Introduction
Ce travail prend pour objet un concept encore peu travaillé en philosophie de l’éducation ; le concept d’entropie. Ce dernier, issu de la science physique au début du xxe siècle, a connu depuis de nombreuses « migrations interdisciplinaires » et l’on retrouve sa trace à la fois en astrophysique, en biologie, en gestion, ou encore, plus récemment, en sciences politiques. Cette dernière migration vers les sciences politiques nous intéresse tout particulièrement car elle nous offre une reconstruction heuristique riche du concept d’entropie pour penser un certain nombre de problèmes politiques difficiles à appréhender ensemble sans ce dernier.
Organisation de travail au sein d’une organisation la rendant capable de se ré-organiser avec résilience face aux difficultés, création d’une culture commune promotrice de solidarité face à la différence, et en même temps efficace pour répondre aux besoins communs de tous et toutes, implantation d’habitudes collectives bienveillantes et soucieuse des environnements physiques, sociaux et mentaux… la liste de ces problèmes est longue, et les récents débats sur les effets de l’avènement de l’anthropocène commence à nous donner à voir l’ampleur de la difficulté à affronter un tel ensemble de problèmes. En effet, si les travaux portant sur l’anthropocène sont pour l’heure encore principalement centrés sur les transformations et dégradations des environnements physiques, il commence à être clair que les environnements sociaux et relationnels sont également impactés par ces problèmes. De plus, si les termes usités pour désigner cet ensemble de problèmes en sciences politiques ont évolué historiquement ; capitalisme, néolibéralisme et aujourd’hui capitalocène ou anthropocène, nous faisons l’hypothèse qu’il nous faut également créer, produire et reconstruire de nouveaux concepts pour renouveler notre approche de ces problèmes. C’est pourquoi, nous proposons ici de contribuer, modestement, à ce renouvellement, à partir du concept d’entropie, et ce sur le terrain de la philosophie de l’éducation et de l’université.
Le choix de cette perspective de travail particulière qu’est la philosophie de l’éducation répond à une double difficulté. Premièrement, il s’agit de poursuivre la migration interdisciplinaire de l’entropie jusque dans le domaine de l’éducation, c’est-à-dire de chercher ce que le concept d’entropie peut nous faire comprendre de pertinent dans le domaine de la philosophie de l’éducation. Pour ce faire, nous explorerons tout d’abord les premières migrations du concept d’entropie hors des sciences exactes, puis la reconstruction que la philosophie pragmatiste du xxe siècle nous permet de réaliser au sein des sciences politiques. Deuxièmement, notre travail cherche à articuler les sciences politiques avec les sciences de l’éducation, sur ce sujet, grâce à la construction d’une éthique pédagogique. Nous faisons l’hypothèse qu’une éthique qui est à la fois informée et soucieuse de problèmes politiques1, et proche des pratiques pédagogiques quotidiennes des acteurs de l’éducation2, peut être un outil formidable pour œuvrer contre les effets pervers de l’anthropocène. À rebours donc, d’une certaine tradition philosophique qui pense séparément le domaine du politique et de l’éducatif (Blais, Gauchet, et Ottavi, 2003), nous cherchons à les penser ensemble, pour répondre à l’ampleur des problèmes politiques constatés par les actions concrètes d’un travail éducatif.
Ainsi, le mouvement de ce travail est le suivant. À partir de la question « Comment l’entropie peut-elle être un concept utile pour penser les problèmes sociaux et relationnels relatifs à l’anthropocène qui touchent actuellement l’université ? » Nous nous intéressons, dans un premier temps, à la reconstruction du concept d’entropie par la philosophie pragmatiste au sein des sciences politiques, dans le but de cerner le plus précisément les problèmes sociaux et relationnels qui nous concerne. Ces problèmes que le concept d’entropie éclaire sont, pour le dire vite, les problèmes sociaux et relationnels de la désorganisation et de la dispersion des individus entre eux, hors des institutions, et qui les entraînent vers un état plus précaire, fragile, insécurisant et peu propice à une évolution positive de leur situation. Puis, dans un second temps, nous proposons, toujours au moyen de la philosophie pragmatiste, une piste de résolution de ces problèmes3, mais sur le terrain de la philosophie de l’éducation. Celle-ci sera d’ordre pédagogique et prendra les traits d’une éthique de l’attention se déployant au sein des institutions universitaires4.
