Lichtenstein : « Qu’est-ce que vous pouvez me dire ? » – Un élève décrit le cheminement du figuratif vers l’abstraction en termes de « contrastes », ensuite il évoque la « manière cubiste » d’arriver à l’abstraction. S parle d’« abstraction géométrique » et annonce l’étape suivante de la leçon : « Je vais vous donner une méthode pour passer du figuratif à l’abstrait ».
S : « Choisissez une peinture de Botticelli [F : Si le choix n’est orienté par aucun critère, cela devrait signifier que les reproductions d’œuvres de Botticelli mis à disposition des élèves comportent des propriétés qui induisent la mobilisation des contenus visés].
S : « Tout le monde se retourne. Regardez La naissance de Vénus de Botticelli : un critique a analysé les lignes de force du tableau. Nous, on va s’en inspirer, mais de manière un peu plus libre. On va se fixer un certain nombre de formes géométriques. Donnez-moi des exemples de formes géométriques » — Les élèves : « rectangle, cercle, triangle, carré, trapèze, losange ». Lorsqu’une élève propose le « triangle rectangle », le stagiaire se montre surpris, et après avoir dessiné la figure ⌂, il demande à l’élève : « c’est ça ? », après il continue le listing des figures géométriques sans revenir sur le « triangle rectangle » [F : attention aux notions géométriques (qui deviennent ici des outils procéduraux), d’autant plus que les élèves sont censés les manipuler en cours de mathématiques, entre autres ! Par ailleurs, il se trouve que lors de sa démonstration – voir plus loin –, le stagiaire fait usage du triangle rectangle, mais sans l’identifier/le nommer/le révéler en tant que tel].
S fait une démonstration concernant ses attentes : il traduit par différentes figures géométriques les objets figuratifs présents dans le tableau, en fonction de leurs propriétés. Il énonce ensuite son attente principale : « À partir du tableau que vous avez choisi, vous utiliserez minimum 10 figures géométriques pour le rendre abstrait. Basez-vous uniquement sur le répertoire de formes que nous avons établi » [F : le fait que l’usage des figures est censé se faire en fonction de l’interprétation des contenus des tableaux choisis par les élèves rend la consigne problématique, malgré le défi consistant à utiliser uniquement des figures appartenant au répertoire établi avec les élèves].
Avant la fin de la première période, le stagiaire s’adresse à toute la classe, en montrant un tableau de Botticelli : « ce n’est pas obligatoire que toutes vos formes soient séparées, elles peuvent s’imbriquer » [F : Cette variable arrive malheureusement à un moment où la plupart des élèves avaient bien avancé dans leur travail].
[…]
Commentaires relatifs à la question de l’outillage des élèves
En ce qui concerne l’activité portant sur la « traduction » / l’« interprétation » des tableaux de Botticelli en utilisant des figures géométriques, il nous semble important de souligner plusieurs aspects concernant la question de l’outillage des élèves.
Lorsqu’une élève propose le « triangle rectangle », le stagiaire se montre surpris, et après avoir dessiné la figure ⌂, il demande à l’élève : « c’est ça ? », après il continue le listing des figures géométriques sans revenir sur le « triangle rectangle ». Or, les notions géométriques constituent ici des outils procéduraux que les élèves sont censés manipuler en cours de mathématiques, entre autres. Par ailleurs, il se trouve que lors de sa démonstration portant sur l’interprétation géométrique de l’œuvre « La naissance de Vénus » de Botticelli, le stagiaire fait usage du triangle rectangle, mais sans l’identifier / le nommer / le révéler en tant que tel.
Le stagiaire traduit par différentes figures géométriques les objets figuratifs présents dans le tableau, en fonction des propriétés de ces objets-là (plus exactement en fonction de ce qui est interprété comme susceptible d’orienter l’utilisation de telle ou telle figure géométrique). Dès lors, malgré le défi consistant à utiliser uniquement des figures appartenant au répertoire établi par le stagiaire avec les élèves, la consigne qui leur demande l’utilisation de minimum 10 figures géométriques peut être vue comme problématique, puisqu’elle entre en collision avec la visée interprétative de l’activité. En effet, au lieu de réfléchir à l’utilisation des figures géométriques en tant qu’outil d’interprétation de l’œuvre, en fonction de ce qui est susceptible d’orienter leur mobilisation, les élèves risquent de « forcer » l’usage des 10 figures exigées en cherchant éventuellement des « endroits » pour les placer, ou des logiques de « découpage forcé » des objets figuratifs…
L’activité de l’élève prend ici une direction quantitative (cf. l’utilisation de minimum 10 figures géométriques) susceptible de conduire à une logique de résolution de l’activité s’appuyant non pas sur l’utilisation des figures géométriques comme outils d’abstraction mais sur leur introduction dans le tableau, là où elles pourraient se « nicher ».