1. Les migrations interdisciplinaires du concept d’entropie
1.1. L’entropie, un concept en mouvement
Qu’est-ce que l’entropie ? Ce terme, issu de la physique statistique préoccupée de la thermodynamique, est devenu un concept transdisciplinaire, dont la pertinence de son usage en dehors de sa sphère disciplinaire d’origine a été l’objet de débats importants en philosophie des sciences entre 1940 et 1980 (Thom, 1981 ; 1980)5. L’entropie permet de décrire le processus dont Sadi Carnot, Rudolf Clausius et Ludwig Boltzmann, entre 1824 et 1873, vont formuler le principe, désormais connu comme seconde loi de la thermodynamique (ou principe de Carnot). Cette loi signifie que la chaleur d’un corps a tendance à se disperser au contact d’autres corps plus froids. Par conséquent, l’énergie interne d’un corps ou d’un système diminue physiquement lors d’une interaction produisant une transformation de celui-ci. Sur le plan physique, on peut simplifier cette idée en disant que l’énergie se disperse à mesure qu’un système se transforme et que ce processus est irréversible.
Cette loi physique sera par la suite traduite mathématiquement pour la rendre efficiente à des systèmes de niveau macroscopique et microscopique. Or, étendu à l’astrophysique, l’entropie permet à William Thomson en 1852 d’universaliser ce processus (Thomson, 1862) à toutes les transformations physiques. Selon lui, l’univers tout entier est soumis à un processus thermodynamique de dissipation de l’énergie et d’augmentation du désordre (c’est-à-dire que la perte d’énergie produit mécaniquement une rupture des éléments d’un système). Cette idée « migra » ensuite dans le domaine de la biologie en 1944 avec Erwin Schrödinger (Schrodinger, 1993) où ce dernier définit le vivant comme ce qui résiste temporairement (la durée de sa vie) et localement (l’espace de son corps) à l’entropie (c’est-à-dire au processus physique de dispersion et de désorganisation de ses éléments). Cela s’applique selon lui à la plus petite cellule comme aux êtres vivants les plus complexes (ce qui rejoint l’interprétation physicaliste de l’évolution d’Alfred James Lotka parue antérieurement (Lotka, 1925)). C’est le degré d’organisation de ces êtres vivants et de leurs milieux qui permet de résister avec plus ou moins de succès à l’entropie. Par conséquent, le vivant se transforme et s’auto-organise de multiples manières, et, si on suit une logique de biologie évolutionniste, la diversité des transformations et des organisations de ce vivant, ses interactions ou encore sa complexité sont des moyens de lutte contre cette entropie.
De plus, à partir des années 1970 s’est opéré un décalage supplémentaire du concept d’entropie au sein des sciences humaines et sociales. Ce concept fut convoqué en économie (Georgescu-Roegen, 1971) et au sein des théories de l’information (Brillouin, 2000). Ici, l’être humain développe au-delà de son propre organisme biologique un ensemble d’artifices lui permettant d’élaborer des stratégies plus efficaces contre l’entropie. C’est pourquoi les outils, les techniques, la culture et l’ensemble des relations sociales structurées par des institutions peuvent être considérées comme des moyens qu’a l’homme de résister à l’entropie, c’est-à-dire de s’auto-organiser pour freiner la dissipation de son énergie et l’augmentation du désordre lors d’une transformation (Stiegler, 1994, p. 150-151, p. 183-185). Il existerait ainsi des manières d’organiser les transformations sociales qui seraient plus ou moins entropiques, et une science politique orientée dans cette perspective aurait pour objectif de réfléchir à l’organisation sociale (mais aussi économique et culturelle) la plus efficace pour résister à cette « entropie institutionnelle ». Ainsi, si on adhère à cette épistémologie de l’entropie, cette science politique ne met plus en opposition l’équilibre contre le chaos, l’ordre contre le désordre ou l’ouverture contre la fermeture (Stiegler, 2015), mais cherche à les articuler au sein d’un processus dynamique et quotidien. L’objectif de cette science devient alors la reconstruction des institutions d’une société visant la diminution de l’entropie institutionnelle6 qui désorganise et disperse les individus au lieu de leur faire créer du commun et de travailler ensemble.
Ainsi définie depuis les sciences physiques, en passant par la biologie puis les sciences humaines et sociales, l’entropie est un concept en mouvement. Désormais, en sciences politiques, le concept de « entropie institutionnelle » permet de travailler toutes les institutions, mêmes celles qui ont une vocation éducative comme l’école, les lycées ou encore les universités. Pour bien comprendre cela, il nous faut étudier plus précisément ce qui, dans les années 1970, a permis cette dernière « migration » du concept d’entropie vers les sciences politiques.
1.2. L’apport de la philosophie pragmatiste au concept d’entropie
Quel fut le rôle de la philosophie pragmatiste dans la migration du concept d’entropie au sein des sciences humaines et sociales ? Pour répondre à cette question, il faut tout d’abord se demander si l’on a déjà croisé les écrits de John Dewey au problème de l’entropie. À cette nouvelle question la littérature secondaire montre que la notion d’enquête comme outil intellectuel de lutte contre l’entropie (Piot, 2017, p. 3 ; Khalil, 2004), l’économie comme transaction réfléchie entre individus se développant plus harmonieusement au sein de système où l’entropie informationnelle était faible (Mulligan 2006, p. 62) ou encore l’entropie comme point de comparaison entre la pensée de John Dewey et le taoïsme (Behuniak 2019, p. 124) furent autant de croisements imaginés, bien que ceux-ci restent mineurs au sein des argumentations respectives. Même les propos de la première page de Democracy and Education furent déjà commentés en tant que réponse au problème de l’entropie (Nepton 2018, p. 24-25). De plus, une lecture attentive des écrits de John Dewey rend compte de la connaissance qu’il avait des débats et des avancées scientifiques relatives à la physique de son époque7, mais également à la thermodynamique avec les travaux de Planck et Boltzmann (Dalton 2002, p. 57, p. 164, p. 212). En effet, sa correspondance montre dès 1915 des échanges avec différents scientifiques (Scudder Klyce, Alfred C. Lane, Corinne Chisholm Frost, Arthur F. Bentley) où l’entropie est mentionnée et discutée, notamment dans sa dimension « économique » à partir de 1929 (Dewey, 1929), ou dans sa dimension « astrophysique » en 1935 (Dewey, 1935a). Puis, à partir de 1935, la révolution que subit la physique newtonienne par cette notion semble claire pour John Dewey (Dewey, 1949, p. 100), et l’influence de cette révolution scientifique est évidemment une source de réflexion pour ses propres recherches d’ordre politique, social ou éthique (Dewey, 1935b, 1938, p. 462).
De ces rapides recherches, on comprend que l’influence du problème de l’entropie sur le pragmatisme de John Dewey pourrait être reconstruite en de nombreux endroits de l’épistémologie écologique8. Cette dernière ne promet pas à l’individu un état d’harmonie éternelle, délivré de toute difficulté ou instabilité comme les écologies platoniciennes ou newtonniennes, postulant un équilibre divin ontologique (hypothèse gnoséologique téléologique). Au contraire, l’environnement pour John Dewey subit une logique locale, c’est-à-dire une écologie, qui le place en constante évolution, au rythme de ses interactions et dont la précarité et la fragilité sont réelles. L’attitude pragmatiste est donc celle d’une constante inquiétude face à la précarité du monde (devenu éphémère et non plus éternel) où l’espoir de son amélioration est tempéré par l’attention que le pragmatiste porte aux expériences de dispersion et de désorganisation qu’il réalise constamment. Particulièrement, sur le plan politique, dans le Public et ses Problèmes, la question du passage de la petite communauté à la grande société présente tous les aspects d’un problème entropique. Dispersion des volontés individuelles, désorganisation des institutions traditionnelles, voici quelques-uns des effets entropiques (c’est-à-dire anomiques et chaotiques) contre lesquels John Dewey veut lutter en travaillant les questions d’information, de communication, de délibération et enfin d’organisation dans cette nouvelle société moderne (hypothèse méthodologique de modélisation systémique).
En ce sens, John Dewey, et les intellectuels pragmatistes après lui, affrontent sur le terrain de la philosophie des institutions, en précurseurs mais dès le début de l’industrialisation de masse aux États-Unis, le problème des conséquences sociales et politiques de l’entropie, à savoir la dispersion et la désorganisation des individus face à des problèmes difficiles9. L’institution permet de rassembler et d’organiser les individus face à leurs problèmes, jusqu’à ce que ces derniers disparaissent. Ainsi, temporellement et localement, elles travaillent les interactions d’un milieu avec ses individus, pour contre-carrer l’entropie en agissant sur les transformations qui en découlent. Il est donc intéressant d’affronter le problème de l’entropie avec la perspective pragmatiste pour deux raisons. La première est que cette perspective permet de penser les institutions comme des outils collectifs mobilisables, à la fois pour lutter contre les transformations sociales entropiques, mais également pour faire advenir des transformations sociales néguentropiques (qui s’oppose à l’entropie) souhaitées. La seconde raison d’adopter la perspective pragmatiste sur ces questions est l’intérêt de la dimension écologique des institutions qui est soulignée. L’institution doit prendre soin du milieu où les individus évoluent, et cette exigence de soin du milieu s’étend à toutes les institutions de la société en question.