Notre analyse de cette leçon fait également émerger l’importance de l’anticipation des moments d’introduction de telle ou telle variable dans le milieu didactique, extrêmement importante pour l’outillage de la progression des élèves dans leurs apprentissages. À noter à ce propos qu’avant la fin de la première période, le stagiaire montre aux élèves un tableau de Botticelli en précisant : « ce n’est pas obligatoire que toutes vos formes soient séparées, elles peuvent s’imbriquer ». Or cette variable arrive à un moment où la plupart des élèves avaient bien avancé dans leur travail, ce qui ne leur permet pas de convertir l’indication du stagiaire en outil.
4.3. Interroger l’outillage des élèves. Limites cliniques
Pour utile qu’elle puisse paraître pour la recherche en didactique des arts, l’étude de l’outillage de l’élève en tant que démarche méthodologique présente certaines limites essentiellement liées, à nos yeux, à la nature de l’attente enseignante, plus précisément au genre de production attendue des élèves. En filigrane, il s’agit, bien évidemment, de la direction imprimée aux apprentissages visés par ce qui est demandé aux élèves. Pour des situations d’enseignement qui ne permettent pas de bien saisir l’attente de l’enseignant, on peut se demander, en effet, si le fait d’interroger l’outillage de l’élève est pertinent du point de vue méthodologique.
Prenons rapidement l’exemple qui suit (une leçon convoquant les œuvres de Keith Haring) :
TITRE : Façon « Keith Haring »
BUT(S) : Aborder les composantes de la Composition, par la forme et par la couleur »
Voici, en résumé, les événements qui nous intéressent ici :
Mémoire didactique autour de l’artiste convoqué la fois passée (Keith Haring) :
S : « Il est connu pour quoi ? — Pour ses formes simplifiées, ses petits bonhommes… ». S écrit au tableau le nom de l’artiste américain.
S : « Je vais vous montrer une vidéo prise à New York, où il y a de nombreuses œuvres de KH. On regarde et on en parle après [F : c’est une possibilité, mais potentiellement très coûteuse du point de vue didactique, en l’absence d’une attente qui oriente le visionnement des élèves – en lien avec les contenus d’apprentissage visés]
S : « J’aimerais que vous me disiez quelque chose par rapport à cette vidéo. Vous avez vu quoi ? » [F : approfondir, cibler les questions censées orienter les échanges autour des référents convoqués] « Les visiteurs se promènent dans le métro… / KH était un artiste engagé jusqu’à son décès / Vous avez vu quelles formes ? »
El. : « des bonhommes » / El : « des loups, des chiens »
S : « Quoi d’autre ? » (Elle montre d’autres images aux élèves). Il s’est fait connaître pour quoi ?
El. : « Street art. Il s’est fait arrêter par la police »
S : « Il y a aussi la question de la télé, de la musique, de la culture / des œuvres en couleur mais aussi en noir et blanc » (elle écrit au tableau noir les éléments pointés) / des lunettes / Il y a la question des bébés, vous vous souvenez ? » [F : S incite les élèves à parler de l’œuvre de KH, mais certains élèves n’arrivent pas à répondre à cette attente, puisqu’elle n’est pas orientée. D’ailleurs, un·e élève dit : « Je ne sais pas trop quoi dire » et tant que les échanges attendus ne sont pas orientés, la réplique de S (« Pourtant il y a de quoi dire ») reste implicite pour les élèves. Un des besoins didactiques qui émergent ici est l’organisation des contenus des échanges en contenus, entre différents genres d’informations véhiculées]
S : « il y a aussi la démultiplication. Y a-t-il des détails ? » — El. : « Non » — S : « Non, c’est simplifié » (elle ajoute au tableau noir : « irréel → simplifié »).