1.3. L’institution et l’entropie : le cas des universités
À ce stade de l’argumentation, pour rendre compte de cette reconstruction du concept d’entropie dans les SHS opérée par la philosophie pragmatiste, tentons d’appliquer celui-ci au cas d’une institution chère à John Dewey : les universités.
Leur rôle, selon cette épistémologie, est de lutter contre la dispersion et la désorganisation des individus, des services et des départements qui les composent. Cette mission peut alors donner lieu à de multiples réponses. Par exemple, sur le terrain de l’urbanisme, lutter contre l’entropie peut signifier travailler à mieux connecter les campus aux villes (transports en commun) pour diminuer les efforts des universitaires à se rendre à leur lieu de travail. Un autre exemple encore, dans le domaine du social : lutter contre la dispersion des acteurs de l’université peut se réaliser concrètement dans l’installation de crèches sur les campus pour éviter que les parents s’épuisent à articuler leur vie professionnelle et familiale. Nous pourrions encore appeler de nombreux autres exemples allant de l’idée d’un salaire étudiant jusqu’à la lutte contre le gaspillage grâce au numérique en passant par l’alimentation des cantines universitaires. Cependant, notre propos se concentre sur la dimension éthique et pédagogique que la lutte contre l’entropie peut prendre. Et par ce choix, nous suivons encore la perspective pragmatiste qui a très tôt fait de ces deux domaines un des champs de bataille contre l’entropie institutionnelle. Plus précisément, c’est parce que cette lutte est selon eux à l’intersection du psychologique, du social et de l’institutionnel que l’éthique et la pédagogie sont deux des moyens indispensables de ce combat démocratique (Dewey 1939, p. 177). C’est pour cette raison que leur approche relève ici d’une éthique pédagogique, c’est-à-dire d’une réflexion sur ce qu’il convient ou non de faire, de ce qui nous apparait comme souhaitable ou détestable, au sein d’une relation pédagogique, comme, par exemple, au sein d’une formation universitaire.
Mais, dans cette perspective, à quoi reconnait-on, au sein de la littérature pragmatiste, les éléments de cette éthique pédagogique de lutte contre l’entropie institutionnelle ? À cette question, il nous semble que l’on peut rappeler tout d’abord que, pour les philosophes pragmatistes, l’idée d’une autonomie d’un collectif (ou l’équilibre interne et harmonieux des parties d’un tout) ne peut se réaliser sans qu’un soin particulier soit à l’œuvre entre les individus pour rendre souhaitable leur union et leur organisation. Ce soin du collectif peut prendre alors plusieurs noms : le sentiment de communauté chez John Dewey, la « sympathetic understanding » chez Jane Addams ou encore la solidarité chez Richard Rorty. Pour ces trois auteurs, la sympathie est un outil éthique pour lutter contre une « tendance centrifuge » de « la nature humaine » qui le pousse à s’individualiser et à s’isoler (Dewey, 1939, p. 74-76). C’est pourquoi le self-governement prôné par Jane Addams (1930) n’est pas une gouvernance égoïste de soi mais cherche au contraire à « connecter » tous les individus à leur environnement (Addams, 1913, p. 42). Cette éthique sociale de l’autogouvernement (Bernier 2019 ; Zask, 2019) est également liée à ce que Richard Rorty entend par « solidarité » lorsqu’il l’oppose au désir d’objectivité (entendu comme « forme déguisée de la peur que notre communauté vienne à mourir » (Rajchman, Lyotard, et West, 1991, p. 78)) et qu’il fait du pragmatisme « une philosophie de la solidarité et non du désespoir » (ibid. p. 79). La solidarité devient ainsi le produit d’une éthique sociale visant à faire tenir ensemble et à rendre souhaitable aux yeux de tous une organisation collective. C’est ce que nous nommons ici, avec les mots de Bernard Stiegler, des communautés néguentropiques.
Nous pouvons désormais clore cette première partie de notre argumentation avec une question de recherche claire : comment faire de l’université un levier de cette construction de communauté néguentropique grâce à une éthique pédagogique particulière ?
2. De l’entropie à l’attention : reconstruire une éthique pédagogique pour l’université
2.1. Une éthique pédagogique de l’attention comme réponse à l’entropie institutionnelle
L’éthique pédagogique que nous proposons face au problème circonscrit précédemment est une éthique de l’attention. Mais, avant de définir ce que peut être une éthique de l’attention, et de justifier son intérêt pour lutter contre l’entropie institutionnelle, revenons brièvement sur cette notion. Tracer une généalogie de cette dernière nous fait remonter à l’émergence de la psychologie expérimentale, dans les années 1880, moment où, selon Jonathan Crary, ce terme vient structurer une conception radicalement nouvelle de la perception (Citton 2014a, p. 39‑41). Les pragmatistes ne seront ainsi pas indifférents à cette notion. Pour Charles Sanders Peirce, l’attention deviendra « le pouvoir d’abstraction » de notre conscience (Peirce 1868, p. 295). Pour William James, c’est la relation de l’attention à l’expérience qui deviendra centrale au chapitre 11 des Principes de psychologie : « Notre expérience se définit par ce à quoi nous acceptons de prêter attention » (1905). De plus, John Dewey, dès les débuts de sa carrière intellectuelle s’intéresse et définit l’attention dès la première partie de son ouvrage de psychologie : « l’attention est l’activité du moi qui relie tous les éléments qui lui sont présentés en un tout » (1887, p. 118). Enfin Mathew Lipman fait du déploiement d’une pensée riche et complexe le « fruit de la rencontre d’une pensée critique, créative et attentive » (Sasseville 2012, p. 2 ; Lipman 2003, p. 197‑204).
Aussi, de manière schématique, on peut synthétiser les positions de ces auteurs au sujet de l’attention en disant que celle-ci n’est pas la propriété d’un individu (comme sa capacité de concentration par exemple), mais une qualité de certaines interactions entre un sujet et son environnement (interactions pouvant être soit de l’ordre du réflexe mécanique, soit de l’activité déterminée et volontaire du sujet). Il n’existe donc pas une seule attention (quantitativement ou qualitativement déterminée) mais une pluralité des régimes d’attention dont la valorisation ou la dévalorisation dépend d’un processus social. Cette qualité d’interaction se réalise sur des objets d’attention historiquement construits, et c’est pourquoi en ce sens il existe un travail social de l’attention (qui ne se réduit pas à un contrôle disciplinaire foucaldien). Enfin, ce travail de l’attention implique à la fois des techniques endosomatiques (la méditation, l’éloquence, etc.) et à la fois des technologies exosomatiques de l’attention (signalétique urbaine, écriture, profiling numérique, etc.) permettant de développer une attention individuelle et collective.
À partir d’une pareille définition de l’attention, une éthique peut alors se développer car si l’attention est un tel processus de valorisation, alors réfléchir sur l’attention portée à quelque chose et chercher les conditions d’amélioration de cette dernière relève d’une démarche de valuation. C’est-à-dire que là où un individu se demande où et sur quoi il portera attention et ce qu’il choisira d’ignorer procède d’un raisonnement éthique car il unit instinctivement le fait d’être attentif (attention) à celui d’être attentionné (valorisation). À la suite des réflexions de Sandra Laugier sur ce sujet (Citton 2014a, p. 252‑266), nous faisons l’hypothèse que faire attention à quelque chose ne se réduit pas à un acte de vigilance (mû par un instinct de sécurité) mais est également un acte de sollicitude (où l’on fait attention à l’intégrité de l’objet de notre attention). Nous ne sommes donc ici ni complètement dans le contrôle paternaliste d’autrui, ni dans un soin uniquement « bienveillant » ou charitable, de toute manière peu appropriée en formation des personnes adultes. Au contraire, cette éthique comme attention à ce qui compte n’oublie aucun des deux membres de la relation, son plein déploiement relève donc d’un « carefulness » et son absence rejoint le « carelessness » observé par Jane Addams (1923, p. 199) en 1912.