S distribue aux élèves des feuilles : « Vous allez faire votre propre Keith Haring. [F : expliciter ce que signifie concrètement ici « faire son propre KH » ; la demande est générale et imprécise. Quel genre de production est attendu des élèves ? Quelles sont les contraintes cognitives qui structurent la production attendue ?] Je ne veux pas que vous recopiiez ces images. Je vous ai imprimé des idées, vous pouvez vous en inspirer [F : attendre que les élèves « s’inspirent » de différents supports mis à disposition est trop coûteux du point de vue didactique : c’est un autre sujet amplement traité lors de l’entretien a posteriori]. Vous connaissez des marques ? Il y a quoi comme marques ? Regardez dans votre dossier ! Converse, Swatch…Il y a même une fondation qui gère ces œuvres / Disney : KH va s’en inspirer pour ses démarches de simplification / Référence à la culture péruvienne : d’immenses paysages faits par les hommes, des éléments tels que les singes, les oiseaux, etc. » [F : Pour intéressantes qu’elles puissent paraître, ces informations nécessitent, comme évoqué supra, une organisation en termes de contenus à mobiliser et réinvestir].
S : « Inspirez-vous. Ne recopiez pas les formes que vous voyez. Par exemple, un de vos camarades, a fait un Harry Potter obèse… » [F : oui, mais à quelle attente d’apprentissage cela répond-il ? Entre les éléments thématiques et contenus plastiques, comment s’organise cette attente ?]
S : « Je vous laisse 10 minutes. Au crayon gris, pas de couleur. Et après, on passera à l’étape suivante. Essayez d’être efficace comme l’artiste [F : Sur quoi repose cette attente en termes de savoir-faire ? Quelle est son fondement procédural ?] « J’aimerais 3 formes minimum. N’allez pas trop dans les détails, il faut que cela soit ultra simplifié » [F : la simplification en tant que démarche, ici contextualisée par rapport à l’œuvre de Keith Haring, ne va pas non plus de soi, elle implique également un outillage ancré dans une certaine direction des apprentissages censée allier contenus techniques et visées esthétiques ; par ailleurs, toute forme simple ne relève pas de l’œuvre de KH, il y a donc simplification et simplification… / S parle à un moment donné de « personnages », à propos du travail des élèves, sans que l’on puisse savoir avec précision si ces « personnages » constituent ou non une attente relevant du contrat-milieu. Dans son ensemble, l’attente se présente comme vaste, imprécise et potentiellement bloquante en l’absence d’un système explicite de contraintes].
Commentaire général. Limites cliniques de nos questions de recherche
Les attentes de la formation se réfèrent entre autres à l’outillage des élèves à travers des activités de réception. Pour ce qui est de l’activité de réception observée ici, on peut constater qu’en l’absence d’orientation des échanges autour du référent, les contenus restent difficiles à saisir et surtout à organiser à travers les différentes informations véhiculées (certaines de nature purement encyclopédique, d’autres thématiques et d’autres potentiellement porteuses de contenus d’apprentissage).
Le lien avec la demande ultérieure est pratiquement suspendu, notamment en raison du fait que « faire son propre Keith Haring » n’est pas défini, qui plus est, les élèves sont invités à s’inspirer de différents supports qui leur sont mis à disposition, sans contraintes d’ordre didactique (les variables qui leur sont suggérées par la suite et relevant d’attentes non outillées – cf. par exemple la simplification – arrivent au fur et à mesure de leur accompagnement dans une activité dépourvue de direction d’apprentissage).
Une telle situation conduit à limiter la pertinence méthodologique de nos questions concernant l’outillage des élèves à des situations qui permettent, sur la base d’indices cliniques probants, de dégager, dans l’aménagement didactique de l’activité par l’enseignant·e, une direction d’apprentissage orientée par des contraintes, condition essentielle qui autorise à interroger le besoin procédural de l’élève. Le débat peut être ici rapidement résumé par la question « Pour quelles attentes y a-t-il lieu de poser, didactiquement parlant, la question de l’outillage de l’élève ? »
5. En guise de conclusion
Notre étude nous a permis de mettre en évidence, à grands traits, différentes formes de « dérobement » ou de « substitution » de l’ouillage de l’élève dans le cadre des activités analysées :
-
des mises à disposition de supports sans système de contraintes inductrices d’apprentissage ni de direction des apprentissages, ce qui relève d’épistémologies pratiques de type « attentiste » qui comptent sur l’émergence plus ou moins « magique » du savoir ou des significations qui le structurent ;
-
démonstrations directes ou pointages des enseignant.es (sans rétroactions ni contrôle de l’appropriation d’outils permettant la construction de stratégies/procédures de résolution des difficultés rencontrées), qui apparaissent comme « porteuses » de savoirs en elles-mêmes (comme si l’ostension suffisait comme moyen d’accès à la signification) ;
-
un accompagnement des productions des élèves privilégiant des attentes d’ordre quantitatif en rupture avec les besoins procéduraux des élèves pour les visées d’apprentissage déclarées ;
-
des injonctions d’ordre temporel qui tentent de jouer sur la seule contrainte qui induit une urgence dans le faire de l’élève ;
-
des rétroactions sur le travail de l’élève faisant l’impasse sur le traitement des stratégies / essais / tâtonnements significatifs des élèves.