Comprise en ce sens, une éthique de l’attention cherche une qualité de relation avec autrui qui nous semble propre à prendre en charge le problème de l’entropie institutionnelle vu précédemment. En effet, une éthique luttant contre l’entropie serait une éthique où le sujet s’ouvre sur autrui mais sans se/le disperser et sans se/le désorganiser10. Entre l’indifférence complète (aucune relation d’attention) et la violence radicale (dispersion et/ou désorganisation totale), une éthique de l’attention permet un partage des objets d’attention, partage sur lequel peuvent alors se construire les institutions. Dire ce qui nous parait digne d’attention permet de confier au politique et à l’éducatif les sujets qui nous préoccupent sur lesquels il nous faut travailler. C’est pourquoi penser la formation collective de l’attention permet de limiter la dispersion et la désorganisation des attentions de chacun. En ce sens, une éthique de l’attention ne prône pas une seule forme (quantitative ou qualitative) d’attention mais tente d’aider à « mieux mesurer les enjeux relationnels de la façon dont nous aménageons nos environnements attentionnels » (Citton 2014a, p. 19), c’est-à-dire, à investir au quotidien une écologie de l’attention (Citton 2014b) améliorant mon attention envers autrui. Cet « aménagement » peut paraître être une tâche modeste, mais si on considère que notre attention est une « énergie psychique » aussi limitée que l’énergie physique et autant que cette dernière soumise au problème de l’entropie, alors cette reconstruction écologique de l’attention devient une mission cardinale de tout projet universitaire.
2.2. Implémenter cette éthique pédagogique à l’université
Dès lors, comment instaurer et réaliser concrètement cette éthique pédagogique de l’attention à l’université ? Bien que cette perspective éthico-pédagogique ne couvre pas tous les pistes de recherche qu’ouvre cette notion d’attention pour la pédagogie universitaire11, nous nous concentrons sur celle-ci, car il nous semble que c’est là que la formation universitaire peut en être le plus conséquemment transformée.
Tout d’abord, il faut préciser que nous nous situons ici dans une réflexion portant sur une « déontologie professionnelle » dont cette éthique de l’attention serait un des éléments12. Elément participant à la visée pratique de cette déontologie pour instaurer au sein d’une organisation (équipe pédagogique d’un département, laboratoire de recherche ou encore pour un cours avec des étudiants) un ensemble commun de règles et de critères éthiques partagés (Prairat 2014, p. 18-20). Ici le « le désir qu’a une profession de s’autogouverner » (ibid. p.19) en construisant cette déontologie manifeste déjà un mouvement de lutte contre l’entropie institutionnelle. En effet, il s’agit ici de se rassembler et de s’organiser, dans le but de construire un environnement éthique13 qui ne pousse pas les uns ou les autres dans leurs retranchements (pédagogiques ou scientifiques) ou qui leur ordonnent de se conformer à un « moule » normatif inadéquat et contraignant sans raison (ibid. p. 153-154). Plus précisément, la capacité d’une profession à se doter d’une déontologie s’oppose au processus d’autonomie néolibérale (Cahuc et al. 2014) car ce dernier individualise et isole chaque individu, en le sommant de faire preuve d’une éthique individuelle dont il serait le seul responsable (Forquin 2004 ; Charle et Soulié, 2008 ; Karier, 1972). À l’inverse de cet isolement moral et de cette dispersion éthique (car chacun aura alors des principes moraux personnels indiscutables), la formulation d’une déontologie professionnelle nous apparaît ici comme le premier pas d’une éthique non-entropique. Ainsi, lors d’une formation universitaire, il s’agit de construire un environnement éthique où l’on sera attentif à ne laisser personne s’isoler éthiquement (comme lorsque l’on considère que « chacun a son avis » et qu’il est inutile de discuter de celui-ci) dans des choix professionnels présents ou à venir.
De plus, formuler une éthique de l’attention à l’université nous permet de cerner ce qui semble, à tort peut-être, une évidence : se donner explicitement une exigence éthique d’attention à autrui est indispensable à toute éthique démocratique. En effet, si je veux considérer autrui comme un atout pour mener une vie bonne, il faut d’abord que je lui accorde mon attention. Au sein d’une délibération, pour la préparation d’un cours, lors d’une discussion entre deux couloirs… à chacun de ces moments, être attentif et être attentionné envers autrui sont des prérequis indispensables à tout ethos démocratique (fut-il pragmatiste ou non). En ce sens, l’attention est à la fois le premier des biens communs que produit une communauté démocratique, et ce dont elle dépend le plus primitivement. Une éthique démocratique cherche donc à augmenter ce partage de l’attention des individus entre eux, car c’est à partir de ce partage qu’un « engagement mutuel » est possible (Kitcher 2006, 1220). Comprise ainsi, la formation universitaire doit s’envisager comme construction de communauté d’apprenant où l’avis de chacun est digne d’attention (ce qu’un certain nombre d’outils de communication et de délibération rend possible).
De plus, si une éthique de l’attention peut être une éthique démocratique de lutte contre l’entropie, alors son travail au sein de l’université devient de plus en plus évident14. En effet, une éthique de l’attention répond aux vertus professionnelles15 nécessaires aux enseignants (Prairat 2015, p. 47‑51) : un sens de la justice (rendu possible par le fait d’être attentif à toutes les discriminations possibles), la sollicitude (être attentionné permet d’être sensible à la fragilité des apprenants, et d’autrui en général), la vertu du tact (en tant que geste adéquat ou parole juste, c’est par un exercice soutenu de l’attention qu’est rendu possible tout sens de la mesure, de la nuance et de l’à-propos), et enfin la présence éthique (être capable d’être présent à soi et aux autres devient ici l’objectif même d’une éthique de l’attention)16. Une éthique de l’attention me place ainsi dans une posture professionnelle où notre premier travail (scientifique et pédagogique) est d’assumer le fait d’être entièrement et complètement là. À un stade presque pré-éthique et pré-rationnel, toutes nos pensées et nos actes doivent prendre le temps de déployer sur le monde qui nous entoure un regard attentif et attentionné. En quelque sorte, il s’agit de faire attention à son attention, pour être ensuite plus attentif à ce que nous faisons ou nous disons, et pouvoir ensuite aider autrui à être plus attentif à ce qui lui importe (Nussbaum 2011 ; 2015). Ainsi, proposer une telle éthique pédagogique de l’attention permettrait de repenser les finalités pédagogiques de toutes les formations universitaires.
2.3. Une éthique de l’attention ou l’art délicat d’accompagner les transformations
Quelles seraient alors les conséquences de cette éthique pédagogique particulière pour la formation universitaire ? Ici, nous partons de la posture de l’enseignant qui se trouve modifiée pour, peu à peu, tirer les conséquences de ce premier changement sur l’attitude même des étudiants inscrits au sein de ces formations.
En effet, dans un premier temps, l’enseignant, conscient de cette ressource rare qu’est l’attention (la sienne et celle des étudiants) développe alors un art pédagogique de l’attention à soi et au collectif. Cet art se donne alors pour objectif d’éviter d’isoler l’apprenant dans son incompréhension ou incompétence et de lui permettre d’apprendre en tissant autour de lui un réseau d’attention, lui permettant d’accéder le plus aisément possible aux ressources nécessaires à son apprentissage17. Ce « réseau d’attention » ne se limite donc pas à un climat d’étude ou une atmosphère propre à une promotion, mais cherche véritablement à créer une communauté d’apprentissage. Le savoir est alors mobilisé comme un outil à la fonction bien précise : « comme des sciences qui nous donnent une interprétation des autres personnes et qui élargissent et approfondissent ainsi notre sens de la communauté. » (Rorty 1993, p. 364). Il s’agit de transmettre à ces étudiants la conviction que leur formation ne serait pas le même sans eux et que l’attention et la présence de chacun participent à la construction du moment pédagogique commun.
Cela signifie, pour les adultes apprenants que sont les étudiants, que la transformation « promise » par la formation n’est possible que si l’étudiant et le groupe entier acceptent de se transformer, par la communauté des « je » dans un « nous » attentifs et attentionnés à chaque « je » (Stiegler, 2008, p. 83). Ainsi, en faisant sentir à ses apprenants que chacun d’entre eux compte à ses yeux (Citton, 2014b, p. 264-265) il réalise cet effort de construire une communauté d’attention, qui peut-être le premier pas d’une « communauté d’expérience » (Dewey, 1927, p. 368), puis d’une véritable « communauté universitaire » que John Dewey appelle de ses vœux18.