Nos analyses invitent à rester prudent quant aux conclusions de cette recherche (notamment en ce qui concerne leur généralisation), malgré le fait qu’elles sont irriguées par plusieurs observations de situations d’enseignement-apprentissage. Ce que nous pouvons affirmer en tout cas, c’est le fait que l’analyse du rapport attentes enseignantes-outillage de l’élève mérite toute l’attention des chercheurs en didactique, d’une part parce que l’élève continue à être considéré comme le principal acteur dans la construction de ses connaissances, et d’autre part, parce que les outillages (techniques, artefactuels et cognitifs) nécessaires à cette construction en AV ont tendance à rester implicites (voire même à se dérober au regard de l’analyste), même lorsque l’enseignant accorde une certaine importance à l’enseignement d’objets de différents ordres (notamment techniques) qu’il juge essentiels pour l’élève ; et le fait que l’outillage reste implicite autorise à interroger l’épistémologie pratique de l’enseignant. Or, sans contextualiser le savoir dans le cadre de démarches problématisantes s’articulant de manière cohérente aux visées d’apprentissage tout en dépassant ce que l’élève maîtrise déjà,
le danger serait de croire que, en enseignant isolément, une série de compétences jugées utiles ou essentielles, on prépare automatiquement l’élève à affronter des situations où il doit sélectionner les compétences pertinentes et les agencer selon un schéma adéquat
(Crahay, 1999/2010, p. 277).
Ou, pour le dire autrement,
[…] faire un exposé oral sur la vie des Gaulois ne garantit pas que l’élève soit entré dans des savoirs historiques, pas plus que construire des cubes à l’aide d’un patron ne conduit « nécessairement » à des savoirs relevant de la géométrie
(Orange, 2006, p. 124).
C’est une des raisons pour lesquelles nous avons plaidé dans cette étude pour un outillage de l’élève ancré dans la vision vygotskienne du développement de l’enfant, ce qui implique qu’il fasse l’objet d’une construction mettant en œuvre des stratégies de résolution de situations de type problème et non pas d’une appropriation/assimilation prémâchée. Cela correspond à la nécessité de situer l’outillage de l’élève dans la zone de développement proximal, ce qui donne son véritable sens à l’enseignement, comme nous le rappelle Vygotsky lui-même :
[…] l’enseignement ne devient pas un véritable enseignement que quand il devance le développement. Si l’enseignement ne fait qu’utiliser des fonctions déjà développées, nous avons affaire à un processus semblable à celui d’apprendre à taper à la machine à écrire
(Vygotsky, 2018, p. 399)
Il y a toutes les raisons de supposer que dans le développement de l’enfant le rôle de l’enseignement est de créer une zone de développement le plus proche
(p. 400).
L’enjeu majeur de l’analyse de l’outillage de l’élève en formation est de développer chez les étudiant.es un regard analytique sur leur rapport au travail de l’élève en tant qu’aménagement didactique raisonné d’un milieu générateur d’apprentissages, en comptant avec le fait déjà évoqué supra, que ce qui est dévolu à l’élève « est bien un rapport à un milieu » (Brousseau, 1990, p. 312). Cette vision de la dévolution n’est pas sans rappeler l’approche sémiotique peircienne :
Concernant le didactique, il n’y a donc pas de milieu objectif qui précède un sujet, mais non plus de sujet dont l’interprétation de ce milieu serait la réalité première : par milieux didactiques et adidactiques, il faut bien entendre rapports milieu-sujet
(Muller, 2004. p. 266).