Ce futur des universités auquel ces formations pourraient participer est celui d’une université où le ne vient pas seulement pour se former à des compétences techniques. Au contraire, dans cette perspective, chaque compétence transmise devient une unité « éthico-technique » pour l’enseignant, répondant à l’objectif suivant : lutter contre la désorganisation et l’isolement des individus sur le plan pédagogique, professionnel et civique. La transformation souhaitée ici propose de former les étudiants à être à la fois attentifs et attentionnés à ce qui les relie aux autres, ce qui les co-transforment. À la fois en tant qu’étudiants, futurs ou actuels professionnels et comme citoyens, il s’agit, pour l’enseignant, de les faire travailler sur ce à quoi nous tenons, c’est-à-dire à la fois ceux à qui et ce à quoi nous devons être attentifs et attentionnés d’une part, et, d’autre part, ce qui nous met en tension et ceux qui nous demandent de l’attention. C’est pour cela qu’il nous semble que l’art pédagogique de l’attention se révèle être une condition indispensable à la maitrise du travail de la transformation pédagogique collective, et non pas seulement l’art solitaire et contemplatif d’un présent immobile. Chaque formation est donc un apprentissage où l’étudiant vient avec la même question à satisfaire : « En tant que professionnel de tel domaine, à quoi et à qui dois-je donner de l’attention ? ». Et la réponse à cette question ne doit pas être délivrée de manière magistrale ex-nihilo, abstraite de toute écologie, mais doit se construire en suivant le mouvement d’un travail collectif où chacun se transforme. C’est-à-dire que c’est grâce à un réseau d’attention aux expériences vécues de chacun, que, par la construction même de cette réponse collective par la communauté d’attention formée, cette capacité à être attentif et attentionné se développe pour chaque apprenant.
Conclusion
Le pragmatisme est un art des conséquences, un art du « faire attention » qui s’oppose à la philosophie de l’omelette justifiant les œufs cassés.
(Pignarre, Stengers, et Vièle 2007, p. 30).
En guise de conclusion, résumons le fil de notre argumentation pour en rappeler les acquis. Notre question initiale était la suivante : comment l’entropie peut-elle être un concept utile pour penser les problèmes sociaux et relationnels relatifs à l’anthropocène qui touchent actuellement l’université ? À partir de là, nous avons, dans un premier temps, tenté de circonscrire le concept de l’entropie, à travers ses différentes migrations interdisciplinaires, pour établir, avec la philosophie pragmatiste, son sens dans le domaine de la philosophie politique tout d’abord, puis en philosophie de l’éducation. Nous avons alors retenu de l’entropie qu’elle est une tendance à la désorganisation et à la dispersion des individus entre eux. Cette tendance est paradoxalement, à la fois inhérente aux processus organisationnels qui animent toutes les institutions, et pourtant opposée à l’effort premier d’organisation et de cohésion des individus entre eux, inhérent, lui aussi, à toutes institutions.
Ensuite, à partir de ce concept d’entropie reconstruit en philosophie politique, nous avons cherché, au croisement du politique et de l’éducatif, c’est-à-dire dans le domaine de l’éthique pédagogique, comment renforcer nos efforts pour lutter contre les effets entropiques propre à l’institution universitaire. Il s’agit, là encore, avec la philosophie pragmatiste, nous avons cherché comment « faire attention » à cette tendance à la désorganisation et à la dispersion au sein des universités. L’un des moyens de lutter contre cela qui nous est alors apparu fut celui d’une éthique pédagogique de l’attention. Nous avons alors précisé, autant que possible, les potentialités transformatrices de cette éthique pour les formations universitaires.
Au terme de cette argumentation, nous ne pouvons pas ne pas mentionner les nombreuses limites de cette réflexion. Premièrement, si le concept d’entropie et d’anthropocène sont tous les deux des constructions interdisciplinaires tentant de rendre compte de réalités complexes et que leur relation est attestée dans de nombreux travaux portant sur la dégradation physique de l’environnement (pollution dû à l’extractivisme, dégradation des sols et des milieux écologiques), une réflexion interdisciplinaire de grande ampleur nous semble encore nécessaire pour étudier la pertinence du concept d’entropie pour décrire les effets de cet anthropocène sur les relations sociales, organisationnelles et attentionnelles des individus entre eux. Or, ces effets sont encore peu connus ou documentés en lien avec le concept d’anthropocène car les frontières disciplinaires restent encore difficiles à dépasser sur ces sujets aussi complexes.
Deuxièmement, si l’articulation du politique et de l’éducatif par la construction d’une éthique pédagogique nous semble nécessaire et pertinent pour appréhender les problèmes que nous permet de penser le concept d’entropie, il nous semble qu’un travail conséquent reste à faire pour construire avec plus de précisions les outils et les manières de réaliser au quotidien cette éthique dans le domaine de l’université. Les universités sont des milieux organisationnels complexes et les interactions entre ses membres sont complexes à étudier tant ses dernières sont diversifiées et déterminées par de nombreux facteurs. C’est pourquoi l’implantation d’une éthique pédagogique néguentropique demande un sérieux travail à venir, là aussi interdisciplinaire, auquel nous espérons que notre étude, prospective et exploratoire, aura modestement contribué.